Jean-Yves Magdelaine : Les Chasseurs d’espace
De l’explorateur des espaces géographiques au nomade sédentaire, L’Harmattan, 2009, 244 p., 24,00 euros
p. 280-281
Texte intégral
1Penser l’œuvre littéraire à partir de l’espace est une intuition commune aux auteurs ici regroupés et que J-Y Magdelaine, pour plusieurs au moins, a concrètement rencontrés : Julien Gracq – sur lequel il a soutenu sa thèse d’Etat, Figures de la pensée mythique dans les deux premiers récits de Julien Gracq : « Au Château d’Argol » et « Un beau ténébreux » (Paris III, 1995, 870 p.) et écrit plusieurs articles – dont l’un, dans la revue Julien Gracq 1, a fourni le sujet d’agrégation externe de Lettres modernes en 2008 – sur Patrick Chamoiseau, Jean-Loup Trassard, Jean-Christophe Lafaille, François Augérias, Victor Segalen, Kenneth White et Edouard Glissant qui affirme d’ailleurs quelque part que « le lieu est incontournable », avant d’ajouter qu’il est sans domicile fixe et que la topique de la littérature dont il se réclame est un tourbillon. Incontournable, mais ouvert. Tout part de là pour J-Y Magdelaine qui place son livre sous le patronage des « étonnants voyageurs » – il a lui-même participé à plusieurs des rencontres de Saint-Malo, crées par Michel Le Bris en 1990 – l’étonnant voyageur, précise-t-il, étant celui dont « l’écriture est fondée sur l’errance indéfinie de l’imaginaire ».
2L’imaginaire, on le sait, n’interroge pas directement le sens des œuvres, mais considère le système des signes qu’elles présentent suivant diverses thématiques : existentielles, symboliques, sémiologiques, etc. À la différence de l’usuelle étude de contenu, celle de l’imaginaire vise prioritairement le territoire d’une œuvre, en l’occurrence l’espace. Pour l’appréhender, J-Y Magdelaine met en valeur des paradigmes structurants comme l’arrière-monde (Segalen), le lieu de l’obscur (Glissant), le haut-lieu (Gracq) et, chez celui-ci, l’entre-deux (« Le Roi Cophétua »), le pays blanc (Le Rivage des Syrtes, Un Balcon en forêt), la vie nocturne sous haute tension (Un beau ténébreux).
3Mais « l’infini des chemins du sens », selon l’heureuse formule de J-Y Magdelaine dans son exergue, ne saurait se borner aux données génériques de quelques motifs. Les parcours discursifs et figuratifs dont le critique se fait pour ainsi dire l’agent-voyer sont moins assimilables au cogito d’un sujet conscient qu’à des archétypes universels (C-G Jung ou G. Deleuze) ou à l’autorité indomptée d’une « pensée indéterminée » (G. Poulet). Certes, les rôles sont distincts entre ces « éveilleurs de la diversité », selon le mot de J-Y Magdelaine, que sont, chacun à sa façon, Glissant, White ou Segalen. Mais, ce à quoi s’intéresse d’abord le critique, c’est à ces apparentements essentiels dont vise à rendre compte l’économie de son livre, d’abord bâtie sur des fondamentaux : poétique de la relation (Glissant), vie au contact direct de la nature (White), choc du divers (Segalen), entrelacs de la plénitude et du manque (Gracq), puis élaborée, à mi-chemin de la scénographie auctoriale et de sa modulation scripturale, à partir de deux axes de réflexion : les « hauts-plateaux au fil de la plume » (deuxième partie) et le « champ de forces universel » (troisième partie).
4Le premier axe caractérise un imaginaire sollicité à la fois par une rêverie du dehors et une rêverie du dedans. Il oriente vers un retour aux « Mères profondes », qui met, nous semble-t-il, le romancier d’Argol ou d’Un Balcon – puisqu’il s’agit essentiellement de lui – en compagnie d’auteurs comme Louis-René Des Forêts (Les Mégères de la mer) ou de Pierre Jean Jouve (Moires, Ténèbres). Le second axe aménage des ouvertures de sens inédites sur « Le Roi Cophétua » et sur Un Balcon en forêt. La mise en valeur du motif de « la très jeune fille, presque une enfant » n’est pas le moindre argument de J-Y Magdelaine pour laisser supposer tout ce qu’il reste à dire sur l’intrusion de l’étrangère dans l’œuvre et peut-être dans la vie de Gracq.
5Quant au titre du chapitre I de la troisième partie, « Opacité et transparence », il rappellera peut-être au lecteur cet autre titre de Jean Starobinski – l’un des référents critiques de J-Y Magdelaine, avec G. Poulet et G. Bachelard – Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, à cette différence près que là où J. Starobinski pense d’abord au choc constant du rêve et de la réalité chez Jean-Jacques, J-Y Magdelaine opte plutôt pour une « collusion du réel et de l’irréel », une sorte de coincidentia oppositorum, dont il voit le vœu se formuler, voire se réaliser, aussi bien chez Gracq que chez Segalen ou White. À la fin de ce même chapitre I, on appréciera la clarté des explications avancées pour des notions aussi séminales que celles de « chasseurs d’espace » ou de « pays blanc ». L’analyse de J-Y Magdelaine se mue alors en un credo optimiste : sa foi dans le « sens de la terre » – et ici, on est très près de Nietzsche qu’il cite – est quasi contagieuse : « Le voilà », s’enchante notre critique, « le pays blanc, le point ultime et à la fois originel de l’espace où éclate la beauté » conquise parfois, comme chez François Augérias, dans une sorte de ferveur mystique. Quoi d’étonnant que l’explication orphique de la terre qui aura obsédé tant d’« étonnants voyageurs » ou de « nomades sédentaires » – à commencer par Mallarmé – inspire les dernières pages de cet essai, parfois jubilatoire, et invite le lecteur à l’en-avant d’une aventure toujours à venir ?
6Oui, vraiment, Jean-Yves Magdelaine aurait pu dire de ses « chasseurs d’espace » et faire sien ce que Julien Gracq confiait un jour à Jean-Louis Tissier (Entretiens, 34) : « J’ai besoin de personnages qui aient beaucoup d’air, beaucoup d’espace autour d’eux ».
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