Postface
p. 211-216
Texte intégral
1Lors des journées qu’ils ont organisées à Orléans et à Paris en 2009, et dont ce livre est le point d’aboutissement, Gaël Rideau et Pierre Serna ont souhaité mener une réflexion sur l’ordre. Ce dernier peut être qualifié de plusieurs façons : on le dit « social », « urbain », etc., mais il est surtout couramment accompagné de l’adjectif « public », lequel est particulièrement présent dans les textes réunis ici. Ce n’est pas là une détermination qui confère à la notion d’ordre son sens le plus précis. On parle en effet d’ordre public à propos de règles très variées et la similitude du nom donné à des objets différents peut être trompeuse.
2Déjà, considéré en soi, l’ordre n’est pas un mot facile à définir. Il n’est pas l’exact opposé du désordre. L’un et l’autre sont en fait toujours liés et forment ensemble un mélange instable et changeant. Car, comme la vérité, l’ordre ne se révèle pas dans la clarté et la simplicité de l’unilatéral, mais dans l’équivoque et la contradiction des doubles faces. Maintenir l’ordre ne signifie pas « tenir la main » sur une société à laquelle on imposerait ainsi physiquement une position fixe, un état immobile, mais plutôt la conserver en équilibre, alors qu’elle est sans cesse modifiée par les transformations des éléments qui la composent. Cette préservation de l’équilibre entre les forces de construction et de destruction permet, comme dans l’univers, le fonctionnement du cosmos social. Aussi, l’ordre n’est-il nullement un ordo intangible mais bien plutôt une ordinatio continuelle.
3L’adjectif « public » ne réduit pas les ambiguïtés, car distinguer aujourd’hui l’ordre public de l’ordre privé n’est pas une chose évidente. La loi n’est pas toujours d’un côté et le contrat de l’autre, la chose publique invariablement ici et l’intérêt privé là : les frontières entre les deux sortes d’ordre manquent parfois de netteté et leurs domaines respectifs s’interpénètrent souvent. La notion d’ordre public sert en effet à fixer les règles qui organisent la vie économique et morale de la société, mais également à déterminer celles qui défendent les intérêts essentiels de l’État.
4Ces premières remarques faites à partir des deux mots qui forment l’expression « ordre public » prolongent et amplifient, plus qu’ils ne le dissipent, l’état initial de doute et d’incertitude devant une notion imprécise, complexe et mobile. Aussi débouchent-elles sur deux questions. On peut d’abord se demander si l’ordre public n’est pas une simple notion de fait ou s’il est une véritable catégorie juridique. A-t-il alors un contenu que l’on puisse analyser ou ne se laisse-t-il appréhender qu’à travers ses effets ? C’est toute la différence entre un rôle purement fonctionnel de l’ordre public, dont les applications seraient donc très variables selon les circonstances, et une qualité substantielle de cet ordre qui lui donnerait au contraire une réalité assez stable au milieu des changements. Il faut encore s’interroger sur la relativité de la notion d’ordre public dans le temps (elle est également grande dans l’espace), et sans doute alors se persuader qu’elle n’autorise pas l’historien à parler d’ordre public sans prendre des précautions. Car projeter dans le passé les catégories du présent ou prêter aux mots d’hier le sens qu’ils ont aujourd’hui sont des démarches qui risquent de conduire à de fausses interprétations. Afin d’aller plus loin dans les réponses à ce questionnement, et puisque les auteurs de l’ouvrage ont laissé de côté la dimension privatiste de l’ordre public et que c’est par ailleurs en droit public que cet ordre trouve incontestablement sa plus grande cohérence, il n’est pas injustifié de limiter ici la réflexion à cette branche du droit.
5On mesure alors tout de suite que l’ordre public n’est pas une notion continue et uniforme dans le temps, pertinente et équivalente à toutes les époques, puisque cette summa divisio du droit, entre sa part publique et sa part privée, ne s’est pleinement imposée que lorsque le pouvoir politique a revêtu le caractère d’un pouvoir public. La vie en société a toujours incité les hommes à rechercher entre eux la paix, la concorde, la quiétude, la sérénité, ou bien encore l’harmonie, pour profiter de l’ordre, d’un bon ordre, de la sûreté, du repos ou de la tranquillité. Isolément ou associés entre eux de différentes façons, on trouve ces mots dans des textes antérieurs à la période moderne. Mais ils ne se rapportent généralement qu’à une partie de l’espace ou à un segment du temps. C’est ainsi que le droit germanique distinguait des degrés de paix selon les lieux et que l’Église imposait la trêve de Dieu certains jours. Lorsque les fidélités nouées entre les puissants furent trop faibles pour conserver un état supportable de vie commune, c’est à partir d’un paradigme citadin de l’ordre, grâce au réseau des « bonnes villes », qu’une royauté plus forte chercha ensuite à faire régner la paix entre des groupes d’hommes toujours déterminés et séparés par des privilèges.
6L’épithète « public », parfois accolée à tel ou tel substantif, notamment à celui de tranquillité, ne doit cependant pas dissimuler que la règle générale était toujours mêlée à des droits particuliers dans les statuts urbains et que la dimension théologique du pouvoir l’emportait encore sur sa part juridique. Ces amalgames relativisaient la puissance de l’adjectif « public » et si celui-ci révélait sans doute qu’un certain mouvement commençait à modifier les choses, il ne signifiait pas encore que les choses se cristallisaient déjà en ordre juridique, en sujet juridique et en norme générale et impersonnelle. On ne voyait encore au Moyen Âge que l’ombre de ce qui était à venir avec la modernité. C’est en effet seulement avec un développement élargi des échanges et la monétarisation croissante de l’économie que la vie publique s’opposera plus nettement à la vie privée et qu’une autorité sociale, finalement détachée du reste de la société et investie d’une mission supérieure, pourra être édifiée pour veiller au maintien d’un ordre établi dans l’intérêt de tous.
7Cet ordre inédit, pensé par les théoriciens du droit naturel, se différencie de toutes les autres sortes d’ordre social parce qu’il garantit avant tout la sécurité des rapports entre des individus qui, pour faire circuler plus rapidement entre eux des biens sans cesse plus abondants, doivent mutuellement se reconnaître comme des sujets porteurs de toutes les prétentions juridiques. C’est donc principalement par le jeu de la volonté autonome de particuliers isolés les uns des autres que l’ordre social se construit désormais en profondeur. Dans ce nouveau dispositif où les obligations réciproques consenties par les personnes privées ont force de loi, l’État, édifié en puis-sance séparée, n’a d’autre fonction, outre la définition du cadre légal d’action, que l’instauration d’un climat de confiance entre ces personnes et le fonctionnement des services communs nécessaires à leurs activités. L’ordre public qu’une personne collective impose comme une volonté générale n’est donc en fait qu’un ordre dérivé et secondaire au regard de l’ordre voulu par les particuliers. La réorganisation du lien social autour de cette idée de l’homme appréhendé comme homme en général, comme sujet de droits, autrement dit la structuration de l’ordre social en ordre juridique, aboutit ainsi à cet ordre public simplement « matériel et extérieur » dont parlera plus tard Maurice Hauriou. En réduisant ainsi sa dimension à la matérialité et à l’extériorité sans doute rejetait-il l’idée de moraliser l’ordre public au-delà du respect raisonnable des bonnes mœurs, mais il soulignait aussi plus fondamentalement la différence entre l’ordre intérieur profond de la société construit par les individus et l’ordre du dehors imposé en surface par le pouvoir, entre la charpente organique des rapports sociaux et la simple ordonnance externe des êtres et des choses.
8Dans ce schéma individualiste, cette ordonnance n’est donc plus conservée pour assurer avant toute chose la sauvegarde du pouvoir, mais tout autant et plus encore, pour garantir la liberté des personnes et l’autonomie organisatrice de la société. Ce recentrage conduit inévitablement à modifier les termes de sa définition et à réviser les modalités de son maintien pour permettre à la société de se développer sans danger. Les limites et le contenu de cet appareil extérieur sont affectés par trois évolutions. Premièrement, la sûreté est chargée d’équivoque parce qu’elle concerne à la fois la sécurité de l’État et la liberté des citoyens. La sûreté signifie pour eux, outre la protection renforcée de leurs vies et de leurs propriétés, la garantie nouvelle de ne pouvoir être accusés, arrêtés ni détenus que selon les formes prévues par la loi. Mais elle désigne aussi pour l’État la stabilité de ses institutions, l’indépendance de sa volonté et l’intégrité de son territoire. La sûreté de l’État d’un côté et celle des citoyens de l’autre se trouvent donc liées par une relation ambivalente qui les articule en même temps qu’elle les oppose. Les citoyens ne peuvent s’accommoder ni d’une puissance démesurée de l’État qui menacerait leur liberté, ni de sa faiblesse excessive qui les exposerait aux dangers. Mais, de son côté, celui-ci ne saurait pas plus s’arranger de la liberté anarchique et indisciplinée des citoyens que de leur soumission passive et stérile. Deuxièmement, la vieille ambiguïté entre la sûreté et la tranquillité, étroitement associées dans le traité de Delamare ou le code de Duchesne, est toujours grande à la fin du XVIIIe siècle. Sa réduction n’est pas encore amorcée, même si on peut déjà pressentir, dans le sens donné au mot tranquillité, que le précis se disjoindra progressivement de l’indécis. Car si, comme la sûreté, la tranquillité s’oppose bien aux émeutes et aux tumultes, plus ordinairement aux rixes et aux disputes, elle est aussi plus spécialement l’antonyme du bruit qui gêne le voisinage et trouble son repos la nuit. Cette signification plus étroite se déploiera ultérieurement, jusque dans le droit de l’environnement qui protège aujourd’hui le « patrimoine sonore ». Troisièmement, sans doute l’expression « ordre public » est-elle encore très souvent ajoutée à d’autres mots, notamment à la tranquillité et à la sûreté, dans un amalgame confus qui exclut la subordination des termes et ne produit qu’un effet de renforcement. Mais déjà l’idée chemine de construire plutôt que de juxtaposer et de lier plus logiquement des mots très proches les uns des autres en essayant de leur donner des contours moins flous. Certes, l’ordre public, la tranquillité, la sûreté, etc., sont des notions insuffisamment distinguées, et qui continuent toujours de vivre largement l’une par l’autre, mais, sans obéir encore parfaitement à la dialectique du contenant et du contenu, elles commencent à se lier plus logiquement et à se coordonner dans la mesure où l’ordre public tend à devenir une notion rassembleuse qui englobe les autres. Il est très remarquable de noter que ce mouvement s’est amorcé par le biais du droit local et le jeu du pouvoir municipal dont l’objet défini par les constituants était de faire jouir les habitants d’une bonne police, c’est-à-dire de propriétés respectées, d’un air, d’une eau et d’une nourriture salubres, de rues, de lieux et d’édifices publics sûrs et tranquilles. C’est ici que se rejoignent le but à atteindre de l’ordre public et les moyens de la police qui est en train de se détacher des autres pratiques gouvernementales pour se consacrer uniquement à la maîtrise des dangers qui menacent la société.
9L’autre conséquence de la construction du nouvel ordre social par un processus collectif de relations librement établies entre des individus raisonnables qui prennent la qualité de citoyens est qu’il devient impossible de maintenir la part extérieure et matérielle de cet ordre en utilisant la coaction sans retenue. Si une protection plus grande des populations civiles par les parties belligérantes est une idée qui progresse encore lentement en Europe au XVIIIe siècle, un meilleur traitement des habitants, mérité par leur qualité nouvelle de citoyens, s’impose plus facilement à l’intérieur du pays. Avec la Révolution, l’obligation de concilier l’ordre avec la liberté conduit à distinguer usage de la force et répression violente par le respect des règles. Afin de mieux conserver la liberté et de maintenir les lois, une force publique du dedans doit d’abord exister indépendamment de celle du dehors. Les troupes de ligne, entraînées à des opérations de choc, sont évidemment mal préparées pour contenir les foules et disperser les manifestants avec une certaine retenue. Aussi, indépendamment d’autres raisons, la vieille formule des gardes bourgeoises est-elle relancée sous la forme nouvelle d’une garde citoyenne et la maréchaussée réorganisée en simple police sous le nom de gendarmerie. Une catégorisation de ces forces publiques permet de les faire intervenir par degrés en fonction de l’ampleur des troubles. Subordonnées au pouvoir civil et seulement mises en mouvement par ses réquisitions, leur engagement est réglé par un strict protocole et l’ouverture du feu ne peut notamment plus se faire qu’à l’intérieur d’un cadre espace/temps déterminé et après une série de sommations très formalisées. L’inscription du maintien de l’ordre public dans un champ juridique précis accompagne donc l’émergence de l’individu et la naissance du citoyen.
10Mais si le débat ouvert à la fin de l’Ancien Régime sur l’indépendance de l’autorité militaire, sur le secret de la consigne donnée aux troupes et leur assujettissement aux règles imposées aux unités de police, est ainsi élargi et tranché, l’interprétation des faits qui conduit le pouvoir civil à réquisitionner la force publique est encore empreinte de subjectivité et sa démarche n’est pas nécessairement soumise à une sorte de raison constituante de l’ordre public dont la définition reste ainsi toujours difficile. Les autorités recourent à la force parce qu’elles déplorent le trouble de l’ordre public ou des actions qui sont contraires à l’ordre public. En réalité, les contours de l’ordre public semblent ne se révéler avec netteté que lorsqu’ils rencontrent un obstacle. La tentation est alors grande de n’apercevoir de définition possible de l’ordre public que dans la négativité et de ne lui trouver que des contenus différents à chacune de ses invocations par les pouvoirs publics, en fonction du moment et des circonstances. Il ne faut pas cependant exagérer la variabilité dans le temps et dans l’espace de l’ordre public, et sous-estimer ainsi la radicalité du changement introduit par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Sans doute les principes énoncés en 1789 méritent-ils d’être complétés et approfondis, mais ils forment déjà le premier noyau d’un corpus de règles qui sera progressivement augmenté à la période contemporaine par toute une série de dispositions législatives et jurisprudentielles. Il y a dans l’ordre public une part fonctionnelle et relative qui est sans doute malheureusement irréductible, mais elle ne saurait faire oublier sa part substantielle et intangible sans laquelle un État de droit ne serait tout simplement pas possible.
11Il faut pourtant comprendre que l’ordre public n’a pu être rationalisé que dans la mesure où, dans le même temps, des opérations de contrôle social ont été étendues. Car le pouvoir de l’État n’a aucunement été réduit par l’autonomie et la liberté des citoyens : tout au contraire, indépendamment d’autres causes, la multiplication des relations interindividuelles a paradoxalement conduit à son élargissement. Les transformations économiques ont en effet produit un désordre massif des populations auquel les dispositifs militaires et sanitaires classiques de l’Ancien Régime étaient incapables de faire face. De sorte qu’il a fallu établir un autre niveau d’intervention, au cœur même de la production de l’ordre social, par le moyen d’une normalisation générale de la société, et la dénivellation a été particulièrement forte. Les moyens traditionnels d’enfermement, de cloisonnement et de quadrillage pour fixer les errants et les marginaux, sans être abandonnés, ont montré d’évidentes limites pour faire face à un accroissement considérable de la circulation des hommes induit par le développement de la production et des échanges. Aussi a-t-on pris le parti, au-delà de l’effort continué de fixation, de s’efforcer de réguler cette circulation. Pour cela, les villes d’abord, le reste du territoire ensuite, sont devenus des lieux de conquête et de réformation afin de les vouer à un mouvement réglé et encadré. Même le pendant immobile de la circulation, la demeure, dans laquelle on ne voyait pas auparavant une menace, a été elle-même à son tour investie et normalisée à l’instar du reste de l’espace. Mais cette accumulation de pouvoir dans les domaines de l’urbanisme, du logement, de la santé, de l’éducation, du travail, dans tous les secteurs de la vie sociale, y compris dans les loisirs, relève d’une autre stratégie que celle du maintien de l’ordre public qui ne procède qu’à son rétablissement après qu’il a été troublé.
12Si donc la défense de l’ordre public se produit uniquement après sa perturbation et s’inscrit constamment dans une logique de lutte contre un danger à maîtriser, le contrôle social se situe toujours en amont : il revêt un caractère essentiellement préventif et organise, selon des méthodes résolument différentes, une protection contre un risque potentiel qu’il s’agit avant tout d’éviter. Le décalage temporel entre ces deux tâches, pourtant toutes les deux mises au seul service d’un « ordre » unique, fait bien appa-raître une différence fondamentale entre elles et donne à la notion d’ordre une consistance différente selon qu’il est qualifié par l’adjectif public ou par l’adjectif social : on ne peut pas, en effet, ne pas constater que si l’ordre public a véritablement gagné en substance, l’ordre social, en revanche, s’enfonce dans un pur fonctionnalisme.
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