Chapitre II. L’action comme décalage
p. 87-133
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Texte intégral
1L’ontologie de l’intermonde, en privilégiant les consistances de la vie sociale sur les impératifs du système ou les traits des acteurs, amène à un réexamen de la notion d’action. Le problème central est de cerner les relations entre l’action et son environnement, en tenant compte de la géométrie variable des relations de l’une à l’autre. Cette question revient à comprendre comment et pourquoi certaines conduites sont opérationnelles et d’autres ne le sont pas, ou ne le sont que transitoirement, mais toujours dans un intermonde élastique. Toute action est ainsi soumise à des doses et formes diverses de décalages au cours de son déroulement. Et le défi intellectuel consiste à en prendre la véritable mesure.
Critique de l’adaptation à l’environnement
2Quelle est la nature de l’action ? Pour une vision objectiviste, l’action est réduite à une forme d’inscription dans un environnement supposé mécanique et uniforme. Pour une vision subjectiviste, l’action est avant tout la réponse sensée que l’acteur apporte aux sollicitations de l’environnement. Mais dès que l’accent se déplace vers les élasticités de la vie sociale, la conception de l’action doit être modifiée. D’ailleurs, dès que l’on se débarrasse des présupposés implicites les plus instrumentaux et intentionnels de l’action, il est évident que, dans bien des cas, nous ne savons pas toujours ouvertement ce que nous faisons ou visons. Entre la réalité et l’action il n’y a pas forcément de relation directe. Au contraire même, ce sont les divers parcours possibles de décalage qui doivent être l’objet majeur de l’analyse.
Le paradoxe fondateur de l’action
3Dans la plupart des conceptions de l’action, la problématique de l’ordre social est surtout manifeste dans l’idée d’une adaptation étroite et nécessaire des conduites à l’environnement. Bien entendu, la sociologie n’a pas méconnu les cas de désajustements, et s’est même efforcée de leur donner une explication en termes de déviances normatives, d’hysteresis dispositionnelle ou de diverses erreurs cognitives. Et pourtant, l’idée que l’action sociale se mesure en dernière instance à l’aune de son adaptation immédiate à un environnement est restée sous-jacente à la plupart des représentations.
4Or, c’est sur ce point que les sciences sociales doivent affirmer un critère de compréhension de l’action fort différent de celui dans lequel baigne spontanément l’acteur. Rien n’est plus consensuel, tant pour le sens commun que pour le discours sociologique, que l’idée d’une adéquation, parfois même une détermination, de nos actions par leurs contextes, et par voie de conséquence, de l’adaptation de nos actions au monde. La discussion doit moins porter alors sur le fait que nos actions s’expliqueraient par l’effet de facteurs structurels que sur le postulat implicite que nos actions, pour pouvoir être effectives, doivent s’accorder à l’état préexistant du monde social. Étant donné l’épaisseur des textures et la complexité des coercitions, l’adaptation ou l’ajustement étroits entre une action et le monde sont des chimères intellectuelles.
5C’est de cette représentation de bon aloi propre au sens commun, et de son étrange et implicite reprise dans la pensée sociologique, qu’il faut se séparer. Reconsidérer l’action passe par une inversion de cette représentation liminaire de la vie sociale. L’étude doit commencer par mettre justement en question le postulat implicite de l’adaptation de nos actions au monde, pour privilégier tout au long des analyses, le caractère problématique de cette inscription. Cela exige de reconnaître la dimension tragique de toute forme d’action, ce que par ailleurs la philosophie politique a bien mieux su faire que la sociologie1. Mais la contingence de l’action ne doit pas être cherchée du côté du caractère « hasardeux » de nos motivations. Elle doit l’être, suite au différentiel de consistances du social, du côté de la multiplicité de ses formes de décalages lors de leur inscription pratique dans le monde. Nos actions sont souvent approximatives pratiquement, incertaines normativement, et pourtant, leur déroulement reste possible, non pas à cause de leur adaptation étroite au monde, mais justement à l’inverse, du fait qu’elles se déploient dans un intermonde élastique s’accommodant fort bien d’un nombre important d’écarts et de variations.
6Il faut donc placer les notions d’éloignement et de dérive à l’origine du saisissement de l’action. Elle doit donc être étudiée au travers du mélange de visée et d’obstacles qui la constitue, ce qui introduit à l’étude des décalages comme prise en compte du dessein de l’action et de son destin objectif dans et par le monde.
Limites de l’action rationnelle
7Tout au long de l’histoire de la sociologie, un seul grand modèle commande l’analyse : celui de l’accord entre les traits de l’environnement et les stratégies des acteurs. Mais c’est sans doute à propos de l’action rationnelle instrumentale que l’importance décisive octroyée à l’adaptation se dévoile le mieux et que les difficultés se révèlent aussi le plus clairement, même si des impasses similaires sont repérables dans bien d’autres conceptions.
8N’oublions pas que c’est parce qu’elle permettrait, grâce aux commodités ou à la rigueur qu’elle induit, d’ancrer l’étude de l’action sur des bases épistémologiques solides, que l’on prête, depuis Weber ou Pareto, un primat analytique indiscutable à l’action rationnelle sur les autres conduites2. La « réussite » de ce type d’action est devenue même un critère épistémologique majeur, puisqu’elle permet d’établir un étalon objectif de mesure entre les visées intentionnelles et les conduites effectives, et de saisir les actions en fonction de l’adéquation observable entre les moyens choisis et la fin poursuivie. Or, la vertu heuristique de l’action rationnelle découle de l’implicite d’un monde social où les raisonnements moyens-fins seraient non contradictoires, et surtout, où nos actions connaîtraient de manière régulière le succès ou l’échec, en faisant face à un univers social stable et régulier.
9Reconnaissons que d’un point de vue méthodologique, il peut être utile d’interpréter une conduite, à l’aide d’un modèle idéal d’action permettant d’inférer ce que l’acteur aurait choisi s’il avait disposé de tous les éléments d’information nécessaires3. L’explication rationnelle est ainsi une interprétation des conduites à l’aune d’un critère privilégié d’observation, davantage celui de l’auteur que celui de l’acteur à proprement parler. Cette position est parfois assumée clairement, lorsqu’on affirme qu’il ne s’agit pas de laisser entendre que les individus choisissent rationnellement, mais qu’ils agissent « comme si » ils l’étaient – cette inférence permettant de rendre compte de leurs conduites. Or, comme on le sait, l’importance des contre-exemples est telle que l’hypothèse de l’acteur rationnel va toujours de pair avec un nombre inflationniste d’hypothèses ad hoc visant justement à sauver le modèle de départ, en introduisant des critères de plus en plus lâches (les « bonnes raisons »), quitte à passer son temps à expliquer pourquoi des choses qui ne devraient pas théoriquement avoir eu lieu existent bel et bien (l’action collective ou le vote…). L’invraisemblance psychologique de ce modèle, y compris dans des sociétés où, effectivement, le modèle du calcul s’est répandu au quotidien, est telle que l’on doit à vrai dire plutôt s’interroger, au-delà de ses vertus méthodologiques limitées, sur sa pérennité parmi les analystes4. Bien sûr, on portera toujours à son crédit la clarté et la simplicité de ses postulats. Mais il aura toujours comme désavantage irréductible ses constats anti-factuels permanents.
10Cependant, ces vertus analytiques s’amincissent considérablement lorsqu’on est obligé de revenir sur le critère, en apparence simple et évident, d’une adéquation de l’action à l’environnement. Du fait de l’élasticité de l’intermonde, il faut en effet relativiser fortement la coupure entre les actions rationnelles et les actions irrationnelles, ou encore entre le succès qui couronnerait les premières et les échecs ou erreurs supposés marquer, plus ou moins immédiatement, les deuxièmes. D’un point de vue interprétatif, il peut s’avérer possible d’établir une distinction entre des actions menées à partir de schémas jugés logiques ou rationnels ou sous l’emprise des illusions, des émotions, des erreurs cognitives, voire des attitudes irrationnelles. En revanche, d’un point de vue pratique, le classement se révèle bien plus fragile.
11Les motivations peuvent être diverses, et il est important de connaître les visées ou les états intérieurs des acteurs, mais la trajectoire d’une action dépend de son enchâssement dans un intermonde connaissant toute une série de différentiels de coercition élastiques. Autrement dit, la réussite escomptée d’une action apparaît comme une catégorie hautement problématique, puisque l’évaluation de toute réussite dépend de critères subjectifs mouvants et d’adéquations contextuelles changeantes. D’ailleurs, la formulation adoucie de la rationalité limitée mène, à sa manière, à ce type de conclusion, puisqu’elle nous force à reconnaître que, si la réussite et l’adaptation parfaite de l’action au monde exigent une information totale, en revanche, nos actions réelles s’appuient sur des éléments bien plus restreints de connaissance.
12Dire qu’une action s’écarte d’une norme jugée idéale ou d’un objectif suppose donc comme modèle ce qui justement pose problème, à savoir l’existence d’un monde rigide soumis à des coercitions régulières et à des objectifs clairs et constants. Au contraire, comme il n’y a qu’un intermonde élastique, il ne peut y avoir que des adéquations momentanées et définies par divers degrés d’écart par rapport aux situations. L’étude doit alors envisager le décalage entre une pratique et un idéal. Dans ce contexte, le but de l’analyse, à partir d’études circonscrites, consiste à découvrir les éléments et les contextes qui encouragent la mise en pratique d’une description ou y résistent.
Adéquations séquentielles
13La reconnaissance au moins implicite de ces difficultés a conduit à une revalorisation du processus par lequel s’établirait l’adaptation de nos actions à l’environnement. Afin de rendre compte du renouvellement constant et séquentiel de cet accord, certains analystes ont eu tendance à accentuer le travail de réflexion au cours de l’action elle-même (le monitoring action) ou les pratiques visant à rendre acceptables et compréhensibles les conduites effectuées dans une dimension intersubjective. L’adaptation et la correction de l’action prennent alors une signification majeure au détriment des éléments supposés l’expliquer d’emblée, comme par exemple l’intériorisation normative. Autrement dit, c’est en situation, voire par la situation, que l’action se coordonne avec le monde5.
14Certes, la démarche est loin d’être nouvelle. Depuis Aristote, bien des études centrées sur les pratiques sociales n’ont cessé de souligner le primat de l’action sur la réflexion, qui n’est supposée intervenir qu’après l’action. Il n’empêche que, dans les dernières décennies, ces perspectives ont été retravaillées afin de rendre compréhensible le fait que l’action n’est pas tant l’expression d’une intériorité pré-constituée avant elle, mais plutôt le résultat d’un processus de ré-appropriation et d’internalisation des actions publiques6. C’est même un des mérites majeurs du travail de Giddens que d’avoir su éclaircir l’idée que l’intentionnalité ne préexiste pas à toute action, et qu’elle n’est souvent que la capacité à la contrôler de manière réflexive. Toute action a une pluralité de fins et de déterminations, et ce n’est que lorsqu’elle rencontre un problème, que par le biais d’un retour réflexif, se dégage (a posteriori donc) une finalité précise. Les acteurs ne sont donc jamais entièrement stratégiques ou intentionnels et leur réévaluation n’est pas entièrement consciente ou communicationnelle, puisque l’action en appelle également à toute une série d’autres types de pilotage, pré-réflexifs et pré-linguistiques. Dans cette conception, l’action est conçue dans un continuum allant des routines à une forme véritable de réflexivité, en passant par une conscience pratique ou discursive7. Autrement dit, même s’il nous arrive bien entendu de réfléchir « avant » d’agir, ce n’est souvent que rétrospectivement que nous donnons une cause, une raison ou une signification à nos actions. Toute action est ainsi un mélange de raisons, de calculs, d’affects, de motivations diverses, de croyances plus ou moins fondées, sans oublier des conduites plus routinières et peu réflexives. En revanche, l’explicitation de l’action passe par une série de rationalisations – au sens freudien du terme – ainsi que par une série de comptes rendus probabilistes.
15Aucun acteur ne contrôle jamais pratiquement, au-delà de conduites fort circonscrites, la chaîne causale totale entre un état initial et un état final. Il est impossible à un acteur d’en maîtriser ou d’en corriger toutes les étapes et toutes les séquences. Les liens entre elles prennent ainsi toujours la forme d’une interprétation. Elle peut aller de l’enchaînement rétrospectif donné sous forme de récit volontariste par l’acteur lui-même, à un enchaînement causal simplifié et plus ou moins modélisé. Bien entendu, l’acteur a des intentions, mais elles sont fluctuantes, soumises à un important travail de ré-interprétation rétrospective, et par ailleurs, la transformation d’une intention ou d’une raison, en cause, est loin d’éradiquer tous les problèmes. Il ne suffit pas d’établir une relation de correspondance entre un état mental et une conséquence physique pour faire du premier la « cause » du deuxième : après tout, l’enchaînement entre l’un et l’autre peut bien être une pure coïncidence. Pour cela, il faudrait disposer d’un modèle de contrôle continu de l’individu sur l’action, fort peu crédible pratiquement, fort difficile à envisager d’un point de vue méthodologique. C’est pourquoi l’action doit être « identifiée par ce qui apparaît dans l’action ou ce qu’on en dit après coup ». En bref, lorsque l’action est saisie à l’aide du « modèle de la réflexion8 ».
16En parvenant à mieux expliciter le processus d’agencement entre les actions, voire en donnant une caractérisation bien plus crédible de l’intentionnalité de nos comportements, ces démarches négligent néanmoins, elles aussi, les spécificités de l’intermonde dans lequel se déploie l’action. Son élasticité qui nous permet, la plupart du temps, de nous cantonner à une gestion assouplie de notre vigilance pratique est régulièrement escamotée. Étrangement, de la possibilité d’un fort transfert de nos modèles d’action d’une situation vers une autre, il n’a été retenu que le travail interprétatif d’adéquation analogique effectué par les individus, et nullement le degré plus ou moins élevé d’immunité pratique face à l’environnement social sur lequel repose cette généralisation. Pourtant des visions plus réalistes, mais malheureusement trop perçues comme de modèles particuliers, existent. C’est le cas, par exemple, du garbage can model ou « modèle de la poubelle », qui en renversant l’ordre habituel de raisonnement remet l’analyse sur ses pieds : au sein d’une organisation, les acteurs ne cherchent pas tant des solutions aux problèmes qu’ils ne prennent appui sur des solutions « flottantes », déjà présentes au sein de leur organisation, pour faire face à de nouvelles difficultés dans un processus d’adéquation souvent assez fortuit. Bien entendu, tout n’est pas arbitraire, mais l’éventail des possibilités est tel, qu’il a parfois été légitime de conclure que presque toutes les solutions peuvent s’adapter à presque tous les problèmes à condition qu’ils émergent à peu près en même temps9.
Assouplissements
17Certes, l’adaptation de l’action à l’environnement n’est pas une question de tout ou rien, et bien des possibilités intermédiaires existent. En mettant ainsi par exemple au cœur de son raisonnement les idées de coordination et d’engagement, Thévenot complexifie à juste titre la notion d’adaptation en insistant notamment sur le besoin d’un traitement conjoint des êtres humains et de la réalité de leur environnement. L’adaptation reconnaît ainsi d’emblée la possibilité de déconvenues, puisque, à la place d’une coordination absolue et constante, s’appuyant sur de lourdes considérations structurelles, elle s’appuie sur un monde soumettant les individus à différents régimes d’engagement, définissant des modalités d’attachement diverses. C’est donc bel et bien la relativité de la constitution de nos rapports au monde qui se trouve reconnue, et donc « une conception plus équilibrée des capacités respectivement attribuées à l’agent humain et au milieu, plutôt que de concentrer toute l’attention sur la capacité intentionnelle ou volontaire de l’être humain10 ».
18Cependant, le problème liminaire est toujours de parvenir à rendre compte de manière précise du lien entre des principes généraux de comportement et les particularités des environnements sociaux dans lesquels se déroule l’action11. C’est donc le rapprochement et la mise en équivalence des formes investies dans les différentes situations qui se révèlent essentiels. La question centrale devient l’étude des formes de connaissance communes nécessaires à l’ajustement des actions. La coordination de l’action repose sur un aménagement spécifique de l’environnement, grâce à divers « investissements de forme », qui permettent une réduction ordinaire de sa complexité, en donnant un rôle important aux objets en tant qu’éléments structurants de la vie sociale12. À terme, le monde est stabilisé par une série de dispositifs solidifiant les situations et stabilisant les conventions d’action. Les « objets » changeraient même de nature selon le « monde » dans lesquels ils se trouvent ; les différents mondes reposant sur des accords renvoyant à des ordres justifiables et reconnus comme tels par les différents acteurs13.
19Le problème de l’adaptation à l’environnement est alors complexifié au travers de la prise en compte de la pluralité des processus de liaison, d’assemblage, de tuyauterie par lesquels se constitue le monde social. Un travail sans aucun doute mieux mis en valeur dans cette démarche que dans bien d’autres puisque le regard se porte sur l’ensemble des processus de production de données ou de classification sociales, et leur rôle actif dans le façonnement de l’univers social. La capacité à créer des êtres stables rend par la suite plus facile la relation entre personnes, puisqu’elles s’étayent sur des objets communs réduisant considérablement l’incertitude des situations et donc facilitant, dès la racine, leur adaptation.
20Néanmoins, les « retours de réalité » y restent peu abordés, sauf dans le régime de la justification stricto sensu, et le plus souvent exclusivement par le biais d’une montée en généralité et d’une interrogation sur le juste14. Si ces études participent de la mise en question de l’idée d’une adaptation étroite et précise de l’individu au monde, en revanche, elles n’en ont fait un deuil qu’en demi-teinte, encore envahies par la volonté d’établir des accords ou des correspondances, certes plus aléatoires, mais en l’absence desquelles on croit toujours impossible de pouvoir étudier l’action.
21Lors de leurs actions, les individus n’agissent pas en appliquant des normes arrêtées dans des situations prédéfinies. Mais du fait que les règles ne sont pas entièrement formalisables, et les situations pas parfaitement prédéfinies, il existe plutôt une co-constitution active et progressive des unes et des autres au cours de l’action. Mais ce type de représentation admet toujours l’inscription des actions dans un monde social conçu à partir d’un environnement, à détente durable et constante, nous permettant, à terme, de dégager des accords au vu de la réalité des faits. Les malentendus, les désaccords, les ratages sont hautement probables dans la vie sociale, mais ils sont censés être rapportés à des erreurs de perception ou à une pluralité d’intérêts pratiques, toujours susceptibles de se mesurer à l’aune d’une conception incroyablement statique de l’adaptation de l’action à la réalité. Par là, encore une fois, on passe sous silence que la fortune des actions est dépendante d’un intermonde à malléabilité résistante.
22Pourtant, il n’y a pas toujours d’accord entre le sens visé et le déroulement efficient de l’action, et la coïncidence postulée entre eux s’avère incompatible avec bon nombre d’observations sociologiques. Si accord il y a, chaque fois d’ailleurs de manière partielle et partiale, ce n’est pas parce que la pratique de l’individu s’accorde parfaitement aux situations, mais parce que l’intermonde social, par l’unicité de sa malléabilité résistante, le permet.
Une stratégie duale
23Toute action se caractérise par une série de traits majeurs : un (ou des) buts, des motifs, un acteur, une situation, d’autres acteurs, son (ou ses) issues. Mais l’étude de l’action dans l’intermonde amène à distinguer deux grandes dimensions. Pour la première, l’action est à étudier à partir du sens que l’acteur lui donne. Pour la deuxième, il faut plutôt interroger le différentiel de coercitions à l’œuvre dans la vie sociale.
24L’action en tant que travail herméneutique opère au travers d’un faisceau de sens, son propre sens, le sens qu’elle met au monde, le sens de ce qu’elle montre dans le monde, le sens que le monde lui renvoie. Mais dans son déroulement elle fait face aussi à un ensemble de coercitions. Étudier l’action ne peut donc pas se limiter à faire uniquement référence à la conscience de l’acteur, mais ne peut pas non plus seulement faire référence aux contextes où elle se déploie. Si l’action est une ré-appropriation continue de ses différents sens, encore faut-il comprendre, au-delà du sens lui-même, les différentes limites qu’elle affronte. Il ne s’agit pas ainsi de comprendre les effets objectifs de la réalité sur les actions, ni simplement de limiter l’intelligence des conduites à une étude des motivations ou des significations visées par les acteurs. L’étude de l’action est contrainte de passer par un va-et-vient permanent exigeant une description dynamique des contextes et une analyse des états intérieurs.
25Pour saisir ces dimensions, l’analyse peut prendre deux grandes voies. D’une part, « coller » aux visées des acteurs. Le but central de l’analyse est de parvenir à rendre compte, au niveau des acteurs, des effets des consistances sociales. Mais d’autre part, l’étude peut aussi, et à l’inverse, tracer à distance des acteurs le lieu de l’observation. Ce qui est perceptible à l’extérieur de l’action est alors ce qui est le mieux à même de la définir. Rien ne contraint au niveau qui est ici le nôtre, à préférer l’une ou l’autre des stratégies d’analyse. C’est leur difficile imbrication qui définit justement le mieux l’étude de l’action. Si le sens reste au moins en partie toujours subjectivement la propriété des acteurs, en revanche, la connaissance du déroulement de l’action peut exiger de faire intervenir d’autres éléments plus extérieurs de saisissement. La négligence relative de ce deuxième moment apparaît comme une conséquence indirecte du fait que l’essentiel de la méthodologie des sciences sociales se base sur un matériel avant tout déclaratif, reléguant à un deuxième plan le saisissement problématique des coercitions que l’intermonde projette sur toutes nos actions.
26La tension n’est donc nullement celle de l’individu créateur face à un monde matériel mais celle d’un individu agissant au milieu d’un intermonde constitué inextricablement par une diversité de textures et un ensemble hétérogène et irrégulier de coercitions : les unes et les autres l’habilitant à l’action. C’est leur réunion qui rend compte à la fois des obstacles et des initiatives irrépressibles dont l’acteur est doté. C’est pourquoi si ce sont bien entendu toujours les individus qui agissent sur le monde, la possibilité ultime de leur action est à saisir à partir du différentiel des consistances dont est constitué l’intermonde. Certes, la possibilité qu’a – ou non – l’individu de faire quelque chose est importante pour comprendre ce qu’il fait effectivement. Pourtant, l’action de l’individu n’est pas une pure volonté concrète ou un agir créateur, mais le résultat de son déploiement sur une consistance sociale particulière qui décide justement de l’avenir de son parcours.
27Dès lors, il ne peut plus s’agir de savoir dans l’absolu si l’évaluation effectuée par un acteur est en elle-même juste. Tout au plus peut-on observer, si, dans les conditions spécifiques où se déroule son action, les fins escomptées ont été atteintes. Mais, du fait de la consistance spécifique de la vie sociale, presque toute description peut s’avérer, au moins dans un premier moment et pendant un certain laps de temps, opérationnelle. Ce qui intéresse avant tout dans l’analyse est alors l’ensemble des coercitions et des textures qui favorisent ou empêchent, dans la durée, le déploiement d’une action.
28L’analyse de l’action est ainsi constituée de deux grands moments. Le premier : la connaissance doit être informée par un savoir orienté vers son résultat, et dans cet effort, la compréhension des orientations d’action ou le sens visé par l’acteur est le moment initial incontournable de toute analyse. Le deuxième : il faut être capable, suite aux diverses consistances sociales, de rendre compte de l’itinéraire effectif des actions dans et par l’intermonde. En tout cas, c’est parce qu’il existe quelque chose d’irréductible dans la relation entre l’action et l’environnement, que le moment compréhensif ne peut à aucun instant occuper la totalité de l’espace d’analyse. Il faut toujours prolonger ce moment. Non pas parce que les énonciations fournies par l’acteur empêchent de connaître la réalité de ses actions (vieille litanie positiviste), mais parce que le sens visé par l’acteur, lui-même mouvant, connaît des trajectoires différentes en fonction des contextes. Mais, de manière symétrique, le déroulement externe de la conduite ne peut pas donner accès à une pleine intelligibilité de l’action – l’action n’étant pas seulement un événement objectif, mais aussi le sens que lui attribue l’acteur.
29Dans l’étude de l’action, ces deux moments analytiques sont indissociables. Les éléments compréhensifs et les éléments environnementaux se mêlent étroitement au point que la question de leur frontière reste souvent ouverte. Néanmoins, l’action ne s’explique pas comme un pur résultat de l’articulation ou de l’agencement adaptatif entre facteurs subjectifs et l’environnement. Au contraire même, c’est la virtualité de leur dissociation qui doit rester toujours à la racine de l’analyse.
Sens et action
30Dans sa structure minimale, l’action est une modification pouvant faire exister ce qui n’était pas, le transformer ou le faire disparaître. C’est dire qu’à l’origine de toute action se trouve un écart entre la conduite et le monde. C’est cette dissociation qui est première et fondamentale. Au socle de l’étude de l’action sociale se trouve donc sa distance incompressible avec un état du monde. C’est pourquoi, et à un haut niveau d’abstraction, le premier problème à aborder est celui de l’inadéquation fondatrice de toute action.
31Toute analyse sociologique doit tenir compte du fait que le sens visé par un acteur se mélange et se combine à l’univers multiple et décentré de significations propres aux différentes textures, ainsi qu’à la multiplicité de sens visés par les autres acteurs. C’est pourquoi d’ailleurs les relations entre une action et son sens sont toujours problématiques. L’action ne s’épuise pas dans un sens et aucun sens n’enferme jamais totalement l’action. La multiplicité de sens de l’action est même, comme on le sait, son problème majeur. En effet, toute action est dans sa constitution même une œuvre herméneutique, puisqu’elle en possède le noyau : « une certaine architecture du sens, qu’on peut appeler double-sens ou multiple sens, dont le rôle est chaque fois, quoique de manière différente, de montrer en cachant15 ». Toute action se trouve en effet dans un univers de significations qui l’excèdent. Le travail de l’interprétation consiste souvent justement à unidimensionaliser l’action, à lui assigner un seul sens. Et une des vertus analytiques des cadres des rapports sociaux constitués est justement de prédéterminer le sens d’une action en évacuant largement son caractère inépuisable et problématique.
Déploiements
32Ce travail herméneutique constitutif de l’action amène à un problème majeur. Au fond, il ne s’agit de rien d’autre que de tirer toutes les conséquences de l’idée évidente qu’il n’y a pas d’accès direct à la réalité, mais que notre rapport avec elle découle toujours d’une médiation. La structure de l’action humaine est inévitablement symbolique.
33Nos actions se rapportent toujours à la réalité – y compris lorsqu’elles sont avant tout de nature discursive. Mais dans toute action il existe des éléments culturels qui ne procèdent aucunement d’une perception directe des états du monde, mais qui sont le fruit des représentations sociales que nous avons apprises, ainsi que de nos capacités imaginaires stricto sensu. Nous n’agissons pas uniquement, pour revenir au langage de Durkheim, à l’aide de représentations primaires mais plutôt par des représentations secondaires, c’est-à-dire des interprétations établies à partir de toute une série d’autres représentations. L’action n’existe pas dans un rapport direct au monde ; elle est issue d’un jeu de transformation d’une représentation par d’autres représentations, ou comme le précise Goffman, d’un travail permanent de transformation des cadrages sur d’autres cadrages16.
34Pour comprendre alors correctement l’action humaine, il faut opérer en ce qui la concerne, un renversement similaire à celui introduit par Ricœur au niveau du texte lorsqu’il inverse la préséance du littéral sur le métaphorique, en parlant de « l’idée d’une métaphorique initiale », sur laquelle viennent s’ancrer par la suite d’autres significations17. Le renversement veut dire ici que l’accord entre l’action et la réalité est injustifié. Du fait que toute action est symboliquement médiatisée, son degré de pertinence face à la réalité n’est qu’une affaire de temporalité, de circonstance et de jugement. « C’est seulement parce que la structure de la vie sociale des hommes est symbolique qu’elle est susceptible de distorsions. Si elle n’était pas symbolique dès le début, elle ne serait pas distordue. La possibilité de la distorsion est une possibilité ouverte par cette fonction18 ». La distorsion est ainsi un phénomène insurmontable puisque la constitution symbolique de la réalité sociale comporte toujours déjà en elle une interprétation du lien social lui-même19.
35Toute action, de par sa nature même, porte en elle les germes de son excentricité par rapport au monde. Nous n’entrons en contact avec le monde social qu’à partir de ses dérives de sens. Or, cette structure symbolique, rendue pratiquement possible par la consistance propre de l’intermonde, invite à interpréter toute action comme le fruit d’une rencontre, nécessairement imprécise et variable, mais pouvant connaître des parcours opérationnels fort divers, entre un sens et un environnement. Si l’individu possède la capacité d’introduire l’altérité, ce n’est que parce que le monde social n’est qu’une structure symbolique déjà déployée. L’étude de l’action ne peut dès lors partir que de cet état de fait et se pencher alors sur les espaces de variation, plus ou moins grands, susceptibles de s’y introduire et pouvant aller jusqu’à une altérité fictionnelle radicale vis-à-vis de la réalité. Cette origine est marquée par l’écart imaginaire dont elle est issue, écart inévitable tant l’homme est, pour reprendre la saisissante formule de Geertz, un animal suspendu sur des trames de significations qu’il a lui-même tissées20.
36Il faut donc partir de la capacité symbolique essentielle de l’individu, à savoir, faire que quelque chose représente ou symbolise quelque chose d’autre. L’action commence avec la possibilité de la négation qui introduit un sens virtuel dans la réalité, se définissant en opposition et à distance du trop plein du monde. C’est dans ce sens liminaire, que l’égarement imaginaire est consubstantiel à l’action. Il n’y a pas d’adaptation parfaite avec l’environnement, il n’y a qu’un différentiel d’accords et de désaccords plus ou moins marqué dans ses conséquences. Toute structure significative – c’est un acquis essentiel de la pensée structurale – ne renvoie plus au monde que par la médiation des rapports différentiels qu’entretiennent entre eux les divers signes au sein d’un même système. Dans sa signification la plus globale, tout système symbolique, dans la mesure où il est cohérent et total, tend même à opérer comme une réalité fermée au sein de laquelle les significations peuvent exprimer leurs différences, se déployant au sein d’un univers constitué par des relations stables. Cette structure symbolique ne se coupe jamais entièrement de l’ordre de la pratique mais définit durablement un mode de relation hautement problématique.
37Chaque fois que nous agissons, nous introduisons de décalages, face à l’environnement, puisque nous modifions, au moins au niveau de notre représentation, son état ; face à nos répertoires d’actions, puisque chaque fois qu’une action se met en place, elle ne peut être qu’une transformation, ou au moins une « traduction ». Toute action passe par des variations irréductibles, y compris lorsqu’elle ne paraît être qu’une application circonscrite et fidèle d’un modèle. Bien entendu, ces modifications sont le plus souvent minimes, imperceptibles, de surcroît sans grand intérêt pour la recherche. Mais elles sont là. C’est sans doute une des principales leçons à tirer des études microsociologiques. L’action n’est pas la reproduction fidèle d’un modèle, mais une traduction locale emplie de scories, dont le degré de variation, pris dans l’ensemble de la vie sociale et au sein d’évidentes routines cognitives, se révèle cependant trop infime pour induire des transformations importantes à la fois pratiques et symboliques.
38Répétons-le : il ne s’agit que de tirer les conséquences d’une constante irrépressible de l’action humaine puisque l’objectivation symbolique passe nécessairement par son indépendance vis-à-vis du contexte d’expérience initial où, à proprement parler, les symboles ne fonctionneraient qu’en tant que signaux. Mais la complexification de l’enchâssement des symboles et des contextes est inédite dans la modernité. La vie sociale a cessé lentement d’être encastrée dans des espaces culturels relativement bien délimités. De plus en plus, bon nombre de nos communications sont désormais dé-spatialisées et non-dialogiques21. Dans les sociétés actuelles, nous sommes très fréquemment confrontés à des formes symboliques produites dans des contextes différents et devant être recontextualisées dans de tout autres contextes. Nous ne cessons de négocier au quotidien les significations de nos vies sociales à l’aide de dispositifs symboliques étrangers à notre propre quotidienneté. En fait la globalisation dans la circulation, voire la production des messages, sont inséparables du fait que la réception s’effectue toujours par des individus concrets placés dans des contextes historiques précis, ce qui ne peut qu’encourager structurellement la dissociation virtuelle entre le sens et les situations.
Créativité ?
39Les égarements virtuels irrépressibles propres à toute action complexifient la compréhension de la créativité à l’œuvre dans l’action. S’il est impossible et inutile de prôner une conception radicale de la création, il faut par contre prendre acte de la spécificité irréductible de la distance imaginaire dont est faite toute forme d’action. Il ne s’agit donc aucunement de supposer qu’au cœur de la vie sociale il existe toujours une co-émergence radicale et nouvelle du sens et de l’action, mais d’insister sur l’écart, indissociablement pratique et imaginaire, sur lequel elle repose.
40Pour la conception créatrice de l’action, elle est ce qui émerge. Émergence primaire et radicale pour certains, résolution pratique et innovante des difficultés pour d’autres, elle est un « don » de sens. L’action, c’est la nouveauté : ce qui ne peut pas être réduit à ses antécédents. Dans sa radicalité ontologique ou dans son autonomie cognitive, elle ne peut se référer qu’à elle-même. Le sens n’est que dans l’action et il n’est pas, en principe, prédéterminé antérieurement. Il est véritablement une création. Pourtant, le caractère co-originaire de l’action et du sens, énoncé de cette manière, pose un trop grand nombre de problèmes à l’analyse pour être d’un véritable secours22.
41Il faut reconnaître l’existence de pratiques réelles irréductibles à une pure application de règles et de programmes. Mais cette créativité peut être analysée de deux grandes manières. Pour la première, fort prométhéenne, il s’agit de privilégier presque exclusivement les compétences proprement créatrices de l’individu, qu’elles soient comprises comme un effet de la Volonté, d’un projet existentiel, du Sujet, de la création enracinée dans l’inconscient, ou plus largement comme une composante pragmatique de créativité propre à toute action humaine23. Certes, cette création est circonscrite dans l’espace et liée à un type particulier de dépassement. Mais elle est pourtant suffisamment indéterminée pour être pratiquement possible à circonscrire. Or, lorsqu’on emprunte cette voie, il est difficile d’échapper à une désocialisation progressive de l’analyse. Bien entendu, dans une tradition davantage inspirée du pragmatisme, la création, en tant que capacité à résoudre des problèmes, apparaît comme plus sociale, parce que davantage située – les compétences cognitives de l’acteur étant même saisies au niveau de leur fabrication lors du processus de socialisation. Et pourtant, même ici, le problème reste entier dès que l’accent est mis sur le saisissement de la créativité de l’acteur.
42Cette voie apparaît avant tout comme le résultat d’une insuffisante caractérisation du propre du mode d’être du social. Lorsque la vie sociale est conçue comme une structure de contraintes durables et constantes, comme le règne de la nécessité, il n’y a pas d’autre voie possible pour établir la nouveauté de l’histoire que de la placer du côté de l’individu et de ses compétences de création. Certes, toutes les possibilités ne sont pas bonnes ni concevables. Mais c’est là, et seulement là, qu’elles restent néanmoins toujours virtuellement possibles.
43Pour les démarches de ce type donc, une faille s’établit inévitablement entre les structures sociales vouées à la reproduction et les compétences créatrices de l’individu, tournées vers la production. Il ne reste d’autre possibilité que de construire une représentation alternative basée sur des compétences subjectives, d’autant plus désocialisées que l’univers social est conçu comme fermement structuré et contraignant. En bref, face à la « détermination » du social, il faut dresser la « liberté » de l’individu. Opposition classique et stérile.
44À l’inverse, l’accent porté sur les consistances sociales invite à prendre des distances par rapport à une conception prométhéenne de l’action, liée à l’hypothèse d’une structure anthropologique de la négation, de la création ou du Sujet. La possibilité de cette conception de l’action est plutôt inscrite dans la diversité des textures, la superposition de diverses couches de signification, dans le palimpseste propre de la culture moderne. Pour expliquer le fait que le champ des possibles excède tout ce qui est, on peut tout aussi bien concevoir l’intermonde comme un domaine élastique permettant aux différentes actions de trouver leur place. Pour cela, en revanche, il faut cesser de penser le monde social comme un univers soumis à une série de coercitions stables et durables. Tant que l’on n’abandonne pas cette représentation, la tentation est grande de trouver la nouveauté dans l’histoire, en dernière instance, au seul niveau de la créativité des acteurs.
45La compétence irrépressible d’initiative des individus, se place largement en deçà de la liberté et de la discipline. Bien entendu, les individus ont une force inventive propre. Mais une chose est d’en saisir le rôle à partir du différentiel de coercitions et des possibilités offertes par l’intermonde social, et une autre est de la cerner en l’enfouissant comme un mystère, au fond de la psyché humaine. L’initiative irrépressible de l’individu, tout en restant un élément central de toute analyse sociologique, n’oblige aucunement à privilégier une démarche cognitive ou en termes de liberté. Elle peut aussi donner lieu à des analyses s’intéressant de près à la nature exacte des textures et des coercitions à l’œuvre dans la vie sociale, à leurs intermittences et à leur impossible stabilité.
Réflexivité et action
46Cet écart irrépressible de l’action et du monde va prendre une dimension supplémentaire avec l’expansion croissante de la réflexivité sur l’action. À la différence de l’introspection, trait constitutif de la conscience, et exercice plus ou moins solitaire, de l’ancienneté de laquelle la littérature et la philosophie témoignent, il est possible d’interpréter la réflexivité, au sens fort du terme, comme un phénomène propre à la modernité, au moins pour deux grandes raisons24. D’une part, son expansion est liée à la prolifération d’un grand nombre d’industries culturelles et d’organisations sociales diverses, ainsi qu’à l’augmentation régulière du niveau culturel due à l’allongement de la scolarité. D’autre part, elle devient de plus en plus une pratique à visée extérieure, une attitude qui accompagne notre action, la commente, risquant parfois à terme de devenir elle-même une véritable forme d’action, mais à distance de toute pratique. La réflexivité est inséparable d’une certaine représentation des effets du savoir sur l’action.
47Parfois la réflexivité est présentée comme la conséquence plus ou moins directe de l’entrée dans un monde détraditionalisé, où le passé, en fait nos habitudes héritées, sont incapables d’orienter nos actions dans le présent. Ce serait parce que les acteurs sont de plus en plus confrontés à des situations problématiques inédites qu’ils seraient contraints, de manière presque permanente, à un surcroît de réflexivité. On peut discuter bien sûr l’hypothèse de l’accroissement du poids de la réflexivité dans les conduites sociales, mais il est difficile de nier l’existence d’une complexification de notre relation à l’action. Reste néanmoins à bien caractériser cette nouveauté. De plus en plus, notre engagement dans l’action est prolongé, ou est susceptible de l’être, par un commentaire plus ou moins engagé. Ce qui se modifie ainsi ce n’est pas le rapport à l’action en train de se faire, ce qui exige toujours une profonde adhésion de l’acteur, mais le retour réflexif et rétrospectif qui l’accompagne et en devient à terme partie prenante.
48Autrement dit, plus que d’une réflexivité « dans » l’action il faut parler de l’expansion d’une réflexivité « sur » l’action. La réflexivité est ainsi en train de devenir un élément, sinon vraiment de l’action, en tout cas de la conscience que l’on en a. En dépit des apparences, elle ne se conçoit pas en continuité mais à distance critique de l’action. Par la réflexivité, l’acteur veut être « plus » que son action. En tout cas, le retour réflexif vers soi n’est plus seulement le fruit, plus ou moins direct, d’une incertitude ou d’un problème pratique, mais au contraire même, et de plus en plus, il précède ou accompagne l’action. C’est alors tout simplement l’écart entre l’action et l’environnement qui se creuse ou s’accentue. Par excès ou par défaut, par prévision anticipatrice ou par remords rétrospectifs, la réflexivité permet à l’individu de rester à la fois maître et à distance des événements.
49Dans ce processus, la vulgarisation des connaissances sociales détient un rôle majeur, conduisant parfois moins à une augmentation de nos capacités d’action, qu’à un accroissement de nos hésitations. Après la formidable vulgarisation qu’ont connue par exemple certains thèmes psychanalytiques, le retour réflexif vers soi est devenu plus immédiat, plus complexe et étrangement plus opaque. Désormais, nos affects ont perdu de leur naïveté, ou plutôt, ils s’expriment, dès l’origine, sous une sorte de chape interprétative. Ce qui s’épaissit, c’est la propension des individus à expliciter rétrospectivement leurs conduites, dans un mouvement rhétorique mélangeant de manière inextricable des doses de rationalisation (au sens freudien du terme) et de justifications morales. C’est ainsi par exemple que dans certains métiers, les individus consacrent déjà moins de temps à faire les choses, qu’à les expliquer et en présenter dans le détail les circonstances et les modalités. Bien des acteurs sociaux, dans bien des domaines, ont dès lors tendance à « prolonger » leur action, ou à la présenter à l’aide de discours parfois très éloignés de toute référence pratique. La banalité de l’action se double parfois d’une surenchère discursive. S’il n’y a pas à terme d’action possible sans structure narrative, l’amalgame se fait désormais entre des discours chaque fois plus épais et une action chaque fois plus fine. C’est pourquoi l’affirmation positiviste de bon sens selon laquelle il faut étudier ce que font les acteurs, et non pas ce qu’ils disent, outre les problèmes méthodologiques qu’elle pose depuis toujours, risque de délaisser une partie importante de la réalité sociale contemporaine.
50La médiatisation croissante de nos actions et l’augmentation de nos connaissances sociales poussent ainsi à une conception de l’action à deux paliers. Agir c’est aussi une présentation discursive de ce que l’on fait. Poussé à l’absurde, l’agir peut même se présenter comme un refus d’agir. C’est désormais largement le cas dans le domaine politique où la clairvoyance sur les situations, voire l’acuité des diagnostics, et surtout l’anticipation de possibles effets pervers, tiennent lieu d’action. La réflexivité introduit un écran entre nous et l’environnement, comme si nous n’étions pas lors de l’action simultanément « dans » l’action et « dans » le monde. Dans ce sens, l’individu ne peut pas ne pas agir, puisqu’étant donné le mouvement qui l’entoure, même son inactivité devient une forme d’action.
51C’est dans cette brèche que se révèlent parfois d’ailleurs les méfaits de la réflexivité. L’acteur finit en quelque sorte par vivre sa vie au ralenti par le biais d’un retour réflexif omniprésent. À terme, parfois, il voit rétrécir ses capacités d’inscription dans le monde au profit d’une immersion dans une subjectivité sans fond. Et c’est en ce sens précis donc que la réflexivité, même si elle engage et présuppose des connaissances, s’en distingue clairement, comme elle se différencie de l’introspection. Elle n’est ni une disposition de l’esprit nous donnant la maîtrise de nos actes, ni une masse de connaissances nous permettant de mieux guider nos actions. Elle est cette pratique, socialement induite et tendant à se généraliser, qui nous met systématiquement en position de commenter nos actions, des bavardages télévisuels aux conversations intimes, des séances thérapeutiques aux exercices scolaires. L’écart fondateur de l’action s’en trouve dès lors complexifié.
52À un simple continuum allant de l’action, et de sa tension majeure avec le monde, à des exemples d’inactivité physique qui en sont quasiment dépourvus, il faut opposer des frontières plus problématiques entre l’action et la non-action. L’épaisseur subjective de l’action, notamment dans ses composantes discursives, peut être sans commune mesure avec son efficacité pratique, et pourtant, il faut prendre acte que cette « non-action » est désormais une forme importante d’action.
Environnement et action
53Dans sa réalisation pratique, et contrairement à ce que le modèle de l’adéquation prône, le sens d’une action est susceptible, au moins tendanciellement, de s’isoler de sa référence, c’est-à-dire de son contexte. La pluralité des significations dans lesquelles plongent les acteurs peut, à maints moments, les « éloigner » de toute prise avec la réalité, sans qu’aucune conséquence immédiate n’intervienne. L’étude d’une action ne doit donc pas se limiter aux seules intentions ou visées d’un individu, mais doit également tenir compte de son inscription problématique dans l’intermonde.
54L’action se déroule au milieu d’un ensemble de relations externes de résistances ou de contraintes diverses qui peuvent, dans des pratiques téléologiques, être effectivement démenties dans les faits, mais qui dans la plupart des cas se dissolvent dans une sorte de clair-obscur que l’acteur ne s’efforce pas, ou rarement, d’éclaircir. Par ailleurs, un bon nombre de nos actions quotidiennes n’ont nullement une visée téléologique et l’acteur ne tient que rarement compte, ou seulement de manière implicite ou épisodique, des réactions des autres – d’autant plus qu’ils ne sont pas en relation de co-présence directe avec lui –, ainsi que des effets à moyen, voire à long terme de ses actions, puisque l’action se déroule habituellement sans rencontrer d’opposition majeure ou que, tout simplement, il ne peut que difficilement être conscient de ses conséquences. Bien évidemment cela n’invalide pas la régularité de certaines de nos actions, mais oblige à questionner l’idée que leur « succès » serait nécessaire à leur permanence.
55D’ailleurs, l’indétermination du succès des actions devient de plus en plus grande au fur et à mesure qu’elles s’éloignent dans l’espace et dans le temps. L’augmentation sans précédent de la capacité d’action à distance bouleverse les termes de cette problématique puisque les coercitions auxquelles nous devons faire face sont de plus en plus imprévisibles. La réalité, les leviers des situations, ne se trouvent presque plus jamais dans le seul face-à-face interactif, mais ailleurs. En amont. Chaque fois davantage. Dans un bon nombre de situations, nous ne maîtrisons plus les effets de nos actions, non seulement parce que les effets pratiques non voulus sont partie prenante de toute vie sociale, mais surtout parce que bon nombre de nos actions n’engagent plus un type de rapport aussi immédiat avec leurs résultats.
56Comment alors cerner la trajectoire d’inscription d’une action ? Comment évaluer son succès ? À quelle échelle ? Avec quelle temporalité ? À partir de quelles significations ? Pour étudier cette deuxième dimension de l’action, il faut suivre son parcours afin de saisir dans son déroulement même la nature de l’écart qu’elle instaure avec le monde.
Itinéraires nécessaires ?
57Le différentiel de consistances sociales met à mal l’idée que l’étude d’une action pourrait se satisfaire d’une connaissance typique de la manière dont l’individu organise son action dans le monde, à l’aide de quelques schèmes standardisés ou de certains principes d’orientation. La tentation est alors grande d’aborder le problème de l’action à partir d’un contexte déterminant son sens, en évacuant même à terme le problème de la conscience des acteurs. Les relations sociales qui en définissent le cadre seraient constituées avant même l’action et au fond définies indépendamment d’elle. Et lorsqu’on se penche sur des actions fortement instituées, on évacue de manière encore plus définitive le différentiel de destins entre les diverses actions. Elles sont alors avant tout caractérisées par l’actualisation de compétences socialement acquises, et s’appuient parfois sur une conception rituelle de la société, puisque les conduites, en dépit de leurs marges, s’insèrent dans des situations déjà définies. Et même si la vie sociale y est comprise comme une construction interactive permanente, l’étude de la production de sens y disparaît en faveur de la description de l’application des mécanismes au travers desquels opère la construction de la réalité sociale.
58L’action ne peut pas être entièrement définie en termes de système d’ordre et de positions, à travers l’intérêt (c’est-à-dire, la réalisation par l’acteur de la logique du système), bref, par un sens qui reste entièrement défini par sa seule fonctionnalité, et déterminé par la situation. Un des défis majeurs est justement de parvenir à saisir le brouillage d’une actualisation ou d’une pré-détermination rigoureuse de l’action par un contexte. Le négliger conduit à oublier que c’est lors de leur déroulement dans l’intermonde que les actions, par leurs écarts, finissent par y inscrire leurs conséquences. C’est pourquoi l’analyse doit résister à la tentation de se débarrasser des états intérieurs et des intentions, pour s’intéresser exclusivement aux éléments objectifs, aux structures ou aux positions sociales. On retomberait alors dans l’illusion de structures externes et objectives agissant mécaniquement sur les acteurs, et surtout, au travers de coercitions durables et constantes. Ces interprétations, dans leur volonté de subordonner l’action à leur adaptation à un contexte présent ou à la réalisation d’un impératif fonctionnel, évacuent tout simplement le labyrinthe des significations multiples dans lequel baigne l’acteur. En revanche, cela ne transforme nullement toute forme d’action en manifestation singulière, quelque part imprévisible, sujette à contingence, réticente à toute reproduction, et dont il serait impossible de tirer une quelconque configuration significative25.
59L’action doit être saisie au travers d’une position intermédiaire entre ces deux interprétations, soulignant donc d’emblée et d’abord, son caractère ouvert au vu des coercitions de l’intermonde social. Alors, mais seulement par la suite, on pourra interpréter et reconnaître la reproductibilité interne et les conditionnements environnementaux de nos actions. En dépit de redoutables difficultés méthodologiques, étudier une action suppose d’être capable de la suivre en s’efforçant de comprendre les pensées et les sentiments successifs qu’a l’acteur au fur et à mesure de son déroulement et de cerner ses itinéraires pratiques en intégrant des doses de contingence.
Retour aux égarements
60Ce qui constitue donc une action c’est la jonction entre un objectif (projectif) et une situation (objective). C’est pourquoi l’action se place à distance entre une pure contrainte physique et la libre interprétation d’un acteur. La structure générale de toute action s’inscrit ainsi, au moins dans ses grands traits, dans une famille qui n’a longtemps été qu’un type particulier et circonscrit d’action – celle des prophéties autocréatrices. À condition de la cerner davantage par le biais des problèmes pratiques qu’elle souligne, que par celui des considérations cognitives qu’elle envisage. L’abandon de l’idée de l’adaptation de nos actions au monde, invite à y trouver un modèle paradigmatique de l’inscription de nos actions dans l’environnement.
61Rappelons brièvement que le problème classique posé par la notion de prophétie autocréatrice découle du fait qu’une définition « fausse » d’une situation peut provoquer une conduite qui, à terme, est susceptible de transformer la fausse conception initiale en une « vérité » pratique. La notion permet de montrer à l’œuvre la spécificité ontologique de l’intermonde, et le caractère fluctuant des coercitions, le fait qu’elles puissent s’ouvrir pour accueillir simultanément un grand nombre de définitions opposées.
62Évidemment, savoir comment juger de l’erreur d’une prophétie est un problème qui n’a pas échappé à Merton lui-même lorsqu’il fait référence au temps comme critère ultime d’évaluation26. Il n’est d’ailleurs pas exempt de discussion, puisqu’on pourrait évidemment s’enliser dans un relativisme extrême, en soulignant que les observations faites dans un temps « t + 1 », du fait de la variation contextuelle, ne peuvent pas servir pour invalider les observations réalisées dans un temps « t ». Mais laissons de côté cet épineux problème puisqu’il ne peut avoir que de très difficiles traductions méthodologiques. Remarquons plutôt que les conduites peuvent se plier à des représentations que leur existence prédictive dote de capacités d’agir sur les contextes, parfois seulement moralement, parfois de manière plus comportementale.
63L’enjeu fondamental est la nature des limites à l’œuvre. Encore une fois, c’est Merton lui-même qui a montré les différences entre une conception plutôt institutionnelle de la prophétie autocréatrice (elle n’opère que dans la mesure où elle devient une croyance socialement partagée) et une conception trop subjectiviste de ce qu’il avait lui-même baptisé comme le « théorème de Thomas », qui risque de faire oublier à quel point l’action sociale est limitée par un grand nombre de facteurs. Mais surtout, il s’agit de tracer une frontière entre la définition subjective de la situation, qui peut à tout moment être invalidée pratiquement du fait même de son solipsisme, et une prophétie socialement et institutionnellement relayée qui déclenche un ensemble de processus dynamiques tendant à favoriser pratiquement la réalisation de l’affirmation initiale. C’est ainsi par exemple que comme l’a montré l’effet Pygmalion, le fait de considérer certains élèves comme particulièrement aptes à la connaissance, induit chez les enseignants un traitement spécifique, qui favorise, dans certaines limites, un réel processus d’apprentissage27.
64La prophétie autocréatrice est plus qu’un type particulier d’action. En vérité, elle précise la structure de possibilité de toute forme d’action. Elle n’opère que comme un objectif qui, étant supposé déjà atteint ou possible à atteindre, parvient à être effectivement accompli. Ou à l’inverse, elle permet de comprendre comment de « fausses » représentations peuvent avoir cependant des conséquences pratiques bien réelles. Bien entendu, comme Merton finira par le reconnaître lui-même, la liberté de définition subjective des situations n’est pas illimitée, puisque « si les individus ne définissent pas des situations réelles comme réelles, celles-ci seront néanmoins réelles dans leurs conséquences28 ». Mais si notre connaissance de la vie sociale ne peut pas se passer de l’idée d’un étalon ultime de vérité, lié comme nous le verrons aux vertus liminaires de la réalité, nos actions connaissent, dans leur déroulement quotidien, des itinéraires ouverts.
65Le problème principal est moins de s’interroger sur les raisons de ces idées « fausses », que sur la consistance spécifique de l’intermonde qui leur permet d’être effectivement opérationnelles. Lorsqu’on abandonne l’idée d’une adaptation étroite avec l’environnement, le problème majeur n’est autre que celui de savoir comment des représentations multiples, voire opposées, peuvent cohabiter entre elles, et surtout, avoir, au même moment, et pendant des laps de temps plus ou moins longs, de réelles fortunes pratiques. Le véritable problème n’est donc nullement de nature cognitive. Centrer ou cantonner la recherche à ce niveau est une démarche limitée. Bien entendu, l’analyse sociologique peut se pencher sur les processus proprement cognitifs afin de saisir les mécanismes de construction de représentations, ou la fabrication de la certitude psychologique. En quelque sorte alors, elle ramène le problème vers l’intérieur de l’individu. Mais cette évacuation ontologique au profit de considérations avant tout cognitives est réductrice.
66D’autant plus que, à bien y regarder, ce n’est pas le moment proprement herméneutique de l’analyse qui fait problème. L’analyste interprète une action en attribuant aux acteurs individuels ou collectifs des intentions qui rendent intelligibles leurs conduites. Les intentions, plutôt que les raisons, peuvent ainsi être de différente nature (désirs, croyances,…) et l’intelligibilité visée est davantage compréhensive au sens large que véritablement soumise à la volonté de dégager la nature rationnelle du comportement (en fait, souvent, les rationalisations a posteriori de l’acteur). La distinction est subtile mais importante. Une fois reconnues en effet les limites de l’idéal-type de l’action rationnelle en finalité, les contraintes imposées à l’interprétation sont, par exemple, dans la notion de bonnes raisons, incroyablement faibles29. Parfois il est même difficile de ne pas avoir l’impression qu’il s’agit d’un effet stylistique jouant sur la valeur sémantique traditionnellement attachée au mot « raison », tant cette dernière est comprise comme n’importe quel type de verbalisation, choix, préférence, intention, croyance… Et pourtant, cet assouplissement n’a pas de corrélat du côté de l’environnement qui, lui, est toujours censé opérer au travers de régularités permettant, dans la durée et la répétition de sa réaction, de fonder justement la rationalité des actions.
67La prise en considération de l’élasticité de l’intermonde contraint à assouplir considérablement ce postulat au profit d’une conception plus large : l’action est bien entendu intelligible lorsqu’on comprend ce que fait l’acteur, mais cette intelligibilité compréhensive ne peut pas être directement mise en relation avec la fortune pratique d’une action. En vérité, c’est une insuffisante conceptualisation de l’intermonde qui est toujours à la racine de cette dérive unilatérale vers les études cognitives. Ces travaux, en dépit de leurs profondes différences internes, sont emportés par une même conception idéaliste (ou cognitive), focalisant alors leur attention vers les erreurs, les sophismes, les paralogismes, voire les mensonges des acteurs. Or, le fait que les individus puissent effectuer une série d’erreurs d’interprétation, ayant des conséquences pratiques à fortune diverse, ne renvoie pas uniquement à leurs raisonnements inachevés ou fautifs (objet traditionnel des études sur la dissonance cognitive mais aussi, le cas échéant, d’analyses sociologiques), mais témoigne de quelque chose de spécifique, voire de central, dans notre rapport à l’intermonde. À savoir, que dans l’univers de la pratique sociale, les démentis sont d’une nature particulière.
68C’est bien ce niveau de problématique qui est systématiquement biaisé dans le programme dit cognitiviste et naturaliste des sciences sociales. Pour une démarche cognitive, comme le montre bien le travail de Sperber, l’étude de la circulation des représentations (ce qu’il appelle l’épidémiologie) « reste résolument matérialiste : les représentations mentales sont des états cérébraux décrits en termes fonctionnels, et ce sont les interactions matérielles entre cerveaux et environnements qui expliquent la distribution de ces représentations30 ». Cependant, la précision croissante atteinte par les études de psychologie cognitive dans la description des processus intra-individuels est sans commune mesure avec les études disponibles pour décrire les processus interindividuels, ou si l’on préfère, pour rendre compte du niveau proprement social. Ici, le « matérialisme » ne se décline qu’en quelques grandes considérations écologiques, fort imprécises, opérant encore et toujours avec une conception mécanique du monde, où nos actions sur l’environnement sont supposées introduire des modifications sur le comportement des autres, qui à son tour rétroagit sur nous-même, et ainsi de suite. Autrement dit, dans leur volonté de rendre compte de « l’interface entre le cerveau et son environnement », ces études opèrent avec une conception très peu problématisée des effets de l’environnement sur nous, ainsi que de notre action dans l’environnement. Pour rendre compte de cet échange, et de l’ensemble des inadéquations virtuelles à l’œuvre, la métaphore de l’équilibre écologique est d’un recours limité, puisque c’est justement le différentiel de consistances sociales à l’œuvre qui constitue à proprement parler l’objet fondamental de l’analyse.
Ouverture et rencontre
69Le propre de l’intermonde permet donc de comprendre que l’action est davantage le résultat d’un compromis temporaire, empli d’une virtualité d’écarts, que le rajustement constant entre les pratiques des acteurs et l’environnement. Le raccordement peut être plus ou moins exact, en fait couronné de succès, selon que l’action se plie ou plie l’environnement à son déroulement, ou en fonction de la manière dont elle rencontre un différentiel de consistances, mais cet ajustement ne peut être ni définitif, ni parfait. Il n’est ainsi nullement possible de postuler l’existence d’un rapport unique puisque l’intermonde permet structurellement une certaine ouverture entre différentes démarches empiriques plus ou moins équivalentes.
70Il faut donc partout et toujours renoncer à la croyance que la plupart de nos actions sont utiles ou fonctionnelles, ou encore, qu’elles s’adaptent exactement à l’environnement. Certes, certaines actions peuvent rentrer dans ce type de catégorisations, mais d’autres ne le peuvent pas. Bien de nos actions n’ont pas de grands effets, ne s’accumulent pas, ne rencontrent pas directement des obstacles, n’ont pas de fonction précise. Bien entendu, on peut pour des raisons à la fois intellectuelles et méthodologiques privilégier l’étude de cette famille d’actions, mais cela ne doit pas se faire au détriment des autres types d’action, et surtout, sans extraire les conséquences que cet état de l’intermonde projette sur nos actions dites adaptatives ou fonctionnelles.
71Si l’on suppose que des actions ont été couronnées de succès dans le passé parce qu’elles s’adaptaient parfaitement aux situations, alors le problème de leur réussite présente devient hautement problématique à moins d’affirmer, ce qui reste à prouver, que la situation actuelle est identique (ou au moins hautement similaire) à celle du passé. On doit plutôt conclure que la réussite d’une action ne provient pas de son ajustement parfait à une situation, mais qu’étant donné la consistance spécifique de la vie sociale, et le différentiel de coercitions auquel font face les acteurs en fonction des situations, un nombre élevé de conduites peut s’avérer simultanément opérationnel.
72L’étude de l’action exige donc d’interroger en profondeur les accords de nos conduites dans l’intermonde. Les accords, tous les accords, ne sont au mieux que des régularités approximatives, le résultat de compromis plus ou moins durables entre un acteur et un contexte. Il ne s’agit donc pas d’affirmer qu’à côté d’actions parfaitement raccordées aux situations certaines actions seraient marquées par un retard à combler. Toutes les actions sont plus ou moins écartelées par rapport aux situations, les ajustements n’étant, en dépit de leur régularité apparente de réussite, que partiels et partiaux, toujours susceptibles d’être démentis dans leur efficacité pratique. Certes, les routines pré-imposent un certain penchant pour certaines solutions et, à moins d’un changement important dans le contexte d’action immédiat d’un acteur, elles seront couronnées par le succès. Mais cette réussite ne préjuge pas de leur adéquation au monde. Tout ce que l’on est en droit d’affirmer est qu’au vu de leur déroulement pratique, l’action n’a pas rencontré de limites.
73Cela ne veut pas dire que toutes les actions se valent et qu’il est impossible d’établir des distinctions entre elles. Mais cela nous force à redoubler de prudence. La question fondamentale est de comprendre que différents dispositifs symboliques peuvent se référer à la réalité, avec des degrés de « réussite » différents, évoluant au milieu d’un intermonde doté d’une certaine labilité. Le problème est donc moins le degré de rationalité intrinsèque d’une action, que le différentiel des limites pratiques que l’intermonde lui oppose. En bref, l’action n’est qu’un différentiel de parcours issu d’une relation entre des contextes à coercitions fluctuantes et des mobiles (souvent) inconsistants.
Figures de l’action
74La plupart des classifications de l’action privilégient le moment compréhensif, donnant lieu alors à des typologies de conduites en fonction du sens visé par les acteurs. Dans cette perspective, le classement oppose souvent des actions inconscientes et routinières d’un côté, à des actions conscientes, réfléchies et rationnelles de l’autre. À quelques variantes près, nous sommes toujours ici, dans l’horizon wébérien et son classement de l’action sociale.
75Or, pour importante que soit cette tradition, il ne s’agit là que d’une possibilité parmi d’autres31. En tout cas, en partant des consistances de la vie sociale, les actions sont plutôt à classer à partir du compromis imaginaire qu’elles établissent avec un intermonde opérant avec des contraintes et des résistances mouvantes, que nous supposons toujours exister quelque part, mais dont nous faisons rarement l’expérience directe ou consciente. Le problème de l’action est justement que nous opérons au sein d’un environnement où les coercitions sont, le plus souvent, à la fois fondamentalement indéterminées et systématiquement présentes.
Décalages
76Répétons-le, le moment herméneutique de l’action doit être prolongé dans l’analyse par les conséquences de son parcours dans le monde. Pour cela, il faut reconnaître l’importance majeure du contexte, ni comme facteur explicatif majeur de nos conduites, ni comme facteur correcteur immédiat de nos pratiques, mais comme un domaine élastique au sein duquel nos actions se déploient. La résultante est un univers où le différentiel de consistance détermine, presque cas par cas, la portée et la fortune déviante de chaque action singulière.
77Aucune caractérisation ne permet ainsi de mieux cerner l’action que celle de décalage32. Dans son économie conceptuelle, cette notion décrit avec justesse le statut particulier de l’action dans l’intermonde. Si elle s’inscrit sur le monde, elle se déroule en fait, bien plus qu’on ne le dit, dans un espace intermédiaire à la fois aspiré vers la réalité et inspiré par l’imaginaire. Il s’agit moins en effet d’insister sur l’implication de l’acteur ou sur la gestion de son implication que de tenir compte de la nature spécifique, matériellement spécifique, de l’environnement sur lequel, au travers duquel il déploie son action.
78Il y a toujours des décalages entre un dispositif culturel et une situation sociale. D’un point de vue strictement culturel, Lévi-Strauss a introduit la formule heureuse du « bricolage » pour faire référence à ces multiples processus par lesquels les individus parviennent à l’agencement inédit de produits précontraints au cœur d’un espace de signification nouveau33. Cette capacité combinatoire, sans être absolue, se prête cependant à un nombre tel de variations qu’il s’avère imprudent d’établir des limites ou des barrières définitives, en dépit de supposées incompatibilités symboliques. L’étude doit ainsi moins s’intéresser à cerner les limites structurales des combinaisons que s’efforcer de rendre explicite les itinéraires pratiques des amalgames.
79Toute action est d’emblée définie par une distance avec la réalité. Elle n’existe pas sans cette distance. C’est ainsi la nature des décalages qu’elle instaure et la distance qu’elle introduit par rapport à la réalité qui permettent de classer les actions. Certes, l’action n’exige pas forcément la conscience de cette distance (et de ce point de vue, les langages de la disposition ou de la routine sont des descriptions plausibles d’un certain nombre de conduites), mais elle n’est possible que parce qu’elle repose sur un désajustement entre un état initial présent, dit « réel » et un état futur, dit « virtuel ». L’écart est donc à la fois à l’origine de l’action et à son terme, et entre les deux, l’acteur peut ou non, ou parfois, parvenir à une représentation de ce qu’il est en train de faire. Mais quelle que soit la manière de décrire son action, qui peut ou non, ou parfois, être à distance de son action effective, il est encore une fois obligé de traverser cet écart. L’action est un décalage par rapport à l’état initial du monde qui, paradoxalement, vise à combler par son déroulement même cet écart, même si la distance reste en tant que telle irrépressible et insurmontable. C’est dans ce creux qu’existe l’action.
80En résumé, l’unité de l’analyse sociologique de l’action passe par une disjonction préalable. Elle doit d’une part s’enfouir dans l’interprétation des états intérieurs que la multiplication des textures, le travail herméneutique et les possibilités de retour sur soi ne cessent d’épaissir, et d’autre part, se déplacer vers l’étude des divers contextes de contrainte et de résistance auxquels est soumis l’acteur. Si toute action procède d’une visée subjective – et dans ce sens le moment compréhensif est une dimension incontournable de l’analyse – elle ne s’y réduit nullement puisque son itinéraire dans le monde, lui, s’inscrit au travers du jeu de décalages dans lequel elle est prise.
Figures
81Puisque toute action introduit un écart par rapport à un état initial, le principe de classement doit s’appuyer sur une distinction entre les formes que revêtent ces écarts en isolant, schématiquement, quelques itinéraires possibles dans l’intermonde. Les figures ainsi retenues ne sont donc que des abrégés dont la seule utilité est d’organiser un ensemble dispersé de possibilités en privilégiant, de manière certes quelque peu arbitraire, certaines d’entre elles au détriment d’autres.
82Ces figures ne sont pas des schémas que les acteurs appliqueraient en fonction des situations. Elles se présentent plutôt comme une formalisation a posteriori d’un certain nombre de parcours effectifs empruntés par les actions dans leur déroulement. Surtout, elles ne supposent pas un lien stable entre l’environnement et la visée subjective, mais affirment au contraire l’articulation temporaire, toujours contingente et fragile, que l’individu établit par le biais de son action entre lui et l’environnement – y compris lorsqu’il se sert de modèles stables ou institutionnalisés.
83Si cet espace d’action est en lui-même problématique, on peut néanmoins constater la présence de quatre grandes figures à travers lesquelles se donne, le plus fréquemment, l’articulation entre les orientations et les contextes. Non exhaustives, elles ne visent qu’à dégager quelques grands idéaux-types34.
Dérapage ou rôle rouage
84Cette figure caractérise une situation sociale où l’acteur, sous l’emprise de l’efficace symbolique d’un dispositif, se plie à ses exigences. L’acteur efface les distances entre les signes et la réalité et essaye, par tous les moyens, d’inscrire dans la réalité toutes les promesses contenues dans une représentation. Les coercitions de la réalité, évidemment, ne disparaissent pas, mais grâce à l’espace d’action momentané que l’acteur parvient à créer, ou dans lequel il se trouve, il s’égare dans l’illusion de pouvoir l’incarner entièrement grâce à son action. Au moment extrême de cet égarement, le réel devient un équivalent pur et simple du symbolique, au point qu’il finit par renverser les deux ordres.
85Tôt ou tard, on peut penser qu’il y aura une correction ou un démenti, que l’acteur finira par être contesté dans ses illusions par les conséquences de ses actes. Pensons, par exemple, à ce moment, fort bien analysé par Furet, où, au cœur de la Révolution française, les idées se sont autonomisées vis-à-vis du social, au point que tout l’ordre social a été reconstitué au seul niveau de l’idéologie avant qu’une « revanche » du social ne se produise35. Cependant, avant que cette conclusion ne s’impose, si elle s’impose, l’acteur est capable de surenchérir dans un ensemble de discours, voire de pratiques, chaque fois plus éloignés de toute situation réelle, et de s’enliser dans une série de dysfonctionnements sociaux. Néanmoins, et pour paradoxal que cela puisse paraître, ce type d’action (dont les différentes expériences révolutionnaires sont un excellent exemple), possède une efficacité pratique sur le monde qui est loin d’être négligeable, même si à terme, elle peut effectivement s’enliser dans une surenchère imaginaire non maîtrisée. Ici, l’élan pratique vers le monde n’est en vérité qu’un élan vers l’intérieur d’une médiation symbolique36.
86Cette illustration extrême est loin d’être la seule. De manière bien plus prosaïque, les figures de dérapages peuvent aussi se présenter chaque fois que l’acteur surenchérit sur son rôle et qu’en voulant bien faire, il ne donne lieu qu’à une caricature de lui-même, se pliant de manière excessive à un scénario trop tracé à l’avance. La figure du dérapage est ainsi paradoxalement à l’œuvre chaque fois que les individus soumettent leur action à un modèle qu’ils considèrent stable et contraignant – qu’il s’agisse d’un dispositif symbolique ou d’un système de rôles. Obnubilée par l’emprise du modèle de l’ordre social, la sociologie a rarement reconnu le paradoxe de cette situation. Lorsque, se sentant membre d’un engrenage collectif de tâches, l’individu, en jouant son rôle, est plus ou moins constamment guetté par le dérapage, au point de finir par se subordonner entièrement à ses exigences.
87Cette figure hautement paradoxale de l’action cerne donc tout autant des parcours rares et extrêmes que des pratiques ordinaires. Mais dans les deux cas, des acteurs, par adhésion cognitive à un dispositif culturel ou par loyauté morale envers un système de rôles, se révèlent imperméables à bien des objections des observateurs extérieurs, aux tenants et aux partisans d’autres descriptions, notamment dans la mesure où la preuve et la critique se font dans d’autres termes que ceux qu’ils acceptent et reconnaissent. Bien entendu, tous les acteurs ne s’enferment pas dans ce type de piège, mais ils ont souvent la possibilité de jouer de l’élasticité sociale pour réussir à entretenir le bien-fondé de l’efficacité pratique de leurs représentations.
Délimitation ou rôle empêché
88Cette deuxième figure désigne des situations dans lesquelles l’acteur, malgré la distance existant entre les dispositifs culturels (ou les critères normatifs) et le contexte de l’action, continue à agir à l’aide d’orientations périmées. Paradoxalement alors, en dépit même de la vive conscience qu’il peut posséder du désajustement à l’œuvre, il n’en continue pas moins à s’inspirer ou à se réclamer de ces orientations lors de son action. La frontière entre l’idéal et le possible devient fluctuante, et il s’installe, intellectuellement et pratiquement, entre ces deux extrêmes : il n’abandonne pas l’ancien dispositif, mais il n’essaye pas non plus comme dans le cas précédent, de l’incarner entièrement dans les faits. Au fond, il se sert toujours du passé, pourtant reconnu comme révolu, afin de s’orienter dans le présent. Il n’y a ni renoncement, ni excès, mais un étrange acharnement. Les individus sont ainsi, par exemple, confrontés à des phénomènes multiples d’inadéquation, et en essayant de jouer un rôle, ils éprouvent l’impossibilité d’y parvenir. Peu importe d’ailleurs que l’origine ultime du processus soit à lire du côté de l’acteur lui-même (comme le font jusqu’à un certain point les termes de déviance ou d’hysteresis), ou du côté des coercitions contextuelles. L’important est de reconnaître que dans ces situations, les individus ont le sentiment de ne pas pouvoir s’acquitter de leur rôle, et d’être confrontés à des contextes où, tout en sachant ce qu’ils doivent faire, ils font l’expérience de son impossibilité.
89Parfois, ce que l’acteur s’efforce de faire au présent, plus ou moins infructueusement, peut être interprété comme la volonté de mettre en pratique des significations héritées du passé. D’autres fois, la délimitation se manifeste de manière plus sournoise, comme lorsque les membres d’une collectivité ont perdu les significations de leurs pratiques, enfouies dans leur histoire, que pourtant ils continuent à mettre soigneusement en œuvre. D’autres fois encore, le processus se situe en deçà de la conscience discursive, lorsque nos routines incorporées sont perturbées par le monde37.
90La permanence de ces types d’action tient autant à de supposées loyautés morales, à des habitudes incorporées qu’à la permanence d’un ensemble de compétences cognitives institutionnalisées. Pourtant, le danger analytique est toujours de prendre pour modèle, au moins implicitement par le biais d’une nostalgie agissante, une situation d’accord entre les actions et l’environnement, ne faisant des moments de désaccord qu’une figure transitoire et anormale. Or, dans la modernité, l’expérience de base est plutôt inverse, celle de la conscience d’agir à l’ombre de modèles qui n’informent plus pratiquement l’action, mais qui continuent, à défaut d’une autre solution, à inspirer ou à surplomber les conduites. L’importance de ce type de figure s’explique à la fois pour des raisons pratiques liées à la transformation incessante des situations et des organisations, mais aussi, et surtout, parce que bien de nos réflexions sur la modernité empruntent cette forme, à commencer par la sociologie elle-même et sa tendance obsessionnelle à replacer dans un proche passé des modèles cohérents d’organisation et d’agencement du monde et des acteurs. Véritable réflexion intellectuelle compulsive, cette attitude est même en train de donner forme à un type sui generis de nostalgie, puisque bien des acteurs sont désormais dans le regret d’une période qu’ils n’ont tout simplement jamais connue – parce qu’elle n’a probablement jamais existé.
Renversement dépendant ou rôle à création prescrite
91La troisième figure caractérise la situation où l’acteur, en dépit de sa critique, parfois extrême, d’un dispositif culturel dominant, et malgré l’illusion même de s’en être sorti, continue à effectuer son action sous son emprise. Plus simplement, l’action, malgré la revendication d’autonomie énoncée par l’individu, continue à dépendre d’une autre matrice significative que néanmoins l’acteur pense être en train de contester. À la différence du cas précédent où il est avant tout défini par une attitude d’attente acharnée, l’acteur s’énonce ici, et parfois s’éprouve, en rupture radicale envers l’ancien modèle dont néanmoins il continue de dépendre sous de nouvelles modalités. L’action opère par un renversement étroitement dépendant des formes précédentes.
92Certaines figures de la déviance sont à cerner dans cette optique. Pensons, parmi bien d’autres exemples possibles, à la généralisation contemporaine des sentiments de « désobéissance dépendante » parmi les jeunes38. Ils n’agissent pas contre l’autorité des adultes, mais au contraire, au-delà des apparences trompeuses, au sein même de leur volonté. Le jeune désobéit mais paradoxalement en fonction des normes fixées par les adultes. Le renversement dépendant est manifeste : c’est au travers de son effort de négation que le sujet affirme leur validité, dans l’exacte mesure où c’est seulement une fois ratifiée cette validité que l’individu est susceptible de donner un sens à son action.
93Mais c’est dans le monde du travail que l’on trouve actuellement une des expressions les plus importantes de cette figure. La reconnaissance grandissante des limites des rôles standardisés se fait au profit de modèles plus souples et participatifs. Bien sûr, les objectifs sont tout aussi prescrits qu’hier, mais on ne cesse de reconnaître la labilité foncière des tâches et leur impossible quadrillage exhaustif. La polyvalence, les compétences, la flexibilité, autant de mots désignant une série de processus entraînant une indétermination croissante des activités au travail. Le rôle est toujours là, mais désormais il est subordonné à un souhait organisationnel d’implication subjective, même si, bien entendu, l’action est toujours restreinte, encadrée, et si sa signification ultime lui est octroyée de l’extérieur. Il n’empêche. La prise en considération des limites d’une certaine forme de rationalisation productive mène à une nouvelle définition de rôles qui, au sein d’un espace à résistances actives, se caractérisent, non sans paradoxes, par la quête d’une prescription de l’initiative permettant de mieux tenir compte de l’apport subjectif irréductible de l’individu. Le renversement dépendant se présente ainsi massivement comme une expérience à objectifs toujours contraints et à réalisation fluide39.
94Ce processus connaît d’autant plus de manifestations, que l’aspiration de parvenir à une autonomisation radicale de nos orientations d’action est souvent forte dans la modernité. Dans l’incapacité d’y parvenir, émergent alors toute une série de figures de dépendances, où le sens visé, tout en s’affirmant dans son indépendance absolue, n’en est pas moins en dette avec d’autres dispositifs qui l’encadrent, non sans paradoxe, par le refus même qu’ils suscitent.
Dépassement ou rôle en émergence
95La quatrième figure concerne des conduites où l’action se caractérise par le refus d’accepter ou de rester dans l’horizon de sens que le contexte impose. Historiquement, et du fait de la forte emprise du récit révolutionnaire sur cette forme d’action, c’est l’idée de dépassement qui a le mieux caractérisé ce processus. Grâce à son action de dépassement, l’acteur met justement en suspens le système de significations instituées et dégage le sens de son action en l’inscrivant dans un système de rapports sociaux qui, à proprement parler, n’avait pas d’existence avant son déploiement. L’action conflictuelle annule la mise en forme du social ; elle remet en quelque sorte le social dans son état constituant40.
96Prenons l’exemple bien connu de la dialectique du Maître et de l’Esclave41. Au début, l’opposition des consciences nous révèle la structure minimale de tout conflit, à savoir deux acteurs qui s’affrontent pour l’appropriation d’un même bien. Mais dans un deuxième moment, sans doute plus important, ce conflit de consciences se poursuit au-delà (et contre) sa fin apparente. Et dans cette continuation, se manifeste le propre de tout dépassement puisqu’à travers le travail et la ré-appropriation de soi par le travail, l’Esclave brise le cadre initial du conflit et structure un nouveau champ social. En effet, dans l’émancipation par le travail, l’Esclave dégage un sens qui ne préexistait pas à l’œuvre accomplie, et qui, en « excédant » la conflictualité originelle du Maître et de l’Esclave, finit par constituer un nouvel horizon relationnel. Bref, le dépassement, parce qu’il est toujours un agir auto-sensé, est l’introduction d’une signification qui dépasse le cadre de structuration initiale d’une situation.
97Pourtant, il faut se débarrasser des appels radicaux à des principes de nouveauté. L’introduction d’un sens excédant et déstabilisant le cadre de signification initial peut en effet opérer par une simple modification combinatoire des éléments précédents, par un transfert ou une traduction des significations, ou encore, par un détournement ironique des significations établies42. C’est dire qu’il n’y a pas plus d’héroïsme dans cette figure d’action que dans les autres. Et dans ce sens, il est nécessaire de défaire l’association, fréquente tout au long du vingtième siècle, de cette figure avec une représentation idéalisée du changement historique.
98Les figures de dépassement sont également repérables dans des situations où en apparence il existe peu de cadres contraignants ou lorsque les rôles se déploient au milieu d’une certaine hésitation ou ouverture interactive. Les individus sont alors confrontés à un espace d’initiative pratique plus ou moins grand, faisant parfois même des codes de relations l’objet de discussions et de négociations. Des stratégies différentes se mettent en place pour les déjouer, les modifier, les détourner, puisqu’il est possible justement de les dénouer, de les transformer, de les renverser. Or, que l’on parle de crise ou de jeu d’un système de rôles, il s’agit dans les deux cas de reconnaître des possibilités stratégiques tous azimuts, donnant lieu, au-delà des régulations implicites, à des conflits ouverts, à des déceptions, à la multiplication de sentiments de trahison. En quelque sorte, le déroulement de la vie sociale, suite à des changements pratiques ou à une prolifération des dispositifs culturels, dont les multiples intersections ouvrent des espaces d’indétermination, mène constamment à l’émergence d’actions pour lesquelles nous manquons vraiment, même si c’est le plus souvent seulement temporairement, de cadres institutionnalisés d’interaction.
99L’action, toute action, étant un cas de décalage, porte en elle une forme particulière d’inventivité. La limite majeure d’une certaine tradition intellectuelle fut justement de réduire la création à la seule figure du dépassement, et notamment à des variantes liées à l’action conflictuelle ou révolutionnaire. Or, les quatre figures d’action que nous venons de présenter portent un risque de dissociation et d’égarement imaginaires. Toute action ne désigne que l’actualisation, à différents niveaux et avec différentes fortunes, de cet excès de sens potentiel qui parcourt la vie sociale et qui est rétif à toute institutionnalisation achevée.
Les chocs avec la réalité
100Le lecteur attentif n’aura pas oublié l’intuition liminaire qui surplombe tout ce chapitre. La rencontre entre l’action et l’environnement, pour ouverte qu’elle apparaisse, n’en suppose pas moins l’existence de moments de corrections. Pour élastique que l’intermonde se révèle au cours de nos actions, nous ne sommes pas à l’abri, indéfiniment, de démentis adressés à nos conduites. D’autant plus que lors de nos actions, nous supposons toujours l’existence ultime d’un « choc avec la réalité » – ce qui trace, disons-le encore une fois, une frontière solide entre des problématiques avant tout langagières et des inquiétudes proprement pratiques. En bref, « le monde ‘réel’ se manifeste lui-même uniquement là où nos constructions échouent43 ».
101Mais il faut toujours garder à l’esprit le caractère problématique des démentis que nos actions connaissent au sein de l’intermonde. Ce qui contraint l’analyse à reconnaître la variabilité des contextes sociaux et surtout les manières, et les moments, par lesquels ces démentis opèrent. C’est pourquoi ces cas de figures constituent un moment à part entière d’une étude de l’action, et il est nécessaire, lorsque cela s’avère possible, de rendre compte de la façon exacte dont opèrent ces démentis – ces chocs avec la réalité. Et si ce sont donc leurs expressions pratiques qui doivent être cernées, il faut reconnaître que, le plus souvent, ces chocs opèrent autant par des considérations cognitives (notamment des anticipations ou des craintes) que véritablement par des manifestations pratiques.
102Nous reviendrons dans le prochain chapitre sur les problèmes proprement épistémologiques que cela pose, mais au stade actuel de notre réflexion, centrons-nous sur le fait que les consistances sociales permettent, pendant plus ou moins longtemps, à un nombre élevé de représentations d’être effectivement opérationnelles. Dans un seul et même mouvement, la reconnaissance de l’élasticité de la vie sociale rend compte de leur possibilité ordinaire, mais pose le problème redoutable de savoir comment des représentations multiples, voire opposées, peuvent cohabiter.
Effets pervers et chocs avec la réalité
103La sociologie n’a pas ignoré cette problématique. Mais le plus souvent, elle ne l’a cernée qu’au travers de la figure des effets pervers. Toutes ces situations de renversement de nos desseins, là où les revers de fortune de nos actions en appelleraient, plus ou moins immédiatement, à leur reconnaissance. D’ailleurs, pour bien des auteurs, c’est à ce niveau que la sociologie inflige une quelconque blessure narcissique à l’image de l’homme. À la perte de la centralité cosmique de la terre, à sa descendance des singes, à son incapacité à être maître à l’intérieur de lui-même, la sociologie aurait ajouté la fréquence avec laquelle nos actions se détournent de nos desseins et se retournent contre eux.
104La notion d’effet pervers, ou de manière plus large, de retournement de sens de nos actions s’appuie sur deux idées. La première suppose l’existence d’une conclusion, d’un point final certain à nos actions, à partir desquels on peut évaluer une action comme un tout achevé, mais aussi implicitement que nous suivons une action tout au long de son déroulement, au travers de maintes péripéties, grâce à une attente permanente qui permet de juger de son accomplissement. La deuxième, plus sournoise, mais toujours également présente, se réfère à la représentation d’un ordre social dictant, par une implacable nécessité logique, le renversement des significations. Double postulat présent chez bien des auteurs classiques, mais qui aura sans doute trouvé son expression maximale chez Weber, dont l’œuvre est littéralement parcourue par l’analyse de multiples renversements de sens. Une partie essentielle de ses études historiques consiste en effet à rendre compte de l’émergence du rationnel à partir de l’irrationnel, et à montrer, presque de manière systématique, que l’irrationnel est inlassablement à la source de la rationalisation. Rien en effet ne semble fasciner plus Weber que le renversement des significations de l’action subjective et leur cristallisation dans des ordres économiques et sociaux opérant comme des cadres contraignants des conduites humaines, que le processus de routinisation des appels charismatiques sous forme de domination rationnelle-légale, que le retournement des conséquences intentionnelles de l’action dans des effets non prévisibles qui métamorphosent profondément son sens en métamorphosant le monde. L’opacité du sens obsède ses analyses, lorsqu’il constate que « le sens originel, visé par les acteurs de manière plus ou moins univoque, tombe entièrement dans l’oubli ou se dérobe par suite d’un changement de signification44 ».
105Malgré des points en commun, le renversement de sens ne saurait se réduire à l’étude des effets non intentionnels de l’action. Il s’agit en fait de torsions ayant des significations différentes. Une distance majeure sépare le caractère inépuisable de ces transformations de sens d’une démarche qui accentue simplement l’idée que le social est le résultat d’un engrenage d’actions individuelles45. En tout cas, pour ce qui nous concerne, le constat est ici encore plus désabusé. En poursuivant ses buts, un acteur ne peut que faire l’expérience d’un résultat contraire – en tout cas différent – de ses intentions initiales. Le caractère changeant de l’intentionnalité est négligé et durcie à l’extrême l’idée d’actions poursuivant nécessairement des buts mesurables. Parfois, le dilemme prend la forme d’une douteuse vision sociologique opposant les individus au collectif : chaque acteur fait ce qu’il « veut » et la résultante est ce que personne ne voulait. En partant, par de supposées vertus méthodologiques, de la visée d’un acteur, individuel ou collectif, on frôle sans arrêt la pure tautologie. Le point de départ – qui s’appuie, lui, sur une vision ontologique atomiste de la vie sociale – anticipe logiquement la conclusion : l’histoire humaine est ingouvernable. Étrangement, ces représentations posent d’une part l’ordre social comme un horizon de contraintes actives et durables et d’autre part se révèlent incapables d’intégrer dans leurs analyses le propre du mode opératoire de la vie sociale. Le renversement des desseins est mis à l’actif du monde objectif ou de l’engrenage des conduites sociales elles-mêmes afin de trouver des principes stables et solides d’interprétation. Mais en supposant toujours explicitement l’existence d’une réalité agissant de manière plus ou moins directe sur nos actions, et en ayant une nature fixe, voire rigide, ces analyses sur-simplifient le problème de la relation de l’action à l’environnement46.
106C’est pourquoi d’ailleurs, aux limites épistémologiques désormais bien soulignées du fonctionnalisme – à savoir, le fait qu’il prenne les conséquences d’une action pour leur cause –, il faut ajouter une objection de nature proprement ontologique. Si l’origine des conséquences non intentionnelles de l’action n’enferme aucun mystère, puisque c’est la nature même des engrenages sociaux qui l’explique, par contre, leur permanence n’a pas besoin d’être interprétée, comme le fit Merton, à l’aide de l’idée des fonctions latentes47. L’hypothèse ne repose de fait que sur l’idée que tous les éléments de la vie sociale doivent, d’une manière ou d’une autre, participer au maintien d’un ensemble. Or, cette nécessité n’est qu’un corollaire direct d’une représentation fonctionnaliste, même adoucie, de la société. Si des actions fonctionnellement « anormales » existent, et se répètent, ce n’est pas nécessairement à cause de leurs « fonctions » cachées, mais parce qu’étant donné la consistance propre à l’intermonde, des actions « sans buts », voire sans conséquences réelles, ou avec des résultats contre-productifs, peuvent parfaitement perdurer longtemps.
107En fait, le fonctionnalisme est le piège le plus durable que l’idée de l’ordre social projette sur l’analyse sociologique. Sa raison ultime procède de l’illusion d’un monde social organisé contraignant à supposer que tous les éléments de la vie sociale sont gouvernés par une raison d’être – tôt ou tard de nature fonctionnelle. En revanche, l’hypothèse de l’intermonde libère radicalement l’espace du raisonnement de cette exigence intellectuelle. Sans qu’il soit nécessaire d’aller jusqu’à épouser, partout et toujours, un anti-fonctionnalisme en bonne et due forme, reconnaissons qu’il est souvent juste d’affirmer que derrière tout événement ayant une fonction manifeste, il est possible de retracer toute une série de dysfonctions latentes. En fait, une fois abandonnée l’exigence du problème de l’ordre social, il n’y a aucune raison de croire que les éléments doivent s’insérer nécessairement dans un projet fonctionnel.
Coercitions et chocs
108Tout ne marche pas dans la vie sociale, mais beaucoup d’actions sont possibles. C’est dire que le problème de la limite ultime se révèle particulièrement problématique au sein de l’intermonde. La manière spécifique dont la réalité sociale opère donne une acuité particulière au problème de savoir comment faire le tri entre les différents types d’action. Une incertitude radicale est en la matière aussi absurde qu’une perspective dogmatique. Bien entendu, la plupart du temps, nous sommes capables de faire le tri entre les représentations proprement imaginaires et celles qui, au contraire, désignent des éléments ou des processus réels. Pourtant, dans notre rapport à l’action, sans que cette frontière cognitive ne se brouille, le tri est souvent plus aléatoire puisque nous savons que des actions réussies ont pu être effectuées à partir de représentations très diverses, voire opposées.
109Tout en existant bel et bien, les invalidations pratiques de nos actions sont bien plus rares qu’on ne le pense souvent, et lorsqu’elles se produisent, elles sont loin d’entraîner immédiatement une correction de nos conduites. Tout en gardant donc la notion liminaire de choc avec la réalité, il faut reconnaître l’existence d’un nombre important de conduites, autant routinières que réflexives, qui s’y révèlent peu sensibles. Il nous suffit ainsi souvent, au quotidien, d’adopter des conduites capables de ne pas se « heurter » avec le monde, et en ce sens précis, bien des actions se satisfont d’une connaissance simplement approximative de la vie sociale. En tout cas, le nombre d’actions interdites est plus faible que ce qu’on laisse bien souvent entendre.
110L’étude des moments de chocs avec la réalité, au sens précis du terme, en appelle ainsi à des études particulières. Tout choc apparaît en effet comme un mélange d’éléments pratiques et de représentations. C’est ce va-et-vient entre l’acteur et l’environnement, qui définit à proprement parler le choc et non pas, comme un réalisme naïf le laisserait entendre, les moments où effectivement les coercitions du monde seraient immédiatement visibles en elles-mêmes. L’analyse doit ainsi constamment distinguer entre d’une part, le différentiel de coercitions stricto sensu opérant sur l’acteur, et d’autre part, la reconnaissance effective des moments où nos actions se « cognent » avec la réalité. Si bien des coercitions agissent sur nous à notre insu, le choc avec la réalité est, lui, inséparable d’une prise de conscience. En tout cas, à la différence des coercitions, le choc avec la réalité ne peut pas faire l’économie de sa reconnaissance par les acteurs.
111Or, soumise comme elle l’a été à la problématique de l’ordre social, la sociologie décrit pour l’essentiel les chocs avec la réalité avec une profonde légèreté métaphorique. Ce qui frappe, en effet, est la fausse évidence octroyée aux démentis que l’intermonde oppose à nos conduites. La vie sociale étant trop conçue au sein d’une représentation rigide et bornée, il n’y a pas véritablement eu, à de très rares exceptions près, d’espace pour une interrogation primordiale sur la nature de ces chocs. L’analyse a littéralement court-circuité la problématique spécifique du choc avec la réalité : il était censé s’imposer immédiatement sur les acteurs, dictant, sans appel, les limites de la vie sociale. La perplexité intarissable des moments réels de choc est ainsi escamotée au profit d’autres représentations plus rassurantes, plus immédiates et mécaniques, comme lorsqu’on affirme que l’infrastructure économique détermine « en dernière instance » la superstructure ou que les besoins « fonctionnels » expliquent le sens des situations48. Or, si toute représentation de la vie sociale s’appuie en dernière analyse sur un foyer métaphorique, la sociologie doit s’efforcer, sur cette question précise, d’être la plus exacte et minutieuse possible. Dans ce sens, si les coercitions sont susceptibles d’agir sur nous à notre insu, tant nos connaissances des causalités ou des interdépendances sociales sont imparfaites et lacunaires, en revanche, le saisissement des chocs avec la réalité doit se centrer sur les moments où effectivement, et en toute conscience, les acteurs font l’expérience des résistances que l’intermonde oppose à leurs desseins.
La complexité des démentis
112Les démentis de nos actions existent. Mais les chocs induits par l’objectivité supposée du monde ne sont ni si fermes qu’on le croit, ni si permanents, ni si déterminants, car ils peuvent tout simplement donner lieu à une révision, sous forme par exemple de rationalisation verbale, de nos intentions initiales. En vérité, cette conceptualisation des chocs, implicitement présente dans une bonne partie de la tradition sociologique, s’inspire, de près ou de loin, avec ou sans retouches, d’une tradition darwinienne. On y suppose qu’il existe une adaptation réussie à l’environnement, ainsi qu’une sélection pratique des individus par l’environnement, en jugeant en dernière instance toutes les conduites en termes de comportements adaptatifs. Mais c’est justement le caractère mécanique et constant de ces chocs avec la réalité qui est largement démenti par nos expériences sociales. Pour que le choc devienne une source d’apprentissage, il faut, comme Habermas le précise, que les acteurs prennent du recul face au monde, « qu’ils engagent une discussion et objectivent la situation dans laquelle ils se trouvent49 ». Mais, à part quelques situations de ce type, où de toute évidence l’intérêt pratique cède le pas à une posture intellectuelle, les acteurs continuent quotidiennement à agir en dépit des divers démentis que l’intermonde leur oppose. Et ceci quelle que soit la nature du choc en présence.
113Même lorsque les acteurs reconnaissent les limites ou les échecs de leur action, cela n’entraîne pas nécessairement un apprentissage ou une correction pratique50. L’échec peut être mis à l’actif d’une erreur contingente due à une mauvaise maîtrise, à un mauvais calcul, dont la raison, localisée dans l’environnement sous forme d’accident, ne modifie guère les attitudes de base. Et d’ailleurs ces démentis sont d’autant plus complexes que bon nombre de nos actions n’ont aucune visée stratégique, et se limitent souvent à l’application d’une norme, ou ne sont que des activités routinières, faiblement conscientes, ou exactement à l’inverse, des conduites à long terme engageant une large série de pré-conditions. Toutes ces situations et modalités complexifient énormément la prise de conscience du choc avec la réalité.
114Le problème apparaît encore plus redoutable à propos des chocs se produisant lors d’une interaction ou d’une discussion. Dans cette caractérisation du démenti de nos actions, la tentation est souvent grande, comme chez Habermas, de placer du côté du désaccord intersubjectif la véritable nature des démentis sociaux. Autrement dit, et à suivre cette position, le propre du choc serait de nature non pas objective, c’est-à-dire perçue de manière immédiatement factuelle et expérientielle, mais d’une nature proprement discursive, à partir des objections qui nous seraient adressées par les autres. C’est le passage de l’action à la discussion qui fait à la fois office de quête d’un nouveau principe de vérité pour nos anciennes certitudes erronées, et constitue à proprement parler le choc, lors d’un échange discursif.
115Or, si l’idée que les chocs ne se constituent comme tels que par le biais d’une discussion est souvent juste, encore faut-il reconnaître que dans la plupart de nos actions sociales, les démentis intersubjectifs sont tout aussi problématiques que les démentis objectifs. Fort souvent, et comme dans le cas précédent, ces démentis ne sont nullement pris en compte. L’idée que, dans le domaine de la pratique, les acteurs ont la volonté, lorsqu’ils rencontrent une résistance, de s’engager dans un processus de clarification conceptuelle est pour le moins discutable. Le propre de la vie sociale est de se dérouler au milieu de situations susceptibles de recevoir un grand nombre de définitions opposées. Face à des situations de ce type, bien des acteurs peuvent justement avoir tout intérêt à rester dans l’incertitude. Cela ne nie pas la possibilité de la quête d’accords ou de justifications critiques pour certaines de nos actions, à condition de bien comprendre que ces attitudes ne sont jamais premières, et même que, le plus souvent, elles ne se font pas jour. Les moments d’une opposition irréductible et ouverte entre différents points de vue, de manière discursive ou non, sont l’exception plutôt que la règle dans la vie sociale.
116C’est pourquoi si Habermas a raison de dire que « la résistance ne vient pas de données objectives qui nous échappent », il est plus difficile de lui accorder qu’elle provient nécessairement « du fait qu’il y a désaccord avec les autres51 », et surtout, que cela doit se traduire par une volonté de le surmonter à l’aide d’un processus d’apprentissage moral menant à la construction d’un monde commun. En fait, ce qui pose problème ce n’est pas l’insuffisante distinction entre divers types de chocs, mais l’incompréhension radicale du fonctionnement de tous les chocs à l’œuvre dans la vie sociale, qui opèrent au milieu d’importantes élasticités contextuelles. D’ailleurs, cette réalité est en partie reconnue, même si elle n’a été que partiellement exploitée, dans les théories de l’étiquetage, qui montrent comment en fonction des positions sociales, des trajectoires personnelles ou des contextes sociaux, une pratique déviante suscite ou non un travail de stigmatisation (et donc de choc).
Insaisissables chocs
117Le maintien de pratiques sociales erronées, ou la survie d’institutions dépassées sont des constantes trop générales de la vie sociale moderne pour que l’on puisse encore céder à la tentation de l’emploi de métaphores sur la réussite comme corollaire de l’adaptation52. Il n’est pas rare par ailleurs que dans la vie sociale, l’échec d’une pratique se traduise plutôt par son renforcement que par sa transformation. En tout cas, y compris lorsque la « correction » a lieu, elle traverse toute une série de périodes d’ajustement et de désajustement. C’est ainsi par exemple que les changements dans les organisations proviennent souvent moins de leur adaptation corrective à leur environnement, que d’un long processus où les solutions, avant de s’imposer, n’ont cessé d’être réactualisées, passant ainsi de leur refus initial à une situation où, par la « force des choses », elles finissent par s’imposer. Trop de solutions inefficaces, conflictuelles ou diverses sont alors tolérées pour que l’on puisse donner à l’idée d’adaptation la pertinence qu’on lui attribue si souvent.
118Mais c’est dans le domaine des maladies mentales que l’on trouve les exemples probablement les plus bouleversants. L’étude de Rosenhan, en dépit de toutes les limites ou critiques dont elle peut être l’objet, a le grand mérite d’avoir montré que du fait de la nature propre des hôpitaux psychiatriques, il est fort difficile de distinguer la santé de la maladie mentale une fois l’hospitalisation effectuée. Le milieu hospitalier crée une réalité qui lui est propre et dans laquelle on interprète mal la signification des comportements. Ce qui est en cause, au fond, ce n’est pas la ligne de démarcation possible entre maladie mentale et santé, quelle que soit son obscurité, mais le fait qu’étant donné la réalité propre à un hôpital psychiatrique, les descriptions effectuées au préalable n’aient plus la possibilité de rencontrer des résistances pratiques53.
119Dans nos relations à la réalité, nous pouvons souvent faire en sorte que même les démentis repérés parviennent à s’insérer dans le cadre d’interprétations qu’ils sont pourtant censés contredire. Pour saisir cet aspect, l’entrée cognitive est désormais la plus évidente (notamment sous la forme bien connue des dissonances). Qu’il suffise de penser tout simplement aux aventures du personnage de Don Quichotte54 ! Mais encore faut-il prolonger cette dimension par l’étude des recours pratiques à disposition de l’acteur. Une des caractéristiques majeures de la vie sociale, est en effet la capacité qu’ont les individus, en dépit de la forte interdépendance des phénomènes, de se ménager des domaines (des « niches ») de plus en plus à l’abri de chocs immédiats. La prolifération des supports possibles donne également aux individus la possibilité d’établir des maillages contextuels divers, personnalisant fortement une même position sociale. Les chocs avec la réalité se trouvent ainsi fondamentalement diversifiés, en fonction des capacités à mettre en place des « filtres » et des « prothèses » permettant justement d’amortir les oppositions de l’intermonde. Pour comprendre la nature et le différentiel de ces chocs avec la réalité, l’analyse doit ainsi étudier conjointement l’ensemble des mécanismes collectifs permettant aux acteurs de se mettre à l’abri des bouleversements du monde et la diversité des supports permettant aux individus de se tenir dans la vie sociale55. C’est sur cet arrière-plan que doivent alors être interprétées les trajectoires effectives de « collision56 ».
120En vérité, le nombre d’exemples est tellement important (pensons aux nombreux cas de dissonance cognitive, de recadrage ad hoc, ou d’idéologies), que l’on ne peut qu’être surpris de la difficulté de la pensée sociale à en tirer les conséquences qui s’imposent. Le démenti apporté par la réalité à une description est loin d’avoir la netteté qu’on lui suppose d’habitude. En fait, la situation peut idéalement donner lieu à deux possibilités : soit, lorsqu’une action va à l’encontre de la réalité, elle fera face à une masse telle d’oppositions, indissociablement pratiques et intellectuelles, qu’elle sera découragée par l’avalanche de changements que son déroulement pourrait déclencher ; soit, dans bien d’autres situations, la variation individuelle introduite – rendue possible par l’élasticité de l’intermonde – est tellement faible dans ses conséquences que, comme le dit Gellner, la masse du « capital cognitif fixe » de la société demeure gelé et stable, imperturbable57. Dans la plupart des situations sociales, c’est ce deuxième modèle qui l’emporte. En tout cas, l’acteur ne fait que rarement l’expérience de l’échec pratique de son action58.
121« N’importe quoi » ne marche pas dans la vie sociale, et pourtant, bien des attentes, voire des croyances les plus délirantes, ne sont nullement immédiatement démenties. Certes, une partie de l’explication réside dans des dimensions proprement cognitives, les acteurs disposant de toute une série de recours leur permettant de préserver leurs attentes en dépit de leurs démentis. Mais cela n’est qu’une partie de la vérité. Si cela se révèle possible, c’est parce que, très pratiquement, ils peuvent continuer à opérer dans la réalité sociale, avec une efficacité certaine, à l’aide de représentations « fausses » ou « discutables » au vu d’une croyance dominante dans un contexte social donné. Certes, on peut immédiatement atténuer le problème, en disant que nos attentes ne définissent que des probabilités et non pas des certitudes. Mais ce qui pose foncièrement problème est cette inadéquation virtuelle, et toujours plus ou moins réelle dans les faits, qui s’établit entre les croyances majoritaires d’une période et celles d’un acteur à un moment donné, sans que cependant elle n’empêche l’acteur ni d’agir ni, parfois, d’agir avec succès. Et si rien n’est désormais plus familier à la sociologie que des actions se retournant contre les objectifs des acteurs, rien ne devrait être aussi étrange à ses yeux que l’idée d’un démenti immédiat du monde à nos actions.
122L’élasticité du monde tolère un important différentiel de pertinence et de réussite entre nos conduites. Elles se déroulent au sein d’un intermonde qui, en dépit de son élasticité, n’en a pas moins des limites, et face auquel nous agissons avec un taux de satisfaction variable résultant bien davantage d’une attitude subjective que d’une véritable évaluation objective. Du coup, une partie importante de la vie sociale se déroule à l’abri de démentis pratiques ; la plupart des actions échappent à leur évaluation.
Le sens liminaire de la réalité
123Il n’empêche. La réalité est toujours, à la limite, « ce à quoi se cogne » l’action. C’est ce qui au fond l’institue justement comme réalité puisque, par un enchevêtrement de forces, morales et matérielles, elle s’impose aux individus. Dans ce sens, il ne peut pas y avoir de compréhension adéquate de la vie sociale sans octroi, d’une manière ou d’une autre, d’une centralité analytique au choc avec la réalité. Nous vivons constamment en supposant à la fois que les limites existent, et surtout en pensant qu’elles peuvent agir plus ou moins immédiatement sur nous.
124Mais si le choc avec la réalité mérite la plus grande attention, c’est parce que, continuellement supposé, il n’est que rarement éprouvé en tant que tel. Il est bien davantage présent comme une crainte imaginaire ou une croyance plus ou moins permanente. Il n’est ainsi qu’une notion limite, régulatrice, dont la portée réelle procède moins de son caractère effectif, que des effets induits escomptés par les acteurs eux-mêmes. Et pourtant, son importance est décisive, puisqu’en son absence c’est tout simplement notre sens liminaire de la réalité qui se dissipe. Autrement dit, le choc avec la réalité est un véritable clair-obscur qui cerne pourtant un élément central de la vie sociale, que nous en rendions compte en termes d’intervention divine, de fatalité événementielle ou de causalité sociale.
125En fait, la prise en considération de la particularité et de la complexité de ces moments de chocs, permet d’une certaine manière de relire différentes périodes ou sociétés en fonction du domaine supposé contrer le plus rapidement les actions des individus. Tour à tour, cela a pu être le rôle de la religion – en fait, l’idée du sacré et de sa transgression ; de la nature en tant que nom culturel de la matière ; du politique, en fait de l’ordre des statuts et des hiérarchies ; de l’économie, bien sûr, depuis l’avènement du capitalisme59. Dans chacune de ces phases, la définition de la réalité, mais surtout la maîtrise de sa texture et de ses coercitions, sont le théâtre d’une série de combats laissant entendre, au sein de chaque période ou société, l’immédiateté du choc de la réalité dans un domaine privilégié. Dans ce versant, les transitions entre périodes soulignent un déplacement, du domaine social qui « cognait » le plus, et le plus rapidement jusqu’alors, vers celui qui va « cogner » le plus, et le plus efficacement, par la suite. C’est cette transition qui marque ainsi le mieux le déplacement de ce qu’on a souvent caractérisé, dans une certaine tradition intellectuelle, comme le secteur déterminant (ou sur-déterminant) de la vie sociale. Dans la société contemporaine c’est sans doute dans le domaine économique que ce type de représentations est devenu le plus commun. En atteste, par exemple, le consensus parmi les économistes, et de plus en plus dans d’importants secteurs de l’opinion publique, quant aux effets inévitables de certaines politiques économiques60.
126La notion de choc avec la réalité est ainsi la notion liminaire de l’analyse, puisque l’idée d’une adaptation à l’environnement est trop ambiguë. L’étude de l’action oscille alors entre la critique d’une adaptation immédiate au monde et la notion irrécusable de choc avec la réalité.
127En accord avec le réalisme, il faut donc postuler que la réalité existe indépendamment de notre esprit : elle est un domaine externe doté de propriétés réelles. Cependant, pour que le réalisme intéresse vraiment la sociologie, il faut circonscrire l’effet de la réalité d’une manière particulière. Au sein de l’intermonde, ce qu’on appelle la réalité n’est rien d’autre que ce qui est censé permettre d’arrêter les questionnements. Or, la supposée réponse qu’elle apporte, puisque « elle est toujours là », est toujours dépendante de notre inquiétude à son égard. C’est pourquoi, une fois cette ontologie établie, les analyses doivent privilégier, dans la considération de ce qui est propre à la réalité sociale, non pas sa substance, ni même ses dimensions avant tout cognitives (problèmes de cadrage ou de renversement des intentions), mais l’étude variable des fonctions de ce qu’on nomme la réalité (ou si l’on préfère la borne supposée ultime de la réalité).
128En bref, dans toute étude la réalité remplit une fonction d’analyse centrale. Sans elle, sans son butoir implicite, la connaissance et l’action deviennent impossibles. Ce qui est ainsi à étudier ce n’est pas « ce qu’est » la réalité, mais les fonctions historiques qu’on lui a fait jouer au sein de l’analyse sociologique. D’autant plus que peu de mots fascinent autant et si durablement les temps modernes que celui de réalité. Plus la conscience d’habiter dans des univers pénétrés de fictions et ouverts à la circulation des signes devient vive, suite à la prolifération des textures, plus l’appel à la réalité devient le tribunal ultime face auquel nous devons juger du vrai et du faux. Cette évidence est indissociable de la volonté d’efficacité et de maîtrise des événements, dont le degré de réussite est justement supposé découler de la justesse de notre représentation de la réalité. Pourtant, et c’est le problème cardinal de la sociologie, la réalité, dans la vie sociale, n’a pas une action immédiate et durable.
Notes de bas de page
1 Franco Crespi, Teoria dell’agire sociale, Bologna, Il Mulino, 1999.
2 Schütz a fortement souligné cet aspect, cf. Alfred Schütz, The Phenomenology of the Social World (1932), Evanston, Ill., Northwestern Universtity Press, 1967, surtout chapitre i. Cf. aussi les réflexions à cet égard de Jean-Claude Passeron, « Weber et Pareto : la rencontre de la rationalité dans l’analyse sociologique » dans Louis-André Gérard-Varet, Jean-Claude Passeron (éds.), Le modèle et l’enquête, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1995, p. 37-137.
3 Alfred Schütz, « The Problem of Rationality in the Social World » (1943) dans Collected Papers, vol. 2., Studies in Social Theory, The Hague, M. Nijhoff, 1964.
4 C’est ainsi que pour certains le succès de cette conception de la rationalité, ne serait pas de nature épistémologique mais normatif : le principe de raison « ne sert pas (tant) à décrire le monde historique et social tel qu’il est, qu’à le montrer tel qu’il devrait être » (cf. Alain Caillé, « Rationalisme, utilitarisme et anti-utilitarisme » dans Louis-André Gérard-Varet, Jean-Claude Passeron (éds.), Le modèle et l’enquête, op. cit.
5 Dans certaines interprétations de ce type, l’action est fortement mise en relation avec la problématique de l’ordre social. Afin de faire émerger, par exemple, l’ordre social au travers de la notion d’action conjointe, certains analystes soulignent l’intention d’un acteur de tenir compte de l’intention d’un autre, au point que pour comprendre l’intention de l’un, on est contraint de tenir compte de celle de l’autre, dans un va-et-vient que l’on peut représenter comme un entrelacement en forme de huit. La raison ultime réside dans la logique même de l’action humaine. Lors d’une action, un acteur n’a de certitudes ni sur les intentions des autres ni sur sa propre intention. Les unes comme les autres se consolident en cours d’action. C’est dire que l’intention de l’action est le fruit d’une série de ré-interprétations. Surtout, du fait de ses compétences cognitives limitées, un acteur a besoin de la construction de certains repères, faisant justement appel à une « communauté virtuelle », pour coordonner son action. Cf. Pierre Livet, La communauté virtuelle, Combas, Éditions de l’Éclat, 1994 ; Pierre Livet, « Ontologie du social, institution et explication sociologique » dans Pierre Livet, Ruwen Ogien (éds.), L’enquête ontologique, Raisons pratiques, n ° 11, 2000, p. 15-42. Certains auteurs vont en quelque sorte plus loin et n’hésitent pas à parler, afin de bien décrire le caractère enchevêtré des conduites, d’un « sujet pluriel », afin de cerner toutes ces situations où les individus sont conjointement engagés à faire quelque chose comme s’ils formaient un seul corps. Cf. Margaret Gilbert, Marcher ensemble, Paris, PUF, 2003.
6 C’est ce que Quéré appelle la « désubjectivation de l’intentionnalité », concluant même pour sa part que l’idée d’un sujet ne serait rien d’autre alors qu’une « illusion grammaticale ». Cf. Louis Quéré, « Agir dans l’espace public », Raisons pratiques, n ° 1, 1990, p. 107.
7 Anthony Giddens, La constitution de la société, op. cit.
8 Ruwen Ogien, Les causes et les raisons, op. cit., p. 75. « Il n’y a rien d’extravagant ou de confus dans l’explication causale de l’action par les raisons. Il n’y a qu’un déficit épistémologique : l’absence de capacités de prédiction, dérivées de l’impossibilité de confectionner des lois, lorsqu’un des termes de l’explication est mental, comme c’est le cas dans l’explication par les raisons », ibid., p. 45.
9 Sur ce point, la réflexion s’inspirant de leurs nombreuses études de James G. March, Johan P. Olsen, Rediscovering Institutions, New York, The Free Press, 1989, surtout le chapitre iv consacré aux transformations des institutions politiques.
10 Laurent Thévenot, « L’action comme engagement » dans L’analyse de la singularité de l’action, Paris, PUF, 2000, p. 232.
11 Laurent Thévenot, « Rationalité ou normes sociales : une opposition dépassée » dans Louis-André Gérard-Varet, Jean-Claude Passeron (éds.), Le modèle et l’enquête, op. cit. p. 155.
12 Laurent Thévenot, « Les investissements de forme » dans Laurent Thévenot (éd.), Conventions économiques, Paris, Centre d’étude de l’emploi - PUF, 1986, p. 21-71 ; Laurent Thévenot, « Le régime de familiarité : des choses en personne », Genèses, 17, 1994, p. 2-101.
13 Pour cette famille de représentations, l’objectif est donc de critiquer la réduction de l’interaction au seul modèle de l’interaction sociale, et de favoriser la prise en compte des objets et de leurs effets structurants sur la vie sociale. Et dans cette optique, ce sont surtout (mais pas exclusivement) les divers supports informationnels externes qui ont attiré l’essentiel de l’attention. Des notions comme celles d’action située ou de cognition sociale distribuée visent ainsi à tenir compte, au-delà d’une conception purement internaliste de la connaissance, des différents effets de coopération entre humains en situation, mais également avec des objets (intelligents ou autres) – le primat étant octroyé soit à la communication, soit aux effets de l’espace sur le savoir. Le but de l’analyse consiste alors à rendre explicite les supports informationnels reliant une action à son environnement. Cf. Bernard Conein, Eric Jacopin, « Action située et cognition. Le savoir en place », Sociologie du travail, n ° 4, 1994, p. 475-500.
14 Boltanski et Thévenot se sont efforcés de mettre à jour un nouveau régime basé sur la quête d’une forme générale d’évaluation. L’ajustement mutuel reposerait sur des accords généralisables à partir de différents critères de justice (cf. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, Paris, Gallimard, 1991). Chaque régime ou « cité » exige la définition d’un « bien » qui opère comme un principe général, mais qui peut toujours entrer en concurrence avec un autre « bien », propre à un autre régime de justice. Dans cette représentation, les « pratiques » ne sont nullement une pure application des « normes ». Le caractère situé des conventions souligne justement à la fois l’ouverture des processus de discussion et de litige, et les compétences des acteurs. Les conventions ne sont plus des « normes » culturelles, puisqu’elles s’appuient et prennent forme sur des objets, qui en facilitant le travail de légitimation critique, permettent d’identifier, au sein de chaque « cité », l’action qui convient (en termes de convenance personnelle, de coordination locale et de justification de l’action). Cf. Laurent Thévenot, « L’action qui convient » dans Patrick Pharo, Louis Quéré (éds.), Les formes de l’action, Raisons pratiques 1, Paris, 1990, p. 39-69. Pourtant, même ici, nous restons au sein du problème général de l’adaptation à l’environnement.
15 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 16.
16 Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, op. cit.
17 Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 32-33.
18 Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie (1986), Paris, Seuil, 1997, p. 28.
19 Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 314.
20 Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 5.
21 John B. Thompson, The Media and Modernity, op. cit.
22 Pour un développement critique, cf. Danilo Martuccelli, « Cornelius Castoriadis : promesses et problèmes de la création », Cahiers internationaux de sociologie, volume CXIII, juillet-décembre 2002, p. 285-305.
23 Entre autres variantes, cf. pour le projet existentiel (Jean-Paul Sartre, L’être et le néant (1943), Paris, Gallimard, 1976 ; Critique de la raison dialectique (1960), vol. 1, Paris, Gallimard, 1985) ; pour la notion de mouvement social ou de Sujet (Alain Touraine, Production de la société, Paris, Seuil, 1973 ; Pourrons-nous vivre ensemble ?, Paris, Fayard, 1997) ; pour la notion d’imagination radicale (Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975) ; pour le lien entre création et action (Hans Joas, La créativité de l’agir (1992), Paris, Cerf, 1999) ; ou encore pour la notion de l’acte comme aventure (Gérard Mendel, L’acte est une aventure, Paris, La Découverte, 2000).
24 Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002, p. 509-530.
25 Louis Queré, « Singularité et intelligibilité de l’action » dans L’analyse de la singularité de l’action, Paris, PUF, 2000, p. 148.
26 Comme l’a fait par exemple Merton à propos des conséquences de l’exclusion des travailleurs noirs des syndicats américains. Cf. Robert K. Merton, Eléments de théorie et de méthode sociologique (1949), Paris, Plon, 1965.
27 Robert A. Rosenthal, Lenore Jacobson, Pygmalion à l’école (1968), Tournai, Casterman, 1983.
28 Robert K. Merton, « Social Problems and Sociological Theory » dans Robert K. Merton, Robert Nisbet (eds.), Contemporary Social Problems, 4the edition, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1976, p. 22.
29 Raymond Boudon, L’art de se persuader, Paris, PUF, 1990 ; Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003.
30 Dan Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 41.
31 Ce point, pourtant souvent implicite, est d’autant plus important, que dans les sciences sociales, c’est à partir de la manière de concevoir l’action sociale, voire à partir du type d’action analytiquement privilégié, que se construit souvent le cadre d’interprétation. La nature et la portée d’une théorie sociologique diffèrent profondément selon que le prototype de l’action est individuel ou collectif ; normatif ou rationnel ; dramaturgique ou communicationnel ; action en co-présence ou à distance… Et pourtant, il ne s’agit pas de renoncer à une conceptualisation unitaire des actions sociales. Si une typologie de l’action est incontournable, il faut également essayer d’éviter que, par exemple, l’action en face-à-face ne finisse par être étudiée à partir de modèles d’analyse différents de ceux proposés pour étudier les actions opérant à distance. Bien sûr, les contextes, la texture et la coercition étant différentes, cela exige des études ponctuelles, mais la conception de l’action doit rester la même puisque, en dernière analyse, elle est dictée par la commune élasticité de l’intermonde social. Par contre, il faut cesser de penser toutes les actions à partir du seul modèle, toujours implicite, du face-à-face ou exclusivement à partir d’une typologie herméneutique.
32 Danilo Martuccelli, Décalages, Paris, PUF, 1995.
33 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
34 Danilo Martuccelli, Décalages, op. cit. ; Grammaires de l’individu, op. cit., chapitre ii ; et pour une étude l’illustrant à partir d’une recherche empirique, cf. Danilo Martuccelli, Maristella Svampa, La plaza vacía, Buenos Aires, Losada, 1997.
35 François Furet, Penser la Révolution française (1978), Paris, Gallimard, 1986.
36 Pour un saisissant exemple de cette figure d’action à partir du phénomène de l’« inversion » propre aux conduites terroristes, cf. Michel Wieviorka, Sociétés et terrorisme, Paris, Fayard, 1988.
37 Elias a souvent été sensible dans ses études à l’autonomisation du symbolique, notamment lorsqu’il se penche sur les conséquences d’un idéal du nous (ou du moi) décalé par rapport aux situations historiques. Entre autres exemples cf. Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion (1965), Paris, Fayard, 1997, p. 61 ; Norbert Elias, Mozart, Paris, Seuil, 1991.
38 Richard Sennett, Autorité (1980), Paris, Fayard, 1981, p. 51 et suiv.
39 David Courpasson, L’action contrainte, Paris, PUF, 2000, surtout chapitres v et vi.
40 Danilo Martuccelli, « La question du social », Cahiers internationaux de sociologie, juillet-décembre 1992, p. 367-387.
41 G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit (1807), Paris, Aubier, 1941, 2 vol.
42 Pour ces variantes de l’action conflictuelle, cf. Alberto Melucci, « Movimenti in un mondo di segni » dans Alberto Melucci (ed.), Altri codici, Bologna, Il Mulino, 1984, p. 417-446 ; Nomads of the Present, Philadephia, Temple University Press, 1989.
43 Ernst von Glasersfeld, « Introduction à un constructivisme radical » (1981) dans Paul Watzlawick (éd.), L’invention de la réalité, Paris, Seuil, 1988, p. 41.
44 Max Weber, « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive » (1913) dans Essais sur la théorie de la science, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 362.
45 Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977.
46 C’est, par exemple, le postulat implicite de l’ouvrage, par ailleurs très stimulant, de Morel sur les décisions absurdes. Il ne souligne jamais les longs laps de temps s’écoulant avant qu’une action ne rencontre une opposition. Cf. Christian Morel, Les décisions absurdes, Paris, Gallimard, 2002.
47 Robert K. Merton, Eléments de théorie et de méthodes sociologiques, op. cit.
48 Peu de théories sociales ont été aussi ébranlées par ce problème que le marxisme. Chez Marx, en effet, on trouve une méfiance épistémologique permanente envers les « illusions » interprétées en termes de voile et de dissimulation, au profit d’une conception affirmant la possibilité de parvenir à une intelligibilité totale et achevée de la société sur elle-même. Le problème n’est pas seulement que les superstructures sont déterminées « en dernière instance » par l’infrastructure, mais plus largement le lien entre les formes symboliques et la réalité. De fait, dans le marxisme, deux affirmations différentes coexistent de manière constante : d’un côté, la détermination – certes complexe – des idées par le processus matériel et de l’autre côté, la survie des libres décisions et d’ensembles spirituels (ou illusions) indépendants de tout processus matériel. En fait, pour Marx, chaque fois que l’écart (la « contradiction ») entre, par exemple, la symbolique politique et la réalité économique devient trop grand, se mettrait en place un processus inéluctable de changement social. Et pourtant, il n’a jamais été dupe du fait que dans certaines phases, la symbolique politique est effectivement capable de surplomber le social. Mais il ne pouvait s’agir pour lui que de primats momentanés. Tôt ou tard, et chez lui, plus tôt que tard, les rapports de production finissent toujours par inscrire à nouveau leur primauté ontologique dans le cours de l’histoire. La confiance dans l’immédiateté relative de ce retour de la réalité de la base économique est une des affirmations les plus problématiques de l’épistémologie marxiste.
49 Jürgen Habermas, Vérité et justification (1999), Paris, Gallimard, 2001, p. 105 ; p. 187 ; p. 219 ; p. 221 ; p. 278.
50 D’ailleurs, une des choses les plus frappantes des études pragmatiques est la rapidité avec laquelle elles concluent, en fait posent comme un principe évident, que ce sont les situations qui amènent, par le biais d’une série d’essais et d’erreurs, à une correction de nos pratiques. A l’origine de l’apprentissage se trouveraient des chocs dits « objectifs ». Or, les acteurs ne rencontrent d’obstacles immédiats dans la vie sociale que lorsqu’on confère à la vie sociale, de manière le plus souvent certes implicite, et naïve, une matérialité plus ou moins directement inspirée d’une représentation phénoménologique, elle-même d’ailleurs peu problématisée, de l’ordre physique. En fait, il s’en faut de beaucoup pour qu’un démenti « objectif » du monde se traduise par une correction cognitive et pratique de nos conduites. Au contraire même, étant donnée la profusion d’actions possibles, et la délimitation des domaines d’action, les individus peuvent se mettre plus ou moins durablement, de manière pratique et cognitive, à l’abri de ce type de démentis. D’ailleurs, comme nous l’avons souligné, l’idée même du succès objectif de nos pratiques est loin d’être une preuve irréfutable. Elle se décline à l’intérieur d’un cadre d’interprétation plus ou moins subjectif, où l’acteur raisonne à l’aide d’une certaine causalité dont néanmoins, il se méfie en partie, et en fonction d’une intention qui, elle, s’avère assez labile au vu justement des résultats obtenus.
51 Jürgen Habermas, Vérité et justification, op. cit., p. 222. Sur ce point, la limite principale de Habermas est d’établir une distinction trop rigide entre les résistances propres du monde objectif et celles du monde social, et surtout de supposer, que, malgré les corrections qu’il apporte, les premières appellent à un dépassement par le biais d’une intelligence permettant de résoudre des problèmes, et que les deuxièmes, au contraire, engagent des discussions intersubjectives pour refonder l’ordre social sur de nouveaux critères de validité partagée.
52 Notons que sur ce point, y compris chez un auteur par ailleurs si souvent radical dans ses prises de positions comme c’est le cas de Luhmann, cette conception de l’évolution et de l’adaptation des systèmes à leur environnement reste présente même si l’ouverture supposée des premiers vis-à-vis du deuxième est mise en question. Sur cet aspect majeur, Luhmann travaille, sous l’emprise de la théorie de l’évolution et de l’idée d’une « adaptation » des systèmes à l’environnement, au sein d’une conception insuffisamment problématisée de notre relation à la réalité. Cf. Niklas Luhmann, Social Systems, op. cit.
53 David L. Rosenhan, « Etre sain dans un environnement malade » dans Paul Watzlawick (éd.), L’invention de la réalité, Paris, Seuil, 1988, p. 131-160.
54 Chez Don Quichotte, pour ne rappeler que ce seul épisode, le désir malin des enchanteurs remplace la causalité, dans l’explication qu’il se fait parfois du monde. Cette attitude du personnage permet à Cervantes, puisqu’elle postule d’emblée l’opacité profonde des raisons des enchanteurs, de continuer à agir dans le monde, non pas seulement en dépit des impasses et des échecs pratiques, mais même et surtout à cause d’eux – tant ils prouvent à ses yeux le bien-fondé de son regard.
55 Sur ces points, cf. Danilo Martuccelli, Dominations ordinaires, Paris, Balland, 2001, chapitre iv ; Grammaires de l’individu, op. cit., chapitre i ; aussi ci-dessous chapitre iv.
56 C’est ainsi, par exemple, qu’en étudiant la trajectoire de certains exclus, Declerck parvient à conclure que « ceux qui ont fonctionné apparemment ‘normalement’ parfois pendant des années n’ont pu généralement le faire que dans des circonstances très particulières, sortes d’équivalents existentiels d’ateliers protégés. Les scénarios peuvent, ici, être nombreux, mais sont néanmoins structurellement à peu près identiques : soit ces sujets ont vécu et travaillé, abrités au sein d’une famille (biologique ou d’adoption), soit ils ont vivoté difficilement au sein d’un couple symbiotique, régressif et anaclitique. Une fois privés de ces conditions de possibilité et d’étayage de leur fonctionnement pseudo-normal, ils s’effondrent immédiatement et se clochardisent en quelques semaines, voire en quelques jours, sinon quelques heures ». Cf. Patrick Declerck, Les naufragés, Paris, Plon, 2001, p. 320.
57 Gellner distingue entre un « capital cognitif fixe » et un « capital cognitif variable ». Le premier, outre le fait qu’il rend compte des représentations et des pratiques légitimes, se caractérise par « une rigidité qui les immunise contre la preuve contraire, si celle-ci devrait être administrée » (p. 38). Cf. Ernest Gellner, « L’animal qui évite les gaffes, ou un faisceau d’hypothèses » dans Pierre Birnbaum, Jean Leca (éds.), Sur l’individualisme, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1986, p. 27-44.
58 Ce à quoi on pourrait également ajouter toutes ces situations, étudiées jusqu’à l’épuisement par Goffman, dans lesquelles les individus construisent un monde pour quelqu’un d’autre, à l’aide de modalisations et surtout de fabrications, afin de lui dissimuler la vérité. Le « retour » à la réalité est ici aussi, mais pour d’autres raisons, complexifié. Cf. Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, op. cit.
59 Karl Polanyi, La grande transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983. Dans la présentation de Dumont : « La considération économique se constituera bien davantage comme une science naturelle, on y étudiera ce qui se passe dans le monde extérieur comme un phénomène naturel. Elle représentera ainsi un appel des normes aux faits, et un tel appel étant une impossibilité il est clair que l’économique aura à faire intervenir ses propres normes spéciales sous une forme ou sous une autre (que ce soit à partir de sa propre version du droit naturel, ou comme naissant immédiatement des faits : l’« harmonie naturelle ») », cf. Louis Dumont, Homo Aequalis, I, Paris, Gallimard, 1985, p. 84.
60 Comme par exemple, l’idée que l’inflation serait induite par une émission monétaire inorganique. Pourtant, même cette affirmation est sujette à discussion. Comme le précise Sapir, « l’hypothèse d’un lien direct entre création monétaire et inflation, la bonne vieille théorie quantitative de la monnaie, n’est vérifiée que si on admet une information complète et parfaitement distribuée entre agents. Si tel n’est pas le cas, des mécanismes, comme la ‘trappe à liquidité’ analysée par Keynes, font en sorte qu’une forte création monétaire peut n’avoir aucun impact inflationniste ». Cf. Jacques Sapir, Les économistes contre la démocratie, Paris, Albin Michel, 2002, p. 144.
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