Lucile Gaudin-Bordes et Geneviève Salvan (sous la dir. de) : Les Registres. Enjeux stylistiques et visées pragmatiques.
Hommage à Anna Jaubert, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2008, 174 p.
p. 290-293
Texte intégral
1Comme l’indique le titre de l’ouvrage, c’est dans une double perspective, stylistique et pragmatique, que les contributeurs de cet ouvrage collectif interrogent une notion ambivalente, puisqu’abondamment utilisée dans l’enseignement secondaire (et pleinement intégrée aux programmes), mais souvent soupçonnée par les universitaires de ne relever que de l’intuition et de la subjectivité, et donc d’être un outil peu opératoire pour l’analyse et la théorie littéraires.
2L’introduction circonstanciée de Lucile Gaudin-Bordes et de Geneviève Salvan ne minimise aucunement les difficultés posées par le concept de « registre », aussi fluctuant que celui de « tonalité » qu’il tend à remplacer, d’une part, et problématique dans ses rapports avec la notion de « genre », d’autre part. En outre, il semble presque impossible de clore la liste des registres, ouverte à de nombreuses variations. Mais, prenant acte des programmes du secondaire dont elles effectuent une lecture serrée, L. Gaudin-Bordes et G. Salvan proposent de se confronter malgré tout à la définition du registre, en s’appuyant sur la perspective ouverte par Alain Viala dans un article qui a fait date (« Des "registres" ». In Pratiques, n° 109-110, 2001, p. 165-177), et qui proposait de relier les registres à des affects fondamentaux. Il s’agit de définir le registre (et les registres) au sein de la pragmatique, en montrant que chaque registre met en œuvre une valeur illocutoire spécifique : « évaluer pour l’épidictique (…), disqualifier pour le polémique (…), commémorer pour l’épique (…) » (p. 17 et 18), etc.
3L’ouvrage ne procède pas à la délimitation de l’extension du « registre », et ne propose pas une liste close de registres ; le problème du « fantastique » ou du « réalisme », par exemple, souvent présentés par les manuels scolaires comme des registres, reste à discuter, tout comme celui du « délibératif », considéré par A. Viala comme un registre lui aussi. Mais l’ouvrage propose néanmoins une réflexion dense et suggestive sur la notion en général d’abord, sur le fonctionnement particulier de certains registres ensuite, et sur le rendement de l’outil « registre » dans l’approche stylistique des œuvres, enfin.
4Les articles de Gilles Philippe et de Georges Molinié procèdent d’emblée à l’examen théorique de la notion, sans aucune complaisance. G. Philippe appelle de ses vœux à une construction plus rigoureuse et « linguistiquement plus ferme » (p. 29) de la notion, en la confrontant à celles d’« appareils formels » (le discours, la fiction, etc.) et de « patrons stylistiques » (l’oralité, le patron « endophasique » du discours intérieur des personnages, etc.). Il montre que le registre est peut-être une notion nécessaire du point de vue pédagogique, mais peu rigoureuse du point de vue scientifique, en particulier dans le cas de l’approche des « régimes textuels de la modernité » (p. 36). G. Molinié, quant à lui, part de l’étude du champ sémantique du mot « registre » pour y distinguer deux dimensions majeures, l’une linguistique, l’autre stylistico-rhétorique. Cette seconde dimension l’amène à considérer qu’une catégorisation pragmatique des registres en serait alors quasi infinie. Il propose alors de discerner dans cette catégorisation une autre visée : celle d’une quête des « caractérisèmes génériques de littérarité » (p. 43), et il montre que certains registres paraissent relever davantage de la littérature que d’autres, qui excèdent les textes littéraires. Ainsi, le comique ou le polémique apparaissent-ils en dehors de la littérature (au sens d’esthétique verbale), contrairement au tragique ou à l’élégiaque, par exemple.
5Les articles suivants s’attachent plus précisément aux enjeux et aux fonctionnements de certains registres. Laurence Rosier se penche sur le comique, à travers l’humour langagier de Pierre Daninos, révélateur selon elle d’un comique de classe, qui s’appuie sur la représentation de sociolectes typiques. Ce faisant, elle relie le concept littéraire et discursif de « registre » à celui, plus linguistique, de « registre de langue ». Delphine Denis entreprend une sorte d’archéologie de l’élégiaque, en dégageant nettement les enjeux du débat classique sur ce « caractère » (terme qu’elle repère comme l’équivalent approximatif du « registre » aux xviie et xviiie siècles). La définition du caractère élégiaque, comme le prouve son enquête rigoureuse, n’allait pas sans poser problème, et la polémique entre des théoriciens comme l’abbé Le Blanc (auteur d’un recueil d’élégies en 1731) et Jean-Bernard Michault (auteur de réflexions sur l’élégie en 1734) l’illustre parfaitement. La progressive reconnaissance de l’élégiaque hors du genre codifié de l’élégie dut passer par une discussion âpre autour de la dimension discursive, quasi théâtrale, du registre, et par l’identification, pas à pas, de l’ethos qu’il recouvrait. Marc Bonhomme, dans un article ferme et dense, soutient la thèse selon laquelle l’épidictique doit être abordé non seulement selon le pôle de la production du texte – qui met en jeu l’évaluation positive ou négative de ce dont on parle –, mais également selon sa réception. En effet, c’est la compétence du lecteur, en charge de l’appréciation à la fois de ce dont on parle et du discours lui-même, qui permet de distinguer l’éloge et le blâme, fréquemment mêlés de façon subtile dans les textes littéraires.
6Deux contributions s’interrogent ensuite sur le cas complexe du registre polémique : Ruth Amossy le caractérise par l’agressivité verbale, dont elle repère les marques essentielles, pour lui assigner sa place particulière au sein des pratiques argumentatives, dont elle souligne d’ailleurs qu’elles sont trop souvent associées à la recherche d’un accord entre l’énonciateur et le destinataire. Dominique Maingueneau, d’autre part, nuance les hypothèses de R. Amossy, en prenant l’exemple des Provinciales de Pascal, où l’ironie prend souvent valeur polémique sans qu’on y puisse repérer d’agressivité verbale. Il amorce ainsi une réflexion méthodologique, en suggérant qu’on ne peut approcher le polémique dans le cadre du discours, mais seulement dans celui de « l’échange entre deux discours » (p. 118), ce qui, évidemment, exige une nouvelle approche et de nouveaux outils à construire.
7Claire Badiou-Monferran clôt cette série de recherches sur le fonctionnement de certains registres de manière tout à fait originale : elle travaille la définition du registre didactique à travers les trois premiers dictionnaires du français (Richelet, Furetière et l’Académie). Or, se réclamant par leurs préfaces d’un discours de neutralité propre au didactique (qui implique l’effacement des marques du locuteur et du destinataire, la modalité assertive, l’absence de recours aux affects), ces dictionnaires font apparaître dans leurs exemples et leurs renvois de nombreuses traces de conversation avec leurs premiers lecteurs, voire peut-être avec les autres auteurs de dictionnaires. Ainsi le principe de l’effacement du locuteur et du destinataire est-il souvent transgressé, ce qui rattache ces dictionnaires à un régime plus littéraire que scientifique.
8Enfin, à la fin du volume, deux articles s’arrêtent sur la dimension proprement stylistique des registres : Marie-Hélène Cotoni insiste sur la multiplicité des registres employés par Voltaire dans ses dernières lettres (le pathétique, le ludique, le polémique…). Elle peut ainsi donner un exemple concret de la coexistence de registres divers dans un même genre, l’épistolaire, et en montrer les riches effets de sens. Jean-Michel Adam, par ailleurs, réfléchit sur les incipit des contes de Perrault. Les formules et les invariants qu’ils mettent en œuvre lui permettent d’articuler la notion de registre sur celle de genre – montrant par exemple que « Barbe-Bleue » relève sans doute moins du conte que de l’histoire tragique.
9Hommage à l’une des figures de proue de la pragmatique, Anna Jaubert, dont un texte de Marc Wilmet en ouverture rappelle l’importance, ce petit volume, quoiqu’orienté vers la stylistique et la pragmatique, intéressera probablement au plus haut point les littéraires. Il leur fournit en effet une première (mais incomplète) mise au point sur une notion riche de potentialités pour l’approche des textes, à condition d’en renouveler à la fois la définition (pour l’instant bien floue) et les outils d’analyse. Le registre, en effet, ne laisse pas, nous semble-t-il, de participer à la complexe mise en équilibre dans une œuvre littéraire des diverses forces qui la travaillent : l’énonciation et la réception, l’imaginaire et le travail de la forme, l’expressivité et l’interprétation.
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