Les « impostures » d’Octave Mirbeau
p. 195-204
Texte intégral
1Parler d’impostures à propos d’un écrivain tel qu’Octave Mirbeau, cet arracheur de masques, ce “Dom Juan de l’Idéal1”, cet assoiffé de justice, qui incarne la figure de l’intellectuel engagé dans tous les grands combats de son temps, peut sembler au premier abord relever de l’incongruité, de la malveillance ou de la provocation. Pourtant, à y regarder de plus près, l’imprécateur au cœur fidèle2 n’est pas à l’abri de tout soupçon en matière d’impostures, et c’est ce que nous allons examiner, en distinguant ce qui relève de la prostitution, de la mystification, de la désinformation, ou de simples contradictions propres à un artiste libertaire.
Prolétaire de lettres
2Une première forme d’imposture est liée à sa condition de “prolétaire de lettres3” au début de sa carrière littéraire : pendant une douzaine d’années, de 1873 à 1884, Mirbeau a en effet prostitué sa plume et il a dû se résigner, successivement ou simultanément, et non sans honte, à “faire le domestique”, comme secrétaire particulier du député bonapartiste Dugué de la Fauconnerie, à “faire le trottoir4”, comme plumitif à gages à L’Ordre de Paris impérialiste, puis au Gaulois monarchiste, et à “faire le nègre”, en rédigeant des romans et des recueils de contes pour le compte de commanditaires divers5. Bref, ce faisant, il a bien, selon la quatrième définition d’imposture fournie par Littré, accompli “l’action de tromper en se faisant passer pour un autre”.
3Des nuances doivent néanmoins être introduites. Si rédiger des lettres d’affaires ou des lettres privées pour son employeur ne relève pas vraiment de l’imposture, en l’absence de toute volonté de tromper, en revanche, quand le secrétaire particulier ou le plumitif rédige, pour ses employeurs, des textes politiques en faveur de causes dont il ne partage ni les valeurs ni les objectifs, force est d’y voir, non seulement une tromperie des lecteurs, mais surtout une forme d’imposture intellectuelle. C’est pourtant bien ce qu’a fait Mirbeau au cours de ces années peu glorieuses, tantôt à visage découvert, quand il les signait, tantôt à couvert, quand c’était son patron du moment qui en assumait la paternité6. Il n’aura pas trop de ses beaux combats à venir pour essayer de se le pardonner et, tenaillé par un lancinant sentiment de culpabilité, il reviendra sur le tard sur ses péchés de jeunesse, dans un roman posthume et inachevé, lourd de confessions à peine transposées dans le cadre d’une fiction : “La première condition, la condition indispensable pour remplir, à souhait, une si étrange fonction (de secrétaire particulier), implique nécessairement l'abandon total de soi-même dans les choses les plus essentielles de la vie intérieure. Vous n'avez plus le droit de penser pour votre compte, il faut penser pour le compte d'un autre, soigner ses erreurs, entretenir ses manies, cultiver ses tares au détriment des vôtres, pourtant si chères ; vivre ses incohérences, ses fantaisies, ses passions, ses vertus ou ses crimes qui, presque toujours, sont l'opposé de vos incohérences à vous, de vos fantaisies, de vos passions, de vos vertus ou de vos crimes, lesquels constituent, pourtant, la raison unique, l'originalité, l'harmonie de votre être moral ; ne jamais agir pour soi, en vue de soi, mais pour les affaires, les ambitions, le goût, la vanité stupide ou l'orgueil cruel d'un autre ; être, en toutes circonstances, le reflet servile, l'ombre d'un autre7”. Abandonner son identité au profit d’un autre, c’est à coup sûr se comporter en imposteur.
4Le cas de la négritude, quoique complémentaire, puisqu’elle participe de la même condition de prolétaire intellectuel, est en fait quelque peu différent. Car le véritable imposteur, en l’occurrence, ce n’est pas le nègre, mais bien le négrier qui endosse la défroque d’un autre et lui vole la paternité d’œuvres qu’il n’a pas commises. Le nègre est tout au plus complice de cette fraude, à laquelle l’a condamné la nécessité de gagner sa pitance en vendant sa force de travail. Mais le jeune Mirbeau, lui, ne voit dans ce contrat de servitude qu’une forme d’exploitation éhontée, et il ne cesse de regimber contre le vol dont, ainsi que ses compagnons de chaîne, il s’estime victime, sans pouvoir pour autant réclamer son dû, comme le constate amèrement son double Jacques Sorel dans un conte de 1882, “Un raté” : “Je voudrais aujourd’hui reprendre mon bien ; je voudrais crier : “Mais ces vers sont à moi ; ce roman publié sous le nom de X… est à moi ; cette comédie est à moi.” “On m’accuserait d’être un fou ou un voleur8.”
Mystification
5Il est cependant un cas notable où, de la négritude, on passe à la mystification, et, partant, à une forme d’imposture : je veux parler des Lettres de l’Inde9, qui ont paru en feuilleton dans les six premiers mois de 1885, d’abord dans les colonnes du Gaulois, sous la signature symptomatique de Nirvana10, ensuite dans celles du Journal des débats, plus sobrement signées N. Il s’agit là de deux quotidiens qui passent pour sérieux et qui s’adressent à une élite, intellectuelle ou mondaine, et on est en droit de s’interroger sur les raisons qui ont pu pousser leurs patrons respectifs, Arthur Meyer et Georges Patinot, à publier ces exotiques reportages11. Non, certes, qu’ils ne soient passionnants et fort bien documentés, mais tout simplement parce que le rédacteur camouflé – pouvaient-il l’ignorer ? – n’a jamais mis les pieds en Inde et que les rhododendrons géants de l’Himalaya qu’il y évoque, il se contente de les avoir sous les yeux de sa villégiature du Rouvray, dans l’Orne12... Il s’agit donc de ce qu’on appellerait aujourd’hui un reportage “bidon”, comme ceux qui ont défrayé la chronique ces dernières années aux États-Unis. Mirbeau, le grand démystificateur, peut se révéler à l’occasion un excellent mystificateur...
6Il serait cependant malséant de lui jeter hâtivement la pierre. Car toutes les données qu’il utilise, dans ses pseudo reportage, sont puisées aux meilleures sources : les dix-sept rapports confidentiels expédiés d’Orient, où il a été envoyé en mission officieuse, de décembre 1883 à août 1884, par son ami et commanditaire François Deloncle, à destination de Jules Ferry, alors président du Conseil et ministre des Colonies ! Mirbeau s’est contenté de broder et de mettre en forme ce qui, sans ces ingrédients de littérarité, n’eût guère été qu’un copier -coller de tous ces rapports diplomatiques13... Cette entreprise saurait d’autant moins se réduire à une vulgaire supercherie destinée à damer le pion au mondain Robert de Bonnières – qui, lui, a bel et bien été en Inde et en a rapporté de superficiels articles14 – que Mirbeau, en 1885, s’intéresse passionnément à l’Inde autant qu’à la question coloniale et y consacre, en deux ans, une quinzaine d’articles signés de son nom. Dès lors, qu’importe que son reportage ait été “bidonné” ? Mais on peut aller plus loin encore : paradoxalement, en effet, c’est de ce genre de mystification que la “vérité” a le plus de chances de s’élever, car le voyageur en chambre, qui confronte les sources et développe posément sa réflexion à l’abri des fracas du monde, risque moins de se laisser égarer par des observations pittoresques, mais futiles, ou conditionner par des préjugés européocentristes qui, au contact des supposés “barbares”, mettent à rude épreuve le voyageur le mieux disposé, ou encore manipuler, tel Robert de Bonnières, par la propagande officielle des administrations coloniales qui lui servent de truchement15.
7Ce qui, finalement, est gênant, dans ses Lettres de l’Inde, ce n’est pas que Mirbeau n’ait pas mis les pieds en Orient, c’est bien davantage qu’il se soit fait le propagandiste zélé de François Deloncle et de ses projets expansionnistes et que le futur pourfendeur des expéditions coloniales, qui seront, pronostique-t-il, la honte éternelle de l’Europe, ait opposé aussi manichéennement le “bon” colonialisme à la française, tel qu’il s’expose à Pondichéry, au “méchant” colonialisme de la perfide Albion. Quel qu’ait pu être l’impact effectif de ces textes sur la politique de Jules Ferry et de ses successeurs, il est clair que leur rédacteur n’en est pas complètement innocent, car la fiction peut contribuer à faire l’histoire et à agir sur le réel16.
8Une autre mystification qui a produit des effets cocasses durables, mais sans autre conséquence, a été involontaire, et donc ne constitue pas une imposture à strictement parler : sur la base du témoignage erroné du maire des Damps, dans l’Eure, où il réside alors, Mirbeau publie sur le défunt philosophe mondain Elme Caro un article en forme de réhabilitation, où il le montre retournant chaque week-end à la campagne pour retrousser ses manches et biner son jardin. Deux ans plus tard, sur la foi de cet article, Jules Simon, dans un discours académique, reprendra à son compte cette image d’un philosophe pour dames du monde régénéré par le travail manuel au contact de la nature, et Mirbeau pourra, en conclusion, ironiser sur la façon dont on fabrique l’histoire : “Et vous savez, toute l’histoire est comme ça17”.
9La leçon paradoxale qu’il tire de cette anecdote plaisante, c’est qu’il n’y a rien de tel que de bonnes mystifications pour faire apparaître au grand jour les manipulations des uns et la crédulité des autres et pour susciter chez le lecteur un embryon de réflexion critique. Ainsi, les interviews imaginaires, dont il est le maître incontesté à l’époque18, lui apparaîtront comme des expériences politiquement salutaires, puisqu’elles vont permettre à “l’inexprimable imbécile19” qu’est l’électeur moyen de découvrir l’envers des grimaces des professionnels de l’arnaque politique, dont le pseudo interviewer met à nu l’insondable médiocrité ou les turpitudes et intentions viles que d’ordinaire l’on garde soigneusement in petto. La mystification est alors le chemin le plus court pour conduire à la vérité : c’est en mystifiant que Mirbeau démystifie le plus efficacement !... Dès lors, peut-on encore parler d’imposture, puisque, loin de faire passer pour vrais des mensonges, il contribue au contraire à ouvrir les yeux de ses lecteurs ?
Désinformation ?
10Un pas vers une imposture caractérisée est franchi à l’occasion du vrai faux journal de Mirbeau20, lors de la bataille du Foyer21, en 1908. Au cours du procès, l'avocat du dramaturge va s'employer à démontrer que Jules Claretie, l’administrateur de la Comédie Française qui vient d’arrêter les répétitions de la pièce, est un faux jeton avide de pouvoir, et que, dans ses rapports avec Mirbeau, il a toujours joué double jeu pour parvenir à ses fins. C'est pourquoi, du Foyer, il est remonté à Les affaires sont les affaires, que Claretie avait reçu six ans plus tôt, en octobre 1901, aussitôt après l'abolition du comité de lecture qui n’avait accepté la pièce qu’“à corrections”, ce qui équivalait à un refus. L’avocat Henri-Robert lit donc à l’audience des extraits d’un prétendu journal de l’écrivain, tendant à prouver le double jeu de l'administrateur, afin de le discréditer en relisant le passé à la lumière du présent : puisque traître il est aujourd'hui à ses engagements, traître il a toujours été, et ce, dès 1901 et la lecture des Affaires devant le comité...
11C’est là une méthode qui fera florès dans l’Union soviétique stalinienne, on le sait, et qui devrait faire bondir l’avocat de l’adverse partie, Me Du Buit – d’autant plus que Mirbeau l’a tourné en ridicule dans le chapitre VII de ses 21 jours d’un neurasthénique (1901). Or, si Du Buit conclut bien que le récit, qui a fait s’esclaffer l’auditoire, a été “écrit en 1908”, “pour les besoins de la cause”, il ajoute significativement qu’il l’a été aussi “pour l'amusement de la galerie” : loin d’être choqué, il le juge en effet “si franchement comique et pittoresque” qu'il lave Mirbeau de tout soupçon de désinformation volontaire : “Que ne pardonne-t-on pas au génie22 ? ” En l’occurrence, c’est donc le génie littéraire de l’écrivain qui permet de l’innocenter, puisqu’il n’a visiblement pas le souci d’être lu au premier degré et de tromper l’assistance, mais seulement de l’amuser au détriment de son adversaire du jour – ce qui suffit d’ailleurs à faire triompher sa cause ! Reste que, à en croire une des définitions de Littré, “imputer faussement quelque chose à quelqu’un dans le dessein de lui nuire” relève encore de l’imposture...
Contradictions
12Arrivons-en maintenant à une quatrième forme d’imposture potentielle : celle qui résulte de la posture de notre libertaire devenu millionnaire et des diverses contradictions auxquelles est en proie notre écrivain anarchiste23.
13La question est tout d’abord de savoir s’il est possible d’être sincèrement engagé aux côtés des pauvres, des victimes et des sans-voix quand on a des revenus élevés, qu’on habite avenue du Bois de Boulogne, qu’on possède une Charron24 de 25 000 francs et qu’on a accédé à un statut de journaliste influent et recherché et d’écrivain à succès, reconnu et célébré à l’échelle de l’Europe. La réussite sociale et financière serait-elle donc incompatible avec la défense des “misérables et souffrants de ce monde” auxquels, selon Émile Zola, Mirbeau a “donné (son) cœur25” ? Nombre de ceux que Mirbeau a fait grimacer, ou que révulsaient ses combats éthiques ou esthétiques, n’ont pas manqué de l’accuser de n’être qu’un révolutionnaire en peau de lapin et de faire argent de tout, que ce soit avec son déshonorant mariage26 ou avec de scandaleux romans, qualifiés par ces censeurs de “pornographiques”, tels Le Jardin des supplices (1899) et Le Journal d’une femme de chambre (1900). C’est ainsi que Paul Morand, homme de droite, un mois après la mort du grand écrivain d’extrême gauche, lui dénie toute sincérité dans son engagement et s’appuie pour cela sur le jugement d’un ancien anarchiste, Ernest Gegout : “Voici Octave Mirbeau attaqué, moins d'un mois après sa mort, en tant qu'homme de gauche, par la gauche : (...) “Pour connaître le peuple et pouvoir lui être utile, il faut avoir vécu, sinon sa vie, au moins dans son intimité. Or, Mirbeau était très distant, très tour d’ivoire, très aristocrate de tenue ; il n’avait qu’un concept sociologique livresque, comme Zola et Anatole France. (...) Révolutionnarisme de surface. Ardent amour pour le purotin déclassé, le paria, du fond d’un somptueux appartement du quartier de l’Étoile.” Ce qu'on reproche en somme aux écrivains de gauche, c'est de n'avoir jamais dépassé le domaine des mots27.” Mirbeau serait-il donc le Tartuffe de l’anarchisme ?
14Il n’est évidemment pas possible de rappeler ici tout ce qui, dans la vie comme dans les écrits de notre justicier, s’inscrit en faux contre un jugement aussi injuste que gratuit : nous nous permettons de renvoyer le lecteur à sa biographie et à sa correspondance28, qui témoignent de son indéracinable sincérité, et nous nous contenterons de deux brefs rappels. Tout d’abord, s’il est vrai que Mirbeau est devenu riche parce que, à force de se battre contre les “marchands de cervelles humaines29”, il a fini, à partir des années 1890, par vendre sa force de travail un bon prix, il a toujours mis sa fortune à la disposition des causes qu’il n’a cessé de servir, notamment pour aider de jeunes artistes et des écrivains débutants, pour soutenir l’impécunieuse presse libertaire, ou encore pour payer de sa poche l’amende infligée à Zola pour son “J’accuse” et qui, grossie des frais du procès, s’élevait à la bagatelle de 7 525 francs (soit environ 23 000 euros...). Ensuite, contrairement à ce qu’insinue Gegout, complaisamment cité par Paul Morand, et à la différence de Zola ou de France, il a une connaissance directe, et pas du tout livresque, des conditions de vie des prolétaires des villes et des champs, des marins bretons aussi bien que des paysans normands, des ouvriers du Creusot et des femmes de chambre de Paris, et il a toujours eu avec les humbles un rapport de sympathie, au sens fort du terme, qui se situe aux antipodes de l’aristocratisme dont l’accuse son détracteur.
15Bien davantage fondée serait la mise en lumière des contradictions d'ordre politique et social d’un écrivain qui se veut à la fois artiste et anarchiste. Car l’artiste, avant tout soucieux de sa création, et l’intellectuel libertaire, engagé dans la grande bataille de l'émancipation humaine, obéissent à des logiques différentes, bien que complémentaires. Certes, l'artiste, selon Mirbeau, est un être d'exception qui, grâce à la force de son tempérament, a pu résister au nivellement socioculturel, et, par une ascèse continue et douloureuse, est parvenu à sauvegarder l'innocence de son regard d'enfant30, ce qui le rend potentiellement subversif dans une société où l'État, garant de l'ordre bourgeois, ne peut tolérer “qu'un certain degré d'art”, selon la formule de l'inamovible ministre Georges Leygues, souvent citée par Mirbeau31. Mais la mission de l'artiste est d'exprimer dans ses œuvres les “émotions” toutes personnelles qu'éveille en lui le spectacle du monde extérieur, que ce soit celui de la nature, dont Claude Monet tente de saisir les plus impalpables frémissements, ou celui, ô combien décourageant, de la triste humanité à l'agitation stérile et aux pulsions homicides. Dès lors, aux yeux du militant politique, l'artiste est guetté par deux dangers : à force de vouloir saisir l'insaisissable, exprimer l'inexprimable et réaliser l'impossible, il peut être tenté de déserter son devoir social pour s'absorber totalement dans la quête mortifère d'un absolu qui toujours se dérobe, à l'instar du peintre Lucien32 de Dans le ciel (1892-1893), qui finit par se couper la main “coupable” ; et, à force de ruminer son désespoir, il peut être, plus que tout autre, contaminé par l'angoisse existentielle et le nihilisme moral, dont Mirbeau a précisément souffert toute sa vie.
16Cette quête d'un idéal esthétique complètement étranger à la politique, et ce nihilisme d'inspiration schopenhauerienne sont bien peu propices à inspirer aux lecteurs la foi dans l'action émancipatrice. De fait, nombre d'œuvres de Mirbeau peuvent apparaître plus décourageantes que mobilisatrices, et deux exemples sont particulièrement éloquents à cet égard : la tragédie prolétarienne des Mauvais bergers (1897), où la mort triomphe au dernier acte, à la différence de Germinal, qui, sur un sujet voisin, laissait du moins espérer des germinations futures ; et Le Journal d’une femme de chambre (1900), dont l’atmosphère est nauséeuse, où l’entropie règne sur les corps et les âmes, et dont l’héroïne, curieuse justicière en jupons, se dit prête à suivre un assassin et violeur d’enfant “jusqu’au crime” – ce sont les derniers mots du livre. Ce qui est frappant, d’ailleurs, dans le nihilisme qui imprègne ce roman, dont l’action se situe au beau milieu de l’affaire Dreyfus, c’est qu’il contraste éloquemment avec l’optimisme imposé de nombre des articles dreyfusistes de L’Aurore, où Mirbeau tentait d’insuffler aux maigres troupes de la Vérité et de la Justice une confiance qu’il n’avait pas33. Certes, pour mieux le galvaniser, il a trompé, sur l’état de la mobilisation, un lectorat qui était en fait déjà convaincu. Mais peut-on vraiment parler d’imposture ? Le mot me paraît inapproprié.
17Ainsi, s’il est vrai qu’à plusieurs reprises Octave Mirbeau peut être soupçonné de s’être rendu peu ou prou “coupable” ou complice de ce qui pourrait être qualifié d’impostures, pour autant, il ne me semble pas que l’accusation doive peser très lourd dans la balance de ses mérites et de ses fautes : son engagement éthique et esthétique est total et sincère, et n’a rien d’une posture avantageuse ; les mystifications dont il est l’auteur visaient avant tout à amuser la galerie ou à révéler des vérités sous-jacentes ; et la plupart des textes et des œuvres que, au début de sa carrière, il a rédigés pour le compte de ses commanditaires successifs, en tant que secrétaire particulier, de journaliste à gages ou de nègre, ne méritent pas l’opprobre, dans la mesure où il y développe le plus souvent des thèmes qui perdureront et y défend des valeurs qui seront toujours les siennes34.
18Mais il reste tout de même une tache qui dépare son palmarès, qui a certainement pesé lourdement sur sa conscience tourmentée, et pour laquelle il a, publiquement et à deux reprises, fait son mea culpa35 : je veux parler des articles antisémitiques des Grimaces de 1883, hebdomadaire commandité par le banquier Edmond Joubert, vice-président de Paribas, en concurrence avec la banque Rothschild au lendemain du krach de l’Union Générale. Sa seule circonstance atténuante, pour avoir ainsi prostitué son talent et endossé la livrée de Nessus36, c’est la “nécessité” qui fait loi et qui contraint les “prolétaires de lettres” à vendre leur plume et “les filles de joie” à vendre leur corps37. Mais il l’a payé cher, en écornant son image, et il a vite entamé sa rédemption par la plume38.
Notes de bas de page
1 Cette belle formule est de son ami Georges Rodenbach, dans L’Élite (1899).
2 C’est le sous-titre de notre biographie d’Octave Mirbeau, Librairie Séguier, 1990, 1020 pages (en collaboration avec Jean-François Nivet).
3 L’expression est de Mirbeau lui-même, dans Les Grimaces du 22 décembre 1883 : “ Les prolétaires de lettres, ceux qui sont venus à la bataille sociale avec leur seul outil de la plume, ceux-là doivent serrer leurs rangs et poursuivre sans trêve leurs revendications contre les représentants de l’infâme capital littéraire ” (article recueilli dans ses Combats littéraires, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2006, p. 93).
4 Mirbeau établit souvent un parallélisme, typiquement anarchiste, entre la prostitution des corps et celle de l'esprit : “ Le journaliste se vend à qui le paye. Il est devenu une machine à louanges et à éreintement, comme la fille publique machine à plaisir ; seulement celle-ci ne livre que sa chair, tandis que celui-là livre toute son âme. Il bat son quart dans ses colonnes étroites – son trottoir à lui ” (Les Grimaces, 29 septembre 1883 ; article recueilli dans ses Combats littéraires, loc. cit., p. 78).
5 Voir Pierre Michel “ Quelques réflexions sur la négritude ”, Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, p. 4-34.
6 C’est le cas par exemple des brochures de propagande bonapartiste signées du nom de Dugué de la Fauconnerie, et qui ont fortement contribué aux succès électoraux de l’Appel au Peuple, de 1874 à 1876.
7 Un gentilhomme, chapitre I (Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2001, t. III, p. 890). Le narrateur précise un peu plus loin (p. 901) : “ Tour à tour, je suis resté auprès d'un républicain athée, d'un bonapartiste militant qui ne rêvait que de coups d'État, d'un catholique ultramontain, et je me suis adapté aux pires de leurs idées, de leurs passions, de leurs haines, sans qu'elles aient eu la moindre prise sur moi. ”
8 “Un raté”, Paris-Journal, 19 juin 1882 (recueilli dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau, Librairie Séguier, 1990), réédition Les Belles Lettres, 2000, tome II, p. 426.
9 Octave Mirbeau, Lettres de l’Inde, Caen, L’Échoppe, 1991.
10 Lecteur de Schopenhauer, Mirbeau voit dans le Nirvana des bouddhistes un état idéal de détachement total, supérieur encore à l’ataraxie des stoïciens.
11 En fait l’explication est fournie par l’entregent de François Deloncle, qui a commandité ces articles, à des conditions que nous ignorons.
12 À la mi-juin 1885, peu avant la publication du récit de sa prétendue randonnée dans le Sikkim, Mirbeau écrit à on confident Paul Hervieu : “C’est délicieux, le Rouvray, nous avons un rhododendron tel que l’Himalaya n’en possède pas” (Octave Mirbeau, Correspondance générale, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003, t. I, p. 381).
13 Ces rapports, d’un total de 315 feuillets, ont été reliés en volume par le petit-fils de Deloncle, Michel Habib Deloncle, lorsqu’il a été ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle. J’en ai cité de larges extraits dans les notes de mon édition des Lettres de l’Inde.
14 Ses Souvenirs de voyage - Notes sur l’Inde, publiés d’abord dans la Revue bleue, ont été insérés dans ses Mémoires d’aujourd’hui en 1886.
15 Sur cet aspect, voir notre communication au colloque d’Orléans, “Les Mystifications épistolaires d’Octave Mirbeau”, Revue de l’Aire, n° 28, décembre 2002, p. 77-84.
16 Voir Ioanna Chatzidimitriou, “Lettres de l’Inde : fictional histories as colonial discourse”, à paraître au printemps 2008, dans les Dalhousie French Studies.
17 Les deux articles de Mirbeau, “La Maison du philosophe” et “Une page d’histoire”, ont paru dans L’Écho de Paris le 21 septembre 1889 et Le Figaro le 14 décembre 1890. Ils sont recueillis dans ses Combats littéraires (L’Âge d’Homme, 2006, p. 295-297 et 320-323).
18 Voir Vincent Laisney, “Une comédie bien humaine – L’interview selon Mirbeau”, Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, p. 140-149.
19 C’est ainsi que Mirbeau qualifie l’électeur moyen dans son célèbre appel à “la Grève des électeurs” de 1888, texte qui sera traduit dans toutes les langues et diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires à travers l’Europe.
20 Sur cette affaire, voir Pierre Michel, “Le Vrai-faux journal d'Octave Mirbeau”. In Pierre Dufief, éd., Les Écritures de l'intime – La correspondance et le journal, Paris, Champion, 2000, p. 125-132.
21 Comédie en trois actes d’Octave Mirbeau et Thadée Natanson, finalement créée à la Comédie Française le 7 décembre 1908 et recueillie dans le tome III de notre édition critique du Théâtre complet de Mirbeau (Eurédit, Cazaubon, 2003). Sur la “bataille du Foyer”, voir notre article dans la Revue du théâtre, n° 3, 1991, p. 195-230.
22 Cité par Henri Varennes, “Gazette des tribunaux”, Le Figaro, 7 mai 1908, p. 1.
23 Voir Pierre Michel “Les contradictions d’un écrivain anarchiste”. In. Littérature et anarchie, Actes du colloque de Grenoble, Presses de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1998, pp. 31-50.
24 C’est à l’Angevin Fernand Charron, constructeur d’automobiles fort prisées, que Mirbeau a dédié La 628-E8 en 1907 (recueilli dans le tome III de l’Œuvre romanesque). Le titre, énigmatique, renvoie simplement au numéro d’immatriculation de sa Charron.
25 Lettre de Zola à Mirbeau du 3 août 1900, relative au Journal d’une femme de chambre (Correspondance de Zola, C.N.R.S. Éditions, 1995, t. X, p. 169).
26 Il a épousé en 1887 une ancienne actrice, Alice Regnault, enrichie plus par la galanterie que par ses succès théâtraux. Mais ils se sont mariés sous le régime de la séparation de biens. Voir Pierre Michel, Alice Regnault, épouse Mirbeau, À l’écart, 1994.
27 Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade 1916-1917, Gallimard, 1996, p. 183 à la date du 16 mars 1917.
28 Octave Mirbeau, Correspondance générale, Lausanne, L’Âge d’Homme, deux volumes parus (2003 et 2005), deux volumes à paraître.
29 L’expression est de Mirbeau lui-même, dans une lettre à Paul Hervieu de novembre 1885 (Correspondance générale, L'Âge d'homme, 2003, t. I, p. 463).
30 “Il voit, découvre, comprend, dans l'infini frémissement de la vie, des choses que les autres ne verront, ne découvriront, ne comprendront jamais”, “Le Chemin de la Croix”, Le Figaro, 16 janvier 1888 (Combats esthétiques, Séguier, 1993, t. I, p. 345).
31 Combats esthétiques, t. II, p. 402, p. 444 et p. 482.
32 Le personnage de Lucien est inspiré de Vincent Van Gogh, dont Mirbeau vient d’acheter Les Iris et Les Tournesols, qui seront, en 1987, les deux toiles les plus chères au monde.
33 Sur ce décalage frappant, voir Pierre Michel, “L’Opinion publique face à l’Affaire d’après Octave Mirbeau”, Littérature et nation, n° spécial hors série, 1995, p. 151-160.
34 Voir notamment nos préfaces aux romans écrits comme nègre et recueillis en annexe des trois volumes de notre édition de l’Œuvre romanesque de Mirbeau (Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000-2001).
35 Dans La France du 14 janvier 1885 (Combats littéraires, L’Âge d’Homme, 2006, p. 127-129) et dans L’Aurore du 15 novembre 1898 (L’Affaire Dreyfus, Libraire Séguier, 1991, p. 159-164).
36 “La Livrée de Nessus” est un conte de Mirbeau, inséré en 1901 dans le chapitre XXII des 21 jours d’un neurasthénique (tome III de l’Œuvre romanesque).
37 Mirbeau a précisément consacré à ces sœurs de misère un tardif essai en forme de réhabilitation, L’Amour de la femme vénale (Indigo – Côté Femmes, 1994).
38 Mirbeau voulait symptomatiquement intituler La Rédemption la suite de son premier roman officiel, Le Calvaire (1886). Mais ce roman ne sera jamais écrit.
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Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.)
2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002