Dominique Carlat : Témoins de l’inactuel. Quatre écrivains contemporains face au deuil
Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2007, 160 p.
p. 289-290
Texte intégral
1Dominique Carlat mène dans ce livre une pertinente réflexion sur le retour de la question du deuil dans la littérature contemporaine depuis une trentaine d’années. Cet essai tente de comprendre ce qui incite les écrivains d’aujourd’hui à interroger de nouveau le deuil, notamment sous la figure tutélaire de Nerval élue comme emblème d’une poétique fondée sur une plainte d’inconsolé, alors même que la mort semble refoulée dans les marges de la société, au moins depuis la modernité issue du xixe siècle (comme l’ont montré les travaux de l’historien Ph. Ariès, par exemple), mais aussi de la pensée – la notion freudienne de « travail de deuil » ayant certes introduit un nouveau discours sur le deuil, mais pour le rejeter dans le pathologique et faire naître une injonction de guérison de l’affliction.
2Quatre œuvres sont successivement étudiées à travers cette problématique. Il s’agit en premier lieu de l’œuvre poétique de Claude Esteban, récemment disparu, et en particulier de son Élégie de la mort violente (1989). L’impossibilité de narrer la mort accidentelle et brutale de sa femme semble faire violence au poète, qui se trouve écartelé entre la perte du sens des discours (religieux, poétiques, médicaux) face à l’inconcevable réalité du cadavre, et la quête d’une permanence du lien avec l’aimée, au sein d’une fiction qui prolonge l’interlocution, le partage d’une exploration du réel avec la défunte. Le poème est adressé à l’aimée pour maintenir par le pouvoir fictif de l’écriture la relation amoureuse. La littérature explore ainsi sa capacité à devenir une médiation originale entre l’endeuillé et la morte.
3Avec À ce qui n’en finit pas. Thrène (1995), Michel Deguy cherche à dire l’éternité du deuil, le refus de guérir de la douleur, et le rejet de son euphémisation. Le deuil ne pouvant se raconter dans la continuité narrative, ce sont de courtes proses poétiques qui permettent au poète de répéter, de rejouer sans cesse les mêmes figures littéraires, et d’esquisser un dialogue fictif avec l’épouse défunte, mais un dialogue conscient de sa propre impossibilité, de son unilatéralité. Une telle lucidité ne peut que pousser à questionner la dimension éthique du langage, afin de déterminer quels mots le poète peut proférer sans aliéner ni annexer l’individualité de l’autre, de la disparue. Et il appert que seule la poésie peut-être, parce qu’elle est déjà en elle-même une légère altération de la langue commune, fait place à l’autre dans la langue, et permet d’essayer d’ouvrir le texte à l’autre. C’est là sans doute une tentative infinie, qui dit l’analogie entre la forme poétique et la présence de l’autre sans l’épuiser ni exorciser la douleur. Michel Deguy ne croit pas au pouvoir cathartique de l’écriture : la perte est irréparable, chaque individu étant l’unique et irremplaçable lieu d’un réseau de relations interindividuelles que rien ne peut reconstituer.
4Le chapitre 3 de l’essai s’attache à analyser la conjonction, dans l’œuvre et le projet de Roland Barthes, entre l’affect du deuil et l’entreprise littéraire. Le deuil de la mère de R. Barthes correspond en effet de façon troublante avec le moment où l’écrivain envisage d’écrire un roman (projet inabouti) et où parallèlement il théorise le genre romanesque dans ses cours au Collège de France. Et c’est visiblement ailleurs, dans l’écriture de sa réflexion sur la photographie (dans La Chambre claire, 1980), que la cohérence de l’ensemble de l’entreprise de R. Barthes semble s’affirmer : la photographie, trace du passé, éclaire d’un jour nouveau, en fait, le rapport entre l’intimité et le désir d’écrire.
5Enfin, l’examen de l’œuvre de Pierre Pachet, qui conjugue création littéraire et réflexion critique et théorique, paraît atteindre son point culminant dans le livre de deuil dédié à l’épouse perdue, Adieu (2001). Pour P. Pachet, faire le portrait de la femme aimée, c’est écrire son « autoportrait médiatisé par l’altérité » (p. 140), et donc faire trembler la réalité même de son identité : la présence spectrale de la disparue en moi est la figuration oxymorique de ce qui en l’autre m’a toujours échappé, mais aussi de cette part de moi qu’elle seule a pu saisir, de ce moi qui lui appartenait. En outre, le livre de deuil se révèle chez P. Pachet contradictoire : celle à qui il est adressé ne partageait plus, au seuil de sa mort, la passion de la lecture. Dès lors, lui adresser un texte par-delà sa disparition, c’est faire le déni de la distance incommensurable qui sépare les amants, dans une fiction qui vise surtout à ce que le survivant réapprenne la parole, pour continuer à survivre.
6D. Carlat perçoit dans ces œuvres singulières le signe plus large d’une époque qui, suite à la Seconde Guerre mondiale, doit réinventer son rapport à la mémoire, devenue soudain plus lourde, et qui tente un nouvel équilibre entre mémoire et oubli dans la littérature, mais aussi dans la philosophie (Jankélévitch, Lévinas et Ricœur entre autres). Son essai participe brillamment à élucider les enjeux de la réflexion contemporaine sur le deuil, dont la poésie apparaît de plus en plus nettement comme l’aiguillon (pensons aux livres de deuil de Philippe Jaccottet, d’André Velter ou de Jacques Roubaud).
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L'imposture dans la littérature
Ce livre est cité par
- Camus, Solène. (2022) « J’ai menti pour mentir » : construction par le faux dans Shroud, de John Banville. Chantiers de la Création. DOI: 10.4000/lcc.5144
L'imposture dans la littérature
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