Préface
p. 7-11
Texte intégral
1Ordonner, selon Littré, c’est « mettre en un certain arrangement ». Cet ordre, nécessaire à toute société humaine – « Il faut qu’il y ait de l’ordre en toute chose » affirmait le juriste Charles Loyseau en 1610 –, c’est d’abord l’organisation du monde voulue par Dieu et hiérarchisée. Jusqu’au premier tiers du XVIIIe siècle, et selon un raisonnement analogique, l’ordre terrestre était réglé sur le règne céleste ; cette adéquation se lit aussi bien dans les chroniques monastiques de l’Anjou des Plantagenêt du XIIe siècle étudiées par Chantal Senséby que dans le premier tome du Traité de Police de Nicolas Delamare (1705), sujet de la communication de Nicole Dyonet. La pastorale religieuse et le traité politique partageaient les mêmes pré misses.
2Si les textes normatifs assurent les fondements de l’ordre, celui-ci est l’objet d’une construction pratique, perpétuellement remise en chantier, un work in progress, car l’usure du temps érode les institutions les plus solides et génère le désordre, tandis qu’à conjonctures politiques, sociales, économiques ou intellectuelles nouvelles doivent correspondre des réponses appropriées. Les anciens pouvoirs seront donc redistribués tandis que des domaines nouveaux appelleront la formalisation de nouvelles relations de pouvoirs. L’ordre est donc une notion dynamique qui doit s’adapter aux divers stades de l’évolution des sociétés historiques. Son contenu pratique, ses diverses injonctions sous forme de règlements généraux doivent être imposés par qui a le pouvoir d’ordonner. En 1647, le juriste Hubert Mugnier justifiait par une série de propositions enchaînées la légitimité d’une autorité contraignante : « La société ne peut se maintenir sans la paix et la concorde ; la paix et la concorde supposent l’union : l’union veut un ordre : l’ordre ne peut être sans la distinction : la distinction tire après soi la dépendance : la dépendance marque nécessairement l’autorité ». Pour les historiens des temps modernes et de l’époque contemporaine, l’autorité supérieure est celle de l’État, quelle qu’en soit la forme institutionnelle et toute une tradition historienne a privilégié (abusivement) cette construction de l’ordre par le haut. Mais entre ce sommet et les sujets/citoyens s’interca lent toute une série de pouvoirs intermédiaires, l’État moderne se caractérise par une fragmentation des structures d’autorité parmi lesquelles les divers pouvoirs de la ville et à l’intérieur de la ville ont une importance première. Faut-il rappeler la racine commune de polis et politeia, la cité et l’ensemble des institutions, le gouvernement, l’administration de l’État ou de la ville ? Dans La Somme rural ou Grand coustumier general de la praticque civil et canon (1479), Jean Bouteiller, encore cité par Nicolas Delamare, assimilait, dans la tradition d’Aristote, police et politique : « Politique est la plus noble : car par ceste science & practique apprend l’homme à gouverner le peuple en justice, sçavoir maintenir le peuple d’une ville ou region en paix & union ». Loyseau, encore lui, dans son Traité des seigneuries, conserve cette synonymie : « Comme polis signifie la Cité, aussi politeia, que nous disons Police, signifie le règlement de la Cité. » Tel est l’objet des rencontres orléanaise et parisienne des 9 janvier et 21 mars 2010, ordre social, ordre public, ordre urbain.
3Certes la police de la ville ne fut pas le champ d’expérience exclusif pour la définition d’une politique de l’ordre public. Dans l’Anjou du comte Geoffroy le Bel (1129-1151), l’ordre public fut imposé à des seigneurs pillards par la force militaire du prince Plantagenêt, et parallèlement les écrits monastiques, les chartes, les actes de la pratique définirent une vision théologique et morale de l’ordre public assuré par un prince lettré, sage et soucieux de la paix. À la période moderne, c’est la croissance urbaine qui inquiète les gouvernants et suscite de leur part des réponses appropriées. C’est bien la ville qui est l’objet d’une surveillance accrue et le champ d’application d’un corpus réglementaire à l’origine du droit administratif. L’édit de 1667 qui instituait le lieutenant général de police pour Paris, définissait ainsi la police : « La police consiste à assurer le repos du public et des particuliers, à purger la ville (souligné par moi) de ce qui peut causer des désordres, à procurer l’abondance et faire vivre chacun selon sa condition et son devoir ». Nicolas Delamare (1639-1723), commissaire examinateur au Châtelet de Paris depuis 1673, serviteur zélé des premiers lieutenants généraux de police de Paris, La Reynie et d’Argenson, un homme de terrain donc, mais aussi un compilateur de textes historiques depuis les temps les plus reculés, fait de la police, sans déterminant, l’objet de son célèbre traité qui réunit la culture administrative de son temps. C’est à propos de l’organisation des villes qu’apparaît la notion d’ordre public qui, comme celle de sûreté, n’est qu’un des aspects de la police. Et l’on suivra avec plaisir la fine analyse des illustrations de l’ouvrage dont le langage de l’iconologie allégorico-historique permet de dresser le parallèle avec le décor versaillais : un octogone de la Galerie des Glaces ne porte-t-il pas la devise « La police et la sûreté rétablies dans Paris, 1665 ». Que la ville soit le lieu par excellence où l’ordre public trouve ses applications, la colonie esclavagiste, où la majorité de la population est « hors la loi », en offrirait la meilleure démonstration. À Saint-Domingue, au Cap ou à Port-au-Prince, Bernard Gainot détaille la multiplication des règlements de police pour l’hygiène et la sécurité des rues, la tenue des spectacles, les assemblées nocturnes. C’est à partir de la ville que le territoire colonial sort du non-droit et que le pouvoir de l’administration d’État s’immisce dans les rapports maîtres blancs-esclaves africains. Nicolas Delamare employait déjà le mot police absolument, en cela il est précurseur ; le terme se décline aussi en de multiples variations.
4Dans ce volume, l’ordre économique est absent, police des grains, des boulangeries et des marchés, domaine névralgique s’il en fût pendant tout l’Ancien Régime, police des métiers et des corporations, règlements de commerce, monopoles et douanes... Rien non plus sur la police des mœurs, la corruption, la prostitution, les jeux illicites ou la surveillance des étrangers. En revanche la police des protestants de Marseille est analysée par Céline Borello : 1 % de la population de la ville, mais 20 % du grand commerce est de la RPR, avec nombre de négociants étrangers non soumis à l’édit de Fontainebleau. La législation royale et municipale est contournée, la paix civile l’emporte sur l’exclusivisme religieux, quelques tracasseries, mais pas de violences, un modus vivendi qui neutralise les conflits et protège le commerce, ni œcuménisme, ni vraie tolérance, ni concorde, simplement un pragmatisme de fait, un état de convivance, de vivre avec. L’autonomie du politique qui prend naissance dans les villes dès le XVIe siècle trouve ici un épanouissement. Au siècle des Lumières, on a pu dire que la police était la science du bonheur, et le bonheur, c’est d’abord la paix. Dans son Dictionnaire universel de police, Nicolas Toussaint des Essarts définissait la police comme « la science de gouverner les hommes et de leur faire du bien, l’art de les rendre heureux autant qu’il est possible et autant qu’ils doivent l’être pour l’intérêt général de la société ».
5Autre domaine particulier de la police, les livres et la librairie, une police d’observation après la censure officielle préalable. Jean-Pierre Vittu rappelle le statut de la librairie au temps de Malesherbes, ses ambiguïtés et ses accommodements (les autorisations tacites, garanties d’impunité) et présente le Journal et les fichiers d’Hémery, en charge de la librairie de 1748 à 1773 : 19 années de journal sous forme de comptes rendus hebdomadaires, 500 auteurs répertoriés sur des fiches normalisées en six rubriques, en un temps de délitement des règlements anciens et de débridement de l’opinion.
6Plus concrètement en ville, l’ordre public, c’est souvent l’appropriation ou l’investissement de l’espace urbain par les divers pouvoirs, religieux, municipal ou étatique. À Metz (1753), les chanoines défendent leur territoire sacral et leur ordre public matérialisé par des bâtiments, un cimetière, un paysage sonore contre les projets urbanistiques du gouverneur, le maréchal de Belle-Isle, qui dans cette place militaire frontière veut une grande place d’Armes. La logique d’aménagement procède de nouvelles valeurs, sans lien avec la sacralité ou la perception historique des lieux. En l’occurrence, il s’agissait bien de partager la ville (Alain Cabantous). À Orléans, l’ordre urbain est en marche lors des diverses processions qui parcourent la ville, et où la place respective des différents corps dans les cortèges donne à voir la hiérarchie sociale ; les variations dans les parcours, les rues évitées, les lieux nouveaux honorés traduisent les subtiles modifications des rapports de pouvoir dans la ville, la municipalité, soucieuse de la décence des cérémonies, marquant des points sur les prérogatives de l’évêque et du chapitre ; le formalisme des pratiques doit laisser une place à l’esprit des Lumières (Gaël Rideau).
7Que devient l’ordre public, comment l’assurer dans les temps de troubles et d’intranquillité, quand l’autorité faiblit, défaille, succombe, est remplacée par une nouvelle légitimité ? Pierre Serna, après une lecture minutieuse de la chronique événementielle orléanaise entre 1814 et 1816, relève les abandons, les renoncements, les menues et les grandes trahisons des notables locaux dans une ville promue au rang de petite république des girouettes. Un Orléanais, l’abbé Pataud, est particulièrement sévère envers les élites orléanaises, prosternées aux pieds du despote, manquant surtout de fermeté aux moments cruciaux et partant responsables du désordre. Et au temps de la Terreur blanche, que sert-il de remplir les prisons de pauvres diables qui ne sont que des boucs émissaires. Le Versailles de Noëlle Dauphin vit au XIXe siècle une lente mutation : le moteur de l’ordre, la monarchie d’Ancien Régime, a sombré, les régimes successifs n’ont pas réinvesti une ville qui va désormais s’assumer en prenant ses distances avec l’héritage royal, particulièrement en ce qui concerne l’urbanisme, en promouvant un ordre républicain autour de la figure de Hoche, en gérant avec modération les événements révolutionnaires de 1830, 1848 et 1870-1871, en préservant la paix sociale par l’abondance des œuvres de charité. Bref, Versailles est une ville d’ordre et de consensus par-delà les régimes politiques.
8On aura constaté la diversité des acteurs qui contribuent à l’ordre public. Individuels ou collectifs, ils sont tous en position d’autorité. Or l’ordre se construit aussi à partir de la résistance des sujets et des citoyens, en réaction au désordre, à partir des initiatives « d’en bas », locales, individuelles, pour obliger l’autorité publique à développer de nouvelles structures institutionnelles. Dire non, s’affirmer contre les forces collectives, le milieu d’appartenance, les institutions est une réaction constante des individus à l’intérieur des sociétés. C’est dans cette tension permanente entre obéissance et résistance qu’il faut envisager l’étude de la police et de l’instauration de l’ordre public. L’ordre est ainsi le fruit d’un rapport de communication entre le centre et le local, il se définit aussi par le bas, from below. À la Sozialdisziplinierung de Gerhard œstreich il faut conjoindre les études du communalisme de Peter Blickle et envisager la construction de l’ordre public comme une empowering interaction où les deux protagonistes peuvent être gagnants, les individus et groupes de base faisant, en cas de succès, légitimer par l’État, leurs intérêts défendus, et l’État obtenant une légitimité plus forte par l’acceptation de ses pouvoirs. C’est la condition d’une « bonne police », efficace car respectueuse et consensuelle, parce qu’elle a été aussi préparée par le bas. Mais le rêve d’un ordre naturel, invisible et indolore, tel que le décrivait Fontenelle dans son éloge funèbre du lieutenant général de police d’Argenson, n’est pas encore né : « Être présent sans être vu. Les citoyens d’une ville bien policée jouissent de l’ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l’établissent, ou le conservent à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes sans en avoir aucune connaissance, et même plus l’ordre d’une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible. Et par conséquent il est toujours d’autant plus ignoré qu’il est plus parfait. »
9L’image d’une police fonctionnant comme une machine céleste est bien une utopie du siècle des Lumières. Celle d’un ordre arbitraire et inquisitorial est toute aussi fausse. La police a le souci de l’ordre public, mais aussi du bien public. Elle rassemble un ensemble de règles sociales et permet d’élargir les droits, mais aussi les devoirs de l’État, par delà, à côté ou au-dessus des diverses communautés, les villes ayant un rôle pionnier dans la définition et la conquête de cet équilibre.
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