Willy : le bonheur de l’imposture
p. 181-194
Texte intégral
1La nécessité de passer pour un écrivain détermine Henry Gauthier Villars – mari de Colette, connu dans les rédactions parisiennes et les salons sous le pseudonyme de Willy – à recourir à la création d’ateliers d’écriture. Il faisait travailler les autres à des textes de différents genres littéraires qu’il signait de son propre nom. Il s'agit bien de publier non pour l’alimentaire, mais pour la gloire. L’imposture serait donc d’occuper une place à laquelle on n’a pas le droit de prétendre, de mentir pour en imposer dans le champ littéraire.
2Nous aborderons ici l'imposture littéraire comme un phénomène qui ne cesse de progresser ; imposture qui consiste à se faire passer pour ce que l’on n'est pas ou à faire passer une chose pour ce qu'elle n'est pas. L’imposture apparaît donc, en somme, comme une accumulation de faux, et usage de faux en écriture.
3Nous pouvons citer d’autres formes d’imposture littéraire en évoquant le cas de Romain Gary, lequel a changé d’identité, se faisant passer pour Emile Ajar dans La vie devant soi. Le but de Gary est de vérifier que le crédit qu’on lui accordait tenait bien à ce qu’il écrivait et non pas à son nom. Or, il a obtenu un second prix Goncourt pour ce roman publié sous pseudonyme. Nous ne pouvons nier que d'autres auteurs sont connus par leur pseudonyme, alors que leur véritable nom ne dirait probablement rien à personne, citons par exemple Agatha Christie, (Agatha Miller), Marguerite Duras, (Marguerite Donadieu). Camille Laurens (Laurence Ruel) ; et si Henri Beyle s'est surtout fait connaître sous le nom de Stendhal, ce nom n'était que l'un de ses nombreux pseudonymes.
4Notre article n'est pas un fragment de fiction sur Willy, tel que l'aurait souhaité Colette – « Ce qu'il faudrait écrire c'est le roman de cet homme-là ». Nous nous efforcerons plutôt de reconstituer le puzzle de la vie d'un homme, par un va-et-vient constant entre texte et vérité biographique. Willy apparaît comme un travailleur acharné, aussi jouisseur qu’intransigeant sur les principes de la morale. Qui n'a pas lu Colette ? Mais qui a lu Willy, cet homme qui a signé des centaines d'ouvrages, dont les premiers livres de Colette, et n'en avait peut-être pas écrit cent lignes en tout ?
5Manquant de talent littéraire, Henry Gauthier Villars a eu recours aux services de « nègres », c’est-à-dire de personnes écrivant pour son compte, rémunérées à temps plein ou recevant un pourcentage des sommes que rapporte leur prose à leur auteur présumé. Ce procédé a été adopté par d’autres. Octave Mirbeau a connu ce statut de nègre assumant une activité de journaliste pour chacun de ses supérieurs, comme Dugué de la Fauconnerie ou Emile Hervé. Il en est de même d'Alexandre Dumas père, qui employait quant à lui une batterie de mains qui lui écrivaient des épisodes de feuilletons pour un salaire de misère. Ce statut était fréquent à la Belle Epoque ; ainsi bon nombre d’auteurs ont consenti par nécessité matérielle, à une écriture de « deuxième main » le plus souvent. L’époque était aux masques, aux pseudonymes et au travestissement.
Portrait de Willy : photographie et écriture
6Cette passion pour l'écriture n'est pas chez Willy un biographème convenu, elle naît de son rapport au monde. Sa monographie est, en alternance avec une représentation de son œuvre, basée sur une alchimie intime née d’un travail de négriers qu’il orchestre avec un « faire savoir ».
7Dans ce rapport vie/œuvre, nous allons tenter de dessiner le portrait de Willy, en nous appuyant pour cela sur son écriture à travers la représentation de ses personnages ainsi que sur sa vie avec Colette. Nous ne pouvons pas ignorer les résonances qui s’établissent entre son image et les Claudine qu’il commande à sa femme et qu’il supervise. François Caradec le désigne comme « le père des Claudine ».
8Lectrice assidue de Colette, je connaissais le visage de Willy par les premières de couvertures des Claudine avant même d'avoir vu ses romans en bibliothèque. Un auteur serait-il désormais son visage plus que son texte ? Ecrire de nos jours, ne serait-ce plus tisser sa bobine, mais l'afficher ? Nous voici donc dans une époque de médias, lesquels justifient cette prolifération de portraits, « comme on joue des visages ou des coudes » disait Jean Cayrol dans Lazare parmi nous.
9L'affaire serait celle d'un redoublement d'images : image écrite, image vivante, l'écrivain devient assujetti au système des images. Mais si l’on cherche à représenter le visage de l'auteur, allant à l'encontre de ce que préconise Blanchot, le visage des personnages est universel, il se dépersonnalise.
10Comment construire les résonances entre l'œuvre et le visage ? Car le visage singularise l’écriture et lui assigne une forme de « mystique » de l'antidote, représentant la complémentarité vie/mort. En effet, Willy ne prend pas la parole, il la prend à ses négriers ; ce qui l'intéresse, c'est la narration d'actions, car il cherche à produire un effet littéraire. Sa relation à l'écriture privilégie l'image conçue comme vecteur d'une pensée visualisée, communiant dans une même intelligence avec les lieux habités en commun.
11Cela nous montre comment se met en place l’iconotexte comme lieu de l’écriture, jouant de l’écart entre le verbe et l’image. Pour schématiser nous sommes en présence d’une transgression des barrières qui séparent l’écriture de l’art photographique : un double texte qui nous interroge sur ce que nous sommes face à nos icônes.
12Dès lors, l'unité de son œuvre apparaît dans le passage d'une forme à une autre, et donne un portrait de l'auteur. La valeur d'une expérience mystique se mesure non par la manière dont elle a été subjectivement vécue, mais par sa portée objective. En elle se condense cette disponibilité du sujet qu'implique la quête de sens menée par l'écrivain à l'opposé de la démarche des romancières actuelles qui écrivent dans un rapport immédiat à soi-même (moi-je). Willy se dépasse sans cesse par une résurrection glorieuse dans les mots des autres, par le sentiment d'être au cœur des choses. Cela se traduit par sa façon de faire travailler les autres pour lui, recourant ainsi à l'image pour saisir des « flashs d'existences ».
13Ouvrons ici une parenthèse étymologique : le mot portrait est le participe passé du verbe « portraire » issu de « trahere » : tirer, signifiant dessiner. Dessiner, c'est ce que choisit de faire Willy pour cerner avec précision la singularité d'une œuvre, extrayant de l’image un croquis. Pour lui, chaque personne et chaque objet ont leur forme, par quoi ils se définissent, ce qui explique l’importance accordée au visage mais aussi au corps, et manifeste le goût de l’auteur pour l’esthétique.
14Dans cette écriture du corps, chaque roman fini est ce corps inachevé qui n’en finit pas de finir à travers le langage – visage profond et corps en perpétuelle construction –. Ce corps de l'écrivain, né de plusieurs plumes reste confondu avec le corps de ses personnages. Connaître Willy en tant qu’écrivain, c’est accéder non seulement à sa réalité physique et sociale, mais à sa présence singulière dans la langue. Et c'est dans la langue que nous lisons la présence de son corps et découvrons son visage masqué. Dans quelle mesure, pourtant, Willy en tant qu’écrivain a-t-il une existence propre dans ses livres ? Il se fond dans ce que les autres écrivent, son lectorat est amené à prendre les fantasmes et les pensées de ces autres pour des réalités relevant de l’individu Willy. Une confusion s'opère entre la personne et l'image, ou entre une figure de l’imaginaire et une figure du réel.
15Les portraits photographiques de Willy ne varient pas beaucoup. Il s’agit de deux ou trois photos prises au cours de sa carrière littéraire comme si, par son intérêt pour la photographie, l’auteur cherchait à se fixer en icône dans la mémoire du lecteur. Collusion entre la photographie du corps d'un écrivain au repos et le texte dont il est le signataire. Le visage de Willy sur la première de couverture usurpe le droit d’auteur de Colette, photographiée à côté de lui. Nous avons devant les yeux l'émanation d'un écrivain pour qui le texte fait image. Willy se distingue sur ces quelques photos, par une calvitie affirmée, couverte le plus souvent, d’un chapeau haut de forme, par une barbe et une moustache comme celles qui font alors fureur à la Belle Epoque. Il paraît, sur les photos, bien plus âgé que Colette. Celle-ci, les yeux baissés, a un air de soumission triste sur le visage. C’est notamment grâce à la photo sur laquelle Willy semble dominer de toute sa taille une Colette soumise, costumée en faune et peu vêtue, que Colette a pu bâtir la légende de l’épouse humiliée. Il en est de même du tableau Colette et Willy, présenté par Eugène Pascau au salon de 1903, qui fut trouvé hideux par Willy. Il est vrai qu’il s’y affiche en Pygmalion pour le moins suffisant, tandis que sa tendre moitié prend mieux que jamais la pose de la femme soumise. C’est dans une telle posture de victime conjugale que Colette se laisse volontiers photographier ou peindre, dans les années qui suivent son mariage.
16Ces portraits illustrent également les entretiens qui forment une œuvre seconde aussi importante que l'œuvre elle-même. Entre entretiens et écriture s'établit un écart qui oppose la présence immédiate de Willy dans le contexte médiatique et l'émergence difficile de son portrait à travers un roman. Dans les entretiens, les points de vue de l’écrivain éclairent davantage l’œuvre. En soulignant le fait que le processus d'écriture est un jeu de dissimulation /dévoilement entre ce qui relève de la biographie et ce qui relève de la fiction, Willy ouvre sur une lecture bio-fictionnelle. C'est donc dans une interaction entre tentation de se faire passer pour un écrivain et un désir de dépersonnalisation que s'inscrit la figure de l’homme de lettres construite par les romans et l'image de l'intellectuel-mondain, d'un sujet écrivant dans le contexte historique de son époque, laquelle est sous-tendue dans les entretiens.
17Ainsi le corps entier de Willy devient-il une somme de relevés topographiques, « le produit de la création des autres1 » pour reprendre l’envers d’une expression de Barthes sur Michelet dans Michelet par lui-même. Ceci nous amène à Barthes et au retour amical de cet auteur par le biais des « biographies nues » c’est-à-dire par le biais de quelques détails, de quelques goûts qui rompent la linéarité du temps. Mais à quoi ressemble une biographie sinon à ce que Barthes appelle une photographie, dans La Chambre Claire : « J'aime certains traits biographiques qui, dans la vie d'un écrivain, m'enchantent à l'égal de certaines photographies ; j'ai appelé ces traits des « biographismes », la photographie a le même rapport à l'histoire que le biographisme à la biographie2 ».
18Reste à savoir si le physique d'un écrivain donne quelque chose à voir de l'image que l'on se fait de lui à partir de ses écrits. Quand je regarde la photographie de Willy sur la couverture des œuvres signées par lui, c'est tout un passage qui s'offre à moi, faisant connaître un visage. Willy existe par l'écrit, il existe encore par l'image. Le reconnaître, est-ce reconnaître ce que les autres écrivent pour lui ? D’un texte, d’une phrase peut alors surgir la photographie d'un auteur comme un paratexte qui réactiverait la lecture et nous conduirait au seuil du livre signé par lui.
19Au plan de la réception réelle de l'œuvre, Willy a commencé à être connu et lu grâce à ses interventions multiples ; c'est donc au moment où il intervient dans un cadre non fictionnel, en son nom propre et de manière ferme qu'il parvient à se faire entendre dans les Lettres à l’ouvreuse. Du reste, il réaffirme ses partis pris, au cours de réunions littéraires, d'entretiens avec des journalistes et des chercheurs, ou dans des documentaires. Il devient un écrivain aux images nombreuses, qui dessinent de lui un portrait plutôt ferme. Avec les années et la notoriété, les contours de ce portrait ne changent plus, bien qu'y demeurent souvent ces flottements, ces indécisions dont se nourrissent les grands personnages.
20L'image de l'auteur est un effet de la présence du lecteur regardeur, qui pense connaître un peu Willy, non pas à la lueur de son œuvre, mais par les photographies publiées de lui avec ou sans Colette, reflétant l’évolution si bien marquée de son visage. Ces photographies permettent de remonter à la surface du visage, à cet air qui se pose comme étant « une chose exorbitante », qui conduit du corps à l'« âme » et donne à voir « le sujet tel qu'en lui-même », comme le formule Barthes dans Sa Chambre Claire. Cette présence d’autrui dans le texte consiste à venir en nous, à faire une entrée de ce que Levinas nomme « visitation3 ».
L’imposture littéraire
21En s'attardant sur Willy, nous remarquons que le pouvoir fascinant de l'imposture est la théâtralisation de la propre vie de son auteur : faire de soi un autre personnage, obéissant au principe de plaisir, au lieu d'adopter le principe de réalité. Willy a voulu faire croire aux autres comme à lui-même qu'il est l'homme de la place qui lui est attribuée dans la société et qu'il est à la hauteur de son idéal du moi.
22Il écrivait sous des pseudonymes divers : Gaston Villars, Jim Simley, Maugis, Boris Zichine, Willy, l'ouvreuse et Robert Parville. Une prolifération de noms possibles à travers lesquels Henry Gauthier-Villars triomphe en se perdant. Dans les dernières années de sa vie, Henry Gauthier Villars quand il s'entendait nommer Willy, déclarait : « c’est un vieux rigolo que j'ai bien connu : il est mort il y a vingt-cinq ans ». Il se référait alors à l'époque de sa rupture avec Colette. Le premier travail de librairie qui porte son nom au Catalogue des éditions Gauthier-Villars en 1887, c'est la photographie des objets colorés avec leur valeur réelle, par le docteur H. Vogel traduit de l'allemand par Henry Gauthier-Villars. Tous les livres écrits par Henry Gauthier-Villars sur la photographie sont signés de son vrai patronyme. Il réserve les pseudonymes aux romans et à la critique musicale.
23L’éclatement du je culmine avec le syndrome de la personne multiple et des personnages fabriqués. Claude Arnaud dans Qui dit je en nous ? consacre deux chapitres au cas de Binjamin Wilkomirski. On se souvient de ce clarinettiste suisse qui prétendait avoir été un enfant déporté à Auschwitz. Son récit, Fragments (Calmann-Lévy 1997) avait connu un succès d’estime et lui-même avait eu les honneurs des universités, quand il fut démasqué comme étant en réalité un natif du canton de Berne, adopté dans son enfance, sa prétendue généalogie juive étant inventée de toutes pièces.
24Lorsque Gauthier-Villars le père, propriétaire de l'imprimerie-librairie du quai des Grands Augustins, songe à sa succession, il s'associa ses deux fils : l'aîné Henry chargé de la direction commerciale et le cadet Albert, polytechnicien, à la direction technique. Henry quitta la maison d'édition en 1913, l'année de son mariage avec Colette pour se consacrer exclusivement à la littérature et à la critique musicale.
25Willy n’était pas un personnage ordinaire, les faits et gestes d'une de ses journées témoignent, tout comme ses écrits, de son acuité cérébrale. Levé peu après l’aube, il froisse les gazettes humides encore de leur tout récent tirage, parcourt les revues, s'enfonce dans l'intimité souvent ténébreuse des poèmes les plus hermétiques. Il dirige une grave maison d'édition, ce jongleur de mots ; et ce vrai caricaturiste parfait en lui une mélancolie qui s'exprime dans sa correspondance. En public, il adopte une attitude de circonstance, il crée son personnage.
26Lors de son divorce, Colette constate qu'elle a été une mignonne secrétaire car comment pourrait-il abattre tout seul son courrier ? Le nombre de lettres et de cartes postales écrites en une journée est incalculable. Avant même son arrivée à Paris, Gabrielle est déjà Colette, et de son nom de famille, elle fera le prénom de son pseudonyme Colette Willy qu'elle gardera jusqu'en 1931. Colette et Willy ont bien des difficultés avec leur propre identité.
27Dans la production flamboyante de Willy, il est difficile de distinguer la part des collaborateurs et la part des corrections de Willy, si ce n'est dans les calembours. Colette, qui fait désormais partie de ses nègres, est sûrement source de profit pour lui : « Je trouvais naturel de vivre les poches vides », disait-elle.
28C'est surtout à partir de 1895 que Willy, ne se contentant plus de son métier de chroniqueur, commence à faire écrire et à publier des romans. On peut croire que sa rencontre avec Curnonsky et avec Jean de Tinan a été décisive. Leur but est de produire des romans sous une marque commune et de faire de l’argent. Willy est le rédacteur en chef des ateliers – comme dira Colette – où vont s'élaborer plus de cinquante romans. Peu de temps après son mariage, Willy suggère à sa femme de se lancer en écriture. « Un an, dix-huit mois après notre mariage, raconte Colette, M. Willy me dit : « Vous devriez jeter sur le papier des souvenirs de l'école primaire. N'ayez pas peur des détails piquants, je pourrais peut-être en tirer quelque chose, les fonds sont bas4. » Willy n'a fait que barrer des confidences trop intimes, comme le mentionne Curnonsky(1) ; parcourant le manuscrit, il lâche : « ça ne sert à rien, je m'étais trompé ».
29Le comportement de Willy a été vivement décrit dans Mes apprentissages (1936), à un moment, il est vrai, où l’intéressé, décédé en 1931 était hors d’état de lui répondre : » Son mot le plus fréquent – j’en sais quelque chose, c’était : vite, mon petit, vite, il n’y a plus un sou dans la maison. Et vite en effet ses secrétaires volaient vers les bureaux de poste, chargés d’un courrier abondant – (…) vite Pierre Veber, Jean de Tinan, Curnonsky, Boulestin, etc. abattaient des chapitres de roman. Vite Vuillermoz après Alfred Ernest, André Hallays, Stan Gollestan, Claude Debussy, Vincent d’Indy lui-même nourrissaient les Lettres de l’ouvreuse5 ». De ces noms, plusieurs sont oubliés, d’autres sont restés dans l’histoire littéraire.
30Colette brosse la caricature d’un homme qui ne fut certes pas un modèle de vertu, qui se vengea de son incapacité à écrire en dédaignant la littérature qu’il admirait pourtant et qu’il connaissait bien mieux qu’on ne le pense. Selon Gérard Bonel, « Colette achève le cadavre avec une perfidie jubilatoire. Impuissant, érotomane, velléitaire, avare, cynique et surtout menteur. Colette brosse de son premier mari un portrait sinistre. Ce roi du boulevard, fabriquant de romans lestes, en restera marqué au feu rouge6 ».
31De sa rupture avec Willy, nous avons la version littéraire telle que Colette l’a fixée : après l’avoir trompée et chassée, Willy s’envola avec sa jeune maîtresse. Or, d’après les lettres réunies par Michel Rémy-Bieth, Willy fut triste lorsque Colette quitta le domicile conjugal pour se réfugier auprès de Missy. Il se plaint qu’elle ne l’ait même pas averti de son départ. Derrière le cynique industriel d’ouvrages légers, derrière le grand bourgeois en rupture de ban, la correspondance recueillie par Rémy-Bieth révèle un homme pitoyable, cachant une grande mélancolie.
32L’idée de faire travailler des nègres pour son compte, Willy l’avait amorcée au cabaret Le chat noir, où il avait commencé comme critique musical, collaborant à une foule de revues et de journaux sous des pseudonymes nombreux, comme à l’Echo de Paris où sa rubrique était signée « Une ouvreuse du cirque d’été ». En 1890, il se tourne vers le genre romanesque en associant systématiquement des collaborateurs. Ce travail d’équipe donne lieu à une véritable industrie littéraire qui se développe dans les ateliers.
33Dans les ateliers, Willy retouche pour donner le ton, parachève et signe le plus souvent. Jean de Titan a écrit le manuscrit de Maîtresses d’Esthète, signé par Willy à la manière des Claudine de Colette. Devenu un écrivain professionnel, Willy fait sa demande d'adhésion à la Société des gens de lettres en 1897, avec le soutien de Victor Margueritte. Il est admis comme membre sociétaire le 28 mars 1898. L'activité de Willy semble se ralentir en 1899, il ne publie que des recueils d’articles.
34La naissance de Claudine à l'école en 1900 sera signée par Willy. Mais c’est bien Colette, sous le masque de Willy qui inaugure le siècle avec un succès retentissant, même au sens commercial du terme. Avec son génie publicitaire, Willy exploite ce succès de libraire. Seuls quelques contemporains lucides, Rachilde et Catulle Mendès soupçonnent alors qu’une femme est à l’origine du mythe en train de se former.
35Maintes fois portée à la scène, Claudine devient, grâce à Willy, le personnage le plus populaire du siècle. Cet engouement trouve des répercussions dans les activités commerciales les plus inattendues : chapeaux, cigarettes, parfums … alors que les glaces et les gâteaux Claudine apparaissent aux étals de la pâtisserie La Boétie. De succès en succès, Claudine devient une manne pour ses auteurs. Mais Willy est toujours à court d’argent – la fréquentation des tapis verts coûte cher –. Il vend les droits des quatre Claudine en pleine propriété à leur éditeur. On imagine la colère de Colette qui accuse son mari de l’avoir dépouillée. Colette ne pardonne pas à Willy d’avoir dilapidé sa fortune. C’en est fini du couple vainqueur qui quelques années plus tôt paradait à cheval au Bois de Boulogne.
36Malgré lui, Willy restait fasciné par celle qu’il avait arrachée à son destin de provinciale, sans dot, et qu’il avait formée, introduite dans les salons les plus huppés. Ce qu’il admirait chez elle, c’est ce qui lui manquait : la volonté implacable.
37Si Willy a usurpé à Colette les Claudine, ce droit lui sera cédé plus tard, mais il revient à Willy le mérite d'avoir formé un talent. Colette reconnaît que Willy lui rend un fier service lorsqu’il lui déclare : « Je ne savais pas, ma chère, que j'avais épousé la dernière des lyriques ». Willy a pris la précaution de terminer Claudine à l'école par son départ à Paris, une façon d’ouvrir sur une suite.
38Avec Claudine à Paris, ce ne sont pas des souvenirs d’enfance, mais d'un passé tout récent que Colette tire son intrigue. Dans ce roman, Maugis est la seule confidence que Willy a faite sur lui. Des traces de ce Maugis se trouvent déjà dans Maîtresse d'esthètes de Willy. En créant Maugis, Willy cède à une de ses mégalomanies, celle de « l’obsession de se peindre » et de l’amour de se contempler. Colette n’a jamais réclamé la propriété du personnage. « Dans toute l’œuvre signée du nom de Willy, durant leurs années de vie conjugale, Maugis réapparaît partout comme un leitmotiv. Il se rencontre dans Claudine à Paris, à travers les pages de Claudine s’en va et de La retraite sentimentale, quitte à rebondir de nouveau dans Minne et Les égarements de Minne. A la fin de la lecture de l’œuvre, on ne peut se retenir de répéter avec Claudine « quel type de Maugis7 ».
39Claudine en ménage le plus osé des Claudine, place Willy au rang des romanciers français ; comme les deux précédents, ce roman est autobiographique bien que Colette oublie de mentionner quoi que ce soit à son sujet dans Mes apprentissages. Le manuscrit est de Colette, même si les corrections de Willy sont nombreuses. Après les Claudine, Colette tente de créer une nouvelle héroïne à travers Minne, une nouvelle de cinquante pages que Willy a gonflée au volume d'un roman, suivi un an plus tard, des Égarements de Minne. C'est avec ces deux romans que Colette prend conscience de sa qualité d’écrivain. En 1904, après la séparation d’avec Willy, elle les condense en un seul volume : L'Ingénue Libertine. Les deux Minnes sont les derniers romans de Colette signés par Willy. De 1900 à 1905 Colette aura publié cinq romans, ce qui est beaucoup pour une femme qui ne voulait pas écrire ! Dans le même temps, Willy signe seize livres, Henry Gauthier-Villars sept.
40Après six romans usurpés à Colette par la signature de Willy, apparaît pour la première fois, sur Les douze dialogues des bêtes, le nom de Colette Willy. Cette signature Colette la gardera jusqu'en 1913, avant de signer par la suite de son vrai nom, Colette. Elle demande que lui soit reconnue la légitimité de son œuvre. Sur la gravure de son portrait peint par Jacques-Emile Blanche et placée en regard du titre de Douze dialogues des bêtes : Colette pose seule sans Willy qui avait l'habitude de se photographier avec elle en prenant soin de la dominer.
41La Retraite sentimentale, publiée après la séparation du couple, est précédée de cet avertissement : « pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la littérature, j'ai cessé de collaborer avec Willy. Le même public qui donnera sa faveur à nos six filles légitimes, les quatre Claudine et les deux Minne se plaira j'espère à La Retraite sentimentale et voudra bien retrouver dans celle-ci un peu de ce qu'il goûta dans celles-là ».
42Le 22 mars 1909, Willy autorise les éditions Ollendorff à modifier la signature des Claudine, cédant en même temps à Colette la propriété de deux Minne. Colette récupère ses droits d'auteur et continue à signer Colette Willy jusqu'à son mariage avec Jouvenel, où elle adopte le nom de Colette et adhère à la Société des gens de lettres. En 1909, Colette commence la rédaction de La Vagabonde, en feuilletons d’abord, dans La Vie parisienne, avant de la publier en 1910 chez Ollendorff avec la mention des quatre Claudine dans la liste des ouvrages du même auteur. Dans La Vagabonde, Colette se déchaîne contre Willy qui apparaît sous le nom d’Adolphe Taillandy, nom que Willy avait adopté pour sa garçonnière du 99, avenue Kléber, et qu’elle tient sans doute à lui rappeler. Elle le décrit dans sa fureur du mensonge, et conclut : « Mon Dieu que j'étais jeune, et que je l'aimais cet homme-là ! Et comme j'ai souffert8 ».
43Willy ne signait pas que des œuvres de littérature grivoise, il suffit de lire les Amis de Siska (1914) ou l'Ersatz d'amour (1923) pour constater que le ton cynique et grave de ces deux romans les rattache à la production romanesque du début du siècle. Le plus déroutant dans les œuvres de la marque Willy est qu’il arrivait qu’une dizaine d'écrivains travaillent sur un même manuscrit qui sera signé par Willy. En 1922, Willy fait une commande à Pierre Varenne pour Claudine à Genève, le dernier livre de Willy que publie Albin Michel. Colette considère qu'elle a été volée et revendique la propriété de ses œuvres. Elle avait gardé les manuscrits des Claudine écrits de sa main, dont les annotations en marge, le plus souvent pornographiques, étaient dues à Willy. L'interview de Frédéric Lefèvre « une heure avec Colette » paraît dans le numéro des Nouvelles littéraires de Mars 1926. Colette lui présente vingt-huit cahiers écrits de sa main et comportant quelques mots de la main de Willy.
44Tous les romans de Willy issus de plumes diverses ont entre eux un indésirable air de famille. Dans Mes apprentissages, Colette compte les états successifs de l'écriture d'un roman aux ateliers : à chaque étape, il passe entre les mains de Willy et reçoit des retouches, la marque Willy fait vendre. Colette le sait si bien qu'elle signe Colette Willy durant dix-huit ans et ne devient Colette qu'en 1923 avec Le Blé en herbe. Bonheur de l'imposture dont profite Colette. Elle a profité de Willy, qui lui a révélé son talent et lui a transmis sa notoriété, sans chercher après le divorce à lui retirer son nom.
45Le but ultime de Willy est de publier pour la gloire, alors que le projet des jeunes écrivains travaillant dans ses ateliers est de s'abriter derrière sa signature afin de faciliter la publication et la vente de leur production littéraire. La signature de Willy cache en effet l'identité collective de tous les nègres travaillant pour lui. A son tour, il corrige leur brouillon pour restituer une certaine unité à ce texte issu de plusieurs plumes.
46Ce procédé traduit la névrose d'être auteur chez Willy : « N'ayant pas le courage de se confronter à la feuille blanche, il signe des textes qu'il n'a pas écrits à la manière de l'Ubu roi de Jarry ». Sa créativité est celle des autres. Il s'aventure à créer des calembours et à inventer des dialogues. On entend dans cette difficulté d'écrire un échec de la métaphore paternelle, liée à une hantise de la castration, qu'il cherche à dépasser en s'appropriant l'écriture des autres. A cet égard, Willy paraît un précurseur de cette forme d'édition très répandue de nos jours qui consiste à tracer le synopsis d'un roman, d'en confier la documentation à une équipe et la rédaction à une autre équipe qui s'en répartit les chapitres selon les compétences de chaque plume, ceci sans état d’âme, le but du jeu étant de créer un best-seller orchestré avec efficacité par celui qui sait et donc qui signe. Willy serait un Paul-Loup Sulitzer avant la lettre. Il a le talent particulier de mener une histoire pour la plus grande satisfaction des lecteurs, pliant les personnages aux goûts du public et la trame romanesque aux modes et à l'air du temps. La marque de ce type de romans fabriqués est son aptitude redoutable à créer des types, c’est-à-dire, des héros originaux au caractère bien trempé auxquels le lecteur s'identifie immédiatement au point d'en redemander. La série des Claudine est tout à fait emblématique de ce succès pensé et manipulé en conséquence. Le public ne s'y trompe pas et Claudine devient instantanément une référence claire et commune à tous, même à ceux qui n'ont pas lu les romans en question ! Willy a réussi par son imposture un coup de marketing littéraire. Le plus beau de l'affaire est que sa création lui échappe au point que le public, identifiant Claudine à Colette, finisse naturellement par reconnaître en elle le véritable auteur de la série. Le personnage a pour lui une importance primordiale et il se garde bien de créer un authentique personnage ; il se contente de héros et d'héroïnes aux visages interchangeables, à la psychologie réglée une fois pour toutes, alors que Claudine irradie un jeu intérieur qui doit tout à son véritable auteur. On peut dire qu'elle crève la page et le négrier finit par s'y brûler les doigts.
47Il faut encore dire un mot du lien très particulier qui unit le nègre à son commanditaire. L'un écrit, dans une démarche de productivité programmée et calibrée tel un pensum. L'autre lit et réclame les nécessaires modifications à apporter pour que chaque texte trouve sa juste place dans un ensemble dont il est le seul à avoir une vision totale. En ce sens, cette lecture est une appropriation absolue de l’écriture produite par l’autre. Cette prise de possession est totale. Chaque page rendue est un paravent pour celui qui en fin de compte la signera. Il se persuade que sans lui pas une ligne n'aurait été écrite. Le nègre devient un porte-plume, un objet d’écriture. Colette a pu trouver un certain plaisir à cette sujétion qui la poussait, face à la page blanche, à sortir d'elle-même et à maîtriser de sa plume inventive le désir qu'avait cet homme impérieux de voir son nom sur la couverture du livre qu'elle était seule capable de rédiger.
48Colette ne tarde donc pas à se joindre au monde des nègres de son mari. Elle s'intègre vite au travail des ateliers. Elle est déjà rodée, car elle a fréquenté, en compagnie de Willy, les salles de rédactions des milieux parisiens, attendant les épreuves des Lettres à l'Ouvreuse. Ces premiers pas de son apprentissage littéraire ont eu lieu dans une ambiance parfumée d'encre humide, chargée de papier neuf. Elle se forme sous l'égide d'un mari devenu son initiateur et son maître. L'intervention de ce mari/père pourrait s’interpréter comme une opération phallique qui transforme la spontanéité d'une écriture en un ouvrage érigé à la loi du bien-écrire. Si l'on s'appuie sur les hypothèses émises par Lacan, la mère serait du côté du corps alors que le père est du côté du langage.
49Les corrections de Willy marquent un ordre au plan de la structure du texte. Elles suspendent le cours de l’écriture, brisant la rêverie. Le texte est châtié. La première lecture de Claudine offre un style émaillé de mots étranges qui ne se rencontrent pas dans les romans signés du seul nom de Colette. Un « babélisme imprévu et un polyglottisme difficile à ignorer ». Dès les manuscrits conservés à la Bibliothèque Nationale on peut vérifier la fréquence des mots et des expressions entre parenthèses, rapportés par Willy, pour embellir son style. Après la rupture avec Willy, le goût de Colette pour la sobriété du style va croissant. Elle épure son écriture en remaniant plusieurs fois son texte et en supprimant ce qu'elle appelle des « ciselures inutiles ». L’intervention de Willy ne porte pas uniquement sur les mécanismes de l’écriture, mais aussi sur les personnages littéraires de Colette. La création de Madame Arnaud de Caillavet peut être attribuée à Willy. La caricature de Mme Caillavet dans Claudine à Paris renvoie à une brouille avec Willy en 1895 après la grande maladie de Colette.
50À la demande de Willy, Colette évoque dans Claudine en ménage, l'étape d'une liaison avec Georgie Raoul-Duval, modèle de Rézy dans le roman. Liaison perverse traduite d'une manière reconnaissable. Georgie Raoul-Duval eut connaissance de l'affaire ; elle achète entièrement les livres sortis aux éditions Ollendorff pour échapper au scandale. Quelques rares exemplaires sauvés de Claudine amoureuse, premier titre donné à Claudine en ménage en sont pour ainsi dire un vif témoignage. Le manuscrit est remanié de nouveau pour paraître sous le nom de Claudine en ménage au Mercure de France en 1902.
51Colette n'aurait pas été une femme de lettres sans l'intervention de Willy. L'imposture de Willy a fait d'elle un écrivain en lui imposant un horaire d'écriture, « ce métier de forçat » comme elle le signale. Willy a le mérite d’attirer l’attention de sa femme sur l’esprit de la composition romanesque et l’art d’enchaîner les différents éléments d’un récit. Paul d’Hollander qui a examiné les manuscrits des Claudine à la Bibliothèque Nationale conclut que les interventions de Willy furent nombreuses et importantes. Quel paradoxe ! Colette n'entreprend jamais de rapporter ses souvenirs, que sur l'instance de son mari. Elle ne songe jamais à écrire, ni même ne le souhaite : « J'ai en horreur le papier et l'écriture ». Elle n'aime se fatiguer que de choses agréables, comme elle le signale dans une lettre inédite à Nathalie Barney en 1925. Les treize années passées avec Willy ont laissé sur sa personnalité et son caractère une impression qui marque son œuvre entière. Son talent va désormais s'épanouir sans pour cela échapper aux exigences de l'homme qui l'a éveillée. Toute sa vie, elle ne peut nier lui devoir la révélation de ses dons. Il en est de même de Sido qui lui écrit en 1911 : « n'empêche que je me dis souvent ce que tu te dis vaguement, c'est que si tu n'avais pas vécu quelque temps avec ce phénomène, ton talent ne se serait pas révélé9 ». Colette dans Mes Apprentissages a admis qu’il a eu raison de critiquer un certain lyrisme incongru qui figurait dans sa première manière d’écrire.
52Colette reconnaît chez Willy un sens rare dans l’organisation du travail. Cet homme qui n’écrivait pas avait plus de talent que ceux qui écrivaient à sa place. Willy souffrait d’une étrange inhibition devant l’écriture qui l’amenait à déléguer à d’autres le soin de la rédaction. À peine avait-il l’idée d’un roman, qu’il cherchait le nègre susceptible de le mettre en récit. Colette ne cesse d'établir une ressemblance entre son père et son mari. La ressemblance est établie par leur commune incapacité d’écrire. Le père passe sa vie à rêver d'être écrivain et le mari veut passer pour écrivain en signant les ouvrages écrits par les autres.
53Le rapport au texte de Colette est marqué à ses débuts par l'influence de Willy et de son « savoir voir ». Après le meurtre symbolique de Willy, cette même activité passe par le « savoir sentir » de la mère. Intense exploration dans le corps du texte d'une oralité perdue et retrouvée dans l’écriture.
54À mesure que la carrière de Colette s’affermit et gagne en renommée, celle de Willy faiblit. Le goût du public a changé : la littérature grivoise de la Belle Epoque a cessé de plaire. Les derniers jours de Willy sont difficiles. La souscription lancée en 1929 par les amis de Willy, recueille quatre mille francs. Colette, sollicitée, refuse d’y participer. Mais Willy a eu un bel hommage posthume : trois mille personnes suivent son convoi mortuaire.
55Pour conclure, je voudrais dire qu’une tradition conçoit l’œuvre littéraire comme individuelle ; dans cette tradition, le lecteur reçoit comme tromperie un ouvrage dont la couverture porte un nom autre que celui de sa rédaction. La lecture étant appréhendée comme un pacte d’amitié au sein de la dyade lecteur/auteur, toute tentative de faux est sévèrement jugée.
56Nous vivons à une époque de falsification identitaire, qui fait écho à l'ère du soupçon où écrivains et écrivants prennent pour matière leur propre vie en s’en inventant une autre ou en se faisant passant pour un autre. Cette prolifération de vies possibles est devenue un kaléidoscope, « un monstre incompréhensible » selon Claude Arnaud dans Que dis-je en nous10 ?
57Aussi, parler de l'imposture, c'est faire le point sur les coulisses de la création littéraire. Ce qui nous amène à clarifier la différence entre plagiat et imposture. Le plagiaire se nourrit de réécritures diverses qui révèlent sa capacité de récréation infinie. Mentionnons à ce titre, l'intertextualité chez Barthes et Le livre à venir de Maurice Blanchot. L'imposteur occupe illégitimement une place pour usurper un pouvoir. Son but caché est de tirer gloire et fortune. Le mot imposture qui conduit vers un certain pouvoir n'existe pas au féminin. Ce n'est que de nos jours que l’on parle de femme ayant du pouvoir. L'étymologie du mot imposture vient du latin impostura (tromperie), et l’acception contemporaine donnée par le dictionnaire Le Robert est une « personne qui prend un nom, une qualité qui ne lui appartient pas ».
58Le plagiat diffère de l’imposture. Il a été conçu comme un hommage aux illustres prédécesseurs qu'on cherche à imiter alors que l'imposture en littérature est supercherie, l'auteur signe un texte qui n'est pas de lui ou se fait passer pour un autre par le recours à la pseudonymie. Pierre Bayard dans son livre Le plagiat par anticipation11 constate que plagier, c’est « écrire à la manière de ». Ce procédé est admis jusqu'au xviiie siècle ; il considère que la propriété légale d'une œuvre n'existe pas. Il a fallu attendre la reconnaissance juridique de ce statut par Diderot et Beaumarchais, qui consacre « le fameux droit d'auteur ». Plagier reste alors une sorte d'expérimentation, dans la recherche d'une écriture singulière. P. Bayard a légitimé le plagiat en montrant comment Voltaire s'est inspiré de Conan Doyle. Il révèle ainsi l'extraordinaire pouvoir des plagiats, lequel crée un troisième texte enrichissant à la fois l'horizon de l'auteur et du lecteur, alors que l'imposture, qui n’est pas autorisée par la loi, consiste à occuper une place à laquelle on n'a pas droit : dans le cas Willy, la supercherie a été à la base de la découverte d’un génie.
Notes de bas de page
1 Roland Barthes, Michelet par lui-même, Paris, Seuil, 1954, p. 18.
2 Roland Barthes, La chambre claire, Seuil, 1980, p. 54.
3 Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Vrin, 1981, p. 51.
4 Colette, Mes apprentissages, Gallimard, Biblio. de la Pléiade, t. III, 1991, p. 996.
5 Ibid.
6 Gérard Bonel, Colette intime, Phébus, Paris, 2004, p. 15.
7 Carmen Boustani, L’Écriture-corps chez Colette, L’Harmattan, 2002, p. 21.
8 Colette, La Vagabonde, Œuvres, t. I, Gallimard, La Pléiade, 1982, p. 1135.
9 Sido, Lettres à sa fille, (lettre de février 1911) Paris, Éditions des femmes, 1984, p. 1909.
10 Claude Arnaud, Qui dit je en nous ? Grasset, 2006.
11 Pierre Bayard, Le plagiat par anticipation, éditions de Minuit, 2009.
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