Chapitre III. Morale et religion au temps de la scission parnellienne
p. 109-149
Texte intégral
1Les premières années de la décennie 1890 marquent un changement assez brutal au sein du paysage nationaliste irlandais. L’explosion du parti parlementaire et la mort de Parnell imposent une redéfinition des relations entre les différents dirigeants du parti, entre les dirigeants et les responsables politiques anglais, entre le parti et ses électeurs. Ce contexte politique, laborieux, oppressant, permet à certains intellectuels nationalistes d’explorer de nouvelles pistes de revendications. Elles seront culturelles. Au sein de ces diverses évolutions, la France, ou plutôt sa représentation, joue parfois le rôle d’un miroir face auquel l’Irlande prend peur. L’œuvre de laïcisation française et la société qu’elle a engendrée, jusque-là absentes, font progressivement leur apparition dans l’imagerie de la presse nationaliste irlandaise. La « France imaginée » se fait le reflet des craintes, des fantasmes et des doutes d’une génération qui a tué le père.
L’Église catholique irlandaise face à la laïcisation française
2Avant d’aborder le regard porté en Irlande sur la France laïque durant les années de tensions politiques qui suivent la chute, puis la mort de Parnell, il est important de comprendre certains aspects caractéristiques des relations entre l’Église catholique irlandaise et la France tout au long du XIXe siècle. Des relations complexes qui se construisent autour de nombreux contacts entre les deux clergés, mais aussi avec beaucoup de méfiance à l’encontre des principes anticléricaux des Lumières et de la Révolution française.
L’Église catholique et la société irlandaise dans la seconde moitié du XIXe siècle
3« Une île de saints et de clercs. » Voici comment l’Irlande a longtemps été représentée. Cette image tient du mythe, celui de saint Patrick notamment, mais aussi d’une réalité. L’Église catholique d’Irlande n’a perdu que très récemment, certes drastiquement, son influence au sein de la population irlandaise. En effet, lorsque Tom Inglis publie Moral Monopoly1 en 1987, il offre une brillante analyse de la persistance des pratiques religieuses catholiques jusque dans les années 1980. Le titre de l’ouvrage est, en lui-même, un puissant indicateur de la force politique, culturelle, et morale qu’a constituée aux XIXe et XXe siècles l’Église catholique d’Irlande.
4La plupart des recherches menées sur le rapport que la population irlandaise entretient avec le clergé catholique conclurent à une progressive puis complète adhésion de la population irlandaise à l’institution ecclésiastique durant la seconde moitié du XIXe siècle2. À la fois cause et conséquence, cette association amène l’Église à jouer un rôle essentiel dans plusieurs secteurs de la société irlandaise, en particulier celui de l’éducation. Elle tient aussi un rôle important, sinon déterminant, dans la vie politique du pays, s’engageant aux côtés du parti parlementaire irlandais de Parnell dans les années 1880. Son influence sur le développement du nationalisme culturel à la toute fin du XIXe siècle est contrastée, mais non négligeable. Enfin, elle a constitué une grande force morale auprès d’une large portion de la population irlandaise, notamment sur des thèmes tels que la sexualité.
5Le début du XIXe siècle ne correspond pas à l’image admise, à la fin du siècle, d’une Irlande catholique particulièrement pieuse. Certes, le baptême et l’extrême-onction sont considérés comme des sacrements essentiels, mais le niveau des pratiques religieuses est assez bas, comparé aux exigences de l’Église catholique. Larkin estime que dans les décennies qui précèdent la Grande Famine, seulement 33 % de la population se rend régulièrement à l’Église3. Ce pourcentage est sujet à un certain nombre de variantes régionales. Un rapport de 1834 sur la présence à l’Église permet d’observer que dans les zones rurales, où au moins 25 % de la population est « irlandophone », l’assistance à la messe dominicale est de 20 à 40 %. Dans les régions où la proportion de la population possédant l’irlandais comme langue maternelle est inférieure à 25 %, c’est entre 30 et 60 % de la population qui se rend à l’église le dimanche4. Il semblerait donc que les régions les plus anglicisées, qui généralement sont aussi les plus urbanisées, aient été plus sensibles à la religion catholique que d’autres districts moins prospères, où la part laissée à certaines pratiques et croyances populaires reste forte.
6L’institution ecclésiastique irlandaise s’est attaquée à ce phénomène dès la première moitié du siècle. La conduite du clergé, notamment, s’améliore grandement5 et un nombre important d’églises est bâti pour faire face au fort accroissement de la population. De l’ensemble de cette politique, il apparaît qu’un changement des pratiques religieuses se met en place, principalement au sein de la population de fermiers à la situation économique confortable. Une couche de la population dont est largement issu le clergé irlandais formé après la famine. Comme on l’a vu, la famine tue ou déplace hors des frontières irlandaises les plus pauvres. Une catégorie de la population particulièrement sensible aux cultes populaires non admis par l’Église. Elle laisse sur place une population moins importante et plus largement composée de cette classe rurale et prospère, aux pratiques religieuses plus orthodoxes et moralement plus acceptables par l’Église. Une couche de la population sur laquelle s’est largement appuyée l’institution ecclésiastique pour asseoir son autorité au sein de la société irlandaise dans la seconde moitié du XIXe siècle6. Dans une analyse très influente au sein de l’historiographie irlandaise, Emmet Larkin a donné un nom à ce phénomène : la « devotional revolution » (révolution de la piété).
7Cette modification sociologique donne à l’Église une place de plus en plus grande au sein de la société irlandaise. Un nouveau statut qu’elle n’a de cesse de vouloir préserver et développer. Certainement, c’est la position prédominante de l’Église dans le débat politique irlandais qui marque le plus l’observateur extérieur. Car l’Église catholique n’aurait pas pu jouer un rôle aussi important dans l’évolution de la société irlandaise sans avoir été liée aux agitations et aux revendications nationalistes qui marquent le XIXe siècle. Ce contrôle, notamment des demandes politiques, l’Église tente de l’acquérir en participant à la campagne pour l’émancipation catholique menée par O’Connell dans les années 1820 et 18307. C’est le premier pas d’une alliance durable avec la bourgeoisie catholique émergente et les différentes revendications nationalistes qui vont lui être associées8.
8À partir du milieu du XIXe siècle, l’enjeu pour l’Église est donc de conserver suffisamment de distance avec l’État britannique pour ne pas s’aliéner ses soutiens nationalistes. En parallèle, il devient alors impossible pour les mouvements nationalistes irlandais d’ignorer l’influence de l’Église au sein de leur vie politique. Plus le mouvement est souterrain et radical, et plus les tensions avec l’Église sont importantes, comme on a pu l’observer avec les fenians. Mais le débat ne remet jamais en cause le rôle de l’Église dans la vie politique irlandaise. Il ne fait que s’interroger sur l’ampleur de cette implication.
9C’est au travers de l’éducation que l’Église a cherché à utiliser et à préserver au mieux l’amélioration de sa position en Irlande. Cette volonté se matérialise principalement dans le domaine de l’école primaire. Le système national d’éducation primaire, mis en place en 1831, avait pour objectif la création d’écoles non-confessionnelles. Mais, en fait, la plupart de ces écoles reçoivent en grande majorité des élèves d’une seule religion. Et nombre d’entre elles sont directement contrôlées par le clergé. Le succès de l’Église est moins évident au sein de l’enseignement supérieur. La faible représentation catholique dans l’éducation supérieure irlandaise a rendu plus difficile l’acceptation des positions défendues par le clergé. Ce dernier souhaite l’établissement, sans aucun compromis, d’universités confessionnelles. On se souvient du débat qui oppose sur la question des « Queen’s Colleges », à vocation non-confessionnelle, Daniel O’Connell, alors soutenu par la hiérarchie catholique, et les Jeunes Irlandais.
10Naturellement, les réformes et les efforts qui ont visé à améliorer le système éducatif irlandais ont eu, comme première conséquence, l’accession pour de nombreux jeunes catholiques talentueux à un certain degré d’éducation. Les recensements montrent d’ailleurs qu’entre 1870 et 1910, les catholiques qui profitent de ces réformes sont de plus en plus largement représentés dans les professions du droit ou de la médecine9. Ils créent ainsi une classe moyenne qui s’émancipe un peu plus de l’influence cléricale, mais qui continue à voir dans la figure du prêtre celle d’un guide moral, spirituel, et parfois politique.
La France et l’Église catholique irlandaise avant 1880
L’influence française dans la formation des ecclésiastiques irlandais
11Il a été admis pendant de nombreuses années que le clergé irlandais, en particulier en raison de l’enseignement pratiqué au séminaire de Maynooth, détenait une note janséniste venue de France. Les recherches de Sean J. Connolly, notamment, ont démontré que cette affirmation n’était basée sur aucune réalité. Pour Tom Inglis, cette erreur d’interprétation est liée à la confusion des termes de jansénisme avec celui de gallicanisme, et celui de rigorisme, terme apparu à la fin du XVIIe siècle qui désigne l’application très stricte des règles imposées par la religion catholique.
12L’origine des accusations portées contre Maynooth provient du nombre important de professeurs français qui ont enseigné dans ce séminaire durant ses premières années, et par l’utilisation d’un certain nombre de livres écrits par des ecclésiastiques français10. Le séminaire de Maynooth est créé en 1795, après que l’enseignement de clercs dans les collèges irlandais basés en France était devenu difficile. La Révolution française a donc été à l’origine de la création du séminaire, mais l’a aussi largement pourvu en professeurs. Le premier président du séminaire, Dr. Thomas Hussey, recrute nombre de ses enseignants parmi les centaines de clercs qui quittent la France durant l’épisode révolutionnaire. Hormis deux professeurs, le reste de la première équipe enseignante du séminaire est composé de Français ou d’hommes ayant été éduqués en France. Leur présence est si décisive que le français devient la langue utilisée à table11. Mais il ne semble pas que cette forte présence française ait eu comme effet de diffuser parmi les étudiants une pensée à l’influence janséniste ou gallicane.
13Le Dr. Walsh, vice-président du séminaire de Maynooth au début des années 1880, puis archevêque de Dublin à partir de 1885, admet que l’institution prône un certain rigorisme, mais nie que celui-ci ait été le fait des professeurs français. Il trouve l’origine de la rigidité morale du séminaire à la fin du XVIIIe siècle, dans la mise en garde de la Congrégation pour la Propagation de la Foi, aussi connue sous le nom de Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples, contre un libéralisme excessif du séminaire dans l’application des règles de la moralité. Quant à la supposition selon laquelle la teinte gallicane de l’enseignement de Maynooth au début du XIXe siècle serait aussi le fait de l’influence française, l’historien officiel du séminaire, John Healy, offre une explication plutôt convaincante et corroborée par Patrick Corrish. Il s’appuie sur les déclarations de John MacHale, étudiant à Maynooth, et nommé à l’archevêché de Tuam en 1834. Dans The evidences and doctrines of the Catholic Church, rédigé en 1828, il récuse les accusations selon lesquelles les quatre articles gallicans, signés par l’assemblée des évêques de France en 1682, ont été enseignés à Maynooth12. Seul le premier article, qui traite de la protection du pouvoir royal contre les interférences pontificales, hautement symbolique dans le contexte antagoniste entre protestants et catholiques irlandais, semble avoir été épisodiquement enseigné13. De plus, il n’apparaît pas que l’héritage français de Maynooth ait résisté beaucoup plus d’une cinquantaine d’années. À partir des années 1830, la nomination de plus en plus importante de professeurs irlandais à l’enseignement théologique, plus souples que leurs prédécesseurs français, impose une évolution dans l’enseignement.
Les Lumières françaises et la Révolution de 1789
14Sans se perdre dans une analyse qui nous éloignerait trop de notre propos, il est important de présenter en quelques lignes les principales données des relations complexes que l’Église catholique irlandaise entretient avec le mouvement des Lumières et la Révolution de 1789. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les Lumières françaises ont été un élément d’importance au sein du débat entre Église et patriotes. Dans les années 1860, alors que la lutte fait rage entre le mouvement fenian et le cardinal P. Cullen, dont l’ultramontanisme le pousse à un rejet sans ambiguïté du mouvement républicain irlandais, les écrits de Voltaire sont au centre d’une vive discussion. Dans une lettre pastorale, dont l’objectif est de démontrer l’amoralité des fenians et leur volonté de détruire la foi, P. Cullen affirme que ceux-ci distribuent les écrits de « Voltaire l’impie » parmi la population14.
15Si l’Église catholique est réticente à rappeler l’héritage révolutionnaire français qui est lié, depuis la fondation des Irlandais Unis et l’insurrection de 1798, aux représentations du nationalisme irlandais, les excès de la Révolution de 1789, sa violence et les sanglantes heures de la Terreur, soulèvent aussi l’indignation de plusieurs personnalités politiques. Daniel O’Connell est l’une des seules grandes figures irlandaises du XIXe siècle à avoir vécu la Révolution de 1789. Dans sa jeunesse, comme beaucoup de catholiques irlandais de bonne famille, il a été envoyé en France pour y recevoir une éducation appropriée. Après être passés par Liège, Louvain et Saint-Omer, O’Connell et son jeune frère arrivent à Douai en septembre 1792, peu avant que des massacres ensanglantent la ville. La situation devient si dangereuse qu’ils doivent quitter précipitamment la France en janvier 1793, abandonnant toutes leurs possessions. O’Connell garde de ces événements un souvenir très vif et douloureux. Il en développe une aversion profonde pour la France. Une cinquantaine d’années plus tard, c’est le très catholique Nation qui réaffirme son aversion envers les pratiques sanglantes des révolutionnaires de 1789 dans des termes qui ne laissent place à aucune ambiguïté. Le journal qualifie les hommes et femmes qui s’emparèrent de la Bastille de : « foule féroce et frénétique », puis conclut : « Cet événement n’est pas en lui-même une chose que peuvent se souvenir avec fierté ou satisfaction ceux qui professent être les rejetons de la révolution15. »
16L’importance de l’influence française dans la vie et l’évolution du séminaire de Maynooth, au cours de la première moitié du XIXe siècle, impose de se pencher sur les réactions institutionnelles de l’Église catholique irlandaise face à la laïcisation française à partir des années 1880. La connexion religieuse des deux pays, qui lie au cadre institutionnel celui de la théologie, a-t-il pu avoir une emprise sur les ecclésiastiques irlandais confrontés à la politique menée par le gouvernement français, notamment à l’égard des congrégations religieuses ? Au regard de ces quelques enseignements, il serait légitime d’envisager une condamnation haute et forte des politiques anticléricales françaises. Pourtant, les réactions sont très mitigées et s’apparentent le plus souvent au silence observé sur le sujet par la presse parnellienne.
Les réactions institutionnelles à la laïcisation française
17L’attitude de la hiérarchie catholique irlandaise à l’égard des politiques de laïcisation française est étonnement passive. Certes, la visite de Parnell en France soulève quelques inquiétudes, mais elles semblent exclusivement se concentrer sur les républicains radicaux ou des anciens communards, comme Henri Rochefort ; beaucoup moins sur le gouvernement français. Lors du Conseil de l’Union Catholique d’Irlande, la hiérarchie ecclésiastique irlandaise se décide tout de même à une timide déclaration. Elle prend pour cadre l’expulsion de France de « congrégations » jésuites non autorisées. Votée en 1880, cette loi précède plusieurs mesures qui visent à « parachever l’œuvre de sécularisation de la Révolution Française16 » : l’abolition du caractère confessionnel des cimetières le 28 juillet 1881, la laïcisation des hôpitaux, l’enlèvement des crucifix des prétoires, le vote en 1884 de la loi sur le divorce, entre autres. Dans un compte rendu, datant du 15 juillet 1880 et relatant les résolutions prises par le Conseil, on note un soutien officiel apporté aux jésuites :
« Nous désirons exprimer notre profonde sympathie aux jésuites de France dans la persécution dont ils souffrent en ce moment, et pour protester au nom de la Religion et de la Justice contre les grands torts faits à ces servants fidèles de l’Église […] Nous appelons le gouvernement de sa majesté à prendre les mesures qui semblent nécessaires et appropriées pour empêcher les droits et la propriété des sujets britanniques d’être affectés par un acte particulièrement injuste, commis par le gouvernement français17. »
18Hormis cette déclaration de principe en faveur des jésuites de France, aucune action concrète n’est demandée par le Conseil, ni aucune mobilisation engagée. En fait, la seule demande du Conseil concerne la protection des biens et des personnes placés sous l’autorité de l’Église irlandaise. Cette neutralité officielle est observée jusqu’au parachèvement de la laïcisation française avec la Loi de Séparation des Églises et de l’État de 1905, dont les inventaires des biens ecclésiastiques en 1906 sont le nécessaire corollaire. À cette occasion, l’archevêque de Dublin dépose une pétition auprès du gouvernement français pour que la vente des biens et l’éventuelle fermeture du collège des Irlandais, soient empêchées. Mais la principale justification offerte par l’archevêque confirme les positions tenues dès 1880 : le collège s’est toujours conformé aux lois françaises et il ne s’est, en aucun cas, attaché à juger la situation des congrégations religieuses et institutions françaises18. Comment donc expliquer cette absence de réactions ?
19Durant les années 1880, période pendant laquelle les grandes lois laïques sur l’enseignement ou les congrégations religieuses ont été votées, deux archevêques se succèdent à Dublin : Edward MacCabe et William Joseph Walsh. MacCabe n’est pas un homme politique et il n’a pas laissé une trace impérissable à la tête de l’archevêché, si ce n’est son opposition à la « Land League ». Walsh, en revanche, s’est avéré être un véritable « animal politique » aux convictions nationalistes sincères. Il a été l’un des principaux acteurs de l’alliance, entre cléricaux et nationalistes, qui s’est opérée au cours des années 1880. Il a aussi participé à la mise en place, puis au succès des politiques menées par Parnell. Sous l’impulsion de Walsh, alors président du séminaire de Maynooth, un concordat informel entre le parti parlementaire irlandais et les évêques catholiques est établi à partir de 1884. Les termes de l’alliance assurent aux évêques un certain contrôle sur les questions liées à l’éducation. Les responsables du parti jouissent, quant à eux, de l’autorité politique nécessaire pour résoudre la question agraire et permettre l’adoption du Home Rule dans des conditions acceptables19. Il est donc envisageable qu’un homme comme Walsh n’ait pas souhaité porter préjudice à Parnell en s’attaquant brutalement à la France, une pièce importante de la propagande parnellienne dans la première moitié des années 1880.
20L’Irish Ecclesiastical Record expose peut-être le mieux l’ampleur du silence qui se fait sur les affaires religieuses françaises au cours des années 1880. Cette revue, dirigée par le président du séminaire de Maynooth et soumis à la censure ecclésiastique, se fait généralement l’écho des débats qui s’instaurent au sein de l’Église catholique irlandaise. C’est donc Walsh qui, jusqu’en 1885, en supervise le contenu. Parmi les 32 études publiées sur la France dans l’Irish Ecclesiastical Record, entre 1864 et 1917, six sont écrites dans les années 1860-70, sept dans les années 1890, seize entre 1900 et 1917. Seulement trois le sont dans les années 1880, parmi lesquelles on ne retrouve qu’un seul texte sur la laïcisation du système éducatif français, écrit en 1887. Aucun article n’est donc publié sur les mesures les plus marquantes de laïcisation de la société française lorsque celles-ci sont votées par le Parlement entre 1880 et 1885.
21Finalement, ce mutisme pourrait bien être le fait de préoccupations toutes matérielles. Nous avons déjà observé que les seules actions mises en place par la hiérarchie ecclésiastique contre la politique de laïcisation française, ont pour objectif de protéger les possessions de l’Église catholique irlandaise en France. La volonté de garder la main sur le fonctionnement interne du Collège des Irlandais à Paris, la plus importante fondation catholique irlandaise en France, a donc pu tout à fait influencer l’attitude du clergé irlandais à propos des politiques françaises. Le collège avait déjà été menacé lors de la Révolution française de 1789, mais il avait été épargné par les confiscations du gouvernement révolutionnaire en 179020. Puis en 1873, malgré la protestation des évêques irlandais, un décret du Président de la République impose à la tête du collège un « Bureau Gratuit », sujet au contrôle du ministère de l’Instruction publique. Ce Bureau est en fait chargé de l’administration de l’ensemble des institutions catholiques irlandaises en France. Il se compose de sept membres, représentant respectivement le Conseil d’État, la Cour de Cassation, la Cour des Comptes, un délégué de l’archevêque de Paris, deux délégués désignés par le ministère de l’Instruction publique et le supérieur du collège, seul représentant du clergé irlandais21. Garder de bonnes relations avec le gouvernement français devient primordial à la survie des différents collèges irlandais au travers du pays, puisque le Bureau administre le Collège tout au long des années 1880 et 1890. Comme on l’a vu, les craintes du clergé irlandais sont d’ailleurs sur le point de se confirmer en 1907. Le Collège échappe finalement à la fermeture à la suite de la mobilisation des évêques irlandais et du Père Boyle, recteur du Collège22. Heureusement pour le Collège, les relations avec un Bureau bien veillant à l’égard des intérêts catholiques sont plutôt bonnes au cours des années 1880. Le silence de la hiérarchie ecclésiastique irlandaise y est certainement pour quelque chose. Le Père MacNamara, recteur du Collège de 1868 à 1889, peut donc exprimer sa satisfaction dans un rapport de 1884 :
« Le Bureau Gratuit continue de s’intéresser très sincèrement aux affaires temporelles du collège, sans interférer le moins du monde dans le travail interne de l’établissement23. »
22Comme le nombre d’articles publiés dans l’Irish Ecclesiastical Record le montre bien, le silence est rompu en 1890. Sept articles sont publiés, tous traitant des politiques anticléricales françaises et de la situation difficile des congrégations religieuses en France. On ne peut s’empêcher d’observer que c’est à l’heure où les politiques anticléricales s’apaisent en France, où les relations avec le Vatican s’améliorent également, que ces études sont publiées. Ce changement s’effectue aussi, mais avec beaucoup moins de modération, dans une partie de la presse nationaliste irlandaise. Dans un contexte politique explosif, la France anticléricale devient donc un sujet de débat tout à fait récurrent. Une nouvelle fois l’absence de corrélation entre contexte français et réactions irlandaises est évidente.
Le « Parnell Split » et la France anticléricale
Le temps des divisions
Le contexte irlandais
23C’est par une série de divorces que Parnell clôt sa carrière politique. Le premier est bien réel. En novembre 1890, les époux O’Shea passent en jugement pour acter leur séparation. Le 17 novembre, un décret de divorce est prononcé. Parnell y est cité. Non pas comme témoin en tant qu’ami de l’époux, le capitaine W. H. O’Shea, mais pour la relation adultère qu’il entretient depuis plusieurs années avec l’épouse, Katherine O’Shea. Les événements qui suivent sont prévisibles. À peine cette annonce est-elle rendue publique, que le clergé rejette unanimement Parnell. Seul Walsh, l’archevêque de Dublin, l’allié de Parnell depuis le milieu des années 1880, tente de sauver l’honneur du grand homme politique, en vain. Ces réactions virulentes et outrées sont une affaire qui ne lasse pas d’étonner le consul de France à Dublin, un homme qui avait, de plus, démontré son attachement à Parnell et aux revendications nationalistes irlandaises qu’il défend24.
24Les révélations faites sur sa vie privée brisent les fragiles alliances qui avaient fait son succès. Après l’Église catholique, ce sont les libéraux anglais de Gladstone qui abandonnent le navire parnellien en plein naufrage, et enjoignent les principaux responsables du parti parlementaire irlandais à reprendre les rênes du parti, sans quoi il lui serait impossible de maintenir l’unité des libéraux anglais en faveur du Home Rule. À la suite de vifs débats, Parnell est mis en minorité au sein de son propre parti.
25Le camp des parnelliens est dirigé par John Redmond, un homme relativement proche de Parnell, mais dont l’influence au sein du parti parlementaire était restée limitée au cours des années 1880. Deux journaux dublinois soutiennent la faction parnellienne : le United Ireland et l’Irish Independent. Ce dernier a été établi tout spécialement pour parer à la défection du Freeman’s Journal qui, après quelques tergiversations, choisit les anti-parnelliens modérés. Car les opposants à Parnell au sein du parti parlementaire se divisent eux-mêmes en deux courants. John Dillon est l’un des principaux responsables de la faction la moins radicale qui prône, comme dans les années 1880, la mise en place d’un parti très centralisé et discipliné. Opposé à ce concept, Timothy Healy se fait le porte-parole des anti-parnelliens les plus violents. Soutenu par une bonne partie du clergé, Healy impose à son courant une rhétorique chauviniste, à la morale très conservatrice. Il est soutenu dans son effort par le Nation, qui choisit donc lui aussi le camp anti-parnellien et le National Press, un journal que Healy fonde lui-même. Le National Press défend les valeurs d’un nationalisme catholique et conservateur, profondément populiste25. L’ensemble des anti-parnelliens se regroupe au sein de l’« Irish National Federation » (Fédération Nationale Irlandaise), fondée en mars 1891, une organisation qui s’enorgueillit de recevoir le soutien de nombreux ecclésiastiques.
26La violence et les tensions qui émergent pendant l’année 1891 sont visibles lors de l’épisode qui voit United Ireland passer en deux jours d’un camp à l’autre. En effet, en l’espace de quelques heures, le journal change trois fois de rédacteur en chef. Ces événements sont édifiants pour la réputation de Parnell qui en perd son sang froid et doit être retenu par ses supporters pour ne pas aller empoigner les anti-parnelliens qui ont pris possession de la rédaction du journal. Parnell aura finalement gain de cause mais sa réaction écorne très sérieusement sa crédibilité.
27La fureur qui s’empare du débat politique s’exprime sans retenue dans la rhétorique employée par les anti-parnelliens radicaux. Frank Callanan, biographe de Timothy Healy, y détecte un certain nombre de caractéristiques très utiles à notre argument. Notamment, leur grande peur des foules incontrôlées ainsi qu’un nationalisme clérical et conservateur souvent anti-moderniste ou, encore, leur sur-utilisation du moralisme catholique26. Patrick Maume considère que cette rhétorique, qui s’applique notamment aux mœurs sexuelles, est également utilisée par les parnelliens. Il en déduit que cette vision du monde, empreint d’une morale catholique et conservatrice, a des racines bien plus profondes que la seule scission du parti parlementaire27.
28Brisé aussi bien physiquement que moralement par une année de combats politiques et rhétoriques incessants, Parnell s’éteint à Brighton en octobre 1891, onze mois après qu’une relation amoureuse, dont personne ne pouvait nier la sincérité, ait eu raison de son honneur. Les divisions sont trop profondes, la violence des propos a été trop forte pour que les esprits s’apaisent après sa disparition. Les parnelliens survivent aux élections de 1892 et s’imposent comme un élément fortement perturbateur au sein de l’alliance entre anti-parnelliens et libéraux britanniques. En fait, la vie politique irlandaise des années 1890 s’organise largement autour de ces divisions, jusqu’à ce qu’en 1900, John Redmond, aidé par John Dillon, parvienne à ramener un semblant d’unité au sein du parti parlementaire irlandais.
29Cette Irlande nationaliste, traumatisée, fractionnée, va faire de la France laïque un sujet de débat. Ou plutôt, le camp anti-parnellien réussit à intégrer les troubles politiques et sociaux qui agitent la société française dans les années 1890 au sein d’un questionnement sur les valeurs morales nécessaires au bon fonctionnement d’une société et sur les dangers d’une modernisation trop matérialiste. En écho aux divisions irlandaises, la représentation d’une France catholique et vertueuse, oppressée par une clique de politiciens païens, amoraux, mais au discours de plus en plus influent au sein de la société, s’intègre parfaitement aux critiques adressées aux parnelliens.
Les deux France
30Chronologiquement, il faut attendre la mort de Parnell pour que cette nouvelle mode journalistico-littéraire prenne forme. Dans les premiers mois de la scission, Healy et les anti-parnelliens plus généralement, utilisent surtout la figure de Parnell pour développer leur rhétorique moralisatrice. À sa mort, qui affecte d’ailleurs sincèrement Healy, un tel acharnement n’est plus possible. De plus, la modération de John Redmond est difficilement attaquable sur le plan moral. Healy, appliquant la logique d’opposition indépendante dans laquelle il s’est peu à peu installé, doit pourtant préserver les animosités apparues lors de l’éclatement de la scission, pour garder la main sur le mouvement anti-parnellien. Après la mort du chef charismatique, Healy continue donc à exploiter le potentiel des thèmes anti-parnelliens les plus profondément ancrés, notamment moraux28. Dans ce cadre, la France pourrait devenir l’archétype d’une société moderne anticléricale et amorale et participer ainsi à la structuration de l’argumentaire et de la rhétorique anti-parnellienne radicale après 1891.
31La réaction la plus logique, la plus attendue aussi, vise à apporter aux catholiques français le soutien dont ils ont besoin. Le Nation en particulier (fusionné avec l’Irish Catholic, devient l’Irish Catholic and Nation) développe une rhétorique très cléricale. Le journal cherche à mettre en valeur l’importance de la défense des valeurs catholiques, face aux forces païennes et amorales que symbolisent les politiques anticléricales françaises et, en Irlande, l’adultère Parnell. Il faut enrayer la croisade parnellienne contre la religion, que Timothy Daniel Sullivan caractérise comme une « chasse au prêtre29 ». Dès lors, lorsque les parnelliens condamnent l’évolution confessionnelle du mouvement nationaliste irlandais, ils sont aussitôt critiqués comme cyniques, amoraux, schismatiques, voir anticléricaux30. Avec une telle logique, l’Église catholique se retrouve confrontée aux mêmes défis en France et en Irlande. Il faut donc encourager la résistance du clergé français car elle illustre le combat qui devrait être mené en Irlande si les parnelliens parvenaient, à nouveau, à dominer la scène politique irlandaise :
« Le cardinal Richard a félicité les catholiques de St Denis pour le courage dont ils ont fait preuve pour défendre leurs prêtres, établissant un noble exemple pour les fidèles dans d’autres régions de France lorsque des outrages d’un genre similaire sont perpétrés par les ennemis de la religion31. »
32L’opposition de deux France, l’une républicaine et révolutionnaire qui semble prête à tous les excès, l’autre catholique et conservatrice qui essaie de racheter les péchés de la première, est également mise en avant. On retrouve dans cet extrait toute la complexité des relations entre l’héritage révolutionnaire français et l’Irlande catholique. Il est bien évident que, pour l’Église catholique, la prose des journaux anti-parnelliens constitue un vecteur important à la diffusion de sa morale et de sa rhétorique, comme le montre l’exemple qui suit :
« Cérémonie expiatoire à Notre Dame/réparation solennelle de la profanation sacrilège, 10 novembre 1793/Une très grande cérémonie qui ne sera jamais oubliée, a pris place dans la grande Notre Dame de Paris, devant une multitude immense de fidèles qui s’étaient rassemblés32. »
33Malgré cela, il reste frappant de constater combien la rhétorique employée ici diffère de celle généralement utilisée depuis le début de la scission parnellienne, en tout cas chez les anti-parnelliens les plus radicaux. Elle n’est pas empreinte de la même violence et de la même amertume. Et plutôt que de renvoyer deux camps dos à dos, elle préfère s’employer à présenter positivement les efforts des catholiques français. C’est donc un argumentaire qui n’est pas inquiet de l’issue de cette lutte, confiant dans la dimension pleinement catholique du peuple français, comme du peuple irlandais. Nous verrons que ce genre d’analyse évoluera, dans la presse et au sein du clergé irlandais, vers la représentation d’une population prisonnière d’un gouvernement anticlérical.
34Healy semble lui aussi capable de mesurer parfois ses propos et il serait erroné de penser que la référence à la France comme l’alliée naturelle de l’Irlande est totalement absente de la rhétorique anti-parnellienne. Elle y est même parfois intégrée. Cette alliance ancestrale, profondément liée à l’identité nationale irlandaise, Healy la met au service de son propre combat, en demandant aux irlandais de retenir les exemples transmis par l’expérience française : « de notre cousin et vieil allié apprenons le bon sens33 ». C’est ce que le National Press affirme dans un article publié seulement quelques mois avant la mort de Parnell, probablement écrit par Healy lui-même, en raison de l’importance prise dans la démonstration de certains thèmes anti-parnelliens qui lui sont chers. Le texte commence par une comparaison plutôt approximative entre Parnell et Napoléon III. L’empereur déchu est décrit comme un « maître irresponsable » dont le peuple français s’est débarrassé en se confiant à l’« intelligence collective de sa population » plutôt qu’au commandement d’un seul homme. Nous retrouvons ici l’un des principaux enjeux de la rhétorique de Healy avant la mort du « chef ». Rarement dans l’histoire moderne irlandaise un homme avait, autant que Parnell, concentré les différentes énergies du nationalisme irlandais. La confiance dont il a bénéficiée est sans précédent. C’est donc ce mythe qu’il faut parvenir à détruire, notamment en critiquant l’habitude irlandaise qui consisterait à trop souvent se référer à la figure de l’homme providentiel. Healy s’exclame donc qu’il ne faudra plus jamais mettre tous ses œufs dans le même panier, avant de rajouter quelques temps après la mort de Parnell : « L’Irlande vaut mieux que ses héros34. » Le peuple français a eu la juste réaction en renversant Napoléon III après 18 années de soumission. L’Irlande semble avoir l’occasion unique de se débarrasser, après seulement une dizaine d’années, de ce que Healy décrit comme une autre forme de dictature.
35Healy n’est pas un républicain. Il est aussi profondément opposé aux radicaux anglais. Lorsque l’article évoque la vie politique qui se développe en France après la chute de Napoléon III, il est donc tout naturel qu’il donne un bon point à la politique menée par Thiers, puis Mac-Mahon. Sur le personnel politique du début des années 1890, il semble aussi accorder beaucoup de crédit à Sadi Carnot, dont il apprécie la modération et la droiture. En revanche, les anticléricaux des années 1880, en particulier Gambetta, sont vivement critiqués, ainsi que, sans plus de distinctions, l’aventure de Boulanger et les politiques coloniales de Ferry. C’est ainsi que Healy justifie cet amalgame :
« Ils [le peuple et les politiciens français] ont compris la fausseté des cris du parti et âneries des appels à la passion. L’anticléricalisme de Gambetta et les aventures extérieures de Ferry et les fanfaronnades de Boulanger aux soldats et aux “hommes à flanc de coteaux35.” »
36Le rejet des passions, quelles qu’elles soient, et la mise en valeur d’un sens rationnel des responsabilités, c’est ainsi que Healy oppose Carnot à Gambetta ou à Boulanger. Cette juxtaposition étonnante se justifie par un des thèmes les plus récurrents dans la campagne que Healy mène contre le mythe de Parnell. Il s’agit de transformer un homme politique, connu pour garder son calme dans les situations les plus difficiles, en une incarnation de la violence passionnée et incontrôlée. La première étape est franchie lorsque Parnell reprend possession du United Ireland par la force. La transformation de Parnell à cette occasion est savamment exploitée par la propagande anti-parnellienne. L’iconographie de la campagne montre un homme à l’aspect physique particulièrement dégradé, au visage anguleux et aux yeux exorbités par la colère36. Ces attaques sont généralement associées à l’appel de Parnell « aux hommes à flancs de coteaux », une expression utilisée pour qualifier les fenians. Car au cœur de la tourmente, Parnell fait une nouvelle fois appel aux sympathies des fenians avec une rhétorique qui se radicalise. Il est évidemment important pour les anti-parnelliens de discréditer le renouvellement de cette association. L’incontrôlable passion de ces appels, engendrant des réactions violentes, apparaît comme un argument efficace pour discréditer les politiques parnelliennes. Les événements violents qui secouent la rédaction du United Ireland, en 1891, facilitent la tâche des anti-parnelliens et O’Brien peut déclarer, lors d’une réunion de « l’Irish National Federation » en décembre 1891, que les partisans de Redmond ne proposent aucun autre argument que le fer et les pavés37.
37En France, la modération du personnel politique, qui a su s’imposer face aux manifestations anticléricales ou boulangistes, apparaît comme un exemple à suivre, même si les choses vont rapidement changer. L’article peut ainsi conclure :
« Une autorité belle et majestueuse s’élève des décombres laissés par le mensonge et montre, rassemblant toutes les forces vitales de la France – une liberté rationnelle, une loyauté virile, et une hostilité inflexible envers tout gouvernement personnel et irresponsable38. »
38Tout un programme de pratiques politiques et gouvernementales applicable à l’Irlande si, d’aventure, elle avait le courage de se débarrasser de Parnell.
39Même si l’ensemble de ces arguments n’est pas porteur de l’agressivité coutumière aux proses anti-parnelliennes, l’échéance des élections législatives de 1895 et la volonté affichée par Healy de préserver les dynamiques de la scission parnellienne radicalisent rapidement l’approche de la question religieuse et morale posée par la France. En effet, les attaques permanentes de Healy le marginalisent et participent à sa propre radicalisation. Les élections de 1895 sont un désastre pour les anti-parnelliens radicaux, et Healy se retrouve du même coup exclu de l’exécutif du parti parlementaire irlandais par une coalition d’anti-parnelliens modérés. Ces éléments amplifient l’intensité et la régularité des critiques adressées à une France anticléricale et à sa société, dont l’image a pratiquement été créée de toute pièce par la presse anti-parnellienne. On s’en prend avant tout aux dirigeants : « La France catholique et ses dirigeants actuels/la souffrance des séminaristes/une loi inquisitoriale39 », titre l’Irish Catholic and Nation, le 8 décembre 1894. Le journal ne fait référence à aucune loi précise, et pour cause. Peu de temps auparavant, Constans avait évoqué « la paix religieuse » dans un discours à Toulouse, et Spuller annonce « l’esprit nouveau » qui doit régner entre la République et les catholiques40. Ce titre ne constitue donc qu’une juxtaposition du contexte irlandais sur une réalité française une nouvelle fois imaginée et reconstruite pour les besoins de la cause. Cette sorte de rhétorique permet en tout cas d’opposer deux France, l’une passionnément catholique, majoritaire, l’autre agressivement anticléricale, minoritaire et gouvernementale.
40Le clergé irlandais, certainement influencé par les débats qui se font jour dans la presse anti-parnellienne, semble épouser le même ton envers la France. En effet, l’Irish Ecclesiastical Record publie plusieurs articles au cours des années 1890 sur la relation de l’Église avec l’État français ou sur les persécutions dont est victime la population catholique41. Dans un article publié par l’Irish Ecclesiastical Record en 1896, nous retrouvons décrites, par exemple, les peurs que la France inspire traditionnellement au clergé irlandais depuis 1789, encouragées par le contexte intellectuel et moral qui suit la scission panellienne. L’article s’alarme notamment de la radicalité des tensions entre anticléricaux et catholiques. La violence du débat politique en France est présentée comme une conséquence directe de la Révolution :
« Aujourd’hui, les extrêmes se rencontrent tous les jours en France : le caractère de la race ne semble pas connaître de via media, et peu de discernement est nécessaire pour lire les symboles qui s’opposent actuellement. D’un côté, si l’on se fit à l’enthousiasme qui est rapporté des réunions socialistes et antireligieuses, il semblerait que nous sommes à nouveau en 1789 […] De l’autre, les histoires de ferveur religieuse durant les pèlerinages nationaux se lisent comme une page des Actes des Apôtres […] En France, les forces destructrices de l’athéisme ont eu une action désastreuse pendant si longtemps42. »
41Il est tout à fait probable que l’un des objectifs de l’auteur ait été d’effectuer un parallèle avec la situation irlandaise. D’autant plus que la radicalisation de la vie politique évoquée par l’article est beaucoup plus évidente en Irlande qu’en France où, comme on l’a dit, les tensions entre anticléricaux et catholiques s’apaisent en partie dans les années 1890. Inquiet de la violence sans fin du débat politique irlandais, l’auteur semble l’être tout autant des forces « athéistes ». En plein cœur du schisme de 1891, c’est ce danger que les anti-parnelliens radicaux accusaient Parnell et ses amis de faire peser sur l’Irlande.
42Il semble donc que ce corpus d’articles, écrits sur le contexte politique et religieux français, traduise une inquiétude plus sourde. Celle de la disparition progressive d’une civilisation, catholique, rurale, moralement irréprochable, qui doit faire face à un monde urbanisé, sécularisé et, dans le contexte irlandais, anglicisé et protestant43. D’ailleurs, il semble que l’Irish Ecclesiastical Record se soit fait l’écho assez tôt, dans les années 1890, de la nécessité de « dé-angliciser » l’Irlande44. Ce sont la bataille de deux civilisations et le temps d’un nationalisme culturel qui s’imposent face à l’immobilité et l’inefficacité des voies politiques. La relation avec le contexte sociétal français, une destinée à laquelle l’Irlande se condamne si rien n’est fait, devient de plus en plus présente. Alors, comme le catholicisme français qui cherche à se rassurer en s’attachant aux particularismes locaux, aux terroirs, puis à la patrie qui se fait vite nationaliste45, le nationalisme culturel irlandais, qui se veut non-sectaire, mais qui s’identifie pour beaucoup de ses prosélytes à la religion catholique, obéit à la même logique. Il s’étend vers l’ouest du pays, considéré comme le plus vierge de toute influence anglaise, et redécouvre la langue de l’Irlande. La scission parnellienne initie le mouvement, mais il s’épanouit jusqu’au début du XXe siècle.
43Les raisons invoquées pour expliquer un danger imminent de transformation, voire de disparition, de l’identité française et irlandaise dans leurs fondements ruraux et catholiques, ont aussi quelques traits en commun. Au ban des accusés, on retrouve notamment les juifs et les francs-maçons : « propagandistes hostiles, libres-penseurs, juifs, francs-maçons, ont attaqué la France au cœur de ses traditions les plus saintes46 ». En France, la « conjuration antichrétienne » est souvent convoquée dans la propagande catholique des années 1880-1890. L’antisémitisme catholique devient un phénomène de masse. Moins répandu en Irlande qu’en France, certains nationalistes irlandais, dont Arthur Griffith, n’hésitent pourtant pas à en faire régulièrement preuve. En revanche, les francs-maçons sont désignés comme étant au centre de l’état de siège dans lequel vit l’Irlande catholique47. L’organisation est particulièrement visée parce qu’elle est stigmatisée comme une société secrète, donc incontrôlable par ses adversaires, et qu’elle reprend le flambeau des Lumières. Cette image renforce le fantasme d’une organisation qui en France, contrôle dans l’ombre le Parlement et impose sa haine de l’Église catholique : » Il serait difficile d’énumérer toutes les lois et les décrets vexants concoctés en secret et imaginés dans les loges maçonniques, et supportés au Parlement par une majorité d’ennemis jurés de l’Église48. »
44En conséquence, deux France, deux Irlande sont tour à tour associées ou bien mises dos à dos.
45La crainte de l’effondrement d’un système de valeurs morales et catholiques prend donc largement le dessus sur le contexte purement politique de la scission parnellienne. Le temps n’est plus aux reproches, ni à la mise en accusation des politiques gouvernementales françaises. Il est à la description d’une société en perdition morale, symbole d’une décadence inévitable pour quiconque essaie de transgresser le respect d’un certain nombre de principes politiques et sociaux, voire moraux, édictés par l’Église catholique. Pour les anti-parnelliens, notamment pour Timothy Healy et ses soutiens ecclésiastiques, l’Irlande pourrait suivre un chemin similaire si elle acceptait la transgression de Parnell aux principes moraux, et le concept d’une séparation entre morale privée et politique, défendu par Parnell après l’affaire du divorce.
46Pour nombre d’anti-parnelliens, la décision de ne pas soutenir Parnell est dans les premières années de la scission beaucoup plus politique qu’idéologique ou morale. Il s’agit avant tout de ne pas perdre l’alliance avec les libéraux, qui seule peut amener le vote du « Home Rule ». Mais Healy a voulu introduire à ce rejet initial un élément véhément et faire de la répudiation de Parnell une décision nationale, obéissant à un certain corps de valeurs morales rapporté à une idéologie de la nation49. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les représentations de la France qui se développent dans la presse anti-parnellienne après la mort de Parnell. Instabilité de la vie parlementaire, violence aux personnes, mœurs condamnables, voici donc le lot quotidien d’une société française dont les peurs irlandaises se sont emparées.
Un pays en déconstruction
47La décadence française, ou en tout cas l’image que l’on s’en fait en Irlande, imprègne la littérature anti-parnellienne. Il est possible de définir la structure de cette représentation globale en trois grandes tendances qui, chacune, se rapporte au cadre irlandais auquel elle s’intègre. Paris tout d’abord, moderne Babylone, symbole de tous les vices dont la modernité urbaine et industrielle est coupable, notamment du développement du socialisme et de l’anarchisme. Dans un tel contexte, l’instabilité politique est endémique et empêche toute approche sereine des problèmes auxquels le pays est confronté, laissant se développer un des plus grands dangers pour la moralité du peuple : une littérature obscène dont Émile Zola est le principal chantre.
Paris, entre ombres et lumières
48Paris tient une place à part dans l’imagerie nationaliste irlandaise. Comme on a pu l’observer, de nombreux nationalistes irlandais y trouvent refuge, et la capitale française est un lieu de rencontres pour diverses organisations séparatistes ou constitutionnalistes. Un refuge où pouvaient s’exercer, au moins jusque dans les années 1880, diverses activités souterraines et illégales. Cette constatation est la même pour plusieurs mouvements politiques européens, qu’ils soient nationalistes, socialistes ou anarchistes. À la fin du XIXe siècle, Paris est aussi le lieu d’une très grande activité culturelle. La ville s’identifie aux courants impressionnistes en peinture, ou réalistes en littérature. Si l’on replace cette rapide description de la vie politique et culturelle parisienne dans le contexte irlandais, on y trouve tous les éléments qui font de Paris la ville du meilleur comme du pire.
49Le 3 mars 1887, J. F. Hogan, professeur au séminaire de Maynooth, écrit dans une lettre à John Patrick Leonard : « Paris est le centre de tout ce qui est enjoué et joyeux et un Irlandais se sent comme chez lui ici. Vous devez le ressentir chaque jour un peu plus50. » Voici qui traduit une idée largement répandue en Irlande. Paris est une ville de plaisirs. Il s’y tient une atmosphère d’une légèreté indéfinissable qui semble rejaillir d’autant plus fortement que le contexte politique et social irlandais est lourd. Cette représentation persiste jusqu’à la veille de la Première guerre mondiale, même dans une presse à forte obédience catholique. Dans son numéro de juin 1914, le Catholic Bulletin publie un article en hommage aux femmes qui travaillent dans les ateliers parisiens : « Elles sont une part intégrale de ce panorama de la vie auquel l’amoureux de Paris retourne toujours. Comme Paris, elles rayonnent la joie de vivre51. » On peut s’étonner de ces réactions. Mais on se souvient que le clergé irlandais a longtemps pris soin de diviser la France en deux et de rappeler combien la majorité de la population restait catholique. Le traitement de ces ouvrières indique aussi une propension à saluer le dur et sobre labeur et souligne l’importance accordée aux femmes dans la transmission d’une moralité acceptable par l’Église52. Nous y reviendrons.
50Dans un contexte beaucoup plus séculier, l’exposition universelle de 1889 permet ce même genre de représentation. Dans Roundabout Recollections, publié en 1892, John O’Shea donne son impression de l’événement :
« La joyeuse ville était très animée et bondée […] Paris cuisine et sourit et dupe, danse et se pare, comme si les Allemands n’avaient jamais abreuvé leurs coursiers dans les fontaines de la Place de la Concorde et comme si les Tuileries se tenaient toujours debout. Et il en sera toujours ainsi, car la France est la plus juvénile et la plus régénératrice des nations. Elle est aussi indestructible que l’Irlande53. »
51John O’Shea est un écrivain et journaliste catholique irlandais. Il passe une large partie de son existence à voyager en Europe, plus particulièrement en France. Il évolue à Paris sous Napoléon III et couvre la guerre franco-prussienne pour différents journaux irlandais et britanniques. La référence à l’invasion prussienne en est un rappel. Il écrit pour l’Irishman dans les années 1860, sans pour autant en partager les convictions séparatistes. Il écrit aussi pour le Freeman’s Journal dans les années 1870 et 1880. Il est intéressant de noter la réflexion de O’Shea sur la capacité de régénération française. Nous avons pu observer, notamment lors des affaires de Madagascar, combien cette idée est importante, puisqu’elle permet de lier le renouveau militaire français au danger que celui-ci fait courir à la puissance de l’Empire britannique. Cette caractéristique qui, selon O’Shea, est également partagée en Irlande et en France, est plus que jamais symbolisée par l’achèvement de la Tour Eiffel, symbole de puissance et de maîtrise technologique. O’Shea s’indiffère des débats sur le sens ou les qualités esthétiques du gigantesque édifice. Il le célèbre comme le symbole d’une France retrouvée :
« Jaillissant au sein de la voûte céleste, majestueuse par ses colossales proportions – celles d’un géant parmi les édifices, mais toujours un Apollon – la Tour Eiffel comme un phare. Prodigieuse mais élégante, c’est un merveilleux triomphe de l’ingénierie54. »
52Cependant, au-delà de ces considérations politiques, O’Shea, comme beaucoup de ses compatriotes, est principalement séduit par la vie et l’effervescence culturelle du Paris de cette fin de siècle. En effet, il est tout à fait possible qu’il ne faille pas voir beaucoup plus dans ces articles qui promeuvent la douceur de la vie parisienne. En Irlande, l’Act d’Union a vidé Dublin de ses élites sociales et intellectuelles. Devenue une grande ville de province, James Joyce n’aura de cesse dans les premières décennies du XXe siècle d’en décrire la « paralysie ». À l’opposé, Paris offre une alternative fastueuse pour quiconque ne souhaite pas se tourner vers Londres.
53Cet émerveillement renferme aussi une grande part d’ombre. O’Shea décide d’ailleurs de rajouter à sa description de Paris durant l’année 1889 une mise en perspective tout à fait récurrente à l’époque :
« Mais Paris n’est pas la France. La France véritable doit être cherchée dans la paisible et fertile Normandie ; en Bretagne, qui est le domaine des industries du savon. Toutes les grandes capitales sont trop cosmopolites pour être choisies comme les viviers des caractères nationaux55. »
54Par cette simple phrase, l’écrivain montre qu’il est bien un Irlandais de son temps. Il est influencé par les débats qui se font jour au sein de la presse anti-parnellienne, très intrigué aussi par l’idéologie du nationalisme culturel qui veut s’éloigner des villes pour retrouver les campagnes. O’Shea épouse très tôt l’ensemble de ces théories56. Dans l’esprit de nombreux membres de la « Gaelic League57 », une opposition s’opère donc entre les villes malsaines et les campagnes vertueuses. Certains prêtres militants dans la « Gaelic League » vont même jusqu’à opposer ces deux univers par l’alimentation : les pommes de terre et le lait naturels des campagnes irlandaises contre la viande et le thé malsains venus d’Angleterre58.
55Parmi les régions citées par O’Shea, il faut retenir la Bretagne. Un parallèle géographique et culturel avec l’ouest irlandais semble évident. Une région de France à l’origine supposée celtique, mais surtout à l’identité profondément catholique. Un autre bastion qui résiste encore et toujours à l’envahisseur anticlérical et amoral de la grande capitale. C’est également une association opérée par Eugene Davis59. Ceci confirmerait le développement au cours des années 1890 d’un lien associant la « race » celtique par-delà les continents. L’évocation du cosmopolitisme des grandes villes, comme le signe, au fond, de la dilution de l’identité nationale, est tout autant caractéristique. Une notion qui revient chez de nombreux prêtres proches du mouvement de la renaissance culturelle irlandaise60. Ainsi, la prospérité industrielle, qui ne peut s’établir que dans un cadre urbain, est synonyme de dégénérescence et de décadence morale. Petit à petit, la ville joyeuse de la fin des années 1880 s’efface donc derrière l’ogre pervers et décadent des mauvaises mœurs. C’est ici que nous retrouvons la presse anti-parnellienne. Même si, comme nous le verrons, certaines publications parnelliennes adoptent une vision similaire de Paris, ce sont les anti-parnelliens qui l’utilisent le plus afin de donner un sens et une vie à leurs propos. Une dizaine d’années avant que l’Independent de William Martin Murphy ne construise son succès au travers de narrations sensationnelles de suicides et de crimes en tout genre61, la presse anti-parnellienne, notamment celle au service de Healy, semble avoir donné la première impulsion à cette évolution journalistique.
56Le symbole le plus récurrent de cette décadence morale est le meurtre, présenté avec force détails macabres. Des titres comme « le crime mystérieux d’un garçon » ou « une découverte mystérieuse à Paris », sont légion dans le Cork Daily Herald, journal contrôlé par des proches de Healy62. Les comptes rendus se font de plus en plus détaillés et atteignent un sommet morbide dans l’Irish News, un journal catholique et anti-parnellien de Belfast, dirigé par Joseph Devlin, alors le secrétaire de la section locale de l’« Irish National Federation » :
« Les détectives parisiens sont en train d’enquêter sur ce que l’on croit être un crime des plus atroces. Tôt ce matin une importante quantité de restes humains a été découverte dans une maison encore en construction […] Ils sont apparus être ceux d’une jeune femme, dont le corps avait apparemment été découpé en douze parts, la tête et les mains seulement étant relevées manquantes63. »
57Acte criminel par excellence, le meurtre se pare généralement de symboliques sexuelles. Une rhétorique sur laquelle les anti-parnelliens se sont beaucoup appuyés à la suite de l’affaire du divorce, afin d’entretenir l’image amorale de Parnell et de son langage « dégoûtant64 ». Le 10 novembre 1893, le Cork Daily Herald en arrive à dresser un bilan statistique des corps présents dans les différentes morgues parisiennes :
« Il n’y a jamais eu une telle abondance de corps à la morgue qu’en ce moment, et les employés peuvent à peine trouver assez de place pour le nombre qui arrive chaque jour. Depuis le 1er avril pas moins de 34 corps ont été stockés clandestinement dans les recoins et n’importe quel autre endroit. Dans la journée d’hier seulement il y a eu pas moins de onze enterrements puisque les corps ne pouvaient être préservés plus longtemps à l’extérieur des pièces65. »
58Au travers du tableau figurant un délabrement moral des plus complets, le sentiment qu’une punition s’est abattue sur Paris transparaît. Le centre politique et économique français paye pour l’anticléricalisme de ses dirigeants et affronte les conséquences de lois qui ont éloigné la morale religieuse de la vie politique française. Il y a là une fatalité rédemptrice à laquelle la France et sa moderne Babylone ne peuvent échapper. N’était-ce pas ce que certains membres du clergé français avaient eux aussi cru comprendre après la catastrophe de l’incendie du Bazar de la Charité en 1897 ? 129 personnes périrent prisonnières des flammes, mais certains avaient aussi considéré que Dieu punissait cette inacceptable compromission de l’Église et de l’argent66. Il est donc possible que les journaux anti-parnelliens les plus radicaux aient voulu imposer l’idée qu’une telle dégradation de mœurs pourrait constituer un danger pour l’Irlande, si sa destinée était laissée aux mains des héritiers de l’adultère Parnell ; qu’un tel châtiment ne manquerait pas de frapper si rien n’était fait pour endiguer la dérive amorale symbolisée par Parnell et son camp. Le cardinal Logue, anti-parnellien proche de Healy, craignait qu’un Home Rule avec Parnell à sa tête ne mène à une république et impose un anticléricalisme à la mode française67. Pour éviter cela, il faut donc démontrer les conséquences inévitables affligeant une société qui s’est laissée convaincre par de tels principes. La France permet de concentrer sans vergogne tout le ressentiment moral que la presse Healyite s’interdit d’appliquer à la figure de Parnell, en particulier après sa mort.
59Si les titres anti-parnelliens sont les plus vindicatifs, certains parnelliens ne sont pas toujours des plus tendres. C’est surtout le cas de l’Irish Daily Independent et de son édition hebdomadaire, l’Irish Weekly Independent. Cependant, ces articles sont publiés avec beaucoup moins de récurrence que dans les journaux contrôlés par Healy. Le 22 février 1892, sur un ton désabusé, l’Irish Daily Independent publie ainsi un récit très factuel et sans jugement apparent de « La dernière tragédie parisienne68 ». Quelques années plus tard, le Wekly Irish Independent titre, à propos d’un triple suicide : « mort à la française/l’exemple le plus dramatique d’auto-destruction jamais resté dans les mémoires69 » La caractérisation française de l’événement est tout à fait typique de la représentation que l’on se fait de cette société. Le United Ireland adopte, en revanche, une approche beaucoup plus amicale envers la France. Tout d’abord, les mœurs parisiennes et les excès de la France anticléricale sont à peu près absents des colonnes de l’hebdomadaire. Et lorsque Paris fait son retour, c’est dans un article rédigé par Eugene Davis qui, au lieu de dégradations morales et politiques, promeut une capitale sereine, ordonnée, dans laquelle évolue une colonie irlandaise à l’image de la ville qui l’accueille. Il est tout à fait important d’observer que dans un contexte particulièrement complexe et violent, le journal décide de promouvoir un lien franco-irlandais ancestral qui prend à revers l’ensemble des arguments précédemment présenté sur Paris. L’influence de la ville n’est pas néfaste. Bien au contraire, elle permet aux irlandais de s’imposer par leur honnête labeur et leurs qualités naturelles : « La colonie irlandaise de Paris est aujourd’hui bien moins bohème que celle des dernières années du Second Empire […] La colonie irlandaise de Paris est actuellement représentée dans la politique, le journalisme et l’opéra70. »
60Or, United Ireland s’impose à partir de 1891 comme un journal profondément parnellien, mais concurrencé par l’Irish Independent. Et, il est probable que le journal ait été directement influencé par la figure de Eugene Davis dans son traitement de Paris. Le déclin de l’influence du journal pourrait aussi expliquer une liberté de ton plus grande que dans l’Irish Independent qui est contrôlé, comme on l’a vu, par John Redmond. Celui-ci est un homme pieux, un catholique pratiquant qui descend d’une vieille famille catholique dépossédée de ses terres au XVIIe siècle. Ces caractéristiques généalogiques ont été souvent mises en valeur par les partisans de Redmond71. Au regard de ces quelques données biographiques, il est possible de penser que Redmond ait été sensible aux descriptions d’une vie parisienne déchristianisée et amorale. Mais, probablement plus encore, il aurait été très dangereux pour lui et son journal de nier l’incroyance et la dégradation des mœurs françaises. Mieux vaut partager la curiosité des titres anti-parnelliens, néanmoins sans jamais dénoncer aussi clairement la société française ou son gouvernement, nous verrons pourquoi par la suite. Il reste ainsi possible de réaffirmer son attachement aux valeurs morales catholiques, dans un contexte où Parnell et ceux qui l’ont soutenu sont accusés de les avoir mis en danger. Comme l’écrit Paul Bew, l’histoire de la minorité parnellienne pendant les années 1890 a toujours été dominée par le sujet de l’anticléricalisme. C’est en partie le cas, car le mouvement attire un certain nombre d’anticléricaux repoussés par la rhétorique de l’anti-parnellisme radical72. Avec une telle réputation, il apparaît essentiel pour Redmond de construire un argumentaire qui ne l’enferme pas davantage dans cette image faussée d’anticléricalisme.
61Il ne faut pas non plus négliger l’influence, sur l’ensemble des responsables nationalistes irlandais, du développement de plus en plus affirmé du nationalisme culturel de la « Gaelic League ». Plusieurs de ses membres, généralement proches du clergé, se plaisent à décrire une société moderne, industrialisée, tentatrice et malsaine73. L’organisation avait été fondée avec l’objectif annoncé de réunir parnelliens et anti-parnelliens dans un mouvement qui puisse se placer au-dessus des questions politiques74. Il n’est donc pas surprenant que les frères ennemis trouvent au sein de la ligue quelques terrains d’entente et il semble que les parnelliens aient été, en fait, les premiers à se préoccuper du problème de la culture irlandaise immédiatement après la scission75. Parmi les thèmes les plus appréciés par les promoteurs de la renaissance culturelle, on retrouve certaines des idées sous-jacentes aux descriptions de l’amoralité parisienne. C’est notamment le cas avec l’« amélioration morale » des couches les plus pauvres de la société. Lorsque le Cork Daily Herald évoque le meurtre d’un homme par « un gamin perverti » pour s’emparer de son argent76, il est fait référence aux quartiers les plus pauvres des villes industrialisées qui sont représentés comme déchristianisés et déshumanisés, notamment par l’usage excessif de l’alcool. Cette préoccupation est largement partagée par l’Église catholique, notamment au travers du développement des sociétés de tempérances. La condamnation des mœurs de la société parisienne semble donc être à la croisée des chemins des différentes évolutions intellectuelles et culturelles de la période. La presse anti-parnellienne rejoint ici les prêches des membres de la « Gaelic League » qui ont souvent beaucoup en commun avec ceux du clergé. Certains historiens considèrent que ce conservatisme idéologique n’est pas directement lié au mouvement de la « Gaelic League ». Il s’y grefferait parce que l’organisation attirerait tous ceux qui se sentiraient menacés par le développement de valeurs sécularisées77. Au travers de mouvements « néo-traditionalistes », dirigés par des membres du clergé, les thèmes de la renaissance culturelle irlandaise seraient utilisés au sein d’un argumentaire qui chercherait à dénoncer avant tout les péchés modernes : alcool, sexualité, immoralité, entre autres78. Mais quelle que soit la force d’association entre la « Gaelic League » et ces mouvements « anti-modernes », Paris et sa représentation permettent aux peurs associées à la modernisation de la société de s’exprimer plus librement et de trouver une cible, qu’il s’agisse de la dégradation des mœurs, comme nous avons pu le voir, ou encore du développement de mouvements politiques violents, comme nous le verrons.
62Au-delà du contexte irlandais, il faut également replacer ces articles dans le cadre plus général d’un phénomène culturel européen. Les années 1880 et 1890 voient se développer un certain goût pour le macabre. C’est certainement cette tendance qui frappe le plus à la lecture des quelques citations commentées plus haut. En France, l’incendie du Bazar de la Charité réveille de nombreux fantasmes morbides dans la presse quotidienne. Les comptes rendus publiés, jour après jour sur les découvertes faites par les pompiers ou les policiers dans les décombres, sont des plus détaillés. Au moment où triomphe l’esprit rationnel et statisticien, les journalistes, sous prétexte de précisions scientifiques, s’adonnent avec un plaisir sadique à des descriptions anatomiques du plus mauvais goût79. Le même phénomène est constaté en Grande-Bretagne. Dans un ouvrage tout à fait éclairant, Roland Marx retrace quelques-uns des fantasmes victoriens à l’ère de Jack l’Éventreur. On y retrouve la mise en échec du christianisme dans les quartiers les plus pauvres, induisant une dégradation morale des mœurs, associée à la hantise de l’espace urbain, de la maladie, de la mort, qui conduit irrémédiablement au meurtre, le sexe. Tous ces éléments semblent hanter la société victorienne qui relie chacune de ces peurs aux quartiers les plus pauvres de l’est londonien et de Whitechapel80. C’est aussi à une crise des valeurs morales et religieuses à laquelle la bourgeoisie victorienne pense être confrontée81. Une crise largement nourrie par un journalisme qui n’hésite pas à exposer son appréciation d’un « beau crime » ; procédé qu’il est possible de discerner à la lecture de la presse nationaliste irlandaise, parnellienne et anti-parnellienne, du début des années 1890.
63Il serait vain de penser que la société irlandaise des années 1880-1890 ait été imperméable aux influences de la société victorienne. Dès débats sont toujours en cours pour comprendre jusqu’à quel point l’Irlande était « anglicisée » à la fin du XIXe siècle82, mais il est assez naturel d’imaginer que la bourgeoisie des villes de Dublin, Belfast ou Cork ait été affligée des mêmes peurs, pourvue des mêmes phantasmes que ses voisins londoniens. Cela apparaît d’autant plus logique dans un contexte intellectuel monopolisé par la dénonciation de l’univers matérialiste, déchristianisé, déshumanisé et amoral des grandes villes anglicisées. Et les descriptions appliquées à Paris montrent une similitude avec les fantasmes qui habitent la population londonienne, lorsque ses journaux traitent de l’affaire de Jack l’Éventreur. Bien sûr, la capitale française n’est pas la seule grande ville à faire les gros titres des journaux irlandais. Mais le peuple de Paris, représenté comme indifférent à la morale catholique et capable d’actes interdits par l’Église, devient au cours des années 1890 la source particulière d’une curiosité parfois sinistre.
Littérature obscène
64La littérature, qui peut être lue sous différentes formes, livres, pamphlets ou feuilletons publiés dans la presse, constitue un autre domaine de préoccupation pour celui qui cherche à développer une théorie générale de la culture ou de la façon dont elle devrait être présentée à la population. Il est tout naturel que ceux qui, dans la presse, s’inquiètent de la dégénérescence française et de son influence néfaste, s’intéressent de près aux publications qui symbolisent le mieux cette amoralité. Comme ailleurs en Europe, c’est l’école réaliste et son plus célèbre représentant, Émile Zola, qui occupent toutes les pensées. On craint l’influence de ces lectures sur la psyché irlandaise et l’on veut en démontrer toute la vacuité et l’obscénité. Cette inquiétude est récurrente dans le clergé et la presse anti-parnellienne, mais relève aussi d’une préoccupation plus générale, qui se diffuse au sein de la presse nationaliste irlandaise dans son ensemble, ainsi que chez les promoteurs du nationalisme culturel.
65Le domaine de la littérature est l’une des cibles les plus importantes du clergé et de nombreux instigateurs de la renaissance gaélique83. Cette préoccupation ne va cesser de se développer au cours des années, pour se transformer en une véritable « croisade littéraire » dans les premières décennies du XXe siècle. Développée par différents groupes catholiques au début des années 1910, elle s’organisera autour de quelques titres comme le Catholic Bulletin. Elle aura pour principale conséquence la saisie et la destruction de nombreux journaux anglais84. Ce type de préoccupation s’institutionnalisera lorsque l’Irlande sera devenue indépendante85.
66Patrick Augustine Sheehan, écrivain extrêmement populaire de la fin du XIXe siècle, qui allie thèmes catholiques et nationalistes, explique, en 1896, combien il rejette cette école « païenne du réalisme », une littérature selon lui nauséabonde et sordide86. Sheehan est sur ce point très largement soutenu par la presse anti-parnellienne, radicale ou plus modérée. En 1893, le Weekly Freeman se réjouit du refus opposé à Zola, par l’Académie Française, d’intégrer la fameuse institution. Son premier échec datait de 1889. L’Académie compte alors plusieurs écrivains identifiés aux mouvements nationalistes et conservateurs français, dont François Coppée, un homme dont nous aurons l’occasion de reparler. On ne s’étonne donc pas d’une décision qui reçoit un certain écho en Irlande :
« M. Zola a une nouvelle fois été battu et bien battu, dans sa tentative de rejoindre le cercle enchanté de l’Académie Française. Il apparaît évident que les Immortels sont déterminés à n’avoir rien à faire avec le premier des disciples vivants du naturalisme […] Nous ne pouvons que respecter les efforts pour éradiquer l’infecte souillure du pseudo-réalisme que l’auteur de Nana a introduit au sein de la merveilleuse littérature française87. »
67Nana, le roman de la prostitution sous le Second Empire, le symbole de la dégradation morale des hauts dignitaires d’un pays, l’exposition de responsables politiques qui, à l’instar de Parnell, distinguent moralité publique et privée, est un ouvrage particulièrement visé. Bien sûr, ce n’est pas seulement en Irlande que les détenteurs de ladite « bonne moralité » s’irritent de ce livre. Dressant un nouveau pont entre les sociétés anglaise et irlandaise à l’ère de la reine Victoria, Roland Marx note qu’à la même époque, dans les beaux quartiers londoniens, Zola est considéré comme un vil tentateur. En 1889, la traduction du livre coûte même à un éditeur 300 £ d’amende et trois mois de prison ferme88. Autre réaction du même genre, le 17 novembre 1894, lorsque l’écrivain se rend à Rome, le Nation se réjouit de son manque de popularité et de la réception particulièrement froide que lui réserve la capitale italienne et sa population catholique : « Le séjour à Rome du célèbre romancier et pornographe français attire moins l’attention que ce que nous avions imaginé. La presse catholique ne veut rien avoir à faire avec lui89. » L’Irish World, le principal journal irlando-américain de l’époque, démontre des positions très similaires. Même si son rédacteur en chef, Patrick Ford, est bien éloigné du contexte culturel irlandais, il tente, depuis 1882, d’imposer à nouveau son journal au centre du mouvement nationaliste irlandais. Son catholicisme conservateur de plus en plus affirmé, ajouté à son attachement pour l’alliance avec le parti libéral de Gladstone, le conduit à condamner Parnell en 189190. Un tel parcours politique et idéologique ne l’a pas doté des meilleures dispositions pour apprécier la littérature réaliste. Voici ce que l’on peut lire à propos du nouveau rejet de la candidature de Zola à l’Académie Française en 1896 :
« L’Académie Française possède une fois de plus parmi ses mérites d’avoir refusé de couronner Zola. Les évidences de la décadence morale dans la littérature française sont malheureusement très nombreuses et particulièrement écœurantes91. »
68Du côté de la presse parnellienne, on tergiverse un peu plus. L’Irish Weekly Independent s’autorise même à évoquer « l’auteur célébré de la série de romans français réalistes des Rougon-Macquart92 ». Puis, peut-être influencé par la récurrence des thèmes moraux qui se développent dans la presse anti-parnellienne et le mouvement de la renaissance culturelle, le journal choisit de rendre hommage à un tout autre courant littéraire quelques années plus tard, lors de la visite en Irlande de Paul Bourget ; un académicien identifié aux mêmes courants nationalistes que François Coppée et qui deviendra membre de la « Ligue de la Patrie Française », organisation anti-dreyfusarde fondée à la fin de l’année 1898 :
« En Irlande il trouvera une religion qui n’est pas hypocrite, une société saine, au sein de laquelle le problème du sexe est à juste titre considéré comme une mode sur le déclin […] Espérons que M. Bourget pourra dire à ses collègues hommes de lettres, à son retour dans son propre pays, que nous pouvons au moins apporter un contraste agréable à la morale française93. »
69Avant tout, il s’agit de prouver sa foi dans les qualités morales irlandaises. Pour ne pas s’enliser dans un argumentaire qui promet une décadence prochaine, l’Irish Weekly Independent fait le choix d’une vision positive de l’état des mœurs en Irlande. Au lieu de démontrer l’obscénité de la littérature produite en France, le journal préfère se concentrer sur un auteur de valeur, selon les critères des bonnes mœurs irlandaises. Un auteur qui, par sa présence en Irlande, permet de montrer au monde la persistance des valeurs morales dans ce pays. Souvenons-nous, Healy s’inquiétait de voir l’affaire du divorce dévoiler un nationalisme amoral et ridicule à l’étranger, c’est-à-dire avant tout en Angleterre94. Un tel article explique le contraire. La décadence morale française ne fait plus peur. Elle permet au contraire de renforcer l’image que l’Irlande a d’elle-même. D’ailleurs, on ne peut manquer de remarquer le respect affiché envers la France et sa « culture artistique ». On remet en cause sa moralité, bien sûr. Comment faire autrement dans le contexte politique et culturel de l’Irlande nationaliste des années 1890 ? Mais on s’attache aussi à montrer que certains, en France, ne s’égarent pas dans la même « pornographie littéraire » que Zola.
70Nous ne cherchons pas à lier systématiquement la rhétorique anti-parnellienne avec celle de la renaissance culturelle irlandaise. Cependant, les deux mouvements se développent en parallèle et se complètent parfois. Callanan montre, par exemple, l’intérêt que Healy porte assez tôt à la protection et au développement de la langue irlandaise. Il confirme aussi certaines de nos précédentes analyses en affirmant que c’est Healy qui impose le premier une rhétorique chauvine et moralisatrice au nationalisme irlandais95. Une technique reprise ensuite par David Patrick Moran, journaliste très influent, qui saura imposer un caractère et des valeurs catholiques au mouvement de la renaissance culturelle irlandaise à la toute fin du XIXe siècle. Le traitement qui est fait de la littérature produite en France indique, une nouvelle fois, plusieurs convergences idéologiques. Nous allons donc nous éloigner, un instant, du débat qui naît de la scission parnellienne et de sa chronologie, pour observer la relation du grand courant littéraire irlandais de la période avec son pendant hexagonal.
71Hutchinson considère que la renaissance culturelle irlandaise, dans toute sa diversité, était, au fond, bien plus optimiste que le laisse paraître l’obsession d’un retour à une tradition ancestrale, le rejet d’une forme de modernité urbanisée et anglicisée, ou encore les quelques articles de journaux anti-parnelliens que nous avons cités, et qui tous révèlent des thèmes communs avec le mouvement du nationalisme culturel irlandais. En fait, l’objectif du mouvement aurait été, avant tout, de permettre à l’Irlande de retrouver la place qui était la sienne quelques siècles auparavant, au sein de l’évolution culturelle européenne. C’est pour cette raison que la plupart des pamphlets de la renaissance irlandaise appellent la classe moyenne du pays à se détourner des valeurs démoralisantes du monde urbanisé anglais. La renaissance littéraire irlandaise, qui ne s’identifie pas pleinement à la « Gaelic League » et au nationalisme culturel de Hyde mais qui, cependant, partage certaines de ses valeurs, affirme elle aussi vouloir débarrasser la littérature irlandaise des représentations décadentes de la classe moyenne anglaise96. Cette ambition oppose parfois une littérature qui s’inspire de la ville, et une autre qui met en valeur un monde rural préservé. Pour les prosélytes de la renaissance littéraire irlandaise, le réalisme s’identifie à la première. Yeats déclare que le réalisme n’est rien d’autre qu’une forme de journalisme. Une forme d’écriture particulièrement décriée par de nombreux promoteurs de la renaissance culturelle irlandaise, et par le poète lui-même97. Il la considère comme le vecteur de la dégradation de la véritable identité irlandaise, d’une anglicisation synonyme de vulgarisation.
72C’est avec en tête ce rejet d’une littérature des villes que Yeats s’adresse à Synge pour que le jeune écrivain produise un livre sur les Îles Arans, au large de Galway. Trois petites îles retirées du monde, habitées par des hommes et des femmes dont Yeats pense qu’ils ont conservé un mode de vie irlandais qui n’a pas été altéré par l’influence anglaise. Lorsque Yeats vient proposer ce projet à Synge, celui-ci se trouve à Paris. Au cours des années 1890, il suit en effet dans la capitale française des cours à la Sorbonne, notamment d’études celtiques. Mais Synge ne s’est jamais plu à Paris. Il s’y ennuie et ne semble développer qu’assez peu d’activités littéraires. Pour vivre, il se résigne à donner quelques cours d’anglais à des enfants de bonnes familles. Bien sûr, il s’intéresse à l’actualité littéraire française, mais son expérience parisienne ne lui permet certainement pas de développer un véritable intérêt pour le courant naturaliste et pour Zola. Il n’apprécie guère l’écrivain français. Lorsque, en 1895, Synge revient pour quelques mois en Irlande, il note : « Après Paris, je trouve Dublin extraordinairement petit, mais si drôle, si naïf, si charmant, que je l’aime plus que jamais98. » C’est donc avec un plaisir non dissimulé que l’écrivain s’engage dans l’aventure des Îles Aran. Pendant quatre années, il y séjourne à plusieurs reprises et parcourt les trois îles d’Aran en recueillant quelques contes, poèmes et témoignages que veulent bien lui transmettre les habitants.
73Il y a dans cette œuvre toute la relation quasi religieuse des promoteurs de la renaissance culturelle avec l’ouest irlandais et sa société paysanne. Dès son introduction, Synge éclaire le lecteur quant à ses intentions : « Les autres îles [Inishmaan et Inishere] sont plus primitives, mais elles subissent elles-mêmes beaucoup de changements dont il ne valait pas la peine de traiter ici99. » Il annonce donc clairement qu’il entend se consacrer exclusivement à l’image d’une vie traditionnelle, effaçant volontairement les éléments d’une modernité qui ne peuvent pas permettre de promouvoir son sujet. Cependant, Synge est trop talentueux pour en rester à cette fascination un peu simple. Il saura présenter la société rurale irlandaise en des termes beaucoup plus crus dans Le Baladin du monde occidental. Une pièce écrite en 1907, au cours de laquelle un jeune homme qui prétend avoir tué son père reçoit l’admiration de tout un village jusqu’à ce que le père arrive et démonte la supercherie. Cette observation plus grinçante des campagnes irlandaises n’empêche pas Synge de continuer à penser son art en deux courants antagonistes, urbain et rural. C’est ce qu’il affirme dans la préface de l’édition publiée du Baladin du monde occidental :
« Dans la littérature moderne des villes, on peut trouver de la richesse dans un ou deux ouvrages élaborés qui sont bien éloignés de sujets banals de la vie quotidienne. D’un côté, nous avons Mallarmé et Huysmans qui produisent cette littérature ; de l’autre Zola qui traite de la réalité de la vie en des termes pâles et sans joie100. »
74Synge est probablement capable de reconnaître les qualités de l’écrivain français. Mais, comme au fond chez l’ensemble des promoteurs du nationalisme irlandais, politique ou culturel, à ses yeux, Zola est le symbole d’une littérature sans âme, sinon pleinement amorale.
75Il est intéressant d’observer la note positive adressée à l’égard de Huysmans. Un écrivain que l’on a retenu en France comme celui de la décadence et qui dépeint des personnages poursuivis par des visions diaboliques, des prêtres obsédés par les problèmes sexuels, des hommes ennuyés par l’existence101. La notion abstraite de décadence qui se réfère à l’état des mœurs, aux changements les plus visibles de la société moderne, a dû plaire à un homme qui, d’Irlande, les dénonce.
Instabilité politique
76La dégradation d’une vie politique désordonnée, en proie à tous les extrêmes, constitue le dernier grand thème qu’inspire la France anticléricale et républicaine à la presse irlandaise anti-parnellienne. En fait, il est possible de classer cet argumentaire en deux grands ensembles. Le premier s’attaque avant tout aux principes républicains et révolutionnaires. Il lui faut démontrer que rien ne peut naître de bon dans des mouvements politiques qui s’approprient les « passions » dénoncées par Healy. Pour les anti-parnelliens les plus proches du clergé, qui font face à des parnelliens qui radicalisent progressivement leur discours, un parallèle est envisagé entre les contextes français et irlandais. Le deuxième grand ensemble s’appuie sur la crainte accrue des mouvements sociaux, attisée par les partis socialistes et anarchistes. Paris et les grands centres urbains restent donc pour l’occasion au centre des débats. Cette crainte élitiste des « masses », cette peur du désordre social, se retrouvent en fait chez tous les acteurs de la vie nationaliste irlandaise, jusqu’aux obsessions littéraires de Yeats. Mais une nouvelle fois, il semble qu’elle s’exprime différemment suivant le camp que l’on a choisi au début de la scission parnellienne.
77Si l’affaire Boulanger avait été passablement mise de côté par la presse nationaliste durant les années 1880, elle refait surface au sein de la presse anti-parnellienne en 1891. Comme on a pu l’observer, c’est Healy qui le premier cherche à réutiliser l’affaire, car celle-ci se fait l’écho de plusieurs thèmes qui ont montré jusque-là une certaine efficacité. La mort, terriblement romanesque, de l’homme politique déchu entraîne le National Press dans une suite de qualificatifs méprisants et injurieux envers Boulanger et son histoire, dont seul ce journal a le secret :
« Ce fut une aventure misérable, honteuse pour ceux qui y ont pris part […] Ce fut une page scandaleuse de l’histoire française […] Au bout du compte, la carrière de ce Général Boulanger est une leçon et un exemple, et la leçon et l’exemple ne comptent pas que pour la France102. »
78Au-delà de la condamnation répétée du mouvement boulangiste et de la comparaison avec Parnell qui avaient déjà été proclamées dans l’édition du 11 juillet 1891, le journal décide d’insister jusqu’au numéro du 7 octobre sur les détails les plus sordides de l’affaire. Surtout, le National Press se plaît à décrire les mœurs dépravées du Général Boulanger qui en font un fier représentant de l’amoralité anticléricale française. Pour le journal, l’acte le plus dégradant constitue celui de se donner la mort sur la tombe de sa maîtresse. C’est aussi l’occasion de trouver un autre point commun entre Parnell et Boulanger, deux « soi-disant » dictateurs tués, au moins politiquement (Parnell meurt 5 jours après la publication de cet article), en raison de leur amoralité :
« Un autre des soi-disant dictateurs a rejoint la grande majorité. L’année 1891 a certainement été une année fatale pour eux […] tous deux avec le souvenir d’une femme dans leur dernière pensée […] une illustration frappante du pouvoir maléfique que les femmes peuvent exercer sur un homme au-delà même de la tombe103. »
79Pour Healy, les femmes sont l’un des principaux soutiens à la morale nationale irlandaise. Les groupes et associations de femmes qui s’organisent à Dublin pour soutenir Parnell lui apparaissent donc comme une grande menace pour l’ordre moral104. Dès lors, les circonstances qui entraînent le suicide du Général Boulanger démontrent la profonde dégradation morale d’une société qui ne peut plus s’appuyer sur ses éléments féminins pour assurer la stabilité de ses mœurs. Pour de nombreux soutiens cléricaux de Healy, les femmes ont un rôle bien précis à assurer au sein de la société irlandaise. Un rôle auquel elles ne doivent pas déroger. L’influence des maîtresses de Boulanger et de Parnell dans la destinée de leurs amants respectifs permet de réaffirmer une profonde méfiance envers l’évolution du rôle des femmes dans la société irlandaise. Leur investissement grandissant dans les domaines de la politique et du nationalisme culturel, inquiète tout particulièrement105.
80La différence de ton est très marquée si l’on se tourne vers les quelques déclarations de Eugene Davis, resté fidèle au « très parnellien » United Ireland, à propos du général français. Davis dresse un portrait physique de Boulanger qui n’a d’égal que ses qualités de meneur d’hommes. On notera au passage l’inévitable référence aux traits celtiques du visage. Une caractéristique nécessaire à un homme de cette qualité : « L’inévitable héros aux yeux de celte bleu éclatant, la barbe blonde, le coursier richement caparaçonné et les autres accessoires aussi intéressants, qui encadrent le futur dirigeant de la France106. » Visiblement, le parnellien Davis ne se chagrine pas qu’un mouvement politique puisse autant s’identifier à un homme que le boulangisme à Boulanger. En tant que parnellien, il revendique très clairement son attachement aux figures charismatiques qui font l’histoire d’une nation. Il le prouve au travers d’autres portraits qu’il fait au cours de son récit, notamment celui de Daniel O’Connell, et paradoxalement de Alphonse de Lamartine, qu’il appelle le « poète-président ». En rappelant le refus opposé par ce dernier aux revendications des jeunes irlandais, Davis veut montrer que les ambitions indépendantistes irlandaises n’aboutiront pas sans personnages concentrant suffisamment d’autorité pour être capables de décisions d’éclat107.
81En fait, l’ascension du Général et sa fin tragique ne représentent que les prémices d’une dégradation de la vie politique française, qui ne pouvait manquer de se confirmer dans un système républicain et anticlérical. L’anti-parnellien modéré Weekly Freeman démontre à l’égard de la France et de son instabilité ministérielle chronique une certaine lassitude :
« Les crises ministérielles à Paris, comme les révolutions en Amérique du Sud, sont devenues si fréquentes qu’elles menacent de ne bientôt plus être intéressantes […] Le pays en a peut-être assez de Panama, mais la lassitude et le dégoût sont des considérations secondaires lorsque la question est le nom de la France et la réputation des hommes publics français108. »
82Au fond, c’est une critique générale de l’état moral dans lequel se trouve le système politique français à laquelle se livre le journal. Pour le Weekly Freeman, le scandale de Panama place les responsables politiques français face à l’opinion internationale. La réputation de la France républicaine et de son gouvernement est en jeu. Cependant, il ne nous semble pas complètement satisfaisant d’analyser l’article du Weekly Freeman au travers des mêmes thèmes moralisateurs qui font les délices de la presse anti-parnellienne radicale. Il apparaît nécessaire de replacer ce texte dans le cadre de la politique pratiquée par John Dillon. Celui-ci représente la frange anti-parnellienne la plus solide et, avec le soutien de William O’Brien, contrôle donc la majorité du parti parlementaire irlandais, dont le Freeman’s Journal est le principal organe. L’un des objectifs majeurs de Dillon est de parvenir à s’appuyer sur un parti très centralisé, mais surtout très discipliné et hiérarchisé. Les multiples crises ministérielles françaises, puis le scandale du canal de Panama, symbolisent donc le contraire de cette ambition. À savoir une vie parlementaire qui n’est pas suffisamment hiérarchisée et contrôlée par les partis eux-mêmes, pour pouvoir empêcher les débordements de leurs représentants au Parlement.
83Mais c’est naturellement dans la presse anti-parnellienne plus radicale et cléricale que s’écrivent les critiques les plus vives de l’instabilité et des excès de la vie parlementaire française. L’Irish Catholic and Nation s’inquiète tout particulièrement du développement des groupes anarchistes et socialistes dans la capitale française. Comme nous l’avions déjà observé, le journal préfère opposer une population prisonnière de ces mouvements, plutôt que de décrire l’amoralité d’une société entière. C’est une approche similaire à celle de l’Irish Ecclesiastical Record. Le 16 décembre 1893, le journal titre donc sur l’arrestation de plusieurs anarchistes. Plus loin dans le même numéro, l’Irish Catholic and Nation publie sans doute l’article qui met le plus clairement en parallèle les contextes français et irlandais. Malgré la politique répressive de Dupuy, les actions anarchistes sont en effet bien loin de s’atténuer. Elles reprennent en fait avec beaucoup de vigueur à la fin de l’année 1893. Le 9 décembre, l’anarchiste Auguste Vaillant jette une bombe en plein Palais-Bourbon sans faire de victimes graves. Quelques jours plus tard, l’attentat justifie le vote de lois répressives qui réduisent la liberté de la presse et renforcent le contrôle policier. La gauche radicale et socialiste donne très vite à ces mesures le nom de « lois scélérates ». C’est cet épisode qui inspire l’article dont voici quelques phrases :
« L’outrage atroce commis à la chambre des députés samedi dernier est bien calculé pour permettre une action qui résultera en une suppression rapide de cette peste sociale et morale du genre le plus dangereux. Dans notre propre ville, au sein de laquelle nous avons récemment assisté à des tentatives visant à répéter sous des formes aggravées l’outrage meurtrier qui laissa du jour de noël dernier un souvenir de tristesse et de sang, il est tout à fait naturel que les actes des anarchistes parisiens soulèvent une attention considérable109. »
84Les actions contre des lieux publics de Dublin auxquelles le journal fait référence prennent place en 1891 et 1892. Le 26 octobre 1891, une bombe explose dans les bureaux du National Press. En décembre de la même année, une explosion a lieu dans un des greniers de Dublin Castle, siège de l’administration britannique en Irlande, suivie un an plus tard par la pose d’une troisième bombe qui cause la mort d’un inspecteur de police, puis par un attentat raté contre une caserne de l’armée à Aldborough House, Dublin110. L’attentat du Palais-Bourbon offre donc au journal l’opportunité d’un parallèle facile, même s’il est bien évident que bien peu relie les événements parisiens et dublinois. L’Irish Catholic and Nation en a pleinement conscience, et c’est pour cela qu’il préfère les replacer dans un contexte moral plutôt que politique :
« Les outrages et les meurtres perpétrés à Dublin se situent exactement sur la même ligne – du moins en ce qui concerne la moralité – que les atrocités de Paris. Les auteurs de telles actions, qu’ils soient irlandais ou français, sont tous les victimes d’influences démoniaques, des ennemis de la civilisation et de l’ordre social, des êtres dont les crimes les placent au-delà de toute pitié ou de toute sympathie. »
85Il y a parmi la presse anti-parnellienne conservatrice, dont l’Irish Catholic and Nation est le plus fameux représentant, une crainte récurrente de voir l’anticléricalisme continental, allié aux mouvements sociaux et politiques violents, trouver une oreille compréhensive auprès de certains nationalistes irlandais radicaux. En ce sens, la crainte de l’anarchisme ne se limite pas à la France, même si sa tradition politique offre un terreau fertile. Les appels répétés de Parnell aux fenians pendant l’année 1891 et la composante radicale de certains appuis de John Redmond accentuent ces peurs. On se souvient aussi la façon dont en 1891 O’Brien avait accusé les parnelliens de ne répondre que par la force. Healy lui-même craint le recours à la violence et les appels à la mobilisation populaire. Presque mot à mot, c’est à ces sentiments que l’article fait référence. Malgré cela, le journaliste conclut sur une note positive et assure que l’Irlande catholique ne tombera jamais dans les mêmes désarrois politiques et sociaux que la France, à condition, bien sûr, d’échapper à l’influence des parnelliens. Comme à son habitude, le journal préfère donc finir par un signe d’empathie envers un peuple qu’il a toujours caractérisé comme catholique. Cette conclusion constitue un retournement intéressant de la relation franco-irlandaise traditionnelle. En effet, c’est maintenant l’Irlande morale et anti-parnellienne qui apporte compassion et soutien à une France républicaine en décomposition progressive, incapable d’imposer l’ordre, impuissante et inactive face à la menace anarchiste :
« L’Irlande, quoi qu’il en soit, ne sera jamais intimidée par les dynamiteurs […] À la France, menacée par une conspiration indigne, irréfléchie et meurtrière comme celle qui existe sur son propre territoire, l’Irlande, la catholique Irlande, offre sa sympathie. »
86La crainte des mouvements sociaux et des revendications populaires est très profonde en Irlande et elle ne se limite pas au simple débat parnellien. L’Église, alors qu’elle s’est souvent montrée assez compréhensive envers l’agitation des paysans irlandais, a toujours promu une attitude beaucoup moins amicale envers les questions sociales des milieux urbanisés. Cela ne nous étonne guère au regard de l’exposé que nous venons de faire dans ce chapitre. Mais cette hostilité a fortement contribué à l’incapacité du mouvement ouvrier et du socialisme de s’enraciner dans le pays. Ils n’ont jamais été beaucoup plus que des fantômes, des menaces abstraites, rencontrant la plus ferme hostilité de la part de la population, même sous leurs formes les plus modérées111. Le socialisme, s’il a parfois été un allié utile au nationalisme séparatiste, a toujours été subordonné et intégré aux revendications nationalistes112.
87En conséquence, il apparaît souvent plus simple pour l’Église de ne pas évoquer la question de la pauvreté dans les grandes villes, plutôt que de risquer un rapprochement involontaire avec les théories socialistes113. En effet, lorsque la presse irlandaise traite des dégradations des mœurs parisiennes, elle le fait sans distinguer le Paris des riches de celui des pauvres. Sans séparer les quartiers ouvriers de ceux de la bourgeoisie. La question sociale est totalement absente des récriminations envers l’évolution des mœurs parisiennes. Seule compte la question morale et celles, sous-jacentes, de la religion et du monde moderne. Pourtant, en cette fin de siècle, Dublin étouffe sous sa propre pauvreté et mériterait sans doute un peu plus d’attention114. Cette constatation explique en partie la raison pour laquelle Paris, plus souvent que Londres, est placée au ban des accusés pour ses mœurs dépravées. La religion continue à jouer un rôle important au sein de la société victorienne115, et la dégradation des mœurs est plutôt dénoncée dans les quartiers les plus pauvres de la capitale anglaise. Évoquer cette situation, signifie se rapprocher dangereusement des questions sociales posées par les couches les plus pauvres de la population, souvent ouvrières. La situation est bien différente en France. Avec l’héritage révolutionnaire, puis la mise en place des politiques de laïcisation, c’est une fraction bien plus large de la population qui semble perdue pour la morale catholique. C’est toute une société qu’il est donc possible de condamner, sans s’occuper d’autres questions que celles relatives à la moralité. Paris illustre bien l’effondrement moral général brandi comme une menace par les anti-parnelliens radicaux en cas de retour du camp parnellien au pouvoir. C’est donc avec beaucoup d’insistance que l’anarchisme français rôde parmi les obsessions irlandaises de cette fin de XIXe siècle et frappe, avec un écho sans précédent, le 24 juin 1894.
L’assassinat de Carnot et les deux Irlande
88C’est ce jour-là que le Président de la République Française, Sadi Carnot, est poignardé à Lyon par l’anarchiste italien Caserio, qui par ce geste a voulu venger Vaillant, auquel Carnot avait refusé la grâce. L’événement choque aussi profondément parnelliens et anti-parnelliens. Cependant, une différence assez nette apparaît dans la façon dont l’affaire est traitée et comprise.
89L’Irish Catholic and Nation hésite à se montrer trop indélicat envers le gouvernement français dans le numéro qui suit l’annonce de l’attentat. Mais il n’en revient pas moins à la question de la moralité et des mœurs françaises pour expliquer l’assassinat :
« L’événement [l’assassinat] pris place dimanche soir dernier, lorsque Monsieur Carnot, selon l’usage regrettable qu’un triste laxisme de la pensée religieuse a rendu possible parmi ses compatriotes, se préparait à assister à une représentation théâtrale116. »
90Contrairement aux articles de 1893, le journal se montre un peu moins sympathique envers le peuple français qu’il accuse d’être responsable de son propre sort. Cette évolution s’explique peut-être par la multiplication d’attentats anarchistes au cours de l’année 1894 qui ont dû radicaliser la position du journal. Le contexte irlandais n’incite pas non plus à baisser la garde. Les élections législatives approchent et les tensions s’accroissent entre les anti-parnelliens modérés et Healy, l’homme que le journal aimerait voir à la tête du parti. Le journaliste démontre donc bien peu d’empathie à l’égard de Carnot et de sa famille. Pourquoi s’émouvoir de la mort d’un homme qui, en se rendant au spectacle dégradant donné dans une salle de théâtre, a montré, à l’instar de Parnell, qu’il n’associait pas son éthique privée à celle d’homme d’État. Le journal se réjouirait presque de ce tragique événement. En effet, il espère que le peuple français s’éveille enfin aux conséquences qu’une baisse de la morale religieuse peut entraîner. Plus encore, l’attentat est l’occasion de remettre en cause les principes démocratiques. La plupart des anti-parnelliens radicaux sont loin de les partager, puisqu’ils les associent aux contestations populaires et aux revendications sociales. Le 7 juillet 1894, l’Irish Catholic and Nation peut ainsi écrire :
« L’assassinat de M. Carnot a dû faire revenir à l’esprit de la France, si quelque chose le peut, la nature dangereuse des éléments démocratiques dont les hommes d’État français successifs ont cherché le soutien en approuvant d’une façon ostentatoire la haine de la religion et de l’Église117. »
91L’élection de l’autoritaire « prompt et pacifique » Casimir-Périer rassure un peu. Mais la démission de celui-ci, dès janvier 1895, est vécue comme le retour presque attendu à l’inévitable instabilité d’un régime républicain : « La crise présidentielle française serait amusante si elle ne s’accompagnait pas de conséquences potentiellement dangereuses et maléfiques pour la France118. » Le ton employé est particulièrement sarcastique, renvoyant au mépris affiché vis-à-vis de la vie parlementaire française dans la presse anglaise119. Une étude de l’Irish Ecclesiastical Record, publiée en 1900, résume l’ensemble des maux dont apparaît souffrir la France dans la presse anti-parnellienne radicale. Un texte qui montre aussi que l’image d’une France catholique prise au piège par ses éléments anti-cléricaux est relayée par le clergé irlandais jusqu’au début du XXe siècle :
« Aujourd’hui en France le couteau de l’assassin et la bombe de l’anarchiste se cachent dans la rue, dans la chambre des députés, et même à l’Église, et n’importe qui manque d’attention peut trouver la fin effrayante récemment rencontrée par le Président Carnot. Sont-ce des armes moins effrayantes que la guillotine120 ? »
92La guillotine à laquelle fait référence l’article est bien celle de 1793. La comparaison est donc celle d’un retour aux heures les plus sombres de l’épisode révolutionnaire et la preuve qu’un système républicain ne peut engendrer que violences excessives et anticléricalisme.
93En revanche, si l’on se tourne vers les titres parnelliens de United Ireland et de l’Irish Weekly Independent, l’impression que laisse l’annonce de l’assassinat de Carnot est bien différente. Dans son édition du 30 juin 1894, l’Irish Weekly Independent consacre une page entière à l’événement. On y trouve une description détaillée de la scène, mais aussi une rapide biographie de Carnot et plusieurs réactions de différentes personnalités politiques et artistiques françaises. Surtout, on y découvre en bonne place une déclaration du maire de Cork à l’épouse du président assassiné. Un geste de soutien que l’Irish Catholic and Nation s’était gardé de publier. C’est en effet avec beaucoup de force qu’Augustine Roche, parnellien de la première heure, déclare son amitié à la famille et au peuple français tout entier. Il en profite aussi pour réaffirmer le lien franco-irlandais :
« Il est naturel que les Irlandais, plus que d’autres pays, soient particulièrement concernés par l’affaire de l’assassinat du président, car il y eut de l’affinité entre le peuple irlandais et le peuple français […] Cela semble presque impensable qu’un outrage si terrible se déroule en France, dans une république où le peuple à la voix la plus importante pour la gouvernance du pays121. »
94Augustine Roche considère la démocratie en des termes bien plus positifs que la presse anti-parnellienne radicale. Certes, nous ne nous appuyons ici que sur la déclaration d’un seul homme. Mais il apparaît assez nettement que des différences idéologiques plus profondes que la simple rhétorique se font jour entre parnelliens et anti-parnelliens en cette fin de siècle.
95Le choc semble être aussi grand à la rédaction du United Ireland. Dans son édition du 30 juin 1894, l’hebdomadaire consacre deux pages entières de descriptions et d’analyses. United Ireland rappelle notamment que c’est après l’élection de Sadi Carnot à la présidence de la république que Stephens a été autorisé à rentrer en France. Afin de réconcilier la France républicaine et meurtrie avec ses lecteurs, le journal pense nécessaire d’ajouter : « La république française se trouve en meilleurs termes avec la papauté122. » La différence de ton entre parnelliens et anti-parnelliens est donc frappante. Elle illustre l’attachement aux principes de 1789 et une rhétorique qui se radicalise pour les uns, l’importance des valeurs morales et catholiques pour les autres. D’autres articles publiés au même moment dans le United Ireland ou l’Irish Weekly Independent, impliquent une deuxième explication à cette différence d’appréciation.
96En effet, il semble que ces titres ne souhaitent pas voir l’image de la France se dégrader plus avant. Le United Ireland est resté muet lorsqu’il s’agissait de dénoncer l’amoralité des mœurs parisiennes. L’Irish Daily Independent et son édition hebdomadaire ont été mesurés. Le 3 février 1894, l’Irish Weekly Independent semble même se désoler de l’atmosphère délétère qui suit le scandale du canal de Panama. Évoquant un discours de Edouard Lockroy, député de gauche radical, devant l’assemblée, le journal s’inquiète : « Il présenta l’image la plus sombre de la faiblesse de la France en comparaison à la Triple Alliance […] du fait d’une mauvaise administration, sinon de malversations123. » Une pensée domine ici toutes les autres. Le journaliste s’inquiète du contexte intérieur français parce qu’il ne souhaite pas voir la France perdre une puissance militaire et diplomatique qu’elle venait à peine de recouvrer après les campagnes coloniales des années 1880. Et c’est avec des termes plutôt clairs que le United Ireland justifie cette préoccupation :
« Non, ce n’est pas une courtoisie ordinaire qui nous incite à envoyer à la France, au nom de l’Irlande, la sincère sympathie de notre peuple à l’heure de son procès […] Les nations s’élèvent et tombent ; et dans les hauts et les bas de la politique peut-être le jour viendra à nouveau où l’Irlande devra se tourner vers son vieil allié. Qui sait124 ? »
97L’idée est lancée. Sa faisabilité est bien réduite, et l’auteur de cet article n’en doute sûrement pas. Mais l’objectif n’est pas là. La suggestion, même irréalisable, d’une alliance militaire, renvoie inextricablement le lecteur aux événements de 1798, voir à ceux de 1848. Elle catalyse les énergies et les espoirs de ceux qui s’identifient à ce passé. Le caractère abstrait de certains thèmes et termes de l’article permet dans le même temps à l’auteur de garder ses distances avec les valeurs transmises par les événements de 1798. Il est donc possible d’assimiler cet article à la même tactique rhétorique et politique pratiquée par Parnell et son clan tout au long de sa carrière politique : l’appel aux fenians.
Conclusion
98Nous avons pu développer dans ce chapitre les différentes réactions au processus de laïcisation français. Dans un premier temps, la hiérarchie ecclésiastique préfère modérer son propos. Ses relations avec Parnell influent certainement sur cette décision, tout comme la présence d’agents de l’État français dans le conseil d’administration du Collège des Irlandais de Paris qu’il ne faut pas froisser. En revanche, l’affaire du divorce et la scission qui s’en suit au sein du parti parlementaire irlandais changent profondément la donne. La France se retrouve intégrée à la rhétorique anti-parnellienne en devenant l’exemple d’un pays où l’absence de morale religieuse en politique a eu un effet des plus néfastes sur les mœurs de la population. Nombreux sont les parallèles idéologiques entre le nationalisme français et le nationalisme irlandais qui se développent dans les années 1890. Nous y reviendrons plus en détail par la suite. Mais il apparaît assez évident que la scission parnellienne et l’argumentaire d’un anti-parnellien radical comme Timothy Healy, ont grandement participé à ce rapprochement. Celui-ci s’opère dans un contexte où le rejet d’une modernité urbaine et anglicisée est inclus au sein du développement d’un nationalisme culturel qui promeut une vie rurale ancestrale et vierge de toute influence étrangère, c’est-à-dire anglaise. Dans un tel contexte, une partie de la presse parnellienne s’inquiète elle aussi de l’état moral de la société française, mais centre plutôt ses craintes sur l’envie de voir s’imposer la puissance française en Europe. Cette analyse est renforcée par la faible présence parnellienne au Parlement de Westminster qui rend primordial le soutien des « hommes à flanc de coteaux ».
Notes de bas de page
1 Inglis Tom, Moral Monopoly, Dublin, Gill and MacMillan, 1987, 251 p.
2 Cette analyse est au cœur du travail de Larkin Emmet dans « The Devotional Revolution in Ireland, 1850-75 » dans The American Historical Society, vol. 77 (1972), p. 625-652.
3 Larkin Emmet, « The Devotional Revolution… », op. cit., p. 636.
4 Connolly Sean J., Religion and Society in 19th Century Ireland, Dundalk, Dundalgan, 1985, p. 48.
5 Larkin Emmet, « The Devotional Revolution… », op. cit., p. 630.
6 Larkin Emmet, « The Devotional Revolution… », op. cit., p. 639.
7 Connolly Sean J., Religion and Society…, op. cit., p. 28.
8 Inglis Tom, Moral Monopoly, op. cit., p. 114.
9 Ibid., p. 82.
10 On peut, par exemple, noter Institutiones Philosophicae par Dr. Anglade F., ou encore Theologia Moralis par Bailly Louis.
11 Turner Michael, « The French connection with Maynooth College, 1795-1855 » dans Studies, no 277 (1981), p. 77-87, p. 78.
12 Healy John, Maynooth College, Dublin, Browne & Nolan, 1895, 774 p., p. 278.
13 Turner Michael, « The French connection… », op. cit., p. 83.
14 Rafferty Oliver, The Church, the state, and the Fenian threat, Houndmills, Palgrave, 1999, 229 p., p. 45.
15 Nation, 17 juillet 1880.
16 Mayeur Jean-Marie, Les Débuts de la IIIe République, Paris, Le Seuil, 1973, 256 p., p. 112.
17 DDA, papiers de MacCabe, 1880, 353/3-7.
18 DDA, papiers de Walsh, 1906, 374/4,8, Laity.
19 C’est bien la thèse de l’ouvrage de Larkin E., The Roman Catholic Church and the creation of the modern Irish State 1878-1886, Dublin, Gill and MacMillan, 1975, 412 p.
20 Turner Micheal, « The French connection… », op. cit., p. 78.
21 Boyle Patrick, The Irish College in Paris, Dublin, Gill and Son, 1901, 236 p., p. 104-105.
22 O’Boyle James Canon, The Irish Colleges on the Continent, Dublin, Browne & O’Boyle 1935, 272 p., p. 80. Pour plus de détails, voir également un mémoire de recherche par Dolan Stover Justin conservé à la médiathèque du centre culturel irlandais, The Irish College Under Le Bureau Gratuit : student life, administration and interruption, 1870-1918, décembre 2010.
23 Boyle Patrick, The Irish…, op. cit., p. 106.
24 AMAE, correspondance politique des consuls, Dublin, 1889-1892.
25 Callanan Frank, The Parnell split, Cork, Cork University Press, 1992, 327 p., p. 111.
26 Ce sont des thèmes que Callanan Frank développe dans The Parnell Split, mais surtout dans sa biographie de Timothy Healy : T. M. Healy, Cork, Cork University Press, 1996, 754 p.
27 Maume Patrick, The Long…, op. cit., p. 13.
28 Callanan Frank, T.M. Healy, op. cit., p. 410-411.
29 Ibid., p. 361.
30 Ibid., p. 266.
31 Irish Catholic and Nation, 8 avril 1893.
32 Irish Catholic and Nation, 2 décembre 1893.
33 National Press, 11 juillet 1891.
34 Callanan Frank, T. M. Healy, op. cit., p. 335-336.
35 National Press, 11 juillet 1891.
36 McBride Lawrence W., « Nationalist political illustrations and the Parnell myth », dans McBride Lawrence (dir.), Images…, op. cit., p. 85.
37 Kelly Matthew, The Fenian ideal…, op. cit., p. 46.
38 National Press, 11 juillet 1891.
39 Irish Catholic and Nation, 8 décembre 1894.
40 Aghulon Maurice, La France…, op. cit., p. 199.
41 Hormis l’article cité plus bas, on peut noter « Catholic and politics » ou encore « tax on religious » publiés en 1895.
42 Irish Ecclesiastical Record, 1896, p. 910.
43 Garvin Tom, Nationalist Revolutionaries…, op. cit., p. 66.
44 Murphy Brian P., The Catholic Bulletin and Republican Ireland, Dublin, Athol Books, 2005, 314 p., p. 66.
45 Lagrée Michel, « Exilée dans leur patrie (1880-1920) », dans Lebrun François (dir.), Histoire des catholiques en France, Toulouse, Privat, 1980 p., p. 407-453 ; p. 436-437.
46 Irish Catholic and Nation, 8 décembre 1894.
47 Garvin Tom, « Priests and patriots: Irish separatism and fear of the modern, 1890-1914 » dans Irish Historical Studies, no 97 (1986), p. 67-81, p. 78.
48 Irish catholic and Nation, 8 décembre 1894.
49 Callanan Frank, T. M. Healy, op. cit., p. 258.
50 NLI, Ms 10505, folder 2.
51 Catholic Bulletin, juin 1914, p. 400.
52 C’est une thèse abordée par Garvin Tom dans Nationalist Revolutionaries…, op. cit., ainsi que par Inglis Tom, Moral Monopoly, op. cit.
53 O’Shea John, Roundabout Recollections, Londres, Ward & Downey, 1892, p. 247.
54 Ibid., p. 259.
55 O’Shea John, Roundabout…, op. cit., p. 253.
56 William Patrick Ryan, The Irish Literary Revival, Londres, 1894, 184 p., p. 24.
57 La « Gaelic League » (ligue gaëlique) est fondée en 1893 par Douglas Hyde, nationaliste culturel protestant. Elle a pour principal objectif le retour à une identité irlandaise sans influence anglaise. Elle promeut l’enseignement de l’Irlandais, alors qu’à la fin du XIXe siècle, il n’y a plus que 1 % de la population irlandaise qui parle cette langue de naissance. Cette organisation a son pendant dans le domaine des sports. La « Gaelic Athletic Association » est formée en 1884 pour promouvoir la pratique de sports exclusivement irlandais que sont le Hurling, le Handball Gaëlique, et le football gaëlique qui reçoit ses premières règles codifiées en 1885 seulement.
58 Ibid., p. 34.
59 Voici comment Davis Eugene introduit les Bretons dans Irish Footprints…, op. cit., p. 96-97 : « Frères des Irlandais, du fait qu’ils soient celtes, ils sont un peuple brave et hospitalier. »
60 Garvin Tom, Nationalist Revolutionaries…, op. cit., p. 61.
61 Dwan David, The Great Community, Culture and Nationalism in Ireland, Dublin, Field Day, 2008, 232 p., p. 157.
62 Le 9 novembre 1892, on peut lire un petit compte rendu d’un homicide titré : « Crime à Paris ». Le 16, le journal décrit la vie quotidienne dans les rues parisiennes comme un « règne de la terreur ». Un article du 19 confirme ces dires en titrant : « meurtre atroce à Paris ».
63 Irish News, 31 octobre 1892.
64 Callanan Frank, The Parnell…, op. cit., p. 65-66, et Frank Callanan, T.M. Healy, op. cit., p. 355-356.
65 Cork Daily Herald, 10 novembre 1893.
66 Winock Michel, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil, 1990, 444 p., p. 98.
67 Maume Patrick, The Long…, op. cit., p. 17.
68 Irish Daily Independent, 22 février 1892. Crime passionnel impliquant un certain Parker Deacon, qui aurait assassiné l’amant de sa femme. Il est intéressant de noter qu’il s’agit d’un couple anglais installé à Paris. En revanche, l’amant est bien français, et porte le nom de M. Abeille.
69 Irish Weekly Independent, 3 février 1894.
70 United Ireland, 1er août 1891.
71 Bew Paul, Conflict and Conciliation in Ireland 1890-1910, Oxford, Clarendon Press, 1987, 241 p., p. 18.
72 Bew Paul, John Redmond, Dundalk, Dundalgan Press, 1996, 59 p., p. 18.
73 Goldring Maurice, Faith of our fathers, Dublin, Repsol Publishing, 1982, 112 p., p. 38.
74 Maume Patrick, The Long…, op. cit., p. 25.
75 Kelly John, « The Fall of Parnell and the Rise of Irish Literature » dans Anglo-Irish Studies, no 2 (1976), p. 1-23, p. 11.
76 Cork Daily Herald, 5 novembre 1892.
77 Hutchinson John, The Dynamics of Cultural Nationalism, Londres, Allen and Unwin, 1987, 343 p., p. 136.
78 Ibid., p. 140.
79 Winock Michel, Nationalisme…, op. cit., p. 85-89.
80 Marx Roland, 1888, Jack L’Éventreur et les fantasmes victoriens, Paris, Éditions Complexes, 2007 (1re éd. 1987), 189 p., p. 29 et p. 51.
81 Ibid., p. 116.
82 Comerford Vincent, dans France…, op. cit., p. 124, estime qu’à partir des années 1870, l’Irlande s’intègre de plus en plus au système culturel et économique britannique. De son côté, Loughlin James, dans British Monarchy and Ireland : 1800 to the present, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 389 p., p. 169, considère que l’intégration de l’Irlande au sein de la société britannique est en fait plutôt limitée, comme le montre l’accueil plutôt froid réservé au Prince et à la Princesse de Galles en 1885. Quoi qu’il en soit, selon Lee Joseph J. dans The Modernisation…, op. cit., cette intégration est beaucoup moins évidente que ce qu’ont voulu croire, ou faire croire, les promoteurs de la « Gaelic League » afin de justifier leur politique de « retour aux sources ».
83 Garvin Tom, Priests and Patriots…, op. cit., p. 77.
84 Maume Patrick, The Long…, op. cit., p. 130.
85 AMAE, Nantes, politique extérieure, Irlande, 1920-1933, carton 153.
86 Garvin Tom, Priests and Patriots…, op. cit., p. 69.
87 Weekly Freeman, 25 mars 1893.
88 Marx Roland, 1888, Jack…, op. cit., p. 65.
89 Irish Catholic and Nation, 17 novembre 1894.
90 Une évolution politique décrite en détail dans Rodechko James Paul, Patrick Ford…, op. cit., chapitre 7, « Ireland and America », p. 183-215.
91 Irish World, 13 juin 1896.
92 Irish Weekly Independent, 30 septembre 1893.
93 Irish Weekly Independent, 8 août 1896.
94 Callanan Frank, T.M. Healy, op. cit., p. 376-377.
95 Ibid., p. 344-345.
96 Hutchinson John, The dynamics..., op. cit., p. 134.
97 Dwan David, The Great…, op. cit., p. 159-160.
98 Saddlemeyer Ann, The collected letters of John Millington Synge, Oxford, Clarendon Press, 1983.
99 Millington Synge John, Les îles Aran, Paris, Payot & Rivages, 2002, 189 p., p. 13.
100 Millington Synge John, The Playboy of the Western World, Oxford, Oxford University Press, 1998, préface.
101 Voir le chapitre consacré à Huysmans dans Winock Michel, Nationalisme, antisémitisme…, op. cit., p. 322-327.
102 National Press, 1er octobre 1891.
103 Id.
104 Callanan Frank, T. M. Healy, op. cit., p. 364-365.
105 Paseta Senia, Before The Revolution, Cork, Cork University Press, 1999, 183 p., p. 138.
106 Davis Eugene, Irish Footprints…, op. cit., p. 43.
107 Ibid., p. 129-130.
108 Weekly Freeman, 1er avril 1893.
109 Irish Catholic and Nation, 16 décembre 1893.
110 McGee Owen, The IRB, op. cit., p. 216.
111 Rumpf Erhard, Nationalism and Socialism in Twentieth-Century Ireland, Liverpool, Liverpool University Press, 1977, 275 p., p. 15-16.
112 Garvin Tom, Nationalist Revolutionaries…, op. cit., p. 110.
113 Paseta Senia, Before The…, op. cit., p. 138-139.
114 de Bovet Marie-Anne, Irlande 1889 : trois mois en Irlande, An Here, Ar Releg-Kerhuon, 1997, 414 p., p. 45 et 49. De Bovet publie d’abord le récit de son voyage dans la revue Le Tour du Monde, où elle se montre très impressionnée par la pauvreté qu’elle rencontre partout à Dublin. Son texte mérite d’être cité : « Le “cher sale Dublin” [reprenant les mots de Lady Morgan] n’est autre chose qu’une agglomération de quartiers pauvres dont la misère déborde jusqu’au seuil des riches […] Qui veut voir la misère dublinoise dans toute son abjection n’a qu’à aller se promener du côté de Saint-Patrick. Deux rangées de masures giboyeuses, galeuses, lépreuses, suant la crasse et suintant le relent nauséabond de la malpropreté accumulée de plusieurs générations, avec de vieux jupons accrochés en guise de rideaux et parfois de carreaux aux fenêtres borgnes. À chaque rez-de-chaussée, des boutiques à auvent surplombant, sortes de caves fangeuses à l’étalage desquelles figurent des quartiers de lard rance, des paquets de chandelle et des pots de mélasse – friandise aussi recherchée ici que l’est peu cet article de luxe vaguement connu sous le nom de savon – des choux verts, des navets moisis, des pommes de terre pourries. Toutes les trois portes, une taverne qui semble un palais au milieu de ces baraques […] Sur les trottoirs garnis d’une litière d’épluchures de légumes et d’ordures variées, se tient un marché permanent : tonneaux dans lesquels s’empilent des harengs rouges saupoudrés de saumure, inventaires où s’étale tout ce que l’imagination peut concevoir de plus repoussant en fait de bas morceaux de boucherie : pieds de bœuf défraichis, têtes de mouton faisandées, lambeaux de mou de veau flasque et sanguinolent, tripes, peaux, graisses et couennes de tous les animaux comestibles et autres. »
115 Marx Roland, 1888…, op. cit., p. 100.
116 Irish Catholic and Nation, 30 juin 1894.
117 Irish Catholic and Nation, 7 juillet 1894.
118 Irish Catholic and Nation, 19 janvier 1895.
119 Hett Philip Micheal, France and Britain 1900-1940, Londres, Longman, 1996, 275 p., p. 21.
120 Irish Ecclesiastical Record, 1900, p. 257.
121 Irish Weekly Independent, 30 juin 1894.
122 United Ireland, 30 juin 1894.
123 Irish Weekly Independent, 3 février 1894.
124 United Ireland, 30 juin 1894.
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L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008