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Carnets de Chaminadour, Julien Gracq

Guéret, 2009, 309 p., 25,00 euros

p. 284-286


Texte intégral

1Cet important volume publié par l’« Association des amis de Marcel Jouhandeau et des amis de Chaminadour », résulte des troisièmes Rencontres de Chaminadour, à Guéret, en septembre 2008, initiées sur Julien Gracq par Pierre Michon et coordonnées par Hugues Bachelot.

2Des quelques vingt-cinq langues dans lesquelles Gracq a été traduit, c’est en espagnol (19 fois) et en allemand (16) qu’il l’a été le plus. Le témoignage de son principal traducteur allemand, Dieter Hornig, vaut la peine d’être écouté quand il insiste sur les affinités linguistiques de Gracq avec l’allemand et souligne la nécessité pour le son de tenir tête au sens (19, 20). Gracq serait ainsi partagé entre une poétique formaliste et une poétique néo-cratylienne (22) dont on se souvient qu’elles ont été magistralement étudiées par Michel Murat dans sa thèse sur Le Rivage des Syrtes. Gracq, remarque de son côté Jean-Claude Pinson, hormis Prose pour l’Etrangère et Liberté Grande, ne recourt pas aux formes poétiques, mais, fût-il contrôlé, contrarié, régulé (31), le lyrisme est présent chez lui, riche de cette immersion dans l’immanence du monde, observable dès la scène du bain dans Au Château d’Argol, ou de ce sentiment du oui, « eutopique », euphorique qui inspire « La Sieste en Flandre hollandaise ». Postulation « poéthique » (28), selon un terme qu’affectionne J-Cl. Pinson, qu’on opposera – Patrick Marot l’affirme d’emblée dans un questionnement inattendu, et original, sur l’« Ethique » de Julien Gracq – à ce sentiment du non déjà dénoncé par Bachelard dans la majeure partie de l’existentialisme des années 1950. Rien ne s’accorde, chez Gracq, à l’héritage chrétien de la faute et de l’interdit (41) : Nietzsche – revisité par Jules Monnerot, dont l’influence est explicite sur l’acception gracquienne du surréalisme – est régulièrement mis en dialogue avec Wagner (42). De Wagner, Guy Teste, en même temps qu’il rappelle le prestige de l’Opéra aux yeux de Gracq (53), décèle d’incontestables résonances dans Le Roi pêcheur, et particulièrement dans le personnage de Kundry (56), mais même au-delà, dans Au Château d’Argol, Le Rivage des Syrtes et Un Balcon en forêt. Pour énigmatique qu’il soit de prime abord, le titre de la communication de Dominique Rabourdin, « L’anneau de Béatrix », est un prétexte idoine pour résumer l’histoire des relations de Gracq et de Breton. Le hasard objectif n’est pas absent de leur première rencontre, à Nantes, en août 1939, et l’on est invité à déchiffrer comme un code le nom gravé sur une bague, à demi rongé par le sel de la mer : Béatrice ou Béatrix ? Celle de Gabriel Rossetti, « Beata Beatrix » ou celle de Balzac (70) ? A propos de Breton, un post-scriptum à cet article, daté de décembre 2008, révèle, sur la foi de Bernhild Boie, que Julien Gracq a détruit volontairement toute sa correspondance, à l’exception, précisément des lettres d’André Breton et de quelques autres qu’alors il n’avait pas retrouvées et dont on trouvera maintenant la description dans le Catalogue de la Vente de Nantes ou dans le Fonds Julien Gracq à la Bibliothèque Universitaire d’Angers.

3Une table ronde en deux parties, la première avec Pierre Michon comme modérateur, la seconde animée par Jean-Yves Debreuille, regroupe plusieurs interventions autour de l’écriture autobiographique. Illustration inhabituelle de cette autobiographie, un Gracq à la casquette, cigarette au coin de la bouche (83) – d’après une photo prise lors du tournage du Lancelot de Bresson, sur laquelle l’auteur se trouvait lui-même un peu voyou et qu’ont reprise tour à tour la revue 303 (n° 39-2006) et l’affiche du colloque de Toulouse (janvier 2010) - fait exception parmi les photos où Gracq apparaît plutôt sérieux, austère, voire figé et convenu… Et chacun d’évoquer ici, non sans bavardage et complaisance pour d’aucuns, ses souvenirs de conversations, d’échanges épistolaires, de rencontres ou de lectures. Chacun, évidemment, veut avoir ses images de Gracq : flâneur des rives de Loire, promeneur de La Forme d’une ville, géographe sur le terrain, etc… La seconde partie de cette table ronde approfondit et élargit la portée du questionnement. Adroitement introduites et relancées par J.Y. Debreuille, nous ont semblé ainsi particulièrement justes et suggestives les propositions de Dominique Viart sur le caractère personnel et subjectif de Préférences, de Philippe Berthier sur l’érotique gracquienne, de Patrick Marot sur les modulations du réel et de l’imaginaire, de Jacques Boislève sur l’unité, mainte fois éprouvée dans leurs rapports de voisinage, entre « Louis Poirier (…) tout à la fois avenant et distant et Julien Gracq le grand écrivain ».

4Du même Jacques Boislève, outre une note (283-286) sur les deux films adaptés de l’œuvre de Julien Gracq par Michel Mitrani pour Un Balcon en forêt et par André Delvaux pour « Le Roi Cophétua », on trouvera dans ce livre un entretien avec le géographe Jean-Louis Tissier sur le sentiment et sur la pratique géographiques de Julien Gracq : le face à face avec la terre motive une sorte de cogito du géographe : « Je pense que je suis ici et non pas  » (184). Ce dialogue des affinités de Gracq avec le millier de lieux répertoriés dans le tome II de La Pléiade – lieux étudiés ou seulement visités – J.L. Tissier et J. Boislève l’avaient commencé, impromptu, vingt-sept ans auparavant, au moment du colloque d’Angers, en 1981, au cours d’une promenade littéraire vers Saint-Florent-le-Vieil, au surplomb de la Loire et de sa vallée.

5Au chapitre des souvenirs personnels, Philippe Le Guillou avait évidemment autrement plus et mieux à dire que ce qu’a cru bon de faire Jean de Malestroit, aussitôt après le décès de Gracq… Les propos de Gracq, se souvient Ph. Le Guillou, dans le sillage de son livre Le Déjeuner au bord de Loire (2002), étaient libres et sans apprêts : sur la Bretagne, sur sa famille, sur Georges Pompidou, sur André Breton , sur « la drôle de guerre », sur sa carrière de professeur heureux, sur ses éditrices dans La Pléiade et sur tant et tant de lectures citées de mémoire, sans oublier les derniers mots – presque prémonitoires – de ce singulier au revoir d’un mardi d’octobre 2007 : « Je ne sais pas si nous nous reverrons : ça commence à faire question ».

6Vers l’œuvre proprement dite de Julien Gracq, trois interventions ouvrent un chemin original. Philippe Berthier, avec le brio et l’intuition qu’on lui connaît, s’adonne à d’heureuses variations sur le plaisir de lire manifesté, sa vie durant, par l’auteur d’En lisant en écrivant : la bibliothèque « n’est pas pour lui un cimetière, mais le plus riche terreau alluvial, un sol foncièrement historique et palimpsestueux » (162). La vraie vie pour celui qui « plutôt qu’une vie littéraire (…) a eu une vie en littérature » – la distinction est de Michel Murat dans le récent recueil des Célébrations Nationales (Archives de France, 2009) – ne serait-elle alors que littérature ? Pas totalement si l’on croit la fine argumentation de Jean-Yves Debreuille qui observe chez Gracq une atténuation progressive du merveilleux et de l’imaginaire (204) au profil d’une perception du réel, soit dans les paysages – l’Evre, Nantes, Rome – soit dans « les écrits des autres » (206) tout au long d’En lisant en écrivant. Dominique Viart, qui s’est intéressé plusieurs fois à la question de l’idéologique chez Gracq – une question qu’avec celle de l’inconscient, Anne Fabre-Luce, au colloque d’Angers, pressentait qu’elle ne pourrait être indéfiniment éludée – prend note de la tension problématique résultant d’une « adhésion à l’idéologie du déterminisme historique et d’une fascination pour les théories vitalistes de Splengler » (209), remarque que Gracq écrit Le Rivage des Syrtes et Un Balcon en forêt dans « un climat de fin de civilisation » (211), « de montée en puissance de la barbarie » (214), repère dans « La Route » une attirance presque érotique pour la belle force sauvage préludant tout ensemble à la catastrophe et à la régénération (216) et ouvre, au terme d’une très substantielle réflexion, sur Julien Gracq et l’Esprit de l’Histoire, une perspective nouvelle sur cette façon que Gracq a de frayer avec l’obscur et l’apocalypse des signes à venir (221).

7Deux communications donnent leur conclusion à cette rencontre : l’une, de Mickaël Mesierz (261-282), esquisse trois pistes majeures pour expliquer le passage de Gracq par le Surréalisme, appréhendé d’abord, redisons-le, comme une littérature du oui à la vie ; l’autre, de Hugues Pradier, directeur éditorial de la Pléiade, qui revient, en se gardant de tomber dans, un plaidoyer « pro domo », sur les raisons qu’a eues Gallimard de solliciter Gracq – jadis récusé pour Au Château d’Argol ( !) – d’entrer dans la prestigieuse collection et sur celles que Gracq a pu avoir, quant à lui, de ne pas refuser, mais en gardant « toujours merveilleusement ses distances », comme il l’écrit lui-même dans Préférences (O.C.I., 928). Et Hugues Pradier de citer, très à propos, cette formule de Gracq écrite, selon ses propres termes, pour le « centenaire intimidant » (1954) du même Rimbaud, et qui consonne par avance avec cette manière – quasi péremptoire – qu’a toujours eue Gracq d’écarter toute idée de survie après la mort : « notre idée de l’immortalité, ce n’est guère que la permission pour quelques-uns de continuer de vieillir un peu une fois morts » (op.cit. 926). Peut-on formuler vœu plus respectueux ou plus pieux – au sens latin du terme – à l’égard de celui que ce beau carnet de Chaminadour nous aura donné de réentendre, moins de deux ans après sa mort, inaugurant ainsi opportunément les publications qui commémoreront son centenaire ?

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