Écrire et déchiffrer l’ordre urbain américain : le récit de voyage d’un ingénieur français en 1869
p. 89-101
Texte intégral
1Décrire, ordonner l’espace par ses relevés de terrain, ses plans de ville, ses tracés de routes ou de voies ferrées, puis partager son savoir en rédigeant des rapports à sa hiérarchie, des notices de ports ou de ponts, enfin diffuser les fruits de son expérience professionnelle par le discours oral et par l’écrit : toutes ces tâches ont constitué la trame régulière de l’activité de l’ingénieur des ponts et chaussées depuis le milieu du XVIIIe siècle. Différemment de l’administration préfectorale, corps d’essence politique, les corps techniques d’ingénieurs participent à la mise en place et au maintien de l’ordre de la ville, le plus souvent par leurs actions d’équipement, d’aménagement et d’embellissement, mais aussi par l’ordre du discours, par la diversité de statuts de ces traces écrites.
L’ordre du discours d’un voyageur français dans la ville
Le témoignage d’un écrit privé
2Leur regard spécifique sur les transformations urbaines au XIXe siècle est généralement observable à partir des sources publiques qui relatent leur formation, leur carrière, leurs projets, leurs réalisations, surtout si leur talent et leurs appuis les ont portés au sommet du corps, à la vice-présidence du conseil national des ponts et chaussées. L’intérêt est redoublé lorsque le fonctionnaire a également pris soin de noter par devers lui ses goûts littéraires, ses sorties théâtrales, ses engouements politiques, les traits saillants de sa vie familiale à travers une abondante correspondance ou encore ses impressions de voyage : tel est le cas de Marcel Jozon, jeune ingénieur ordinaire au moment où il sollicite du ministre des travaux publics un congé de trois mois pour effectuer un voyage d’études « aux États-Unis de l’Amérique du nord ». Ses archives familiales fournissent un point d’observation privilégié pour comprendre la mentalité des élites républicaines et libérales à la fin du Second Empire, à un moment-clé à la fois des transformations urbaines en France, des changements des usages politiques et parlementaires et des éléments de comparaison avec un mode de vie américain en plein bouleversement.
3Le journal de voyage tenu par Marcel Jozon du 7 mai au 9 août 1869, croisé à la conférence qu’il prononce le 7 mars 1874 devant la Société d’Instruction populaire de Château-Thierry, permet de saisir son regard sur la société urbaine américaine au lendemain de la Guerre de Sécession, entre ordre pittoresque, modernité des techniques, ségrégation raciale et désordre administratif. Parti de Lorient le 7 mai et de la rade de Brest le 9, avec pour autre objectif d’établir des contacts pour le compte de la Société de Législation Comparée récemment lancée par son frère Paul, Marcel Jozon arrive à New York le 20 mai ; il revient à Plymouth le 5 août, au domicile familial de La Ferté-sous-Jouarre le 9. Les impressions du jeune ingénieur, notées immédiatement, puis retravaillées, relèvent à la fois du décentrement typique du voyageur français outre-Atlantique, du comparatisme politique et judiciaire d’un « républicain sous l’Empire », membre fondateur de la Société de législation comparée, et avant tout de l’analyse technique des résultats spectaculaires et des maux endémiques du décollage démographique et économique des villes américaines.
L’apprentissage des paysages : les voyages initiatiques, prélude au comparatisme urbain
4Le séjour américain de l’ingénieur trentenaire se situe à un moment charnière de sa vie et de sa carrière, bouleversées en 1870-1871 par son apprentissage direct de la guerre, par la condamnation de la guerre civile et de l’ordre moral, par son mariage qui l’ancre encore davantage à gauche, facteur de variations maximales de son avancement. Avant son voyage aux États-Unis, ce natif de la Seine-et-Marne a eu l’opportunité d’élargir notablement le champ de son savoir urbain : si les conversations familiales lui ont très tôt fourni des cas pratiques sur la gestion municipale d’un chef-lieu de canton, la Ferté-sous-Jouarre, administré par son père, notaire, maire et conseiller général, sa fréquentation du collège de Meaux et bien davantage son implantation précoce à Paris, à l’internat de Louis-Le-Grand, ont enrichi son approche des questions urbaines. Or, c’est au milieu du XIXe siècle que la formation des ingénieurs intègre davantage d’éléments d’abstraction mathématique, reléguant la prise en compte des contraintes naturelles. Cet âge d’or du rôle social de l’ingénieur coïncide avec l’extension des réseaux fluviaux, ferroviaires et routiers portée par le corps des ponts et chaussées au nom de l’utilité publique de réalisations indispensables à l’expansion économique. La correspondance, tant privée que professionnelle, de Marcel Jozon reflète l’alternance saisonnière de la conception hivernale des plans de travaux à la conduite des chantiers aux beaux jours. Homme de terrain et meneur d’hommes, l’ingénieur ordinaire des travaux publics a dans ses obligations les tournées communales dans son ressort, et son sens de l’observation et de la description s’exerce aussi bien à l’occasion de voyages d’agrément que de visites de chantier, effaçant la délimitation entre rapports professionnels et écrits de l’intime.
5Avant même son séjour américain à 31 ans, sa connaissance des paysages urbains a été enrichie par l’expérience d’une mission le long de la Meuse à sa sortie de Polytechnique en 1861, puis par son stage d’application à Saint-Malo en 1862, puis par ses premiers postes d’ingénieur ordinaire à Pontivy et à Lorient. Auparavant, il effectue plusieurs excursions en France et en Europe : la fièvre typhoïde ayant manqué de l’emporter en 1857, il séjourne plusieurs mois en convalescence au Mont-Dore, opportunité de découvrir une société rurale pauvre très éloignée de la prospérité briarde1. À l’été 1860, précédant de treize jours le voyage de Napoléon III et de l’Impératrice pour la pose de la première pierre du dock promenade du front de mer, il effectue avec des camarades de promotion le voyage de Paris à Alger via Dijon, Lyon et Marseille, occasion de découvrir la France urbaine méridionale et rhodanienne : de l’étude de la condition ouvrière dans les soieries lyonnaises à la visite des travaux militaires du nouveau port de Marseille. Le dépaysement est encore plus grand en accostant dans la ville blanche, à l’issue de 50 heures de traversée, où il peut s’adonner au spectacle de la rue cosmopolite, regardant passer « les gens de toutes nations », des bourgeois « mis absolument comme à Paris » aux dames avec des « robes à volants et des chapeaux de fort bon goût » qui se font porter leur ombrelle par « de petits bédouins ou de petits négrillons ». Puis sur le chemin de terre qui conduit cahin-caha à Constantine, l’absence de route rend indispensable l’usage inconfortable du chameau ou du mulet. Toutefois, le polytechnicien frais émoulu se réconcilie avec les charmes de la ville orientale lors d’une excursion à Blida « la voluptueuse », asile ombragé et véritable jardin d’Éden.
6Comme en Amérique neuf ans plus tard, les convictions laïques du jeune agnostique sont confrontées à la présence de la religion dans l’espace public. À Alger, les seules musulmanes qui s’aventurent dans la rue sont « des Bédouines complètement voilées. Elles sont tout en blanc et leur costume est assez semblable à ceux qu’on donne aux fantômes ». À Blida, l’office à la mosquée réunit quatre cents Maures et Bédouins et lui fait irrésistiblement penser aux vêpres, avec prosternation des fidèles à la fin du cantique, mais cette soumission des populations au culte majoritaire est pour lui du même ordre que la superstition des masses catholiques qu’il a découverte en Auvergne puis en Bretagne. S’il mesure la ferveur populaire envers le marabout dont la robe est frénétiquement embrassée, les seuls rituels qui trouvent grâce à ses yeux d’hygiéniste public sont les ablutions.
7À peine de retour d’Alger, il effectue sa première tournée en descendant la Meuse jusqu’à la chute de Dun, sous la tutelle de l’ingénieur en chef de Bar-le-Duc, père de Raymond Poincaré. Élève ingénieur stagiaire à Saint-Malo, il tire parti de la défaillance de l’encadrement de son maître de stage en tenant méthodiquement un « journal de mission » à l’initiative de son père, afin de compléter sa formation pratique, faisant son miel des rencontres avec ses collègues, particulièrement en rade de Brest et sur les chantiers navals et les arsenaux ; l’accumulation des tâches qu’il s’impose, des dessins à l’étude des dossiers, remplit de notes et croquis ses carnets journaliers. En outre, le « territoire du vide » devenant celui du plaisir du corps, le jeune ingénieur a goûté des bains de mer à Saint-Servan, mû avant tout par la curiosité d’approcher « les jeunes Anglaises ». En dehors des bains revigorants et de la gymnastique sur la plage, il a pratiqué l’alpinisme, escaladant le Mont-Blanc en 1863, a séjourné en Suisse et vu la chute du Rhin à Schaffhouse2. Chargé dans son premier poste à Pontivy, où le spleen le gagne devant l’atonie citadine3, de l’amélioration du canal de Nantes à Brest, puis attaché au service des ports maritimes du Morbihan à Lorient, l’ingénieur est particulièrement attentif aux voies fluviales et aux installations portuaires des villes américaines.
Le regard de l’ingénieur sur les lumières et les zones d’ombre de la ville américaine
« Choses vues » : croquis des villes en Amérique
8Lecteur de récits de voyage en Amérique à l’instar de beaucoup de ses contemporains4, Marcel Jozon ne déroge guère à leur trame habituelle qui consiste à souligner le contraste entre les grands espaces du continent américain et les mœurs de leurs habitants et les usages français. Mais sa formation d’ingénieur acère son regard et affine ses observations du plan et de la typologie des villes américaines. Toutefois, en dépit de ses compétences techniques, il n’échappe pas aux poncifs relatifs à l’agitation permanente des New Yorkais ou à l’inverse au soin ordonné des Mormons de Zion. Comme pour tout européen débarquant sur la côte atlantique, l’activité frénétique de la rade de New York est le premier choc qui frappe le voyageur à l’issue de deux semaines de traversée. Mais l’émerveillement cède vite devant la cacophonie urbaine que rendent le mauvais pavage des rues et leur saleté. Toutefois, le jeune ingénieur est séduit par les coquettes villas de Brooklyn et des collines de Staten Island, et à New York même par les maisons sur la Douzième Rue « recouvertes d’un placage en grès rouge ou en marbre5 ». Si la relative uniformité du quadrillage des maisons et des quartiers de New York lui apparaît avant tout comme le gage d’un usage rationnel et pratique de l’espace urbain, la monotonie du paysage industriel de Philadelphie avec ses maisons de briques rouges le rebute, et seule la liberté dont jouissent les Noirs dans cette ville de Quakers sauve à ses yeux républicains la capitale de Pennsylvanie. Tout à l’opposé, la ville sudiste de Baltimore le séduit en dépit des stigmates récents de la guerre. Sa propreté, le sentiment d’aération procuré par l’espacement des plantations d’arbres dans les rues, le luxe des maisons avec leur porche à colonnes forment un terreau urbain favorable à l’épanouissement de l’élégance féminine et des mondanités de l’élite démocrate, au prix d’une ségrégation humiliante et visible de la domesticité de couleur6. Le tableau de Richmond est plus pessimiste, car cette autre métropole sudiste ne réussit pas à se relever des ruines et du déclin économique, le cimetière formant la principale promenade publique. Dernière ville de la côte atlantique visitée par l’ingénieur français, Washington se singularise par le fossé entre ses proportions monumentales et la faible activité d’une capitale artificielle dont même le Capitole produit sur Jozon une « complète désillusion7 ».
L’explosion urbaine américaine : uniformité versus esthétique
9Le jeune ingénieur est davantage impressionné par l’explosion urbaine des villes de l’Ouest américain, avec pour revers la pollution industrielle qui rend irrespirable l’air de la populeuse Cincinnati, ville manufacturière aux hautes maisons noires de houille. Le voyageur français éprouve une déception encore plus vive à Saint-Louis où les traces de l’empreinte française sont recouvertes par l’immense extension de l’activité manufacturière de ce nœud ferroviaire et fluvial ; la seule note pittoresque est fournie par l’animation ininterrompue du quai du Mississippi par le déchargement des vapeurs sur la berge8. Le voyageur remonte naturellement vers Chicago qui est, « comme accroissement et comme richesse, la plus prodigieuse des villes américaines9 ». L’ingénieur ne peut qu’admirer le dynamisme étonnant de citadins qui n’hésitent pas à relever de deux mètres le niveau des rues et des maisons en vue de favoriser l’écoulement des eaux vers le lac. En route vers la capitale du pays des Mormons, Marcel Jozon visite Omaha qui est « tracée dans de très grandes proportions, mais n’est en ce moment qu’un joli village coquet » de dix mille habitants. Étape ferroviaire sur le transcontinental, cette petite ville est typique de la conquête de l’Ouest avec son urbanisme large et rectiligne qui anticipe son expansion à partir d’un plan en damier et d’une main street. Incontestablement, la ville qui attire le plus le jeune Français est Zion, cité des Mormons polygames, avec ses larges rues arborées et ses maisons coquettes. Ainsi, par delà la diversité des villes traversées, se dégagent les traits communs d’un urbanisme américain tendu vers l’extension spatiale et la croissance démographique, des petites stations ferroviaires ou simples étapes fluviales ébauchées, comme Cairo, encore marquées par l’activité agricole, aux véritables métropoles.
10Le jeune ingénieur français est impressionné de prime abord par les chiffres, le rythme d’expansion urbaine sans commune mesure avec ce qu’il a pu observer en Europe. Il cite systématiquement les effectifs de population des villes avant de décrire la disposition orthogonale des rues. Mais l’élément le plus frappant est l’impression d’inachèvement, de chantier permanent que donnent les villes américaines, sentiment qui renforce la critique du manque d’esthétique et de la trop faible prise en compte du site naturel. Comme bien d’autres observateurs, Marcel Jozon déplore la saleté des villes portuaires, la monotonie urbaine, la médiocrité de la qualité du bâti et du travail des architectes. Mais en ingénieur pragmatique, il comprend que la priorité des Américains est ailleurs, avant tout dans la recherche du confort et de la fonctionnalité, y compris pour les monuments religieux.
11Aussi l’intérêt du séjour dans les villes américaines réside bien davantage dans l’observation du spectacle permanent de la rue que dans les visites culturelles. À l’instar de Duvergier de Hauranne10, Marcel Jozon relève qu’à l’inverse des sociétés urbaines européennes où l’allure renseigne immédiatement sur l’appartenance sociale, dans les villes américaines, « tous les hommes, toutes les femmes ont même costume et même physionomie11 ».
12De même, le jeune Français s’étonne de la rareté et de la médiocrité des distractions offertes aux citadins, davantage occupés par le désir de réussite matérielle et entravés dans leur usage des plaisirs par une morale puritaine qui va jusqu’à bannir les plus innocentes représentations théâtrales. En revanche, l’ingénieur habitué des salles de spectacle de Paris apprécie en connaissance de cause la grande capacité d’accueil du Park récemment achevé, avec pour corollaire des prix modiques qui facilitent la démocratisation du public culturel. Cette massification engendre un abaissement des exigences qualitatives, et Marcel Jozon le constate de visu au théâtre Tammany, l’enthousiasme bon enfant des spectateurs américains devant Cendrillon le laissant aussi pantois que le concert « très mauvais » que donne à New York l’un des orchestres pourtant les plus réputés12. Paradoxalement, le spectacle urbain qui fascine l’ingénieur est le « défilé d’apparat » que fournit une intervention de pompiers à la dextérité hors de pair à Chicago, l’impressionnante efficacité de leur matériel parvenant à venir à bout de l’incendie de maisons de bois alignées à la hâte13.
Les travaux pratiques de l’ingénieur : déchiffrer les espaces, les réseaux et les aménagements
13Conformément au but officiel de sa demande de congé, l’ingénieur ordinaire prend soin d’étudier minutieusement les particularités techniques des réalisations américaines en matière de voies ferrées, de ponts, de ports, de voirie, de monuments et d’équipements industriels. En plein âge du fer, il peut observer en Pennsylvanie l’abondance et l’accessibilité des gisements. Trait habituel de la mentalité américaine, il constate, à la faveur d’une visite de fabrique de roues et de rails, la préférence pour l’utilisation de la fonte, plus fragile que le fer mais meilleur marché14. Profitant de ses déplacements en train, il observe l’extension contemporaine du réseau ferroviaire américain, qui voit précisément en 1869 l’achèvement de la ligne transcontinentale. Il tient à consacrer toute une journée à la visite des ateliers puis des lignes de la grande compagnie Baltimore and Ohio Railroad, gardant un œil critique sur la piètre qualité des rails d’acier, leur usure précoce, la médiocrité du ballast15. Le contraste est vif entre l’état inquiétant des voies et le sentiment de supériorité de ses interlocuteurs américains, persuadés de l’excellence de leurs procédés. Parvenant aux mêmes constatations au sujet de la ligne transcontinentale de l’Union Pacific, l’ingénieur français comprend qu’il s’agit d’une différence d’objectifs et de mentalités, comme lui expose le patron Anderson : « Un Rail Road n’est pas une œuvre d’art, mais un instrument qui doit donner de beaux dividendes16. »
14Encore davantage que la construction ferroviaire, les ponts américains suscitent un véritable intérêt passionné chez le jeune ingénieur français qui visite systématiquement ces ouvrages d’art et prend le temps d’en discuter sur place avec ses collègues américains. Ici encore, l’aspect souvent frustre de la majorité des ponts en bois reflète la primauté de l’urgence sur la durabilité et l’esthétique, mais Jozon est admiratif de la hardiesse d’allure et du style élancé des ponts métalliques à arche. De même, il est impressionné par le mode de construction des planchers métalliques des « palais de la consommation » de Canal Street à New York, grand magasin de quatre étages sur sous-sol où les marchandises arrivent sur un plancher en fonte avec lentille de verre et sont montées par trois élévateurs à vapeur. Il retrouve des procédés comparables à la gare de triage de l’Hudson Rail Road, achevée l’année précédente, « immense halle qu’on peut diviser par des cloisons en fer, mobiles, qu’on ferme quand un compartiment est rempli et doit rester clos ». Toutefois, la modernité des techniques du bâtiment et le bon équipement sanitaire des nouvelles constructions, chauffées à la vapeur et contenant plusieurs waterclosets et lavabos, coexistent avec la permanence du manque d’hygiène. L’ancien ingénieur ordinaire de Napoléon-ville déplore ainsi que le marché de New York soit « plus laid et plus sale que le plus vieux marché d’une petite ville de Bretagne. À deux heures par un beau soleil, une partie du marché est éclairé au gaz. Il n’y a ni air, ni lumière, ni propreté17 ».
Le diagnostic des maux urbains
15En voyage d’étude dans le but officiel de perfectionner sa formation initiale d’ingénieur des ponts et chaussées, Marcel Jozon délaisse vite la critique rituelle du mauvais goût architectural des monuments civils ou religieux américains pour consacrer toute son attention aux travaux publics. Chargé du service maritime à Lorient, ayant eu l’occasion de visiter les installations de Brest, Marseille et Alger, le jeune ingénieur est frappé outre-Atlantique par l’écart entre les sites privilégiés dont disposent bien des villes portuaires américaines, comme Cairo, Evansville et bien plus encore New York, et le saccage de ces atouts par une urbanisation galopante laissée aux seules lois du profit immédiat. Il s’étonne ainsi à Baltimore de la précarité « de quais et de wharfs en bois d’aspect à peu près misérables » qui entourent un port « d’une saleté repoussante18 ». Mais il doit reconnaître à Brooklyn les avantages pratiques de l’utilisation d’un tel matériau souple, le wharf se déplaçant sans choc lors de l’accostage des ferries. Pareillement, l’état de la voirie des métropoles du Nord-Est surprend habituellement le voyageur français par le frustre aménagement des chaussées et la formation rapide de fondrières permanentes qui empêchent de « trotter un peu vite » comme le constate Marcel Jozon dans la Douzième Rue où il loge.
16Formé au moment où l’haussmannisation multiplie à Paris les promenades, les squares et les grands parcs dans un souci hygiéniste incarné par Alphonse Alphand, Marcel Jozon prend soin de visiter tous les parcs urbains américains, occasion rare de s’enthousiasmer de la réussite architecturale et sociale du récent Central Park, modèle d’urbanisme largement imité par les municipalités sur tout le territoire fédéral jusqu’à la Belle Époque. Avant cette diffusion, le cimetière remplit par défaut la fonction de promenade publique pittoresque, le souci d’esthétique y étant souvent plus présent que dans le reste de la ville19.
Le républicain français et l’ordre politique américain
17Dans l’ordonnancement de la ville américaine, deux éléments rentrent en conflit avec les convictions du jeune républicain français : la séparation de races hiérarchisées et l’omniprésence des communautés religieuses, mais son étonnement ne s’accompagne d’une réprobation qu’à l’égard du traitement « impardonnable » des minorités noire et indienne.
Sous l’ordre racial injuste, deux crimes
18Quatre ans après la fin de la Guerre de Sécession, la condition nouvelle des Noirs américains suscite l’attention du jeune démocrate français : libéral et républicain, Marcel Jozon est convaincu de « leur droit à la liberté20 ». Les conversations que lui fournissent ses contacts avec les élites juridiques lui font saisir le chemin qui reste à parcourir pour faire évoluer les mentalités vers une réelle émancipation raciale. Ses interlocuteurs démocrates sudistes confirment la profonde impression de maintien de la ségrégation et de l’exploitation économique des Noirs, réduits aux tâches répulsives et exclus des lieux de loisir et de transport des Blancs. Toutefois, signe d’espoir à Richmond, la revendication fière de leur émancipation par les Noirs qui, bien que majoritairement analphabètes, tiennent ostensiblement un journal à la main, pratique hier encore proscrite. En revanche, le sort misérable des Indiens l’accable au point de valoir condamnation d’une civilisation américaine qui a « défriché la terre, mais a dégradé ses habitants [...] On est toujours ramené dans ce pays à deux grands crimes : l’esclavage des nègres, l’extermination des Indiens21 ».
Un ordre religieux déroutant : des cultes considérés sous l’angle du progrès et des droits des femmes
19Agnostique, issu d’une famille à la morale civique rigoureuse, Marcel Jozon ne pratique aucun culte et ne satisfera aux convenances d’un mariage religieux à l’été 1871 qu’en faisant appel au pasteur le plus libéral de Paris, le dignitaire franc-maçon Dide. Aussi son principal critère d’évaluation des différents cultes se trouve-t-il dans leur compatibilité avec les progrès du monde moderne. Représentatif du milieu des polytechniciens gagnés au saint-simonisme, le jeune ingénieur regarde avec étonnement les manifestations obscurantistes de la paysannerie catholique bretonne, la soumission des Algériens au marabout faisant écho au pardon de Châteaulin. À cette aune, les cultes libéraux qui autorisent la recherche du bonheur terrestre lui semblent certes « pittoresques », mais compatibles avec la République par leur absence d’un clergé affilié à une hiérarchie hostile aux Lumières et aux révolutions du XVIIIe siècle : les calvinistes, aux cultes dominicaux tellement suivis qu’ils vident les rues à l’heure de l’office, les juifs, mais aussi, à sa grande surprise, les « fameux mormons » répondent à cette exigence, particulièrement sous les angles du développement matériel, des procédures de décision démocratiques et de l’éducation des filles. Comme il se félicitera sous la République opportuniste du développement des lycées de filles et de l’emploi des sévriennes, il s’enthousiasme à Zion de la culture, des qualités intellectuelles, du haut niveau d’éducation et de la liberté des mormones, qui disposent dans leurs assemblées du droit de vote, alors qu’il s’attendait à ce que la polygamie ait entraîné mépris et soumission des femmes22. Marcel Jozon, bien que dépourvu de toute admiration envers les idées religieuses des Mormons, est positivement surpris par la présence d’un pasteur méthodiste admis à apporter la contradiction au « prophète » Brigham Young : « on se serait cru à une assemblée politique ou, mieux encore, à un congrès scientifique [...]. Dans le temple des Mormons, il y a des bancs réservés pour les étrangers, au lieu de les excommunier ou de chercher à les convertir23 ». Plus généralement, le jeune célibataire français est frappé de la liberté des jeunes filles, auxquelles les pères font confiance, comptant à la fois sur la sagesse fournie par leur éducation et sur la pression collective des convenances sociales : « les jeunes filles n’y sont pas ignorantes comme les Françaises du haut monde qu’on marie au sortir du couvent. [...] Ici on les traite en personnes raisonnables. Elles savaient à quoi elles s’exposeraient en se conduisant mal24 ».
Un ordre social perfectible : efficacité des conflits et incurie de l’administration municipale
20Les rapports sociaux entre patrons et ouvriers américains surprennent également le jeune républicain français, sensibilisé aux questions de propriété à la fois par la thèse en droit romain de son frère et par les convictions fouriéristes de son futur beau-père, avocat valenciennois et actionnaire des mines d’Anzin et des verreries d’Escaupont. Intrigué par l’absence de distinction de classe par le vêtement, il constate que le niveau de vie des mineurs de Pennsylvanie est bien plus convenable que celui de leurs homologues français, grâce à un salaire quadruplé et à des produits alimentaires bon marché. Il fait le lien avec la qualité d’organisation du mouvement ouvrier américain : visitant les mines en pleine grève de 30 000 mineurs, il salue l’efficacité de leur mouvement revendicatif, porté par une association et popularisé par un journal de lutte.
21Cette efficacité pragmatique des conflits sociaux américains fait contraste avec l’incurie et la corruption de l’administration locale des métropoles, singulièrement de la municipalité new-yorkaise. Reçu grâce à la recommandation d’Alexandre Ribot et d’Édouard Laboulaye chez les plus grands avocats démocrates tels Dudley Field, l’ingénieur s’étonne de la coexistence d’un sentiment de supériorité du modèle institutionnel américain et d’un tableau alarmant de l’incompétence et de la prévarication d’une bureaucratie urbaine « aux mains de la canaille », travers que ses interlocuteurs attribuent unanimement aux dernières vagues migratoires irlandaise et allemande, constituées en véritables mafias. Ce désordre de l’administration des grandes villes s’accompagne d’une insécurité qui rend habituel l’équipement, incongru pour le Français, en alarme électrique et en revolvers, toujours chargés, de ses élégants hôtes jurisconsultes25.
L’ordre symbolique des pouvoirs dans la ville : le juriste devant l’ingénieur
22Si Marcel Jozon déplore la faible reconnaissance sociale des ingénieurs américains, il doit constater la position éminente des avocats qui se manifeste dans les édifices urbains. Rencontrant ses collègues, l’ingénieur des ponts-et-chaussées relève qu’ils sont majoritairement issus des rangs de l’armée et qu’ils revendiquent le titre d’ingénieur civil. Beaucoup sont venus compléter leur formation en France, singulièrement à l’École Centrale de Paris. Il s’informe aussi de la création récente du Massachussetts Institute of Technology, école dont « les programmes ont beaucoup de rapport avec ceux de l’École Polytechnique » ; ils associent en effet l’apprentissage des principes scientifiques à l’observation et aux travaux pratiques26. Cependant, cette amélioration de la formation des ingénieurs américains n’a pas eu le temps d’améliorer la position sociale de l’ingénieur, bien plus précaire et modeste qu’en France en dépit de la création d’une association nationale. C’est à la fragilité de leur rémunération que l’ingénieur français attribue une grande part de l’obsession américaine pour le court terme, au détriment d’une construction pérenne et de qualité assurée par le corps français des Ponts-et-Chaussées.
23À l’inverse, les grands avocats new-yorkais apparaissent comme les parangons du raffinement et du pouvoir aristocratique urbains. L’intérieur de la maison du jurisconsulte WASP Dudley Field témoigne même d’un goût artistique rare que le jeune ingénieur français « rencontre pour la première fois. Il y a des tableaux, de belles pendules, la salle est élégante », et même la cuisine servie est relevée. Quant à son cabinet, l’avocat l’a « décoré lui-même dans le style de Pompéi »... Marcel Jozon trouve confirmation de cette suprématie sociale des milieux judiciaires en allant écouter l’avocat plaider à la cour de New York pour défendre gratuitement un employé des douanes accusé de concussion. Le républicain français admire la commodité des salles d’audience, la présence d’une bibliothèque au sein du palais de justice, la ventilation assurée par une machine à vapeur placée dans les fondations, la beauté des marches et la qualité des dégagements prévus, la tenue « décente et convenable » du public nombreux, mais il trouve la façade grecque avec ses hautes colonnes d’une esthétique lourde bien conforme au goût du pays27.
24Professionnel de l’écrit, à travers la rédaction de rapports, d’articles de la revue du corps des ponts, de discours de comices, Marcel Jozon cultive lors de son voyage en Amérique son goût du récit, à la frontière entre la prise de notes techniques et le for privé, complétant ses observations par sa correspondance privée. Nourri de cette expérience américaine, il va vivre en spectateur passionné l’invasion prussienne à Château-Thierry, reprenant ses notes journalières dès l’arrivée des Uhlans, discipline intellectuelle qui lui permet de mûrir sa décision de refus de l’ordre injuste de l’occupant, de la piégeuse collaboration municipale, point de départ de son engagement volontaire dans l’armée de Bourbaki, jusqu’à la captivité à Zurich en février 1871. Contempteur sévère du désordre urbain de la Semaine sanglante, dont il attribue la responsabilité principale au désir de revanche sociale des élites monarchistes versaillaises, l’ingénieur voit sa carrière prendre un tour résolument politique avec son refus de l’Ordre moral qui le pénalise avant d’accélérer son avancement après 1877. Acteur des transformations urbaines y compris en tant que conseiller municipal républicain de Reims, Marcel Jozon participe en fin de carrière à l’embellissement de la capitale en dirigeant la construction du pont Alexandre III puis du métropolitain.
Notes de bas de page
1 « Les habitants sont rares et très laids. Habitués à refaire les visiteurs, ils ne savent que voler et mendier. Le spectacle de toutes ces nouveautés nous a fort intéressés. » Lettre de Paul Jozon, frère aîné de Marcel, à leur mère le 23 août 1857.
2 « Je suis allé deux fois à Schaffhouse, une fois avant, une fois après mon voyage d’Amérique, et j’ai toujours trouvé que la chute du Rhin était l’un des plus beaux spectacles qu’on puisse voir, bien plus pittoresque et saisissant que la chute du Niagara. » Lettre de Marcel Jozon à son fils André, Évian, le 27 août 1898.
3 Le désarroi des Jozon, notables seine-et-marnais cossus, devant l’étiolement de la vie urbaine de la modeste sous-préfecture bretonne est bien traduit par une lettre du père, Dominique, à sa femme Julie, le 19 octobre 1863 : « Il n’y a aucun commerce, par suite aucune boutique méritant ce nom à Pontivy, la ville n’est un peu animée que le lundi, jour de marché, et les autres jours, elle est morte, et cependant elle a un régiment de cavalerie en garnison, ma foi, une sous-préfecture, une ruelle particulière, un tribunal, deux ingénieurs et leurs agents, un capitaine de gendarmerie, et on y construit un chemin de fer ; que serait-ce, bon Dieu, si Napoléonville n’était que chef-lieu de canton ? »
4 Jacques Portes, Une fascination récente, les États-Unis dans l’opinion française, 1870-1914, Thèse Paris I, 1987.
5 Marcel Jozon, Notes du 22 mai 1869, Journal de voyage en Amérique.
6 « Il y a beaucoup de Nègres à Baltimore. La ville est absolument démocrate. Les Noirs ne peuvent pas aller au théâtre, ni monter dans les cars. Ils sont charretiers, calfats, hommes de peine pour le chargement et le déchargement des navires. Tous les domestiques sont Nègres, et presque tous les musiciens. » Marcel Jozon, Notes du 8 juin 1869, Journal de voyage en Amérique.
7 Marcel Jozon, Notes du 21 juin 1869, Journal de voyage en Amérique.
8 Marcel Jozon, Notes du 2 juillet 1869, Journal de voyage en Amérique.
9 « Chicago est le symbole de l’opulence américaine, de l’activité américaine, du don des Américains pour les affaires, le commerce, l’esprit d’entreprise, le go ahead. » Hélène Trocmé, La ville américaine vue par les voyageurs français à la fin du XIXe siècle (1875-1904), Thèse Paris I, 1975, p. 83.
10 Ernest Duvergier de Hauranne, Huit mois en Amérique, lettres et notes de voyage (1864-1865), 1866, réédité en 1966, Paris, Calmann-Lévy, p. 52.
11 Marcel Jozon, Conférence le 7 mars 1874 devant la Société d’Instruction populaire de Château-Thierry, p. 2.
12 Marcel Jozon, Notes du 27 mai 1869, Journal de voyage en Amérique.
13 Marcel Jozon, Notes du 7 juillet 1869, Journal de voyage en Amérique.
14 Marcel Jozon, Notes du 14 juin 1869, Journal de voyage en Amérique.
15 Marcel Jozon, Notes du 9 juin 1869, Journal de voyage en Amérique.
16 Marcel Jozon, Notes du 11 juin 1869, Journal de voyage en Amérique.
17 Marcel Jozon, Notes du 24 mai 1869, Journal de voyage en Amérique.
18 Marcel Jozon, Notes du 12 juin 1869, Journal de voyage en Amérique.
19 Ainsi à Richmond : « C’est un grand parc accidenté, traversé par deux ruisseaux et placé dans un endroit très pittoresque sur les bords de la James River. Il y a partout de beaux arbres. Les tombes sont dispersées au milieu de la verdure. Elles sont assez belles et bien entretenues. » Marcel Jozon, Notes du 15 juin 1869, Journal de voyage en Amérique.
20 Marcel Jozon, Notes du 6 juin 1869, Journal de voyage en Amérique.
21 Marcel Jozon, Notes du 14 juillet 1869, Journal de voyage en Amérique.
22 « Les enfants savent tous le Français et l’Anglais. Il n’y a pas de peuple sur terre aussi instruit que les Mormons. Il n’y en pas d’aussi libre ». Marcel Jozon, Notes du 19 juillet 1869, Journal de voyage en Amérique.
23 Marcel Jozon, Conférence le 7 mars 1874 devant la Société d’Instruction populaire de Château-Thierry, p. 14.
24 Marcel Jozon, Conférence le 7 mars 1874 devant la Société d’Instruction populaire de Château-Thierry, p. 10.
25 Marcel Jozon, Notes du 24 mai 1869, Journal de voyage en Amérique.
26 Marcel Jozon, Notes du 31 mai 1869, Journal de voyage en Amérique.
27 Marcel Jozon, Notes du 25 mai 1869, Journal de voyage en Amérique.
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