Chapitre II. Les relations franco-irlandaises sous l’ère de Parnell
p. 77-107
Texte intégral
La politique française de Parnell
1Si l’on devait mesurer la place attribuée aux grandes figures du nationalisme irlandais dans la mémoire collective à la taille des statues qui leur ont été érigées, Parnell trône majestueusement aux côtés d’O’Connell. Perchés sur leur haut socle de pierre, les deux hommes encadrent aujourd’hui la grande artère d’O’Connell Street à Dublin et portent sur la ville un regard protecteur que des milliers de passants continuent de croiser tous les jours. Une étude de l’Irlande à la fin du XIXe siècle ne peut donc négliger cet homme, devenu mythe de son vivant.
Parnell, ses politiques et son image
2Entré en 1875 à la Chambre des Communes, alors qu’Isaac Butt maîtrise encore les politiques parlementaires irlandaises, Parnell est parvenu à dominer la vie nationaliste irlandaise durant l’ensemble des années 1880 et à inscrire la question irlandaise à l’agenda des hommes politiques britanniques. Il s’impose à partir de 1878 grâce à la politique du « New Departure » (Nouveau Départ), alors que l’Irlande est secouée par les violents spasmes d’une agitation qui grandit dans ses campagnes, communément appelée « Land War ».
3Charles Stewart Parnell est né en 1846 dans une famille de propriétaires terriens protestants. À la mort de son père, il hérite du domaine d’Avondale dans le comté de Wicklow, le lieu de sa naissance. Quelques deux décennies plus tard, il s’apprête à devenir l’un des plus influents dirigeants politiques que l’Irlande ait jamais connu. Quelles raisons ont donc pu pousser Parnell à s’investir pour la cause des fermiers irlandais, lui qui traitait ses propres fermiers ni mieux, ni moins bien, qu’un autre « Landlord » ? L’énigme n’est pas encore pleinement élucidée. Son passage à Cambridge semble avoir développé chez lui une certaine froideur à l’égard de la société anglaise et l’impression d’être un étranger en son sein. F. S. L Lyons évoque aussi son affection pour la vie à la campagne et les amitiés qu’il a tissées dans sa jeunesse avec fermiers et ouvriers agricoles1. Un certain ennui et le poids des traditions familiales l’ont peut-être finalement entraîné à tenter sa chance comme représentant parlementaire2.
4À l’automne 1878, Parnell est élu pour la deuxième fois président de la Confédération de Grande-Bretagne pour le « Home Rule » avec l’aide de fenians (sa première élection date de l’automne 1877). John Devoy, le président de l’organisation républicaine irlando-américaine Clan na Gael3, propose alors à Parnell une nouvelle stratégie politique. Elle a pour nom le « New Departure », puisqu’il doit s’agir d’une redéfinition des stratégies du mouvement séparatiste et républicain irlandais. Elle est basée sur une entente entre les fenians et les partisans constitutionnalistes du « Home Rule ». Cette nouvelle entente est décidée en juin 1879. Au début des années 1880, le « New Departure » oriente donc logiquement la politique et la rhétorique de Parnell vers une certaine radicalité. Pour les fenians qui acceptent de jouer le jeu, c’est l’opportunité d’accéder à certaines activités politiques sans renier leurs ultimes objectifs.
5Le contexte de la mise en place de ce nouveau projet politique est celui de la « Land War » qui se développe à partir de 1879. Ce mouvement de protestation est la conséquence directe de la crise économique qui frappe durement les fermiers à la fin des années 1870. Avec des revenus réduits, ceux-ci n’ont plus les mêmes moyens pour payer leurs loyers. L’expulsion, conséquence extrême, est le lot d’une partie d’entre eux. L’agitation est vite organisée et contrôlée par la « Land League », qui coordonne un ensemble d’actions contre l’organisation économique et sociale des campagnes irlandaises, centré sur le rapport des grands propriétaires terriens avec les fermiers qui exploitent leurs domaines. La « Land War » offre à Parnell, qui devient le président de la « Land League », l’occasion d’être à la tête d’une mobilisation nationaliste tout à fait conséquente, pavant le chemin de son triomphe politique. Face à cette agitation et le développement des violences, le gouvernement du Premier ministre Gladstone fait voter en août 1881 une loi (Land Act), qui assure les trois plus importantes revendications du mouvement. Un tribunal arbitral décide du montant des loyers : un fermier ne peut pas être expulsé tant que ledit loyer a été payé, un fermier peut librement vendre son droit d’occupation du sol au prix du marché, sans l’intervention du propriétaire. En privé, Parnell reconnaît les bénéfices de la nouvelle loi mais, en public, continue de critiquer le gouvernement, demandant notamment de meilleures échéances pour les fermiers ayant des arriérés. Gladstone durcit le ton et emprisonne Parnell. La recrudescence de violences qui suit pousse le premier ministre britannique à venir, en 1882, négocier avec le dirigeant nationaliste le traité de Kilmainham, du nom de la prison où ce dernier est enfermé. Ce traité marque pour un temps la fin des tensions.
6Pour comprendre l’ampleur de la complexité des politiques irlandaises au cours des années 1880, il est important de noter qu’assez tôt, la « Land League » et la politique du « New departure » ne font pas l’unanimité parmi les républicains irlandais. John Devoy et Micheal Davitt doivent faire face à une opposition importante. Leurs critiques réaffirment l’intransigeance du mouvement républicain, selon laquelle un fenian ne doit se préoccuper que de la préparation d’une insurrection armée pour l’indépendance irlandaise. Davitt, en conséquence, est exclu du Conseil Suprême dès 18804. Pourtant, durant le reste des années 1880, Parnell réussit à imposer suffisamment d’ordre et d’autorité auprès des forces dispersées du nationalisme irlandais après la « Land War », pour permettre au parti parlementaire irlandais de jouer un rôle important au sein des débats qui se déroulent à la Chambre des Communes5. En 1885, Parnell parvient à mettre en place une alliance avec le parti libéral de Gladstone et obtient, en 1886, le vote de la première loi pour le Home Rule irlandais, finalement rejetée par la Chambre des Lords. La même année, afin de concilier ses revendications avec la politique du gouvernement de Gladstone, il refuse de cautionner une nouvelle campagne pour tenter d’apporter une solution à la détresse des zones rurales irlandaises qui persiste malgré la loi de 1881. En parallèle, Parnell continue à faire appel en sous-main aux fenians, notamment lors des campagnes électorales.
7Comme ailleurs en Europe, la presse acquiert, en particulier dans la seconde moitié du XIXe siècle, une importance capitale au sein de la vie politique irlandaise. Les progrès très importants de l’alphabétisation6 et une meilleure distribution des livres et des périodiques, favorisée par l’amélioration des technologies de communication, ont permis un essor sans précédent des quotidiens et des hebdomadaires. La première moitié des années 1880 est sur ce point tout à fait remarquable. Le climat particulièrement tendu de cette période, riche en événements politiques de première importance, permet aux journaux nationalistes, nationaux et régionaux d’augmenter leur nombre de 25 % pour atteindre le chiffre de 55 titres en 18867. Pour mesurer l’ampleur de cette évolution et l’importance de la presse dans un contexte aussi explosif que celui de la « Land War », citons Micheal J.F. McCarthy, journaliste au Freeman’s Journal :
« Les actions des sections de la ligue provoquèrent la lecture de journaux par dix personnes, contre la seule qui les lisait auparavant […] Chaque déclaration des responsables de la “Land league” était acceptée par la population comme la vérité d’un évangile8. »
8C’est une évolution que les propriétaires de journaux comprennent très vite9. Dans un tel contexte, il est normal que Parnell ait donné à la presse une place prédominante dans la promotion et la diffusion de sa politique. Ce que le gouvernement britannique appellera « gouverner par le journalisme10 ».
9Parnell peut compter sur le soutien plus ou moins affirmé de plusieurs journaux dont l’Irishman et le journal de John Devoy, L’Irish Nation. Selon Owen McGee, ce dernier est créé en 1881 pour que l’IRB continue à mettre en valeur ses points de vue, alors que l’Irishman est racheté par Parnell la même année11. Quoi qu’il en soit, il fait peu de doute que la politique du « New Departure » impose au journal de soutenir la politique de Parnell et de la « Land League ». Le Flag of Ireland, journal aux sympathies républicaines définies, entre autres, par ses liens avec James Stephens, soutient aussi Parnell jusqu’à ce qu’il soit remplacé par United Ireland en 1881. Parmi les journaux qui accordent leur appui à la « Land League », il faut noter L’Irish World de Patrick Ford, même si ce journal est à mettre à part, car il s’adresse surtout à un public irlando-américain, certes avec un ton nationaliste et antibritannique, mais qui se limite largement aux questions agraires de la « Land War ». Il permet en tout cas à la « Land League » de récolter des fonds importants aux États-Unis12. Dans un registre plus modéré, on peut remarquer l’apport du Nation, ou bien encore celui du Freeman’s Journal et de son édition hebdomadaire, Weekly Freeman, même si les relations de ce dernier avec Parnell n’ont jamais été simples13.
10Pour finir, la politique de Parnell n’aurait certainement pas connu un succès similaire sans son organe porte-parole, le United Ireland. Fondé en 1881, il a pour rédacteur en chef le principal bras droit de Parnell, William O’Brien. Le ton de United Ireland est assez souvent radical. Les articles flirtent en permanence avec une tendance à l’émotionnel qui ne plaît pas toujours à tout le monde14, mais qui correspond à la vision que William O’Brien se fait de son métier. En effet, celui-ci accorde très peu de crédit à la sophistication politique de son lectorat et pense le journalisme de « combat » comme celui de l’image directe et facile d’approche15. Cette opinion très moderne de la propagande, qui s’appuie sur la force de l’image plutôt que sur le sens des mots, implique une utilisation similaire de la France et de sa représentation.
La politique française de la « Land League »
La bataille de l’opinion
11Le 14 janvier 1881, William Joseph O’Neill Daunt, vieux parlementaire irlandais, qui fut un proche ami de Daniel O’Connell, déclare dans une lettre qu’il écrit à John Patrick Leonard, l’un des plus célèbres exilés irlandais en France16 :
« Vous avez tout à fait raison de trouver désirable qu’une vue véritable de ce qui est appelé “La Question Irlandaise” devrait être proposée à la grande nation française. Des écrivains continentaux de talent ont occasionnellement visité l’Irlande, donné une description convenable des sujets apparaissant en surface, dogmatisé à partir d’un savoir imparfait et communiqué leurs vues déformées aux journaux continentaux17. »
12Cette observation illustre une interrogation qui se fait de plus en plus récurrente alors que la « Land War » gronde. Comment faire connaître à l’opinion internationale les conflits qui secouent l’Irlande ?
13L’IRB, soutien essentiel à la logistique de la « Land League », semble confrontée aux mêmes genres de questionnement, après que les gouvernements espagnols et russes ont refusé d’offrir leur appui en cas d’insurrection sur le sol irlandais. C’est ainsi que l’on peut replacer le développement de la politique du « New Departure » dans un cadre international. En effet, pour atteindre cet objectif, Devoy et les dirigeants de l’IRB doivent faire élire à Westminster des députés irlandais obéissant à des convictions nationalistes sincères18, et donc travailler main dans la main avec des nationalistes constitutionnalistes. La recherche d’une telle légitimité, au plan national et international, implique nécessairement un gros travail de propagande en Irlande et à l’étranger. Le besoin de faire valoir en France la cause irlandaise est pleinement intégré à cette démarche.
14Dès le mois de janvier 1880, l’Irishman se plaint de la mauvaise interprétation qui est faite à l’étranger de la « Land War ». Le journal proteste aussi contre la trop faible importance laissée à l’opinion internationale en Irlande. La nécessité d’internationaliser le contexte irlandais est donc bien une préoccupation grandissante, révélée par un journal qui, après quelques hésitations, soutient clairement la « Land League ». À l’instar de O’Neill Daunt, il s’intéresse tout particulièrement au cas français et accuse la Grande-Bretagne d’empêcher la diffusion d’une représentation objective du cours des événements en Irlande :
« Les Français ne pourraient avoir oublié les principes radicaux du crédo politique qui fait de leur pays ce qu’il est. Il est vrai que la presse de Londres a généralement essayé de masquer la position de l’Irlande à la France, et l’attitude de la France à l’Irlande […] Permettez-nous, cependant, de répondre au Globe que ses références à l’opinion française actuelle apparaîtraient absurdes à l’observateur si elles n’étaient pas écœurantes19. »
15La radicalité de la tradition politique française est d’autant plus facilement mise en valeur que le personnel républicain s’affirme enfin en France, face aux conservateurs et aux monarchistes. Le contexte dans lequel est publié cet article, celui d’un débat avec le journal anglais The Globe à propos de l’intérêt suscité en France par les affaires d’Irlande, confirme qu’une bataille pour gagner le public français se prépare. L’emporter, c’est s’assurer un outil de plus pour faire pression sur l’opinion et le gouvernement britannique. L’internationalisation de la « Land War » permet de tenir un discours positif, pour que le lecteur n’ait plus le sentiment que les fermiers irlandais se battent seuls. Il faut, entre autres, montrer que les élites européennes, les faiseurs d’opinions, sont sensibles à la cause irlandaise. C’est ainsi que l’Irishman publie le 6 mars 1880, sous le titre évocateur de « sympathies françaises », la traduction du texte d’un écrivain dont on indique qu’elle a été plusieurs fois célébrée par l’Académie Française : « Une horrible famine s’abat en ce moment sur l’Irlande ; ni la richesse britannique, ni les millions de notre rançon ne préserve les familles et les villages de l’agonie de la faim20. » Ce texte illustre d’une façon convaincante l’émotion suscitée par les évictions et sur laquelle la « Land League » souhaite s’appuyer pour émouvoir l’opinion publique internationale.
16Pendant toute la première phase de la « Land War », l’opinion française est utilisée par la « Land League », même en 1882 alors que le mouvement a perdu depuis déjà plusieurs mois de sa virulence. Le 22 avril 1882, United Ireland publie, sous le titre de l’« Opinion française », un petit encadré à propos d’un article écrit sur l’Irlande dans la nouvelle édition de la Géographie Universelle. Voici la façon dont le journal introduit l’ouvrage :
« Les vues entretenues par la classe la plus cultivée et la plus intelligente de France concernant l’Irlande peuvent être assez justement évaluées à partir de la traduction suivante des passages sortis du quatrième volume récemment publié de la Géographie Universelle d’Elisée Reclus21. »
17L’auteur de la Géographie Universelle, Elisée Reclus, est un homme d’extrême gauche, anarchiste et ancien communard. Comme Rochefort, qui entretient un lien privilégié avec l’Irlande nationaliste, les sympathies politiques de Reclus induisent une certaine empathie envers la cause irlandaise. Le 27 mai 1882, c’est l’Irish Nation qui se soucie de l’opinion française à l’aide d’un compte rendu d’articles sur l’Irlande paru en France, sous le titre « L’Irlande et la presse française ». Une nouvelle fois, c’est vers le passé communard de l’amitié franco-irlandaise que doit se tourner le journal, qui reproduit un article de l’Intransigeant écrit par Henri Rochefort22.
18Comme nous l’avons déjà évoqué, la politique de Parnell, malgré les efforts de John Devoy, ne convainc pas l’ensemble des séparatistes irlandais. Plusieurs responsables ou figures de l’IRB, comme John O’Leary, rejettent le « New Departure23 ». Patrick Tynan, nous le retrouverons plusieurs fois au cours de ce chapitre, est un de ceux qui ne s’est jamais laissé séduire. Installé à Londres, il est proche du groupe des « invincibles » qui assassine en 1882 le secrétaire en charge de l’administration de l’Irlande, Lord Frederick Cavendish, et son chef de cabinet, T. H. Burke. Malgré certaines affinités avec la France, Tynan ne peut donc soutenir l’appel de la « Land League » à l’opinion française : « Les nationalistes regrettèrent la persistance avec laquelle Mr. Parnell s’accrocha à l’idée de l’opinion publique comme une arme avec laquelle combattre l’Angleterre24. » Les regrets de Tynan sont à la hauteur de l’importance que donne Parnell à l’opinion française et européenne.
19Dans le contexte franco-irlandais, la célébration d’une histoire et d’une mémoire communes n’est jamais très loin. Dans le cadre parfois violent de la « Land War », les épisodes de 1796 et 1798 font assez vite leurs retours, mobilisant les attentes des partisans de la « Land League » autour d’un principe qui renvoie une symbolique que la plupart des nationalistes irlandais comprennent, mais à laquelle les fenians adhèrent le plus. United Ireland, comme l’Irishman souhaitent donc utiliser la France comme un électrochoc appliquer à leurs lecteurs. Promouvoir le lien franco-irlandais, mais surtout la persistance supposée de son souvenir en France, c’est raviver l’espoir qu’une France alliée continue de signifier en Irlande, et qu’une radicalisation des discours et des méthodes politiques durant la « Land War » permet de rappeler. Ces deux événements fondateurs du nationalisme irlandais comptent également parmi les épisodes de l’histoire où la question irlandaise a le plus influencé la diplomatie européenne. C’est de cette façon que l’aborde Thomas Brennan, membre de l’IRB et de la « Land League », dans un discours qu’il prononce le 17 mars 1881 à Ballycumber :
« La cause irlandaise occupe à présent une place qu’elle n’occupait pas au sein du monde politique, qu’elle n’a jamais occupé depuis que mille cinq cents hommes en arme se trouvèrent à bord de vaisseaux français à Bantry Bay (applaudissement)25. »
20Portée sur le devant de la scène nationaliste irlandaise, la France reste néanmoins silencieuse. On ne lui donne pas la parole. On préfère s’exprimer pour elle et la faire taire lorsqu’elle devient dangereuse. Le vote des premières lois laïques et anticléricales en 1880 impose une telle attitude, pour ne pas choquer un lectorat largement catholique. La première année au pouvoir de la « république opportuniste » connaît pourtant des événements traumatisants pour la communauté catholique française et européenne, comme l’expulsion des jésuites, puis de 300 autres congrégations masculines26. De cette affaire, l’Irishman s’émeut à peine, évoquant des « scènes touchantes à Paris27 ». De son côté, le Flag of Ireland n’évoque même pas l’événement et préfère se concentrer sur l’amnistie des prisonniers de la Commune en la comparant au traitement des prisonniers irlandais dans les prisons britanniques28. Un argument beaucoup plus efficace pour montrer l’éternelle générosité française et son amour des libertés. Mieux encore, l’Irishman publie le 17 avril 1880 une biographie de Félix Dupanloup, évêque d’Orléans, écrite par le Comte de Falloux et traduite par l’inévitable Leonard29. Quelles raisons peuvent pousser un journal aux sympathies républicaines à publier les écrits d’un légitimiste français, sinon le souhait de rappeler aux lecteurs potentiellement inquiets de l’évolution de la France, la réalité et la persistance de la tradition catholique française.
21Nous pouvons généralement noter que les questions de politique intérieure française sont assez peu soulevées par les journaux qui soutiennent la « Land League ». Comme avec Thomas Davis, la méconnaissance ou plutôt le silence jeté sur la société française par l’Irishman, United Ireland ou l’Irish Nation, leur permet d’appliquer au contexte irlandais une réalité française plus ou moins imaginée, sans risquer d’être rattrapés par des faits dérangeants. La France est un symbole construit sur un certain nombre de mythes, presque un principe politique. Pour ces journaux, elle ne semble pas avoir d’existence propre et peut donc voir ses réalités modifiées au gré des nécessités du moment. Au contraire des relations franco-anglaises qui constituent l’une des bases de la représentation irlandaise de la France, les politiques du gouvernement français à l’égard des nationalistes irlandais n’ont pas dans ce contexte, une importance primordiale. Elles sont accueillies avec délectation lorsqu’elles sont favorables à la cause irlandaise et sont ignorées dans le cas contraire, éventuellement réutilisées si la politique du moment s’y prête, comme nous le verrons au chapitre trois.
22Du très modéré O’Neill Daunt, qui dénonce les excès de la « Land War », au plus radical Irishman, la volonté de présenter la cause irlandaise devant l’opinion française est unanime. Une conclusion découle de cette observation. Si Parnell réussit à contrôler dans une certaine mesure les discours et les politiques nationalistes au début des années 1880, cette accumulation de réactions, pointant toutes dans le même sens, semble indiquer que l’opinion française est intégrée aux calculs politiques de Parnell, et qu’il ne s’agit donc pas que d’un vague appel aux sentiments d’amitiés franco-irlandais. C’est ce qu’il démontre en se rendant à Paris au mois de février 1881 avec, à ses côtés, l’ancien membre de l’IRB, James Joseph O’Kelly.
Parnell à Paris, février-mars 1881
23Dès son arrivée en France, Parnell organise rondement son effort de propagande. Deux objectifs sont principalement visés. Tout d’abord, obtenir un soutien, au moins symbolique, du gouvernement français. L’espère-t-il vraiment ? Nul ne le sait. Si c’est le cas, sans doute entrevoit-il le début de tensions franco-anglaises autour de la question coloniale en Afrique. Il est vrai que la visite de Parnell coïncide, à quelques semaines près, avec la signature d’un traité de protectorat sur la Tunisie qui refroidit sérieusement les relations avec la Grande-Bretagne. Le deuxième objectif du voyage de Parnell à Paris, et certainement le plus important est, bien sûr, celui qu’il a érigé en principe depuis 1880 : faire connaître la vérité sur les causes et les conditions de la « Land War » au peuple français.
24Les réponses du gouvernement français à l’initiative de Parnell ne sont franchement pas favorables. Le 26 février, Le Moniteur rapporte que Parnell a sollicité une audience particulière auprès du Président français Jules Grévy. Aucune suite n’est donnée à ces informations, et il semble que Parnell ait dû essuyer un refus suffisamment tranchant pour ne plus jamais revenir à la charge. Cette supposition se confirme lors de la grande fête nationale organisée en l’honneur de Victor Hugo. Jules Grévy refuse de figurer officiellement sur la liste des invités aux côtés de Parnell. Si ce dernier est bel et bien présent lors de la réception, il ne verra pas son nom aux côtés des autres personnalités présentes ce jour. En effet, le 22 février 1881, sur ordre du Président du Conseil, le contrôleur général de la police municipale doit faire enlever toutes les affiches relatives à la fête qui porteraient simultanément les noms de Jules Grévy et de Parnell30.
25Dans cette affaire, le gouvernement français conserve en fait la même ligne de conduite à l’égard des nationalistes irlandais que dans les décennies précédentes. Les relations avec la Grande-Bretagne ont suffisamment de sources possibles de tension pour que le gouvernement en ajoute une autre de façon délibérée. La France aurait beaucoup à perdre d’une entente trop appuyée avec les nationalistes irlandais, et bien peu à gagner compte tenu de ce qu’ils ont à lui offrir. La susceptibilité de la Grande-Bretagne envers la relation particulière que l’Irlande nationaliste, et notamment l’Irlande séparatiste, conserve avec la France est grande. Mieux vaut ne pas la provoquer. Cette analyse est confirmée par un article du Temps du 3 mars 1881 : « Le gouvernement ne pouvait admettre que le nom de l’agitateur irlandais fût inscrit non loin du nom du président de la République, alors que la France entretient avec l’Angleterre des relations d’entière et réciproque amitié31. » Légitimement satisfait par la décision de Grévy, l’Irish Times, principal journal unioniste et protestant irlandais, reprend mot à mot l’article du Temps dans son numéro du 3 mars 1881. À cette analyse des sentiments britanniques, s’ajoute une attitude généralement peu amène envers le mouvement et les leaders de la « Land League ». En effet, le consul de France à Dublin se satisfait de l’arrestation de Parnell, ordonnée par le gouvernement de Gladstone le 13 octobre 1881. Selon le consul, c’est une mesure logique qui en présage d’autres tout aussi légitimes :
« Il parut évident à toute personne qui se rendait exactement compte de la situation politique en Irlande, que cette mesure n’était que le prélude d’une action très énergique de la part du gouvernement anglais, et que la politique depuis si longtemps hésitante et patiente du Ministère Gladstone était arrivée à son terme32. »
26Heureusement pour Parnell, sa visite ne se limite pas aux cercles gouvernementaux. Sa priorité, l’opinion française, implique deux sortes de propagandes. La première consiste à entrer en contact avec quelques personnalités du monde intellectuel ou politique dont on connaît les affinités pour la cause irlandaise. C’est le cas de Victor Hugo. Avant de se rendre à Paris et d’assister à la réception donnée en son honneur, Parnell avait pris contact avec l’écrivain, afin qu’il utilise sa plume pour soutenir auprès de l’élite politique et culturelle française le combat mené en Irlande par la « Land League ». Mais le plus célèbre défenseur de la cause nationaliste irlandaise en France est, depuis de nombreuses années, Henri Rochefort. L’ancien communard, et fondateur en 1880 de L’Intransigeant, offre au mouvement nationaliste irlandais, toutes tendances confondues, une fenêtre sur l’opinion française. Conscient du soutien que Rochefort serait susceptible de lui apporter, ainsi que de son influence sur l’opinion, Parnell décide de le rencontrer. Comme prévu, l’entrevue porte rapidement ses fruits. Plusieurs journaux irlandais notent avec plaisir les articles publiés sur Parnell dans L’Intransigeant.
27Naturellement, tout le monde ne voit pas avec une égale satisfaction la rencontre de Parnell avec Rochefort, un homme taxé de communisme et d’anticléricalisme. Les remontrances envers Parnell ne tardent donc pas et viennent de l’un des plus hauts dignitaires de l’Église catholique irlandaise, l’archevêque de Dublin, Edward MacCabe, qui s’est toujours montré hostile au mouvement de la « Land League » et qui craint la violence des discours de Parnell :
« Une calamité plus terrible et humiliante que toutes celles qui sont déjà survenues menace notre peuple aujourd’hui. Des alliés à la lutte de notre peuple pour la justice sont recherchés dans les rangs d’infidèles impies qui ont précipité leur propre pays dans la misère et qui ont fait le serment de détruire les fondations de toutes religions. Est-ce que l’Irlande catholique tolèrera une telle offense ? Prions que Dieu et Sa Miséricorde nous en empêchent33. »
28Plusieurs ecclésiastiques irlandais accueillent avec beaucoup de bienveillance la lettre pastorale de l’archevêque. Certains proposent même de retirer à Parnell le soutien que l’épiscopat irlandais lui accorde. Le Vatican réagit aussi très positivement à l’initiative et demande à l’archevêque de Dublin une copie entière de la lettre34. La réaction de Parnell à cette initiative isolée ne se fait pas attendre. Il en va de sa respectabilité auprès de l’opinion irlandaise. Il faut apaiser les inquiétudes naissantes. Dès la semaine suivante, le Flag of Ireland publie sa réponse dans laquelle il réaffirme ses priorités :
« Nous ne nous mêlons pas à la politique française. Nous avons accepté l’assistance de tout et de n’importe quel parti, lorsque cette assistance peut être intéressante pour l’Irlande, mais nous n’avons pris aucun engagement en retour. Ni Rochefort, ni aucun autre politicien français n’ont rêvé d’une telle chose en offrant leur sympathie à l’Irlande […] Nous avons voulu donner aux hommes de tous les partis français l’occasion de connaître la vérité sur l’Irlande. Je pense profondément que les Irlandais membres de la ligue ont fait une erreur en limitant leurs appels à des sections particulières de l’opinion continentale. Notre travail ici est de s’assurer que toute la France entende ce que nous avons à dire35. »
29La justification est sincère et appuyée par les faits. Les années 1880 sont une période durant laquelle les représentants de la « Land League » prennent, en France, des contacts tout à fait divers. Une approche justifiée par la volonté de toucher la plus large fraction possible de l’opinion française et irlandaise. Parnell qui, il est vrai, est lui-même protestant, ne recule donc pas, même devant une autorité aussi centrale que l’archevêque de Dublin, et réaffirme l’importance que l’opinion européenne tient dans sa politique. Le Freeman’s Journal, à qui personne ne peut contester sa modération politique ou ses bons rapports avec l’Église, est un soutien de poids dans cet échange, et ajoute à la crédibilité de sa défense. Tout en insistant sur les « opinions abominables » de Rochefort, le journal affirme :
« Mr. Parnell a expliqué que l’un de ses objectifs était de gagner l’opinion publique française et, au travers de la presse, de l’instruire sur la question agraire irlandaise. Mr. Rochefort possède un journal écrit principalement pour une classe de personnes inconnue, je suis heureux de le dire, dans notre pays36. »
30Au-delà des questions politiques, entrer en relation avec des hommes comme Rochefort, et surtout Victor Hugo, ne semble pas une mauvaise idée pour intégrer le milieu fermé mais influent des salons littéraires et politiques qui existent à Paris à la fin du XIXe siècle. C’est une autre façon, plus discrète et moins officielle, de rencontrer des journalistes ou des directeurs de revues et de journaux.
31En effet, sensibiliser la presse française constitue l’autre grand objectif de Parnell. Il s’y essaie en accueillant le 15 février 1881, dans la chambre qu’il occupe à l’hôtel Brighton, plusieurs reporters dont certains membres de la rédaction du Figaro, de L’Évènement, et du Gaulois. Il se rend en personne à la rédaction de l’Univers, fidèle soutien de la cause irlandaise depuis la visite en 1830 de Montalembert, grand féru d’histoire irlandaise, à Daniel O’Connell. Ce travail est relayé durant toute l’année 1881 auprès de la presse française. Soutenue par John Patrick Leonard et Patrick Egan, la petite communauté irlandaise à Paris s’emploie à promouvoir la cause irlandaise, notamment dans les milieux conservateurs. Plusieurs pamphlets ou articles sont rédigés et parfois publiés37. Mais tous ces efforts apparaissent vains, et la presse française conserve une opinion très mitigée de la « Land League » et de la « Land War » après le départ de Parnell.
32Assez logiquement, c’est loin d’être l’impression qui ressort dans la presse nationaliste irlandaise. L’Irishman se fait particulièrement bavard sur le succès qu’aurait rencontré Parnell en France. Le journal évoque son soulagement de voir la cause irlandaise exposée avec justesse devant l’opinion française : « Finalement quelque chose a été fait pour éclairer l’opinion étrangère que l’Angleterre a, jusqu’ici, soigneusement conservée sous son enseignement particulier38. » Il insiste aussi sur ce qu’il considère comme le changement d’opinion de la presse française sur la « Land League » : « Lorsque la cause de l’Irlande arrive à obtenir une aussi chaude affection, il y a bien peu de craintes, je pense, qu’elle soit mal comprise39. » Le Flag of Ireland affiche également sa complète satisfaction et publie, les 5 et 12 mars, des encadrés sur l’accueil reçu dans la presse française par Parnell, même s’il ne cite aucun article et se limite à nommer quelques quotidiens (L’Intransigeant, Le Figaro, ou Le Moniteur Universel, par exemple40).
33Dans ce concert de louange, un journal propose une analyse plus détaillée de ce que devrait être la poursuite de cette tactique de propagande. L’Irish Nation, même s’il soutient l’initiative de Parnell, évoque aussi ses doutes quant à la pérennité de sa politique française si l’effort ne se poursuit pas. Les inquiétudes du journal deviennent visibles à la fin de l’année 1881. Parnell est en prison depuis octobre et la « Land League » a été dissoute par le gouvernement britannique. Le mouvement agraire est en perte de vitesse, fragilisé par ses divisions, même si la « Ladies Land League », dirigée par les sœurs de Parnell, continue à organiser le mouvement. Pour le journal de John Devoy, il est d’autant plus important de continuer la campagne de propagande que l’opposition au « New Departure » d’une partie du personnel républicain irlandais et irlando-américain lui fait perdre, à court terme, de l’influence au sein du Clan na Gael41. La France pourrait-elle lui offrir un second souffle ? Dans un article publié le 3 décembre 1881, l’Irish Nation rappelle que l’effort ponctuel fourni par Parnell au mois de février ne peut aboutir que s’il s’appuie sur une stratégie à plus long terme. Le journal veut faire savoir que la « Land League » continue à être active sur tous les fronts, y compris celui de la propagande internationale :
« Une tentative pour redonner vie à l’agitation anti-anglaise à Paris est actuellement faite par Mr. Egan, le trésorier de la “Land League” […] Il est temps que la ligue fasse quelque chose à Paris. Les journaux ont ici pratiquement cessé de la prendre au sérieux42. »
34Comme le montre l’article, Patrick Egan est un personnage essentiel à la visibilité de la « Land League » en France. En effet, trésorier de l’organisation, il doit se trouver au plus proche des fonds qui ont été placés à l’agence parisienne de la banque américaine John Munroe & Co. Il s’établit donc à Paris durant une grande partie de l’année 1881 et emporte avec lui les documents de la ligue. Son rôle prend une importance considérable lorsque Parnell et les autres principaux dirigeants de l’organisation sont arrêtés. Il permet ainsi à la campagne de propagande de ne pas trop s’essouffler.
35Malgré cette dernière tentative, quelques mois seulement après la publication de cet article, l’Irish Nation doit se rendre à l’évidence. Dans un contexte bien terne, où Devoy lui-même admet que le mouvement agraire est inexorablement en perte de vitesse43, William O’Donovan publie dans le journal une remise en cause pleine et entière de la politique menée par Parnell puis Patrick Egan en France. Gambetta et sa politique « anglophile » se trouvent aussi au centre des critiques. La désillusion qui ressort de ce texte n’empêche pas le lecteur de prendre conscience des moyens importants investis par la « Land League » pour « éveiller » l’opinion française aux réalités irlandaises :
« Le trésorier de la “Land League” pensait certainement que si nous pouvions faire naître les expressions d’une opinion favorable à l’égard de l’Irlande dans les journaux quasi officiels, ils auraient une certaine influence dans notre pays. J’étais appelé à Paris et diligenter pour fournir les journaux parisiens de toute opinion […] Pas un seul des journaux gambettistes et adorateur de l’Angleterre ne publia une seule ligne de mes communications […] ce résultat me convaincu plus fortement encore qu’auparavant, que la force morale, comme moyen de pression sur l’Angleterre au sein du continent européen, est aussi utile que la même méthode a pu l’être par expérience en Irlande44. »
36En fait, cet article se veut une critique de Parnell plutôt que de la « stratégie française » de la « Land League ». William O’Donnovan est un proche de John O’Leary et il confirme ici son attachement aux valeurs nationalistes de la « force physique », de l’action révolutionnaire, opposées à la « force morale », celle de l’opinion et d’une forme de légalité.
37Parnell n’a pas convaincu tous les séparatistes irlandais. Pourtant, son action durant la « Land War » et l’ensemble des années 1880, nécessite un certain niveau de cohésion au sein des forces nationalistes du pays. Au-delà des discours qui, avec insistance, mettent en valeur les liens pluriséculaires de la France avec l’Irlande, il est donc possible d’envisager d’autres raisons que celle d’un appel à l’opinion française, pour comprendre la venue à Paris d’un homme qui ne se risquera plus, et cela jusqu’à la fin de ses jours, à une telle campagne. Bien sûr, l’attitude du Président Grévy peut expliquer cette prudence et l’envie de ne plus risquer de pareil camouflet. Mais il semble que cette visite s’éclairerait d’un jour nouveau si elle était mise en rapport avec l’opinion nationaliste irlandaise que Parnell tente de séduire durant la « Land War ». Au travers des articles de United Ireland, nous avons observé que Parnell essaie de se rapprocher des fenians en utilisant une rhétorique qui se fait l’écho de certaines de leurs aspirations45. Lors d’un voyage qu’il fait, en 1880 aux États-Unis afin de recueillir des fonds pour la « Land League », il se permet quelques déclarations audacieuses, en expliquant qu’il fallait détruire « le dernier lien qui laisse l’Irlande rattachée à l’Angleterre ». Les relations de Parnell avec les fenians et l’IRB restent floues, mais quelques historiens considèrent que Parnell, plus ou moins ouvertement, a cherché tout au long de sa carrière le soutien des fenians46. En se rendant à Paris, chercherait-il à raviver une symbolique républicaine et révolutionnaire attachée à une ville qui, en 1881, abrite encore John O’Leary, ainsi que le fondateur de l’IRB, James Stephens ? Ce politicien avisé aurait-il pris le risque de rencontrer Rochefort, un homme si controversé en Irlande, s’il n’avait voulu séduire les activistes de l’IRB et du Clan na Gael qui lui sont encore réfractaires, et que Devoy à tant de mal à convaincre ? Rochefort que Tynan, on l’a compris bien loin d’être un parnellien, considère comme un « grand sympathisant des nationalités qui souffrent47 ». Marchant sur les pas de nombreux irlandais républicains, Parnell a pu chercher à envoyer un signe, suffisamment consensuel au sein des responsables fenians, pour être accueilli positivement par tous. De plus, la France a l’avantage d’offrir un symbole fort pour la mouvance séparatiste, tout en ne déplaisant pas nécessairement aux partisans d’un nationalisme plus modéré. Sans effrayer les uns, Parnell peut donc gagner plus de crédit auprès des autres. D’ailleurs, cette ambition ne semble pas se limiter à la seule visite de 1881 à Paris.
Parnell et la politique coloniale française
38Le professeur Comerford a déjà montré l’influence des relations franco-anglaises sur le développement du mouvement fenian dans les années 186048. La question coloniale démontre que ce facteur est loin d’avoir disparu des tactiques nationalistes irlandaises une vingtaine d’années plus tard. Depuis le début des années 1880, la France sort peu à peu de la politique de recueillement dans laquelle la défaite de 1870 l’a confinée. Sous l’impulsion des premiers gouvernements « opportunistes », la France se lance dans la conquête de territoires en Afrique et en Asie. Rapidement, des difficultés apparaissent en Égypte où les hésitations françaises permettent, en 1882, à la Grande-Bretagne d’écraser seule le mouvement nationaliste qui s’est développé dans le pays. Des conflits d’intérêts surgissent aussi dans la Golfe de Guinée, dans le bassin du Congo, mais surtout à Madagascar où une lutte d’influence entre les deux pays s’est établie depuis des décennies. En février 1883, la France tente un coup de force qui est aussitôt dénoncé en Grande-Bretagne. Malgré tout, les autorités françaises s’établissent sur l’île, même si les difficultés au Tonkin et la guerre contre la Chine empêchent sa conquête systématique49. En Irlande, ces nouvelles suscitent un intérêt certain, mais diversement exprimé. Prenons l’exemple du United Ireland et de l’Irishman. Le premier est devenu l’organe quasiment officiel du camp parnellien. Le deuxième, organe séparatiste, est racheté par Parnell en août 1885.
39Parnell modère son discours après le traité de Kilmainham, applique une politique parlementaire plus stricte pour s’intégrer à la Chambre des Communes et utilise l’Église catholique comme un nouveau pilier du jeu d’alliances complexes et fragiles qu’est le parnellisme. Sans renoncer à toute rhétorique « avancée », United Ireland semble refléter cette modération, et les affaires d’Égypte illustrent cette évolution. Dans un premier temps, les sympathies du journal se jouent de la France et de l’Angleterre et s’adressent au mouvement nationaliste égyptien. Le 3 juin 1882, le journal titre : « La crise égyptienne ; Triomphe des nationalistes égyptiens ; l’Angleterre et la France ridiculisée50. » Mais cette ligne politique s’essouffle vite. Les parnelliens montrent généralement une stratégie assez incohérente sur les questions coloniales. En effet, les nationalistes irlandais ont souvent refusé d’associer leur cause à celles des populations de l’Empire britannique. C’est le cas de John Mitchel, fervent partisan de l’esclavage. Ils demandent à être traités en égaux des Britanniques, et non pas comme un autre peuple de l’Empire. La nécessité de démontrer sa différence avec ces derniers est d’autant plus grande que les Irlandais sont eux-mêmes parfois décrits comme un peuple inférieur dans la presse satirique anglaise du type Punch, moitié homme moitié animal. À cela se rajoute un certain nombre de préjugés raciaux, les « Home Rulers » ne diffèrent pas de leurs contemporains britanniques ou français sur ce point, ainsi qu’un calcul purement politique. En effet, à la fin du XIXe siècle, la question de l’autonomie de certains peuples de l’Empire n’est envisagée que pour des nations « blanches », comme le Canada, par exemple51. En conséquence, même si les politiques nationalistes poussent Parnell à s’opposer à la puissance britannique sur tous les terrains, sa sympathie mitigée pour les autres mouvements nationalistes qui se développent dans l’Empire, notamment en Inde, le fait hésiter quant à la tactique à suivre. Finalement, c’est peut-être William O’Brien qui apporte la meilleure réponse. Il réaffirme la volonté de fragiliser l’Empire britannique sans forcément œuvrer à la libération des peuples sous sa domination. Lorsque les parnelliens adoptent des positions anti-impérialistes, ils n’embrassent donc pas pour autant l’« universalisme » et la solidarité des peuples comme un principe essentiel de leur politique52. Alan O’Day résume ce positionnement en considérant que le parti parlementaire irlandais des années 1880 présente une opposition de surface à l’Empire, tout en le regardant avec enthousiasme et fierté53. En revanche, il semble que cette attitude n’empêchait pas la presse parnellienne d’utiliser les questions de politiques étrangères à des fins stratégiques. D’ailleurs, O’Day, lui-même, admet malgré tout que l’espoir de voir les affaires coloniales britanniques tourner à l’avantage de l’Irlande persiste54. C’est tout particulièrement le cas lorsque ces questions concernent la France et ses politiques coloniales.
40Sous l’impulsion de William O’Brien, United Ireland modifie donc en douceur sa façon d’aborder les affaires d’Égypte. Il en fait un objet de propagande lorsque les tensions franco-anglaises commencent à devenir apparentes. Le journal déclare le 8 juillet : « La France et l’Angleterre ne sont plus en accord sur la question égyptienne. L’Angleterre s’était comportée de manière égoïste55. » Rien de très agressif, mais une satisfaction générale de voir la Grande-Bretagne aux prises avec quelques difficultés en Égypte, alors qu’en réalité, la France mène une politique qui laisse l’Angleterre imposer sa force dans le pays.
41Ce ton bien modéré change radicalement lorsque le lecteur se tourne vers l’Irishman. Les affaires de Madagascar en sont le meilleur exemple. Alors qu’elles passent beaucoup plus inaperçues dans United Ireland, elles inondent les colonnes du journal séparatiste. Le 21 avril 1883, on peut lire un article au titre évocateur :
« La France se réveille – l’Angleterre échec et mat/“Quand la France est en paix, l’Europe est en paix”. Mais qu’en est-il de la situation de l’Europe, lorsque la France adopte une attitude martiale, et s’en va en guerre56 ? »
42L’article affirme, entre autres, que la politique française à Madagascar est permise par les troubles auxquels la Grande-Bretagne doit faire face en Irlande. Comme l’ont fait les fenians des années 1860, l’agitation nationaliste irlandaise est pleinement replacée dans le cadre des tensions franco-anglaises en Afrique de l’est. C’est avec cette approche en tête qu’il faut comprendre un récit fantaisiste, publié dans le même numéro, et qui retrace une journée imaginaire d’octobre 1885, au cours de laquelle la France aurait enfin réussi un débarquement en terre d’Irlande :
« L’Angleterre contre le reste du monde ! Aux armes ! Aux armes ! […] Mr. Gladstone, pâle et tremblant, avec l’émotion la plus intense dans sa voix, se leva de son siège à cinq heures pour proposer que le vote de fonds extraordinaires soit suspendu jusqu’à ce que le résultat de la dernière note envoyée à la France et à la Russie soit connu […] en Irlande, l’annonce a été reçue avec une joie contenue ; car le pays a reçu le signal de rester calme, silencieux, et maître de ses moyens […] L’opportunité, enfin […] au cours de l’après-midi du 15 octobre, l’ensemble des bureaux de presse en Irlande exhibait d’énormes affiches annonçant le débarquement d’une armée française à Moville !!! […] des cris puissants pour l’établissement d’une république ont été entendus chaque jour dans les grandes villes57. »
43Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cet article. Tout d’abord, l’échec du débarquement de 1798 permet à l’auteur d’imaginer un scénario d’indépendance irlandaise, qui utilise la rhétorique d’une potentielle victoire en 1796 ou en 1798. Plus que jamais, la France de cet article est donc rêvée. Elle n’obéit à aucune réalité la reliant à son passé ou à son présent. La France ne s’appartient plus, son image est malléable à merci. La fin heureuse de l’article, précédée par une déclaration d’indépendance irlandaise, reflète l’hypothèse, aussi présente dans l’imaginaire collectif irlandais que peu vraisemblable, qu’une invasion française en 1798 ne se serait pas transformée en occupation. Cette utilisation du passé n’est pas réservée au mouvement séparatiste irlandais, mais elle y est très souvent présente. Comme l’explique Matthew Kelly, les références à l’histoire martiale de l’Irlande républicaine, de Wolfe Tone aux fenians, procurent un sens et un semblant de rationalité à l’agenda politique des fenians au cours des années 188058. Ce genre de « fantaisies » est tout à fait typique d’une tradition séparatiste portée par des personnalités qui n’ont pas eu l’occasion de confronter leurs idées à la réalité, ni de les transformer en actes. Cette situation provoque un manque endémique de pragmatisme qui contamine parfois des hommes au caractère aussi rationnel qu’Arthur Griffith59. L’utilisation politique qui peut être faite d’un tel récit est, en tout cas, évidente si elle est soumise à l’hypothèse suivante.
44En réunissant les analyses de McGee et de Kelly sur la ligne éditoriale de l’Irishman, il est possible d’envisager que Parnell utilise ce journal, traditionnellement lu par un public de fenians ou de sympathisants, pour développer une propagande à leur attention, mais à laquelle il ne se risquerait pas dans United Ireland, un organe auquel son nom est trop associé pour permettre la publication d’articles à la rhétorique aussi clairement séparatiste et républicaine. L’Irlande indépendante qui est décrite dans la citation précédente semble confirmer cette analyse. Respectant la tradition des fenians, c’est une république que le journal imagine être proclamée, mais avec Parnell à la tête d’un « conseil irlandais provisoire ». Une façon à peine voilée de montrer au lecteur que Parnell pourrait apporter son soutien à un mouvement républicain. Ce sous-entendu est d’autant plus important que l’article est écrit dans un contexte où Parnell voit certains nationalistes, attirés par la radicalité de la « Land War » mais déçus par la modération affichée depuis 1882, se tourner vers d’autres sources de satisfactions politiques et idéologiques. C’est en quelque sorte un appel que le journal semble lancer, et que l’on peut résumer par la formule : « en Parnell, ayez confiance ». De plus, à l’automne 1884, les demandes pour le vote du Home Rule prennent une tournure plus concrète. Parnell voit peut-être dans la politique coloniale française un moyen de pression sur le gouvernement britannique, autant qu’un argument de campagne. Le contexte des politiques françaises à Madagascar ne peut manquer d’interpeler une large partie des fenians qui, à l’instar de John Devoy, considère que : « L’opportunité de l’Irlande viendra lorsque l’Angleterre sera engagée dans une lutte désespérée avec quelques grandes puissances européennes, ou alliance européenne60. » Il est possible que Parnell ait utilisé ce genre de croyances à son propre compte. Il suffit alors de laisser l’Irishman se montrer digne de son titre de journal séparatiste, en promouvant la politique extérieure française en Afrique ou la mémoire du général Hoche et du général Humbert. C’est l’occasion de faire appel aux outils rhétoriques dont ils disposent depuis 1798 et de gagner ainsi un certain élan, de conserver un objectif, un espoir, même lointain et pour l’instant irréalisable.
45La France de 1798, l’ennemie de la Grande-Bretagne, l’alliée de l’Irlande et les thèmes véhiculés par ces notions, semble donc avoir joué un rôle dans la relation complexe des républicains irlandais avec Parnell. Pour le dirigeant du parti parlementaire, il s’agit de s’identifier à une rhétorique qui captive l’imagination des fenians. Le « mythe français » est l’un des outils mis à sa disposition. Rajoutons que la France et sa politique extérieure sont un sujet qui permet de développer une rhétorique distinctement nationaliste et séparatiste, tout en limitant les risques de poursuites judiciaires.
46Les années 1880 marquent donc une période où les relations entre constitutionalistes et fenians se complexifient autant qu’elles s’intensifient. L’image de la France est incluse dans ce processus même si Paris n’est plus un centre d’activité fenian depuis de nombreuses années. Tel n’est pourtant pas l’avis de certains irréductibles qui continuent d’y vivre et d’y agir et voient leurs activités pseudo-révolutionnaires s’intégrer à l’évolution décrite ci-dessus.
Les activités des nationalistes irlandais établis à Paris dans les années 1880
Les mystères de Paris
Ballades révolutionnaires
47Le 9 juillet 1881, l’Irish World note la venue d’une délégation irlandaise à Versailles pour célébrer la naissance du Général Hoche et nomme les hommes qui la compose :
« Hier étant l’anniversaire de la naissance de l’illustre Général Hoche, une délégation d’Irlandais notables s’est rendue de la ville à Versailles, pour rendre hommage à la mémoire du grand Français. Parmi ceux présents étaient Messieurs Casey et Egan, trésorier de la “Land League”, Eugene Davis, un neveu de Thomas Davis […] l’éloquent Rév. George W. Pepper, d’Ohio ; le Général McAdams, et James Stephens61. »
48Une nouvelle fois, le souvenir de 1798 permet à la « Land League » et aux fenians de s’associer au sein de la même commémoration. Ainsi, on retrouve Patrick Egan, le trésorier de l’organisation, aux côtés du vénérable James Stephens. Mais surtout, il faut nous intéresser au petit groupe d’hommes qui compose le reste de cette délégation. Ceux-ci se trouvent alors, et tout au long des années 1880, au centre de pseudo-activités nationalistes irlandaises à Paris. Parmi eux, le journaliste évoque Eugene Davis, qui n’a jamais été le neveu de Thomas Davis, et le Général MacAdaras (appelé McAdams dans le texte), deux hommes dont on a déjà évoqué les noms. Un certain Patrick Casey les accompagne. Eugene Davis est un poète reconnu qui, après avoir quitté des études ecclésiastiques en 1880, décide de s’installer à Paris. Mark Ryan, un membre de l’IRB, semble le tenir en haute estime. Il évoque notamment ses qualités intellectuelles et son amitié supposée avec John O’Leary62. Patrick Casey est exilé à Paris depuis la fin des années 1860 aux côtés de son frère Joseph. Pendant cette dizaine d’années, il devient proche de James Stephens et s’investit dans différentes activités politiques relatives à la cause irlandaise. Il travaille aussi pour un temps au Moniteur Universel.
49Si la presse française considère toujours Stephens comme l’un des principaux responsables fenians, c’est en fait bien loin d’être le cas. Au début des années 1880, il se résout à oublier définitivement ses prétentions révolutionnaires et ses rêves de gloire63. Financièrement, ses conditions de vie sont extrêmement précaires. Il est aidé, notamment, par Egan lorsque celui-ci s’établit à Paris. Ce n’est pas une situation nouvelle pour un homme qui a passé presque la moitié de sa vie en exil et qui, victime d’un orgueil démesuré, s’est toujours refusé à accepter des travaux de traduction ou à donner des cours de langue. Le journal qu’il tient d’octobre à décembre 1874 n’est qu’une longue litanie sur son manque de nourriture, son ennui et ses problèmes de santé64. Il est néanmoins en contact avec ses cousins, les frères Casey, ainsi qu’avec Eugene Davis qui lui servira pour un temps de secrétaire. Malgré la fin quasi-effective des activités révolutionnaires irlandaises à Paris, consécutive à l’application de la politique du « New Departure65 », ce petit groupe fait beaucoup de bruit (pour rien ?). Davis et Casey font l’objet d’une attention particulière de la presse anglaise, puis française, dans un contexte marqué par une recrudescence de la violence politique en France. Des groupes et des sociétés secrètes anarchistes, prônant parfois l’action directe, se développent sur son territoire. En Grande-Bretagne, la violence a déjà laissé sa marque.
50Certains membres du Clan na Gael attirent l’attention des médias par plusieurs attentats. Sans en informer John Devoy, ni les principaux membres de l’IRB, Michael Boland, qui s’est emparé du contrôle du Clan en 1882, entame une série de violences à Londres, connue sous le nom de « guerre de la dynamite ». Ces attentats, qui se déroulent de 1883 à 1885, s’avèrent être une catastrophe pour l’IRB. La presse anglaise conservatrice, qui cherche à déstabiliser le gouvernement libéral de Gladstone, s’empare de l’affaire. Une véritable « fièvre fenian » s’étale dans la presse anglaise. Le Temps en rend compte le 27 octobre 1881 et affirme que le quartier général du mouvement fenian en Europe se trouve à Paris66. Déjà connue, la nouvelle fait mouche en Grande-Bretagne et en Irlande. Pourtant, son origine est des plus improbables. Ce sont en fait Patrick Casey, et surtout Eugene Davis, qui ont contribué à répandre cette information. Ils sont tombés dans le piège tendu par un agent provocateur à la solde du gouvernement anglais, Charles Caroll Tevis. Celui-ci incite Davis à propager des rumeurs sur un complot fenian basé à Paris, pour que l’irlandais se découvre aux yeux des autorités et incite certains de ses amis à passer à l’action, permettant ainsi leur arrestation. Davis, qui utilise régulièrement le nom de Stephens pour signer ses textes, ne se prive pas, en compagnie de Casey, de confirmer des rumeurs qui leur procurent une petite notoriété, alors qu’ils ne connaissent rien des activités révolutionnaires irlandaises67.
51Le caractère exact de leurs activités « souterraines » est assez difficile à déterminer. Plusieurs rapports de police montrent qu’elles se limitent souvent à une tournée des cafés parisiens. Un rapport de février 1885 donne une idée assez précise d’une journée de ce petit groupe :
« Quatre individus presque inséparables sont MM. Stephans ou Stephens, Casey Patrick, Casey Joseph, et Davies […] Chaque jour ils se réunissaient dans un bar situé rue de Castiglione 14. À peine réunis, ils commençaient d’incessantes stations dans les cafés de la rue de Rivoli et de la rue St Honoré68. »
52Le rédacteur du rapport prend la peine de souligner le nom de Davis, et de l’écrire en caractères gras. Car à partir du 21 février au soir, le policier remarque une activité inhabituelle et ne peut que constater le rôle de Davis, et celui d’un mystérieux employé du New York Herald, dans la propagation des rumeurs qui lui font une si belle renommée :
« Après dîner, Davis a écrit une lettre qu’il a remise à un compagnon. L’Employé du New York Herald s’est rendu [avec la lettre] au Gil Blas, à l’Evènement […] Le lendemain puis le surlendemain les journaux publiaient les articles qu’on sait sur les Fenians dynamiteurs, etc.69. »
53Pour confirmer ces fausses nouvelles est publié le 29 mars 1884 par United Ireland un article de Davis, signé du nom de James Stephens, et qui s’applique à utiliser du mieux possible les rumeurs qui font de Paris un centre d’activités fenian :
« Le jour de la St-Patrick à Paris/Les récentes révélations concernant des conspirations de la dynamite et des rassemblements nationaux font de la célébration du jour de la St-Patrick à Paris quelque chose qui mérite plus qu’une simple notice […] les adhérents de la dynamite ont fait de Paris leur quartier général, et peut-être leur grand magasin70. »
54John Devoy réagit violemment aux allégations de Davis qui concentrent ainsi l’attention de la presse anglaise et donnent au mouvement républicain irlandais et irlando-américain une image violente à laquelle Devoy ne veut pas s’identifier. Le 17 mai 1884, l’Irish Nation attaque très durement Stephens et accuse Davis d’être l’auteur des articles récemment publiés sur les activités de la colonie irlandaise de Paris71 :
« La vérité est que James Stephens n’avait peu ou rien à voir avec l’auteur des articles en question. James Stephens est depuis de nombreuses années une épave physique et intellectuelle […] Le James Stephens qui fut “peut-être la meilleure autorité vivante sur le fenianisme” est Mr. Eugene Davis […] Une colonie imaginaire d’Irlandais nationalistes, des complots fictifs – tout a été monté pour faire mousser la marchandise littéraire de l’homme [Davis]72. »
55Ces déclarations sont confirmées par la façon dont Davitt décrit les deux personnages. Pour expliquer la campagne de presse de 1883-1885, il met en valeur leur désir de gloire et leur manque de scrupule :
« Lorsqu’il était sobre, Casey parlait de manière sensée ; lorsqu’il se trouvait dans l’autre condition, il amenait ceux qui l’écoutaient à croire que toutes les organisations révolutionnaires prenaient leur inspiration [de lui] […] Davis était un “réfugié” un peu plus cohérent, mais encore plus portées sur la boisson […] Casey et Davis firent un commerce tout à fait fructueux avec des “conventions”, “mystérieuses arrivées”, et des attaques planifiées contre le Parlement et le reste73. »
56Nous pouvons donc imaginer que la nouvelle qui se répand au milieu du mois de mars 1885 satisfait pleinement Davitt. Eugene Davis est expulsé de France, aux côtés de Mortimer Leroy, Irlandais peu connu aux activités assez obscures. La nouvelle tombe comme un couperet. Car peu s’attendaient à lire aux côtés du nom de ces deux hommes, celui du fondateur de l’IRB, depuis longtemps éloigné des joutes politiques, James Stephens.
L’expulsion
57Le 11 mars 1885, à 7 heures du matin, Eugene Davis est tiré de son lit par deux policiers qui l’emmènent devant Charles-Paul de la Londe, commissaire de police de la ville de Paris. À midi, celui-ci peut dresser le procès-verbal de l’expulsion de Davis vers la Suisse qui s’est faite le matin même74. Une lettre de la préfecture de police, envoyée au ministère de l’Intérieur quelques jours avant le 11 mars, expose les raisons qui ont motivé cette décision. Dans cette lettre, Davis et Casey sont avant tout accusés d’avoir participé à des manifestations anarchistes, notamment au cours de l’année 1884. Leurs relations avec les milieux républicains irlandais ne constituent qu’un facteur aggravant. Le contexte intérieur français semble donc avoir largement contribué à jeter Davis hors des frontières hexagonales. Cette supposition est renforcée par l’absence d’échange avec le gouvernement britannique sur cette affaire. Si, au travers de son agent provocateur, Londres semble avoir voulu s’attaquer à Davis et Casey, aucune pression directe n’a pesé sur le gouvernement français. Le ministre des Affaires étrangères britannique en est réduit à s’informer sur les détails de l’expulsion de Stephens auprès du représentant de son gouvernement à Paris75.
58Le dossier d’expulsion de James Stephens n’a pas pu être localisé, même si nous savons qu’il est expulsé vers la Belgique le même jour que Davis. Les raisons de l’expulsion de Stephens sont donc assez obscures, d’autant plus qu’il ne prend pas réellement part aux activités du groupe Casey-Davis. Néanmoins, il est évident que les contacts réguliers du vieil homme avec ce duo ont joué un rôle décisif. Un rapport du 26 février 1886, qui semble avoir pour objectif d’évaluer la possibilité d’un retour de Davis en France, reprend certaines déclarations faites lors de son arrestation et donne une bien piètre image de son sens moral :
« Bien que professant des opinions révolutionnaires […] il ne semble pas qu’il y ait lieu de douter lorsque Davis déclare que les écrits qui ont motivé son expulsion ne lui sont pas personnels, qu’il ne représentait qu’un travail fait par lui pour le compte de James Stephens, l’un des chefs fenians, comme lui expulsé en mars 1885 et dont il était le secrétaire76. »
59Ce rapport nous fournit quelques informations sur l’expulsion de Stephens. En effet, son rédacteur semble accepter ce que dit Davis lorsque celui-ci explique n’être qu’un exécutant au service de Stephens. Pour ce faire, il faut bien que certains soupçons aient auparavant pesé sur le vieil homme. C’est en tout cas l’avis de la presse française. Le Temps, par exemple, attribue à Stephens le statut de « chef des fenians », bien que ce dernier ait toujours rejeté la « guerre de la dynamite » pratiquée par Boland et promue par Davis. Il est envisageable que le gouvernement français ait été influencé par de telles suppositions. De plus, s’il s’agit d’adresser un message de fermeté aux activistes révolutionnaires étrangers présents dans la capitale, Stephens est un exemple de choix. Celui-ci habite Paris presque sans interruption depuis la fin des années 1860, et l’expulser est le meilleur moyen de démontrer une politique plus répressive à l’égard de ceux qui voudraient assumer ou s’identifier à des activités illégales et violentes. Replacée dans le contexte franco-anglais, cette décision semble aussi donner le ton d’une nouvelle politique à l’égard des réfugiés irlandais en France. Ils ne sont plus utilisés comme outil de pression sur le gouvernement britannique, contrairement à ce qui s’était fait sous Napoléon III notamment. Seul, ou presque, le contexte français dicte la conduite à suivre à leur égard, une évolution dont, comme nous le verrons, les Irlandais n’ont pas nécessairement conscience.
60Voici qui clôt le chapitre des activités « suspectes » de Davis et de Casey à Paris. Il y a bien peu à mettre à leur actif. En revanche, les expulsions de 1885 et leurs conséquences éventuelles sur les relations franco-irlandaises doivent nous interroger. L’effort de propagande mené par Parnell et la « Land League », en France comme en Irlande, en a-t-il été affecté ?
Perceptions et réactions aux expulsions de Stephens et Davis
Davis : un révolutionnaire de salons ?
61Quitter Paris ne semble pas empêcher Davis de continuer à promouvoir la cause irlandaise en France. Vraisemblablement, la petite notoriété qui lui a été assurée par son expulsion et l’épisode du complot fenian, lui a ouvert certaines portes du monde culturel et politique parisien, auquel il ne semble pas qu’il ait été particulièrement lié jusque-là. Au cours de l’année 1886, il publie deux longs articles dans la Nouvelle Revue sur la question irlandaise et la politique du Home Rule. L’heure n’est plus au prêche révolutionnaire. Sa récente aventure l’incite pour un temps à tenir des propos plus modérés. En Irlande, le contexte n’est plus non plus le même. En effet, la question du Home Rule semble être sur le point de se régler après les bons résultats obtenus par le parti parlementaire irlandais aux élections législatives de 1885. Davis cherche donc à prendre le train en marche, en justifiant et en expliquant les raisons qui ont animé, sous des formes diverses, les combats menés par Parnell depuis 1879. Au fait de l’opinion française à l’égard de l’Angleterre, il cherche aussi à s’appuyer sur les ressentiments qui se sont développés en France à l’encontre de la politique coloniale du gouvernement britannique, en l’opposant à la longue amitié franco-irlandaise, et en flattant l’orgueil français mis à mal par les affaires d’Égypte. Il déclare par exemple :
« Nous n’avons jamais essayé de contrecarrer l’influence française à l’étranger ou de porter des coups mortels au commerce français […] nous n’appartenons pas au peuple qui jalouse la grandeur française et qui pousse des clameurs de sainte colère parce que les Français osent arborer leur pavillon à Madagascar77. »
62La Nouvelle Revue est un journal politique et littéraire fondé en 1879 par Juliette Adam. Mondaine et femme de lettres, elle côtoie les milieux politiques et républicains grâce à sa relation avec Gambetta. Deux grands axes peuvent caractériser sa vie publique. La Nouvelle Revue concentre l’essentiel de son activité politique. Elle veut en faire une tribune pour les républicains et concurrencer la Revue des Deux Mondes de sympathies orléanistes. Elle joue aussi un rôle protecteur auprès de certains écrivains, notamment de Pierre Loti qui lui doit en partie son élection à l’Académie Française en 1891. Au-delà de sa revue, Juliette Adam est connue pour tenir des salons au cours desquels de nombreuses personnalités politiques et artistiques se rencontrent78. On se souvient que Parnell était parvenu à entrer en relation avec quelques personnalités politiques et intellectuelles françaises dont Victor Hugo qui, lui aussi, faisait partie intégrante de l’univers des salons parisiens qualifiés de « grande famille » par Alexandre Dumas fils. De Suisse, puis lorsqu’il rentre à Paris, Davis peut s’essayer à la même tactique. Par Juliette Adam, il peut obtenir l’attention du monde parisien qui gravite autour de ses différentes réceptions.
63La présence de Davis dans la capitale française et la sensibilisation de Juliette Adam à la cause irlandaise permettent donc peut-être d’expliquer la parution de multiples articles sur l’Irlande dans la Nouvelle Revue à partir de la seconde moitié des années 1880. Notons la signature de Francis de Pressensé qui garnie le sommaire du numéro de septembre-octobre 1887, signalant ainsi sa curiosité pour la question du Home Rule, confirmée par la publication en 1889 de L’Irlande et L’Angleterre depuis l’Acte d’Union jusqu’à nos jours79.
64En 1892, alors que les héritiers de Parnell se déchirent, La Nouvelle Revue a choisi son camp. Le journal sera parnellien. Juliette Adam fait ainsi publier aux mois de juillet et de septembre « La question d’Irlande » par Paul Hamelle puis, au mois de novembre, « la vitalité du parnellisme ». Cette dernière étude est menée par le Général Carrol Tevis, l’agent provocateur si actif en 1885, qui semble vouloir continuer en 1892 à exciter l’attention des réfugiés irlandais de Paris. Enfin, parmi les contributeurs réguliers de la revue qui possèdent eux aussi une relation particulière avec l’Irlande, nous pouvons noter le nom d’Alfred Duquet, chroniqueur politique et membre de la délégation française qui se rend en Irlande en 1871 pour prouver la reconnaissance du peuple français aux efforts irlandais pendant la guerre franco-prussienne. Bien loin d’affecter la propagande irlandaise en France, il semble donc que les expulsions de 1885 aient renforcées son implantation parisienne et permises son essor. Qu’en est-il du regard porté sur la France en Irlande ?
Une page des relations franco-irlandaises se tourne-t-elle ?
65Pour Janick Julienne, la décision d’expulser Stephens et Davis constitue une rupture brutale dans le cours des relations franco-irlandaises. Le 11 mars 1885, la France aurait donc abandonné une tradition bienveillante à l’égard des nationalistes irlandais qui ne lui seraient plus liés qu’au travers d’un vague sentiment d’amitié sans réels enjeux politiques ou identitaires. Un rapport qui suit l’expulsion de Stephens, confirme que le personnel gouvernemental de la Troisième République offre bien peu de considération au mouvement nationaliste irlandais et à la population de l’île plus généralement :
« La nature impressionnable de la race irlandaise rend fort difficile de présager l’attitude de la population, dont les dispositions peuvent se trouver soudainement et complètement changées, dans un sens comme dans l’autre, par un détail ou un incident imprévu, ou bien sous l’influence d’une impression du moment80. »
66Pourquoi prendre en compte dans la politique française les états d’âme d’une population aussi versatile ? Cette attitude persiste tout au long des années 1880. Le gouvernement français ne fait pas toujours la distinction entre les différents courants du nationalisme irlandais. Et lorsqu’il le fait, les plus radicaux sont bien souvent caractérisés comme de simples fauteurs de troubles. Dans le même rapport, le consul de France à Dublin évoque donc, sans trop d’inquiétude, les réactions qui suivent la nouvelle de l’expulsion de Stephens :
« L’expulsion de France de Mr. Stephens et autres irlandais a mécontenté le parti nationaliste et la presse a publié à cet égard des articles assez déplaisants pour la France. Dans une réunion [du comité de la ligue nationale] tenue à Bray, après certains discours violents […] il a été décidé de faire disparaître de la salle le drapeau français qui s’y trouvait associé avec le pavillon des États-Unis et la bannière irlandaise81. »
67La présence d’un drapeau français aux côtés de celui des États-Unis, pendant une réunion de la Ligue Nationale de Parnell, démontre l’impact de ces deux pays dans la représentation publique de l’organisation. Les États-Unis ont une importance très concrète dans la vie de la ligue par les campagnes de financement. Mais la France s’impose bien plus sur le terrain de la propagande, de la mémoire nationale et de ses symboles. Décrocher le drapeau français est une forte réaction de protestation, suffisante pour que le Consul prenne la peine de la noter. La France, depuis les brigades irlandaises, est une terre de refuge à partir de laquelle plusieurs figures du nationalisme irlandais ont pu promouvoir et faire avancer leur cause. L’expulsion de Stephens, qui symbolise un gouvernement français désormais indifférent à l’Irlande, bien plus que celle d’un Davis assez peu connu du grand public, aurait-elle ébréché cette image ?
68Le 28 mars, United Ireland confirme l’affaire du drapeau. Plusieurs journaux parnelliens se montrent violents envers la France, dont le Nation qui explique le 21 mars que la « France s’enfonce bien bas sur l’échelle des nations ». Pour venir en aide à Stephens, le Freeman’s Journal lance une souscription. Même le conservateur Irish Times s’émeut du traitement que la police française a fait subir au vétéran républicain : « L’expulsion de James Stephens, menée avec une dureté qui n’était pas nécessaire, continue de provoquer de nombreux commentaires hostiles82. » Le 21 mars, United Ireland précise les raisons de cette colère, en considérant que cette expulsion « viole le sanctuaire du sol français ». L’emploi d’une rhétorique religieuse exprime très bien une symbolique mystique qui n’a pas nécessairement besoin de se référer aux réalités politiques ou culturelles françaises. D’ailleurs, cette phrase oppose clairement le gouvernement français et une France aux valeurs et à la représentation intemporelles. Ferry ne s’est pas montré digne du « sanctuaire » qu’il administre, mais celui-ci se dresse toujours. Cette représentation implique une dissociation entre les sentiments réels de la population et une décision qui n’est imputée qu’au seul Ferry, et qui reflète la faiblesse d’un homme d’État face aux pressions anglaises. Le 28 mars, l’Irish World expose ce sentiment :
« Nous sommes persuadés que par son action, Mr. Ferry ne représente pas le sentiment de sa nation, liée à l’Irlande depuis si longtemps […] une docilité trop importante envers l’Angleterre ont été la cause de la chute d’hommes d’état français à plusieurs reprises, et nous ne doutons pas que Mr. Ferry ne fera pas exception à la règle83. »
69Le gouvernement britannique ne s’est jamais exprimé en faveur de l’expulsion de James Stephens et de Eugene Davis. Mais la presse nationaliste irlandaise ne peut envisager qu’un gouvernement français ait pu, de son plein gré, décider d’agir contre des réfugiés irlandais.
70Cette analyse limite donc fortement les conséquences des expulsions de 1885 sur les représentations de la France dans l’Irlande nationaliste. Parce que la France est un symbole intemporel, mais aussi parce que l’expulsion n’est le fait que de la faiblesse d’un homme, Jules Ferry. D’ailleurs, la France va bien vite retrouver le statut qui était le sien avant cette affaire. Sa politique coloniale redevient, par exemple, un sujet de satisfaction pour United Ireland. En effet, le gouvernement britannique s’agace de la guerre au Tonkin et menace la France de mesures de rétorsion. Beaucoup plus grave pour la Grande-Bretagne, un conflit émerge avec la Russie dont les avancées au Turkestan, proche de l’Inde, inquiètent le gouvernement de Londres. Le 26 mars 1885, le représentant français à Londres écrit au ministre des affaires étrangères : « L’opinion des clubs et du monde est que la guerre est maintenant une affaire de quelques jours84. » United Ireland n’hésite pas à saisir l’opportunité d’une crise internationale. Le numéro du 9 mai 1885 est illustré par un lion britannique, à genoux, face à un soldat russe et un soldat français. Sur les affaires d’Égypte, le Nation titre le 25 avril : « Plus de problèmes pour l’Angleterre/l’attitude agressive de la France85 », puis développe le 9 mai 1885 en reprenant les paroles de Davitt sur l’effort français en Égypte : « que le génie et l’esprit d’entreprise français ont tant fait pour développer86 ». Lorsqu’il fait cette déclaration, Davitt, qui depuis le début de son action politique s’intéresse aux questions internationales, revient d’un voyage de quelques mois en Europe qui l’a incité à s’attaquer de plus en plus ouvertement à l’impérialisme britannique87. Mais comme chez beaucoup de nationalistes irlandais, son opposition à l’expansion et aux structures de l’Empire ne l’empêche pas de soutenir la politique coloniale française.
71L’indignation de la presse irlandaise parnellienne à l’annonce de l’expulsion de Stephens n’a donc pas duré plus d’un mois. En fait, il est probable que les articles de mars 1885 ont été motivés par les objectifs qui sous-tendent la promotion des campagnes coloniales françaises à Madagascar : attirer autant que possible l’attention, et éventuellement l’électorat fenian. Pour ce faire, rien de mieux que l’image du fondateur de l’IRB, James Stephens. Qu’assez peu de cas soit fait de Davis montre que le geste du gouvernement français a, pour la presse parnellienne, bien moins d’importance que la charge émotionnelle offerte par l’affront fait à James Stephens. Non seulement, les expulsions de 1885 changent donc bien peu l’utilisation des symboles associés à la France dans la propagande nationaliste irlandaise, mais, au contraire, elles s’y intègrent. Comment aurait-il pu en être autrement au regard du peu de considération reçue par Davis dans les milieux nationalistes, et de l’incapacité de Stephens à s’imposer à nouveau au sein de l’IRB ? Dans les faits, la France continue d’être utilisée comme un lieu de réunions par l’IRB et plusieurs membres de l’organisation séjournent régulièrement à Paris. Certains, comme O’Leary, y sont réfugiés. D’autres, comme John O’Connor, y vivent pour des raisons familiales. La France est donc un lieu de réunions idéal. L’expulsion de Stephens ne change rien à l’affaire.
72Pour certains fenians particulièrement recherchés, elle continue même de représenter ce « sanctuaire » décrit par United Ireland. En 1896, Patrick Tynan est arrêté à Boulogne. Le gouvernement britannique demande son extradition dans le cadre d’une procédure judiciaire visant les acteurs d’un complot contre la Reine Victoria. Les liens de Tynan avec le groupe des « invincibles » constituent l’autre justification apportée par les autorités britanniques à cette demande. Pour des raisons de procédures judiciaires, celle-ci ne sera pas suivie dans les faits. Lors de son interrogatoire par la police, Tynan expose ce que la France représente pour lui :
« Je sais que vous m’avez cherché depuis des années mais, à présent, je vous défie, car grâce à Dieu je suis sur le Territoire Français et je sais qu’ils ne me donneront ou ne m’abandonneront jamais aux Anglais puisque nous avons combattu pour eux, à Fontenoy et les avons aidés à remporter beaucoup de leurs grandes batailles. En conséquence, je vous défie, tout simplement88. »
73Si les mots sont bien ceux de Tynan, alors sa confiance envers le gouvernement français est tout à fait surprenante. Connaît-il déjà l’issue des tractations en cours des deux côtés de la Manche ? La représentation d’une France refuge est en tout cas très forte. Quoi qu’en pense réellement Tynan, ce symbole lui permet de s’affirmer face aux autorités britanniques et de les défier avec morgue. Son assurance repose sur un socle mémoriel solide, construit entre autres par le souvenir de Fontenoy et de nombreuses autres « grandes batailles ». Le rapport de Tynan avec cette identité franco-irlandaise victorieuse lui permet, en somme, de renforcer sa propre combativité. N’était-ce pas là l’ambition de Thomas Davis ? Il semble que ce soit une réussite. Cette déclaration confirme aussi l’oubli dans lequel sont tombées les expulsions de 1885. Le 1er août 1891, Eugene Davis avait lui-même fini d’absoudre le gouvernement français. Insistant sur l’intégration de la communauté irlandaise à Paris, le journaliste déclare à propos de Stephens et de son retour en France autorisé par Carnot : « L’injustice faite au vieux rebelle par le gouvernement de Ferry en 1885 en l’expulsant de France, fut réparée peu de temps après par M. Carnot89. »
Conclusion
74Au-delà des changements de gouvernements et des réformes qui transforment le paysage politique français dans les années 1880, la France reste un outil essentiel à la rhétorique nationaliste irlandaise. Cette persistance est rendue possible au travers de sa représentation, quasi-mystique, intemporelle, mais ne correspond à aucune réalité. Elle s’inscrit et s’invente au sein de l’identité nationale irlandaise. Elle se suffit à elle-même et autorise les différents journaux auxquels nous avons fait référence à appliquer au contexte irlandais les caractéristiques d’une France imaginée. Pour Parnell, sa représentation comme ennemi de l’Angleterre, symbole révolutionnaire ou terre de refuge, est un moyen de faire appel aux sympathies fenians lorsqu’il en ressent le besoin, notamment pendant la première phase de la « Land War », ou lorsque des tensions coloniales franco-anglaises apparaissent alors qu’il fait campagne pour les élections de 1885. Cette rhétorique est un exemple du langage utilisé pour attirer et maintenir le soutien à la cause nationaliste au cours des années. Elle caractérise aussi les interactions entre nationalisme « physique » et « moral ». Cette étude permet donc de réaffirmer l’importance du langage et de la propagande dans l’agitation nationaliste irlandaise. Entre l’invitation à l’action contre des personnes et des biens et le strict respect d’un langage épuré de toute violence, plusieurs niveaux de rhétoriques sont possibles90. L’outil constitué par le « mythe français » permet de se rapprocher de l’un, sans totalement rompre avec l’autre, d’envoyer des signaux rassurants ou mobilisateurs en direction de l’Irlande, mais aussi menaçants ou provocants vers Westminster. Comme nous l’avons dit, les politiques de laïcisation françaises sont, dans cette optique, largement passées sous silence. Elles ne pourraient que desservir la « politique française » de Parnell. Mais les profondes divisions qui éclatent à l’intérieur du courant parnellien au tout début des années 1890 rappellent la France anticléricale au sein du débat politique irlandais.
Notes de bas de page
1 Lyons F. S. L., Charles Stewart Parnell, Dublin, Gill and MacMillan, 724 p., p. 22 et 25.
2 Ibid., p. 31, et Bew Paul, Ireland, op. cit., p. 305.
3 Organisation révolutionnaire irlando-américaine formée afin de poursuivre la lutte pour l’indépendance irlandaise après l’écrasement de l’insurrection fenian de 1867. L’un des objectifs du Clan est de créer un lien entre l’IRB et le Fenian Brotherhood, une organisation irlando-américaine établie en 1859. Le journaliste Jerome J. Collins est le fondateur du Clan. Ses dirigeants les plus importants seront William Carroll et John Devoy.
4 Comerford R. Vincent, The Fenians…, op. cit., p. 239-240.
5 Jackson Alvin, Home Rule, An Irish History, Londres, Orion Books, 2004, 468 p., p. 87.
6 Le recensement de 1841 montre que 47 % de la population âgée de plus de cinq ans est capable de lire. Ce chiffre s’élève à 88 % au recensement de 1911.
7 Loughlin James, « Constructing the political spectacle », dans Boyce D. George, O’Day Alan (dir.), Parnell in Perspective, Londres, Routledge, 1991, 319 p., p. 221-41 ; p. 225.
8 McCarthy Micheal J. F., The Irish Revolution, vol. 1, Edimbourg, Blackwood, 1912, 495 p., p. 129.
9 Legg Marie-Louise, Newspapers…, op. cit., p. 148-149.
10 Ibid., p. 124.
11 Ce qui, contrairement à ce que sous-entend McGee, ne l’empêche en aucune façon de continuer à promouvoir un fenianisme plutôt orthodoxe (voir Kelly Matthew, The Fenian Ideal and Irish Nationalism, Woodbridge, The Boydell Press, 2006, 282 p., p. 36). Il conserve d’ailleurs le même rédacteur en chef jusqu’à la fin de sa publication en 1885, James O’Connor, un membre de l’IRB.
12 Rodechko James Paul, Patrick Ford and his search for America, New York, Arno Press, 1976, 294 p., p. 93.
13 Loughlin James, « Constructing… », op. cit., p. 232.
14 McGee Owen, The IRB, op. cit., p. 97.
15 Loughlin James, « constructing… », op. cit., p. 233.
16 Voir Julienne Janick, « John Patrick Leonard (1814-1889), “chargé d’affaires d’un gouvernement irlandais en France” » Études Irlandaises, no 25.2 (2000), p. 49-67. Nous rencontrerons plusieurs fois ce personnage qui travaille aussi bien pour les plus radicaux que les plus modérés des nationalistes irlandais.
17 NLI, Ms 10505.
18 McGee Owen, The IRB, op. cit., p. 60.
19 Irishman, 10 janvier 1880.
20 Irishman, 6 mars 1880.
21 United Ireland, 22 avril 1882.
22 Irish Nation, 27 mai 1883. L’article en question explique entre autres : « La façon dont l’Irlande est gouvernée est intolérable. C’est pour cela que les Irlandais ne la tolèrent pas. À un certain niveau d’oppression, tous les peuples emploient les mêmes moyens [violents] pour se libérer. »
23 Comerford Vincent, The Fenians…, op. cit., p. 227.
24 Tynan Patrick, The Irish National Invincibles, Londres, Chatham, 1894, 591 p., p. 206.
25 NAI, Crime Branch Speciel, B/714, box. 2.
26 Aghulon Maurice, Nouschi André, Olivesi Antoine, Schor Ralph, La France de 1848 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2008, 983 p., p. 195.
27 Irishman, 3 juillet 1880.
28 Flag of Ireland, 24 juillet 1880. Une illustration montre Gladstone, alors Premier ministre britannique, expliquant à Erin à propos de la libération de prisonniers irlandais : « Ils savent mieux s’occuper de ces choses en France. » Le journal n’évoque pas, en revanche, l’origine socialiste du mouvement d’amnistie qui permet la libération des prisonniers de la Commune. Le socialisme n’a pas bonne presse en Irlande.
29 Irishman, 17 avril 1880.
30 Julienne Janick, La question irlandaise en France de 1860 à 1890 : perceptions et réactions, thèse d’histoire de l’université de Paris 7 sous la direction de Gueslin André, 1997, 735 p., p. 362-363.
31 Ibid., p. 364.
32 AMAE, correspondance des consuls, Irlande, rapport du 21 octobre 1881.
33 Flag of Ireland, 26 février 1881.
34 Larkin Emmet, The Roman Catholic Church and the creation of the modern Irish State 1878-1886, Dublin, Gill and MacMillan, 1975, 412 p., p. 96-97.
35 Flag of Ireland, 5 mars 1881.
36 Freeman’s Journal, 1er mars 1881.
37 Julienne Janick, La question…, op. cit., p. 398-399.
38 Irishman, 26 février 1881.
39 Irishman, 19 février 1881.
40 Flag Of Ireland, 5 mars 1881, p. 5 ; 12 mars 1881.
41 Dooley Terence, The Greatest of the Fenians, Dublin, Wolfhound Press, 2003, 220 p., p. 122-123.
42 Irish Nation, 3 décembre 1881.
43 Bew Paul, Ireland, op. cit., p. 331.
44 Irish Nation, 4 mars 1882.
45 Kelly Matthew, The Fenian…, op. cit., p. 43.
46 Mansergh Martin, « Parnell and the leadership of Nationalist Ireland », dans McCartney Donal (dir.), Parnell, The Politics of Power, Dublin, Wolfhound Press, 1991, 191 p., p. 36-56; p. 40.
47 Tynan Patrick, The Irish…, op. cit., p. 212.
48 Voir Comerford R. Vincent, France, fenianism…, op. cit.
49 Allain Jean Claude, Guillen Pierre, Soutou Georges-Henri, Theis Laurent, Vaïsse Maurice, Histoire de la diplomatie française, tome 2, Paris, Perrin, 2005, 636 p., p. 164-167.
50 United Ireland, 3 juin 1882.
51 Howe Stephen, Ireland and Empire: colonial legacies in Irish History and culture, Oxford, Oxford University Press, 2000, 334 p., p. 45-47.
52 Brasted Howard, « Irish Nationalism and the British Empire in the Late Nineteenth Century », dans MacDonagh Oliver, Mandle W.F. (dir.), Irish Culture and Nationalism, 1750-1950, Dublin, Gill and MacMillan, 1983, 289 p., p. 96.
53 O’Day Alan, The English face of Irish Nationalism, Aldershot, Gregg Revivals, 1977, 210 p., p. 163.
54 Ibid., p. 164.
55 United Ireland, 8 juillet 1882.
56 Irishman, 21 avril 1883.
57 Ibid.
58 Kelly Matthew, The Fenian…, op. cit., p. 30.
59 Garvin Tom, Nationalist revolutionaries in Ireland, Oxford, Clarendon Press, 1987, 180 p.,, p. 4 et p. 120.
60 Irishman, 8 janvier 1881.
61 Irish World, 9 juillet 1881.
62 Ryan Mark, Fenian Memories, Dublin, Gill, 1946, 226 p., p. 92.
63 Rámon Marta, A Provisional…, op. cit., p. 242.
64 NLI, Ms 15517.
65 Campbell Christy, Fenian fire, Harper Collins, Londres, 2002, 422 p., p. 132.
66 Julienne Janick, La question…, op. cit., p. 335.
67 McGee Owen, The IRB, op. cit., p. 126.
68 APPP, BA 926, dossier Eugene Davis.
69 Id.
70 United Ireland, 29 mars 1884.
71 McGee Owen, The IRB, op. cit., p. 179 et 106-108.
72 Irish Nation, 17 mai 1884.
73 Davitt Micheal, Fall of feudalism in Ireland, Londres, Harper & brothers, 1904, 751 p., p. 434-437.
74 APPP, BA 926, dossier Eugene Davis.
75 NA Kew, FO 146/2739. Dans une lettre du 20 mars 1885, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, le Vicomte Lyons, écrit au ministère des Affaires étrangères à Londres : « Il ressort d’une information qui est parvenue au gouvernement de sa majesté, que certains Irlandais ont été expulsés de France par la police, et que d’autres se cachent en France. En conséquence, votre Lord [m’a demandé] de lui rapporter si je considère ou non qu’il y ait une objection à demander au gouvernement français s’il serait disposé à nous fournir plus d’informations sur le sujet. »
76 APPP, BA 926, dossier Eugene Davis.
77 La Nouvelle Revue, mai-juin 1886, « La question d’Irlande ».
78 Voir Martin-Fugier Anne, Les salons de la IIIe République, Paris, Perrin, 2003, 378 p.
79 Voir l’ouvrage de Fabre Rémi, Francis de Pressensé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 418 p., sur la rédaction de cette étude par De Pressensé.
80 AMAE, correspondances des consuls, Dublin, rapport du 23 mars 1885.
81 Id.
82 Irish Times, 20 mars 1885.
83 Irish World, 28 mars 1885.
84 AMAE, correspondance politique, Angleterre, 1885.
85 Nation, 25 avril 1885.
86 Nation, 9 mai 1885.
87 Marley Laurence, Michael Davitt, Dublin, Four Court Press, 2007, 314 p., p. 79 et 230.
88 NA Kew, HO 144/533/A58213, rapport du 5 octobre 1896.
89 United Ireland, 1er août 1891.
90 Voir Curtis L. Perry, « The Language… », op. cit.
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