Ariane Eissen (textes réunis et présentés par) : OTRANTE
Art et littérature fantastiques, « Dialogue des morts », n° 22, Paris, éd. Kimé, 2007, 192 p.
p. 287-288
Texte intégral
1Après un volume remarquable sur les vies imaginaires (Otrante n° 16, automne 2004), Ariane Eissen s’intéresse à un autre genre littéraire peu exploré par la critique, le dialogue des morts, en cherchant à « renouveler la réflexion sur la poétique de ce dispositif ». Cette approche générique croise aussi la question de l’imaginaire – les dialogues des morts sont des fictions de l’ailleurs – et enrichit la réflexion sur l’histoire littéraire : l’ouvrage reconsidère cette forme mineure mais vivace dans une perspective inédite, à la fois diachronique et comparatiste.
2Dans son article liminaire, Ariane Eissen interroge le dialogue des morts en proposant une nouvelle définition (« mise en scène de la parole de morts illustres dans l’au-delà »), en refusant de le limiter à la France et aux xviie-xviiie siècles (période considérée seulement comme l’acmé du genre), en le distinguant d’autres formes littéraires proches (la fiction biographique) et en réfléchissant aux implications sur le temps et sur l’histoire des conversations entre défunts éloignés chronologiquement. Michel Henrichot dresse une typologie des pratiques intertextuelles dans le dialogue des morts à l’âge classique, de la simple compilation de citations à la création de dialogues vraisemblables. Les emprunts aux auteurs ou la recherche de conformité avec le caractère d’un mort illustre révèlent un dialogisme parfois ambigu entre parole authentique et apocryphe.
3Trois articles sont consacrés aux plus célèbres auteurs de dialogues des morts : Michel Briand revisite l’œuvre fondatrice de Lucien de Samosate, en soulignant l’hybridité générique, le mélange des registres (comique, ironique, satirique) et des traditions (la comédie et la dialectique cynique) d’un texte qui décontextualise le dialogue de son cadre théâtral ou philosophique, tout en associant le sérieux d’une réflexion sur la précarité de la condition humaine à la légèreté liée à la création de songes. Après un résumé de l’histoire du genre, Claire Cazanave s’attache à montrer les enjeux des Nouveaux dialogues des morts (1683) de Fontenelle en examinant les caractéristiques qui renouvellent le genre : prévalence de l’échange verbal, abandon de la représentation des Enfers, recentrage sur le débat d’idées, choix de la satire morale au détriment de la polémique pamphlétaire, esthétique de la galanterie et émergence d’une forme élitiste. Avec Fénelon, les Dialogues des morts anciens et modernes (1718) revêtent une orientation pédagogique et édifiante. L’examen de l’un d’entre eux par Sophie Rabau, « Achille et Homère », dévoile une dimension secrète de ce dialogue composé par le précepteur du Dauphin : l’analyse d’une œuvre (l’Iliade) par un personnage qui en est autant le héros que le – mauvais – lecteur (Achille). Le commentaire du guerrier grec peut se lire comme une pièce supplémentaire à porter à la Querelle des Anciens et des Modernes. À travers la lecture d’Achille et celle d’Homère, Sophie Rabau nous invite non seulement à une lecture inédite de l’Iliade mais aussi à une brillante réflexion sur l’interprétation des textes.
4Le xixe siècle, où le dialogue des morts n’est plus un genre en vogue, est représenté par deux œuvres méconnues : Éric Dayre exhume les Imaginary Conversations du romantique anglais W. S. Landor, tandis qu’Agnès Lhermitte commente « L’Art » de Marcel Schwob. Grand lecteur de Lucien, Schwob est l’auteur d’une controverse imaginaire entre peintres et poètes italiens du Moyen Âge et de la Renaissance qui témoigne de son admiration pour Dante. Ce dispositif unique dans l’œuvre de l’écrivain manifeste son désir de renouveler les formes en composant à partir de sa vaste érudition et en renouant avec une forme littéraire rare en son temps. Agathe Salha montre néanmoins la permanence du genre dans l’école de la IIIe République et s’attache à l’une de ses transpositions, la « lettre de Sophocle à Racine » imaginée par Proust. L’insertion de ce pastiche d’exercice scolaire dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs illustre un des aspects de la culture classique du narrateur de la Recherche et fait écho aux écrits critiques de Proust et à sa réflexion sur la lecture.
5La proximité du dialogue des morts et du genre théâtral fait l’objet de plusieurs articles : Hervé Dubourjal livre son regard de metteur en scène sur l’adaptation et la représentation du « Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu » (1865) de Maurice Joly, tandis que Nicole Boireau étudie la théâtralité de The Invention of Love (1997) de Tom Stoppard. Bernadette Bost passe en revue l’œuvre de quatre dramaturges contemporains (Denis Guénoun, Bernard Chartreux, Michel Deutsch et Enzo Cormann) chez qui le dialogue de morts illustres (artistes et hommes politiques le plus souvent) offre une mise à distance critique de l’histoire ou des idéologies. L’article de Didier Plassard prolonge cette réflexion en s’attachant au théâtre de Heiner Müller, dont les pièces manifestent moins une conversation de morts que le retour de fantômes illustres, historiques ou légendaires, tantôt comiques, tantôt effrayants, et tendent à faire de la représentation théâtrale une évocation de spectres qui témoignent d’une crise de l’histoire et des difficultés à fonder une identité collective.
6D’autres auteurs étrangers de notre époque font l’objet d’une étude : Lucie Campos aborde le Dialoge zwischen Unsterblichen, Lebendigen und Toten (2004) de H. M. Enzensberger en montrant que l’anachronisme et les jeux fictionnels avec le temps sous-tendent une réflexion sur la poétique de la mémoire, sur la représentation de l’héritage, en substituant à la fiction des Enfers l’espace du présent. Lise Chapuis interroge l’œuvre singulière du thanatographe Giorgio Manganelli, qui recèle une grande diversité d’expérimentations formelles autour du dialogue des morts, preuve de la complexité et de la vitalité du genre.
7Des textes fondateurs à leurs avatars modernes et contemporains, le décentrement temporel et culturel proposé par ce volume convie le lecteur à une riche conversation entre les auteurs, les époques et les littératures, en France et en Europe.
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