Y a-t-il un honneur des clercs ?
p. 281-300
Texte intégral
1Il y a quelque paradoxe embarrassant à devoir traiter de l’honneur des clercs. Tout d’abord parce que cette valeur mondaine n’est pas très en faveur dans le discours chrétien qui promeut avant tout l’humilité, la pauvreté en esprit et dénonce l’enflure de soi, la superbia, l’orgueil. Si l’honneur est une passion de soi, une conservation de soi, une promotion de soi, en un mot, si l’honneur est cet idolâtrie de soi, alors il n’a pas sa place chez un chrétien et encore moins chez un clerc. L’honneur n’a du reste pas droit à un article dans le dictionnaire de droit canonique, pas plus dans celui de Maillane que dans celui de Naz. Les manuels de confesseur et les écrits des moralistes chrétiens rappellent que la vengeance des offenses n’est pas chrétienne1.
2Pourtant il faut se garder de trop durcir les oppositions comme le montrent les tragédies sacrées qui fleurissent dans les collèges et même sur les scènes parisiennes entre 1640 et 16602. Prenons par exemple le martyre de saint Eustache, de Nicolas Mary. Cette tragédie n’est pas la première sur ce saint qui inspire de nombreuses autres pièces en Italie, en Allemagne et en Espagne. C’est l’histoire d’un général romain Placide-Eustache retiré dans une solitude insulaire et qui s’interroge s’il doit répondre à l’appel de l’empereur Trajan qui l’invite à prendre la tête des troupes contre les Perses. Son compagnon et maître spirituel, « un vieillard plein d’honneur » vainc ses réticences :
« Allez donc cher Placide où l’honneur vous appelle
Allez pour votre prince employer votre zèle3. »
3Sur le champ de bataille, « lice d’honneur », Placide reconnaît ses propres enfants dans deux vaillants soldats qui se sont illustrés au combat.
« Vous vous êtes montrés bien digne de mon sang
Partagez avec moi les honneurs de mon rang4. »
4Voici donc la famille retrouvée et la victoire remportée dans l’honneur, à savoir dans la fidélité à son sang et au service du roi. Ce comportement honorable leur vaut les honneurs de l’empereur. Mais ce dernier veut entrainer Eustache à rendre les honneurs aux dieux païens. Il refuse car l’honneur n’est dû qu’à Dieu. Il subit le martyre en ayant conscience d’avoir servi son prince et son dieu, l’un et l’autre dans l’honneur, mais en plaçant l’obéissance à Dieu au dessus de celle du prince.
« La mort est toujours belle et toujours honorable
Quand on meurt innocent et non pas en coupable5. »
5Dans cette pièce, les honneurs reçus à la cour ou rendus aux dieux sont méprisables. Mais l’honneur, de Dieu, de l’empereur, de l’ermite ou de Placide sont loués. Il est honorable d’obéir à Dieu et à l’empereur. Ce service n’est pas qu’une faculté personnelle, mais lignagère. Elle encourage les hommes à se battre mais aussi les femmes à défendre leur virginité. L’épouse de Placide, Trajane a été condamnée à un déshonneur pire que la mort : le viol. Telle Lucrèce, elle s’apprête à mettre fin à ses jours plutôt que de subir l’outrage, mais prie Dieu qu’il lui conserve son honneur.
« En m’ôtant le jour conserve moi de l’honneur
…
De mon honneur il va de ta gloire6. »
6L’honneur féminin et la gloire de Dieu se rejoignent ici, car c’est pour Dieu et pas seulement pour son époux qu’elle refuse le viol. La divinité fait aussitôt périr l’impétrant violeur. « Dieu a sauvé mon honneur » se réjouit Trajane7. Le suicide est jugulé par cette intervention providentielle Dans cette pièce sacrée, il est question de laïcs se débattant entre le service du roi et de la foi, sans que l’honneur ne soit dévalué.
7Alors si l’honneur ne consiste qu’en la vaillance des hommes et la chasteté des femmes, pour reprendre l’expression de Furetière, la situation du clerc est embarrassante. La chasteté lui sied, mais il est homme, or la vaillance ne relève pas de son ministère. Même après que François de Sales a défendu l’idée qu’on pouvait faire son salut dans tous les états sociaux, les clergés réguliers et même séculiers sont encore persuadés qu’ils sont les plus parfaits des chrétiens. Le prêtre est la quintessence des vertus chrétiennes8. Dès lors, l’honneur des vertus ne doit-il pas chez lui l’emporter sur les vertus de l’honneur ? La réforme du clergé, quelle soit gallicane, tridentine ou romaine, a accru l’exemplarité chrétienne du sacerdoce, puisque même le clergé séculier est invité à se séparer du monde, à mourir au monde, sur le modèle des réguliers. Dès lors le problème pourrait être vite réglé. L’honneur est une valeur mondaine incompatible avec l’état clérical9. Mais le christianisme, jusque dans les formes les plus absolues de la vie contemplative s’inscrit dans l’histoire des hommes. Un Dieu incarné, attendu et raillé comme roi des Juifs fonde une institution qui, a englobé tous les aspects de la vie des hommes du Moyen âge. Il faut donc voir comment ces clercs qui doivent mépriser l’honneur composent avec une société où cette valeur est cardinale. Le clerc n’est pas une monade isolée.
8Etant conscient qu’il y a loin de l’idéal-type du bon prêtre, du bon religieux ou du bon évêque et de la réalité des comportements, je m’efforcerai moins de comprendre les écarts entre la norme et les pratiques que d’essayer de comprendre comment ces normes sont traversées de contradictions, de tensions, et que c’est par cette fondamentale ambiguïté de l’église vis-à-vis de l’honneur que peut s’expliquer l’existence de pratiques. Ce qui permet de sortir de l’histoire moralisatrice des abus et de ne pas métamorphoser l’historien en juge.
Mépriser l’honneur
9L’honneur est une notion qui se décompose en une multitude d’impératifs, de ressorts et de vertus. Je n’entrerai pas dans le vaste débat qui consiste à déterminer si l’honneur est l’apanage d’une classe nobiliaire ou une donnée anthropologique générale qui distingue des hommes sans honneur et des gens honorables, quelle que soit leur naissance. La question a divisé les hommes du temps comme l’a montré Ellery Schalk. Elle oppose aujourd’hui les spécialistes de la noblesse à ceux qui, travaillant sur les soldats ou sur les formes de délinquance, découvrent une diffusion généralisée de l’honneur dans tout le corps social. Mais il est clair qu’un grand nombre de traits requis du clerc vont à l’encontre de ce sens de l’honneur, qu’il soit exclusivement nobiliaire ou partagé par le commun des mortels.
10L’honneur est tout d’abord affaire de famille, de parenté et de sang car il consiste à être digne de ses ancêtres, à transmettre sans macule infamante un nom chargé de vertus déposées en héritage. Certes le clerc est bien fils de quelqu’un, et certains prélats sont parfois peu enclins à oublier leur origine, comme les Beauvilliers, soucieux de rappeler leur proximité avec le sang de France au début du XVIIe siècle en possédant Montmartre, ou le cardinal de Bouillon dont la possession de Cluny s’inscrit dans une stratégie de démonstration généalogique10. Mais l’idéal proposé aux clercs est de faire leur journée du guichet. Le chanoine de Saint-Victor, Philippe Gourreau de la Proustière commence ses mémoires-confessions en rappelant que le chrétien ne doit avoir d’autres généalogies que celle de Jésus. A fortiori le clerc. Il n’y voit que « vanité de la race » et entame donc le récit de sa vie au moment de sa profession. Certains ordres religieux imposent même lors de la prise d’habit un changement de nom qui signifie bien cette rupture avec la famille charnelle. Il est aussi fréquent d’appeler l’évêque du nom de son siège, monsieur de Paris ou de Nantes. Enfin, l’on parle des messieurs de Sainte-Geneviève ou de Saint-Sulpice pour désigner les membres de ces communautés.
11Surtout le clerc se condamne à n’engendrer personne. Il doit transmettre la parole de Dieu, non un patronyme. La vocation cléricale porte en elle la dénonciation de ceux qui au temps de la noblesse taisible savent que l’honneur s’acquiert dans la durée et la reproduction. Voila pourquoi les magistrats, parfois dérangés dans leurs stratégies matrimoniales d’ascension sociale par le choix de leurs enfants pour la vie religieuse, sont soucieux d’affirmer l’autorité parentale, suscitant en retour l’exaltation de l’appel divin. Ensuite le célibat du clerc le met hors du champ de la sexualité où l’honneur se montre si susceptible et sourcilleux. Un clerc n’a pas à se poser la question qui taraude Panurge : doit il se marier et s’il se marie sera-t-il cocu ? Claude Gauvard a montré que les rixes commencent souvent par des injures à caractère sexuel11. Or le clerc célibataire ne risque pas d’être cocu, même si les fabliaux ou les nouvelles de l’Heptameron de Marguerite de Navarre font souvent de lui le grand cocufieur qui profite de son prestige et de sa charge de confesseur pour solliciter pénitentes, voire jeunes garçons. Mais l’opprobre morale liée à ces comportements est sans conséquence sur l’honneur attaché à filiation puisque le clerc n’en a pas. Dégagé du modèle familial, le clerc est en conséquence éloigné de cette préoccupation de l’hérédité et de la filiation légitime qui fonde et exacerbe souvent le sentiment de l’honneur. Il est au contraire une des figures qui vient, par ses déportements sexuels troubler l’honneur des familles et l’on comprend que la société ait vu d’un bon œil la Contre-Réforme et sa disciplinarisation du corps ecclésial.
12L’honneur est aussi souvent affaire de service militaire, du sang versé, au service du roi mais aussi pour défendre son honneur personnel. Or le clerc ne doit se consacrer qu’au Christ. Certes il a un rapport au sang puisqu’il consacre à l’autel et rêve du martyre. Mais celui-ci reste subi et infligé. Le clergé ne doit verser le sang par les armes. Il y a certes loin de la réalité à l’idéal comme l’atteste la participation à la guerre des cardinaux, comme Richelieu ou le cardinal infant, et comme le suggère l’interdiction synodale réitérée aux prêtres de ne pas porter des armes ; les statuts synodaux de Beauvais de 1554 (article 12) et ceux de 1610 (article 110) le rappellent12. C’est contraire à leur dignité. Toutefois, dans la population des clercs délinquants de la fin du Moyen âge analysée par Claude Gauvard, la moitié porte des armes comme les nobles13. La réforme catholique n’a pas éradiqué totalement cet état de fait. En 1626, Pierre de Besse déplore encore que tant d’ecclésiastiques portent des armes14. Gilles Deregnaucourt a montré que même au XVIIe siècle, dans les diocèses du nord de la France et des Pays-Bas espagnols, pourtant labourés par la Contre Réforme, les prêtres se déplacent encore souvent avec gourdin et armes. Certains se battent même en duel15.
13Cette participation des clercs au duel a pu trouver quelques défenseurs comme le Navarrais Martin Azpilcueta. Mais de Boerius à Bonacina, il est plus communément admis que le clerc offensé peut fuir sans ignominie celui qui l’agresse. Et les papes Alexandre VII ou Benoit XIV ont fermement écarté toute justification de la participation des clercs au duel16. Le port d’arme clérical n’est guère lié au duel et le clergé armé l’est davantage dans un souci d’autodéfense que de susceptibilité. Claude Gauvard avait déjà noté que dans les lettres de rémission des XIVe et XVe siècles, les clercs apparaissaient plus souvent victimes qu’agresseurs, et leurs délits sont plutôt des vols et des viols que des affaires de sang et même d’injures17. Sous le règne de François Ier, en Picardie, les clercs sont aussi bien plus souvent victimes que coupables d’agressions18. Au XVIIIe siècle, en Bourgogne selon Eric Wenzel, seuls 18 % des délits commis par les clercs délinquants touchent des affaires susceptibles de toucher à l’honneur, comme les injures et les coups (15 %) et les meurtres (3 %19). On ne peut donc pas dire que le port des armes chez les clercs soit l’effet d’un sentiment exacerbé de l’honneur.
14Quant au service militaire du roi, il est incompatible avec celui de Dieu. Il faut combattre pour l’honneur de Dieu non pour la faveur du monde affirme Pierre de Besse20. Le clerc est interdit de porter des armes et de verser le sang même pour son roi. Durand de Maillane énumère parmi les causes empêchant d’accéder à la prêtrise le fait d’avoir verser le sang comme soldat, comme juge ou comme chirurgien, car ce sont là des défauts de douceur. Toute dérogation nécessite donc une justification. C’est ce à quoi s’emploie l’évêque de Saint-Brieuc, Denys de la Barde lorsqu’il prononce en 1646 aux Grands-Augustins de Paris l’oraison funèbre de l’archevêque de Bordeaux, Henri de Sourdis, qui a occupé d’importantes charges navales et remporté des victoires comme Leucate, ou la conquête des îles de Lérins. Il a même reçu l’ordre du Saint-Esprit. Devant l’assemblée du clergé réunie pour honorer l’un des siens, qui fut de plus son président, l’orateur ne s’appesantit pas sur ces succès militaires, « appréhendant le reproche d’avoir voulu trop exposer des exploits de guerre dans la vie d’un prélat21 ». Il s’en tire en occultant un peu l’engagement contre l’Espagne et en soulignant que le défunt a surtout combattu contre les protestants, et qu’en Espagne il a contribué à libérer des esclaves du Turc. Malgré tout, le poids de l’engagement militaire contre l’Espagne empêche de faire de Sourdis un archevêque croisé, de sorte que l’orateur préfère conclure prudemment que « le bien public est un bien divin et quiconque se porte au bien public se porte à une chose toute divine22 ». C’est le bien public, non l’honneur, qui explique cet engagement accidentel d’un prélat dans la guerre.
15Rappelons enfin pour conclure cette description de l’incompatibilité de la vie cléricale avec le sentiment de l’honneur, que le clerc doit par sa vie témoigner de manière exemplaire de vertus chrétiennes qui n’ont que faire des caractéristiques de l’honneur. à commencer par le pardon des offenses. La notion de blessure de l’honneur n’a pas de sens pour un clerc qui ne doit chercher à venger l’affront mais à pardonner23. Cette indifférence aux injures découle de ce qu’elles doivent être vécues non comme des offenses à l’honneur, mais comme des épreuves infligées pour prouver et éprouver l’humilité et l’anéantissement de soi. La gloire que vise le clerc est céleste et non mondaine. Il ne doit pas rechercher les honneurs de ce monde, ni les faveurs de la cour. Sa mise pour régulière et décente qu’elle soit, doit être sobre. Ses manières doivent être discrètes, sa table modeste. Même les tombeaux monumentaux des ecclésiastiques, qui déploient une pastorale de la mort, ne traitent pas de leur honneur mais seulement de leur naissance, de leurs vertus et de leur sainteté24. Cette humilité peut même parfois prendre une dimension collective. Au début du XVIe siècle, des communautés monastiques réformées de Paris estiment que la clôture et le mépris du monde leur interdisent de participer aux grandes processions publiques, notamment profanes, comme les entrées princières. Qu’iraient-ils faire dans ces cérémonies où les honneurs se publient en se donnant à voir25 ? À l’écart des laïcs, l’ecclésiastique peut mener une vie intérieure et cachée en Dieu. L’honneur qui existe dans, par et pour le regard des autres n’a pas de sens pour celui qui a décidé de vivre sous le seul regard de Dieu. Or devant Dieu, il n’y a pas d’honneur qui vaille. Le salut doit primer sur l’honneur. Cette crainte de paraître aux yeux du monde explique que le clerc soit invité à pratiquer les vertus dans le secret ; macération, pénitence et même charité doivent rester discrète. Dans son éloge du cardinal de Sourdis mort en 1628, Grymaud souligne ainsi qu’il pratiquait la charité en secret26.
16Alors certes les clercs sont parfois enclins à l’orgueil pour leur éminente vertu et leur grande science. Celle-ci enfle au point parfois de dissiper la piété selon Gourreau de la Proustière car « fourré doctorallement », les maitres ne veulent plus être appelés frères27. Bernard Dompnier avait souligné l’analogie entre les controversistes et les duellistes28. Mais les polémistes défendent moins l’honneur, de l’Église ou de leur personne, que la vérité. Du reste, il me semble que la morphologie des controverses procède tout autant d’une forma mentis judiciaire que du duel nobiliaire29. Mais lorsque la vanité plus que la vérité anime des clercs, que l’esprit agonistique s’échauffe, le reproche est vite formulé de manquer aux exigences de l’habitus ecclésiastique. Dans les polémiques sur la venue de la Madeleine en Provence, Honoré Bouche déclare que Launoy « n’écrit que par vanité pour se faire estimer sçavant, pour publier son nom et se rendre célèbre ». La gloire dans la république des lettres, la vanité et la réputation sont inacceptables chez ce prêtre ; c’est « manquer à la modestie et charité qui doit accompagner partout les personnes ecclésiastiques ». Son incivilité témoigne en outre de son mépris des conventions de la république des lettres30. Pour éviter cette gloire mondaine, nombre d’ecclésiastiques publient soit anonymement soit de façon posthume. Gourreau de la Proustière ne parle-t-il pas de « la vanité de l’impression », lui qui laissa tant de manuscrits ? D’autres ordres religieux, tels les minimes, interdisent la prise de grade universitaire.
17Concluons donc par un premier constat en forme d’injonction lancé par Pierre de Besse ; « Il ne faut pas que l’âme d’aucun prêtre s’attache aux ambitions de l’honneur31. » On réclame de l’observance plus que de l’honneur au clergé. Mais faut-il pour autant bannir ce mot du champs sémantique de l’Église ?
L’honneur de l’église
18Si le clerc doit personnellement fuir les honneurs et ne pas être animé par cette valeur mondaine, en revanche il existe un honneur qu’il faut défendre, avant tout et à tout prix, celui de Dieu et des saints. Si l’on prend les usages du mot « honneur » dans le dictionnaire de Furetière, il n’est pas rare qu’il se rapporte au devoir envers Dieu, de la Vierge et des saints. Les Annonciades sont un ordre « en l’honneur de l’annonciation ». L’Ascension est une fête « en l’honneur du Christ », l’Assomption « en l’honneur de la Vierge ». Les confréries sont instituées « en l’honneur » d’un saint. Le culte et les églises enfin sont « en l’honneur de Dieu ».
19Or cet honneur attaché aux personnes célestes se communique à l’Église et au clergé qui participent ainsi de l’honneur de Dieu. Le dictionnaire de Du Cange, à l’article honor commence par évoquer l’épiscopat, le sacerdoce et les bénéfices. Le dictionnaire de l’académie de 1694 caractérise l’honneur comme « une marque extérieure par laquelle on fait connaître la vénération, le respect et l’estime qu’on a pour la dignité ou le mérite de quelqu’un ». Et les premiers exemples énumérés pour illustrer cette définition sont les « honneurs de l’Église », c’est-à-dire les prééminences et droits honorifiques de l’Église. Cet honneur collectif, de l’institution et du corps ecclésial explique que le clergé soit le premier ordre du royaume. Cet honneur découle des sacrements et des bénéfices. Il doit être défendu.
L’honneur du sacrement
20Si les protestants ont défendu le sacerdoce universel et nié l’origine divine du pouvoir épiscopal, l’église catholique a magnifié la hiérarchie ecclésiastique. Le sacrement d’ordre et l’épiscopat sont les grades et les états les plus honorables. Ils placent les clercs dans une supériorité absolue dans l’ordre spirituel sur tous les laïcs, y compris les rois. Le corpus dionysiacum du pseudo Denys, véritable doctor hierarchicus a été un moyen d’affirmer cette hiérocratie qui réserve à l’Église le monopole du sacré.
21Au début du XVIIe siècle le célèbre prédicateur Pierre de Besse publie une royale prétrise où il souligne l’honneur du sacerdoce. Les prêtres sont des anges, des hommes divinisés, l’égal de rois. La figure du roi prêtre, Melchisedech ou les rois de Sparte qui étaient prêtres attestent que la « dignité des prestres est bien haute ». La prêtrise est une noblesse, un honneur, une royauté supérieure à celle des rois. Ce que Dieu est au ciel, le prêtre l’est sur terre. Donc « nous devons porter honneur et révérence aux prêtres plus qu’aux rois32 ». à la fin du XVIIe, selon le capucin Héliodore de Paris, la vocation sacerdotale est un honneur, car le prêtre est choisi par Dieu33. C’est un don, une grâce qui lui est accordée pour œuvrer au salut des hommes. Car c’est un honneur de servir les ouailles. Du pape au prêtre, tous les clercs sont des serviteurs du Christ et des fidèles34. Le service est la forme de l’honneur sacerdotal. En outre, le prêtre a la puissance de sacrifier. Il a aussi l’honneur de prêcher. Gourreau de la Proustière tire les conséquences pratiques du sacerdoce, notamment en milieu monastique et canonial. Il donne de la liberté car « un supérieur regarde à deux fois de maltraiter un prêtre et on ne se sert de cette dignité non pas tant pour esclatter en vertu qu’en liberté35 ». Le sacrement donne une puissance, une liberté, une autonomie.
22On ne débattra pas pour savoir si l’épiscopat est une extension du sacerdoce ou un sacrement d’un autre ordre. Pierre de Besse le tient pour une ampliation du sacerdoce, mais pour monsieur Olier, si les prêtres sont dans le mystère de la résurrection, l’évêque est dans celui de l’ascension. Une telle charge intimide des hommes comme Olier, Vincent de Paul ou Jean Eude qui refusèrent de coiffer la mitre. D’autres comme Jean-Pierre Camus eurent un vif sentiment d’indignité.
23Ces sacrements sont reçus de manière irrévocable. On peut priver un évêque de son siège, un curé de sa cura animarum, mais nul ne peut leur ôter leur puissance sacerdotale et épiscopale. Voila pourquoi on ne resacre pas un prélat qui a été déposé de sa charge36.
L’honneur du bénéfice
24L’honneur sacerdotal et épiscopal est encore amplifié par les bénéfices que des clercs reçoivent. La vocation n’appelle pas seulement aux ordres mais aux dignités de l’Église. On ne peut les refuser signale Héliodore de Paris.
25L’honneur épiscopal n’est pas seulement celui d’une fonction dans la hiérarchie ecclésiastique, à laquelle est assortie un pouvoir juridictionnel, temporel et spirituel. C’est aussi affaire de mémoire. L’honneur d’un siège ou d’une abbaye procède de ressorts qui ne sont pas sans analogie avec l’honneur nobiliaire. L’église gallicane est fille ainée de l’Église37. L’honneur d’une église est d’autant plus grand que sa fondation est apostolique et s’origine dans les tempora priora, l’église primitive. Et de la même manière que la noblesse a ses généalogies incroyables, l’église a ses series episcoporum fabuleuses. La controverse avec les protestants a encore accentué cette memoria puisque les catholiques entendent prouver qu’ils sont en possession de la vérité qu’ils ont reçue par la continuité apostolique, la successio doctrinae étant adossée sur la successio personae38. Comme la vertu dans la noblesse, la vérité, dans le catholicisme procède de la filiation, celle de la tradition. Dès la fin du XVIe siècle, on assiste à une inflation de publications des annales de telle ou telle église, de tel ou tel diocèse, pour effacer les traces de l’iconoclasme, pour montrer l’ancienneté de l’évangélisation et glorifier la fidélité maintenue de la vraie religion à travers les âges et les périls. Ainsi le jésuite Claude Perry affirme que « l’église de Chalon sur Saone a l’honneur d’estre des plus anciennes de France39 ». En outre la présence de l’abbaye de Tournus accroit encore l’honneur du diocèse, comme celle du Mont Saint-Michel contribue à la gloire du diocèse d’Avranches. Dans ces différentes annales, l’honneur est aussi apprécié au nombre de saints, de papes, de cardinaux que les sièges ont eus.
26De leur côté, les communautés monastiques font également leur histoire pour transmettre la mémoire des fondateurs, des bienfaiteurs, des abbés devenus évêques, cardinaux, voire papes ou régents et ministres, sans oublier tous les hommes illustres en vertu, en sainteté ou en savoir. Si Gourreau de la Proustière n’écrit pas sa généalogie familiale, il tient à faire peindre pour la bibliothèque de Saint-Victor le portrait des hommes illustres en science, en vertu et en dignité qui ont fait l’histoire de l’abbaye40. Il rédige des vies de saints qui y ont vécu, cherche à en promouvoir la réputation et le culte. Et bien que conscient que la science et les grades universitaires inclinent souvent à la dépense et à l’orgueil, il se bat pour rétablir le passage du doctorat dans Saint-Victor. Cette abbaye a toujours été « considérée pour la réputation de ses études ». Les rétablir c’est non seulement encourager la régularité car « les personnes d’études ont plus d’honneur, d’honnêteté et de régularité41 ». Mais c’est aussi honorer la tradition de la maison. Voila pourquoi il ne lésine pas pour le premier docteur en dépensant 500 lt pour son habit. « Il fallait faire les choses avec honneur42. » Le doctorat des victorins est rétabli pour « l’honneur de la maison ». Le savoir est un capital honorifique qui se communique à la communauté. Le prieur des carmes de Bourges en 1671 défend un prédicateur de l’ordre, René de Saint Louis réfugié dans son couvent après avoir fui sa province car « il nous a bien fait de l’honneur tant par ses prédications que aux disputes de théologie43 ».
27Ces bénéfices procurent donc aussi à leur titulaire de l’honneur, et pas seulement des revenus. Même dans les maisons monastiques où la triennalité abbatiale s’est établie, la fin de la charge n’ôte pas à ceux qui l’ont exercée certaines marques de considération ; semel abbas, semper abbas. Cette transfusion d’honorabilité du bénéfice vers son titulaire est une des raisons pour laquelle on assiste dans la première modernité à une patrimonialisation de certains bénéfices prestigieux. Le cardinal de La Rochefoucauld estime ainsi qu’on ne peut, sauf à les humilier, priver les Guise de la « dignité » du siège épiscopal de Reims qu’ils possèdent depuis plusieurs décennies44. Durand de Maillane note du reste finement que si ne pas être élevé aux dignités est indifférent, en revanche en être privé est une injure45.
28Avec leurs seigneuries, parfois leurs titres ducaux et comtaux, les sièges épiscopaux et les abbayes s’inscrivent dans cette économie de la faveur et de l’honneur que la couronne a su organiser à son profit pour récompenser les familles et les personnes qui la servent. Ces prélats ont parfois le droit de présider les états de telle ou telle province. Les annales des églises sont des monuments écrits pour manifester leur honneur et celui du titulaire auxquels elles sont presque systématiquement dédiées. Gautherot est ainsi fier de rappeler que le prestige de l’évêque de Langres découle de ce qu’il est « l’ayeul de saint Polycarpe, disciple de saint Jean », mais aussi de ce qu’il est duc, pair de France, plusieurs fois comte. Du reste les bulles pour obtenir ce simple évêché se négocie à 90 000 florins alors que Lyon ou Paris sont à 3 000 et Sens à 6 000. Dans cette estimation des hiérarchies de l’honorabilité bénéficiale, même l’argent sert à priser. En outre, monsieur de Langres siège au parlement, et il a obtenu en 1526, préséance à la cour sur son métropolitain46. Il y a donc une forte mitoyenneté entre la hiérarchie des honneurs ecclésiastiques et celles des dignités dans la société d’ordre d’Ancien Régime.
29Outre l’ancienneté, la localisation des bénéfices est aussi un élément de leur appréciation. Le magistrat Savaron dans son histoire de Clermont estime que la hiérarchie des sièges a été établie sur celle des villes dans l’empire afin que « l’honneur épiscopal ne s’avilist par la bassesse des lieux47 ». Mais à son tour, la dignité épiscopale confère aux cités une place dans la hiérarchie urbaine. Le même Savaron estime en effet que « l’evesché est une certaine marque de capitalité ». Les villes qui perdront en 1791 leur siège le vivront comme une diminutio capitis, une blessure de l’honneur infligée à la communauté citadine et pas seulement au clergé diocésain.
30L’ordination, le sacre épiscopal, l’obtention d’une cure, d’un canonicat, d’un évêché ou d’une abbaye honorent les récipiendaires. Les clercs jouissent des honneurs de l’église. Voilà pourquoi Furetière ne manque pas d’énumérer les titres honorifiques associés à leur personne. Presque tous en ont un. Le pape est sa béatitude, sa sainteté. Les cardinaux sont qualifiés d’éminentissimes. Les évêques reçoivent du monseigneur, de l’illustrissime, et du révérendissime. Cette dernière titulature est souvent accolée aux abbés à moins qu’on ne les désigne révérend père en Dieu. Les moines sont dom, et les curés, les gradués, les supérieurs de couvents sont souvent désignés comme « honorable et discrète personne ».
Recevoir les honneurs et défendre l’honneur
31Il convient en effet que les laïcs, quel que soit leur rang, honorent l’église et ses serviteurs. Pierre de Besse rappelle que même les païens honoraient leurs prêtres. Les chrétiens ne peuvent faire moins48. Les fidèles doivent honorer Dieu par l’entremise de ses serviteurs49. Les évêques doivent être doublement vénérés comme prêtre et évêque. Ce combat pour le respect est un objectif majeur de la réforme catholique car comme le souligne Pierre de Besse en 1626, les malheurs des temps viennent de ce qu’on ne respecte pas assez les prêtres50. Ce respect doit se gagner par la séparation avec les laïcs ; séparation d’habitat, avec l’édification des presbytères ou de palais épiscopaux, identification par l’habit, le port de la soutane, la tonsure et l’absence de barbe, distinction enfin des mœurs et des manières. Ce souci de tenir son rang explique aussi l’attachement à un certain nombre de rituels où la préséance de l’église est en jeu. La Roche Flavin rappelle qu’avant Henri III, les légats du pape avait préséance au parlement sur les princes du sang, « pour l’honneur du Saint-Siège apostolique51 ». De même le ceremoniale episcopum publié par Clément VIII en 1600 insiste sur le maintien de la vieille cérémonie des entrées épiscopales52. À chaque fois, celui qui visite honore ceux qui sont visités tandis que ceux-ci rendent en échange les honneurs.
32De la même manière qu’un laïc est soucieux de l’honneur de sa parenté et de sa femme, le clerc doit défendre son église et son honneur est dans cette défense, illustration et administration de son bénéfice : défendre l’église universelle, contre les protestants, défendre l’église gallicane contre le pape et le roi, défendre sa communauté monastique contre une congrégation qui veut s’en emparer sous couvert de réforme ou contre un évêque qui entend faire prévaloir les droits de l’ordinaire contre l’exemption53. Les clercs considèrent aussi que l’honneur de leur église est offensé quand la critique émet des doutes sur l’identité du Denis conservé à Saint-Denis ou de la venue de la Madeleine en Provence. Est-ce un hasard si les moines de la nécropole royale ou du couvent de Saint-Maximin auront à cœur de réfuter publiquement par des écrits ceux qui en attentant à l’honneur des saints offensent leur sanctuaire ? La forme de cette défense est multiforme, la prédication, la controverse théologique et les procédures judiciaires. Si le clerc doit préférer le pardon au procès lorsqu’il a subi quelque affront personnel, il ne doit pas hésiter à plaider lorsque les biens et l’honneur de son église ou de sa communauté sont en cause54. Lorsque les Génovéfains tentent de faire main basse sur Saint-Victor, sous couvert de réforme, Gourreau de La Proustière estime que c’est au « préjudice de notre conscience et de notre honneur ». Et il ne cache pas s’être échauffé dans les factum qu’il a publiés contre le père Faure, « ce qui est excusable quand il est question de la vie, de l’honneur et de la conscience ». Et il reproche aux Génovéfains de « ne pas se comporter en gens d’honneur ». Il en vient presqu’aux mains avec le prieur de Sainte-Geneviève lorsque celui-ci se place devant lui au synode diocésain. Il veut aussi « demander réparation » lorsque le futur trappiste Le Nain les quitte en diffamant la réputation de Saint-Victor55.
33Le clerc n’est donc pas étranger à ces manifestations d’humeur qui accompagnent les blessures de l’honneur. Combien d’incidents rituels voir d’émotions avec échange de coups occasionnés lors des processions, où la hiérarchie se donne à voir dans l’espace public ? J’illustrerai cette susceptibilité liée à la fonction plus qu’à la personne par l’affaire qui opposa le gouverneur de Guyenne, le duc d’épernon et l’archevêque de Bordeaux en 1633 Henri de Sourdis56. On peut certes voir dans l’affrontement la rivalité personnelle de deux nobles, aiguisée par leur conscience lignagère : l’archevêque n’est-il pas le filleul d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrée ? On peut aussi y voir l’affrontement entre un client de Richelieu, Sourdis contre le vieux duc d’épernon, qui implique une véritable division de la noblesse, des villes et de toute la province. Mais l’affaire se noue formellement autour du respect de la dignité épiscopale. Tout commence par des coups d’épingles comme ce jour de 1633 où le gouverneur convoque chez lui les jurats afin qu’ils ne puissent, comme le veut la coutume, aller accueillir le prélat à son retour dans la ville. Puis viennent les incidents liés à l’exercice de la juridiction seigneuriale dans la ville, jusqu’au jour où les hommes du gouverneur conduits par Naugas arrête le carrosse de l’archevêque dans la rue. L’affront est personnel et les importuns sont excommuniés par décision de l’archevêque et de son chapitre le 31 octobre 1633. Nonobstant, le sieur de Naugas qui a lancé une procédure d’appel comme d’abus défie l’archevêque en venant assister à l’office le jour de la Toussaint. L’on s’échauffe de part et d’autre, jusqu’au 12 novembre 1633 où le gouverneur envahit avec ses gens le palais épiscopal, qualifie le prélat qui porte rochet et camail, croix pectoral, « d’insolent » et lui envoie un coup de poing sur l’estomac devant 500 personnes. Bien que rompu aux affaires militaires, l’archevêque ne répond pas. « Frappe tyran, les coups seront autant de roses et de fleurs que tu répandras sur moi ». Le prélat réagit en homme d’église, qui aspire au martyre mais qui entend aussi réparer l’outrage en usant des pouvoirs de sa charge. Il excommunie le gouverneur, et jette l’interdit sur son château et sa paroisse, après avoir « enduré avec patience pour l’amour de Jésus Christ » tous ces affronts. Les deux bulles d’excommunication parlent « d’atteinte à la dignité archiépiscopale », « à la dignité de notre personne », « attentat injurieux et honteux », « clergé offensé » Informés et agacés par ces « mouvements d’humeur » des deux hommes, le roi et Richelieu demandent à l’archevêque de venir s’expliquer et demandent au duc de se retirer à Plassac avant de lui retirer sa charge de gouverneur tandis que les jurats de la ville sont démis. Finalement le pape absout le duc, qui doit faire amende honorable devant l’archevêque. Le roi a fixé les moindres détails de la cérémonie, laissant seulement au prélat le choix du lieu et de la date. Elle se déroule devant l’église de Coutras le 27 septembre 1634 et Épernon retrouve son gouvernement de Guyenne le 1er octobre.
34Quelques années plus tard, lors du siège de Lérins, une altercation entre le comte d’Harcourt et le maréchal de Vitry donne l’occasion à ce dernier de traiter Sourdis de « cagot » et de le frapper. Vitry est rappelé sur Paris et embastillé57. Voila un archevêque prélat que ses pairs de la noblesse blessent parfois, oubliant qu’il est un archevêque. Le point d’honneur ne se règle ni par duel, ni devant un tribunal car il n’y a pas d’égalité honorifique. On pourrait citer d’autres affaires montrant qu’il est dangereux d’injurier un prélat. Monsieur Vertamont, maître des requêtes est privé de son office pour avoir écrit un factum injurieux contre l’archevêque de Paris58. Comme l’a bien noté Alain Cabantous, les clercs tendent à faire de toute injure anticléricale une forme d’expression blasphématoire59. Ils n’y répondent par le duel mais par l’excommunication, car tout le combat de la Contre Réforme est en faveur du respect du prêtre.
35à cette étape de notre analyse, nous constatons donc l’exigence de mépris clérical de l’honneur comme valeur personnelle et mondaine, mais aussi l’existence d’un honneur de l’Église qui doit être défendu. Voila qui conduit à poser la question de savoir si une part de l’honneur ne serait pas mobilisable pour la plus grande gloire de l’église ? C’est peut être dans cette nécessité que peut se trouver et se dessiner l’honneur du clerc. On peut essayer de répondre à la question en déterminant ce que serait le déshonneur du clerc.
Honorer sa charge
36En théorie, depuis la condamnation du donatisme, la fonction ministérielle d’un prêtre ou d’un évêque est indépendante de sa dignité personnelle. Il y a une efficacité des sacrements indépendamment de la qualité des officiants. La messe d’un prêtre indigne vaut celle d’un saint. Pierre de Besse estime qu’il faut honorer les prêtres « non pas à raison de leurs mérites mais à cause de l’office qu’ils exercent60 ». Donc y compris les mauvais. Héliodore de Paris le rappelle avec force à la fin du XVIIe siècle en affirmant que pas plus que l’eau du baptême ne doit être propre pour rendre effectif le baptême, pas plus l’âme des pasteurs ne doit être pure pour valider leur sacrement61. Ceux qui contestent cette proposition comme Jean Vitrier à la fin du XVe siècle sont condamnés. Toutefois, la réforme catholique a eu à cœur de promouvoir la dignité du sacerdoce comme de l’épiscopat, en sélectionnant les candidats à la prêtrise et à l’épiscopat et en veillant à ce qu’ils exercent convenablement l’office qu’ils ont reçu. Cette pratique réformatrice écarte ceux qui risquent de déshonorer l’Église. Par le biais des irrégularités ex defectu et ex delicto, nous voyons comment l’honneur de l’Église entend exploiter ou ne pas contrarier un sentiment plus général de l’honneur.
Les irrégularités ex defectu
37Le droit canon énumère un certains nombre d’irrégularités, c’est-à-dire d’empêchements pour recevoir les ordres « afin de conserver aux saints ordres le respect qui leur est dû62 ». Parmi ces irrégularités ex defectu, il y a tout d’abord le défaut de naissance et notamment l’illégitimité, ex defectu natalium. Claude Gauvard a souligné que les injures portaient souvent sur la filiation. Fils de putain ou bâtard sont l’occasion de rixes. La bâtardise, sauf dans la noblesse, est infamante63. Le clergé ne déroge pas à ce préjugé qui ferme l’accès à la prêtrise. Particulièrement soucieuse de lutter contre le concubinage des clercs, l’Église a surtout écarté les bâtards incestueux, à savoir les fils de prêtres, afin d’éviter la constitution de famille sacerdotale. Le seul moyen d’effacer cette irrégularité de naissance est soit d’avoir une dispense romaine, soit d’entrer dans les ordres religieux. C’est probablement ce qui conduisit érasme, fils d’un prêtre, à rejoindre les chanoines réguliers, pour accéder au sacerdoce. Sixte Quint dans sa bulle Cum de omnibus de 1587 a écarté cette possibilité en interdisant la profession monastique aux enfants incestueux ou adultérins, ne leur laissant que l’opportunité d’être convers, mais Grégoire XIII a rapporté cette mesure en 1591. Il n’en demeure pas moins que de nombreux conciles provinciaux semblent avoir souscrit à ce préjugé social contre les bâtards en leur fermant l’accès au sacerdoce ; le concile de Narbonne en 1551, celui de Milan en 1572, celui de Reims, de Bourges et de Bordeaux en 1583, celui d’Aix en 1585, celui de Bordeaux en 1624 l’attestent. Gourreau de la Proustière hésite à recevoir au noviciat un de ses parents qui a un « défaut de naissance ». Il est né avant le mariage de ses géniteurs, de sorte qu’ils en ont eu honte, l’ont caché et élevé comme un valet64. À la fin du XVIIe siècle, Héliodore de Paris rappelle encore que la prêtrise nécessite d’être né d’un légitime mariage65. Donc l’honneur du prêtre git dans sa naissance et l’on sait qu’en Espagne, cette logique sera portée jusqu’à imposer à ceux qui veulent entrer dans tel chapitre ou tel ordre religieux à faire preuve de leur « limpieza de sangre ».
38Mais l’impétrant à la cléricature ne doit aussi être difformé de corps et d’esprit. On ne peut en effet réduire l’honneur à des gestes, des comportements en situation, des points d’honneur, en oubliant que l’honneur est aussi une apparence et une physionomie éloignée de l’horreur. Le dictionnaire de Durand de Maillane énumère toutes les tares physiques et mentales qui barrent l’accès au sacerdoce depuis la folie jusqu’à la lèpre en passant par l’épilepsie, le bégaiement, la surdité, la claudication qui empêche de se tenir à l’autel sans bâton. Un certain nombre de ces infirmités dirimantes, notamment manuelles, sont explicitement liées à la nécessité professionnelle de pouvoir consacrer. Mais Durand de Maillane ne cache pas que certains handicaps qui rendent « horribles et difformes » risquent de « faire horreur au peuple » et de scandaliser66. Voila pourquoi nains, hermaphrodites sont écartés. Et l’important débat de la Renaissance pour savoir si les prêtres et les évêques peuvent porter la barbe oppose ceux qui plaident pour le respect d’une tradition pogonophobe qui distingue le clerc du laïc par le visage glabre, et ceux qui estiment que le clerc est un mâle qui ne doit être privé de l’attribut honorable de la masculinité, au risque d’être humilié et qualifié péjorativement de « rasé ».
39Enfin, si dans la société espagnole, pauvreté et honneur ne sont pas incompatibles, il n’en va pas de même en France. La misère avilit. Voila pourquoi, avant d’ordonner un prêtre, celui-ci doit présenter un titulus paupertatis, un titre de pauvreté qui garantit en fait qu’il dispose de ressources personnelles, une rente, de sorte que même sans bénéfice, il ne sera pas réduit à une indigne indigence. Le respect de cette exigence de ressources minimales pour accéder au sacerdoce a été inscrit dans l’ordonnance d’Orléans en 1560 et encore rappelé aux États Généraux de 1614 dans les doléances du clergé. « L’extrême pauvreté d’aucuns prêtres qui n’ont ni bénéfice, ni patrimoine les conduit bien souvent à s’adonner à diverses actions sordides au grand mépris de leur sacré ministère67. » La misère est un facteur de dérogeance ecclésiastique et il convient donc de ne pas ouvrir le sacerdoce aux indigents.
40Ainsi donc l’accès à la cléricature proscrit un certain nombre de candidats qui par leur pauvreté, leur illégitimité, leur difformité risquent de n’être pas dignes de leur état A contrario, l’Église n’hésite pas à capter l’honneur du monde pour le mettre au service de l’honneur ecclésial.
Charisme familial et honneur de l’église
41Nous avons vu que l’honneur était souvent affaire à la famille. Or il existe des familles dévotes. Et ce n’est pas qu’affaire de surplus d’enfants. Toutes les familles nombreuses ne donnent pas des gens d’Église. Il faut donc s’interroger sur cette prédisposition familiale et culturelle à alimenter régulièrement, de génération en génération, le clergé en fils et filles. L’Église ne s’en indigne pas et ne cherche à modifier ces bassins montagnards de recrutement sacerdotal. Il y a des terres et des familles à prêtres. Abordée sous cet angle, la question est moins de savoir ce que les familles tirent de l’Église mais ce que celle-ci attend d’elles. Probablement un enracinement de l’autorité, une expérience transmise et un habitus alors que les séminaires sont encore loin d’être le seul canal de formation, enfin des réseaux sociaux, toujours utiles. Mais on entrevoit mieux la réponse lorsqu’on examine le recrutement épiscopal.
42Après les études socio-politiques menées sur l’épiscopat français au XVIIe et XVIIIe siècle par Michel Peronnet et Joseph Bergin, on constate que 80 % de l’épiscopat est issu de la noblesse. Il y a des familles d’évêques comme les Forbin, les Vintimille… Les responsabilités les plus honorifiques dans l’Église vont donc à ceux qui disposent déjà dans la société du capital le plus insigne d’honorabilité. Voila qui contredit d’Héliodore de Paris lorsqu’il affirme que l’Église ne tient compte que des mérites et non de la naissance68. Cette proclamation de la primauté du mérite sur la naissance ne suppose du reste pas l’opposition entre la naissance et le mérite. L’une ne suffit pas, mais elle est la condition indispensable à l’autre. Le mérite personnel est actualisation des vertus de la race. L’Église partage cette conception qui place l’honneur au service de l’Église. Il serait en effet réducteur de n’expliquer cette présence nobiliaire dans l’Église que par les stratégies, l’ambition et l’avidité de la noblesse. L’honneur de l’Église est rehaussé par cette captation du charisme nobiliaire. Dans le testament politique qu’on lui attribue, Richelieu entend réfuter l’idée que « les gens de bonne maison » sont moins utiles à l’Église que « les gens de bonne vie et basse naissance ». Il a vu « des gens doctes estre fort mauvais évêques pour n’estre pas propres à gouverner à cause de la barrière de leur extraction », certains vivant « avec un mesnage qui ayant du rapport à leur naissance approche beaucoup de l’avarice ». Au contraire, la libéralité familière des gens bien nés alimente la charité et la naissance favorise l’autorité. De sorte que la noblesse qui « a de la vertu a souvent un particulier désir d’honneur et de gloire qui produit les mesmes effets que le zèle causé par l’amour de Dieu69 ». Dans son Ancienne et nouvelle discipline de l’église, parue en 1679 (partie 4, livre 2, chap. 37), Louis Thomassin estime que l’Église « se sert des passions terrestres des hommes charnels pour les faire servir à l’édifice spirituel » en montrant le profit qu’elle tire en attirant à son service la noblesse. Encore à la fin de l’Ancien Régime, Durand de Maillane abonde dans son sens70. Dans son Il religioso pratico publié en 1679, Giambattista de Lucca insiste sur la nécessité de remplir les couvents de « soggetti di nobili e civili natali », qui ont le cœur plus sensible à l’honneur et à la réputation de l’institution71. Dans les innombrables annales d’église, de villes, de provinces qui dressent des listes d’évêques, les auteurs n’omettent jamais d’évoquer la naissance de ceux-ci, leur lignage, de décrire leurs armes. Le prestige de la renommée mondaine est recyclée au service de l’honneur de l’Église. De même les oraisons funèbres des prélats n’échappent pas à la loi générale qui consiste à évoquer l’origine. Grymaud qui prononce l’oraison du cardinal de Sourdis en 1628 à Bordeaux rappelle que son ancêtre s’illustra à Pavie. Et il convient de ne pas limiter ce préjugé en faveur de la naissance au seul choix des évêques. à Saint-Victor, Gourreau de la Proustière est certes conscient que « la naissance ne fait rien à la religion », mais constate aussi que « si un jeune homme se présente d’une condition modeste on en parle avec mespris72 ». La naissance n’est donc pas incompatible avec la dignité cléricale ni même avec l’idéal de perfection voire de sainteté. Une naissance réputée peut même être un vecteur de la fama sanctitatis. Comme le souligne le dominicain Vincent Reboul au tout début sa vie de la Madeleine parue en 1682 à Aix, « un des plus grands avantages de la nature est de sortir de parents nobles, d’entrer dans le monde par une porte d’honneur ». Certes l’illustre naissance qu’on prête à Marie Madeleine ne l’a pas empêché de pécher. Mais elle a ensuite favorisé sa conversion et la noblesse de sa pénitence. Noblesse et sainteté sont loin de s’exclure, et se soutiennent parfois mutuellement. Jean-Michel Sallmann a montré que la majorité des saints napolitains de l’âge moderne étaient issus de la noblesse et appartenaient au clergé73. Ces origines honorables honorent donc l’Église et prédisposent à une vertu que le clerc doit manifester pour honorer son état.
Déshonneur ou scandale ? Le clerc indigne
43L’état sacerdotal implique d’avoir une bonne réputation. Comme les nobles, les clercs ont le souci de la manière dont on parle d’eux, même si le contenu de la réputation nobiliaire et cléricale diffère. Demeure cependant cette ardente exigence de réputation, qui se confond tant avec l’honneur. Tout le paradoxe est là ; l’excellence du sacerdoce « se doit faire paraître non tant par la réputation du nom que par l’éclat des vertus et exercices des bonnes œuvres74 ». Glissant de l’honneur vers la vertu, ne fait on pas de la vertu l’honneur ? De nombreux auteurs invitent les clercs à faire éclater leur vertu au delà de l’honneur de leur charge. Dans une épitre dédicatoire au cardinal Grimaldi, archevêque d’Aix, le jésuite Columbi insiste sur les vertus du cardinal en affirmant qu’elles font « paraître la gloire de la pourpre et l’honneur de l’épiscopat ». Les vertus accroissent l’honneur de la fonction. Il pousse même le paradoxe en affirmant que la vertu de l’archevêque « donne plus d’éclat à sa pourpre et aux dignités qu’il possède que les dignités et la pourpre n’en doivent à sa vertu ». Ainsi la vertu « ne mendie pas sa gloire des dignités ». Et Columbi de se référer à un éloge du thébain Epaminondas : Honores ita gessit ut ornamentum non accipere sed dare ipsi dignitati videretur. Sa couronne ne l’avait tant honoré que sa vertu ne l’avait rendu recommandable75.
44L’honneur qui est rendu à l’Église ou à la fonction du clerc ne doit pas l’enorgueillir. Pierre de Besse met en garde la vanité, la superbia qui guette les « princes de l’église » à savoir les évêques. « Plus tu es grand ecclésiastique, plus tu te dois humilier, plus tu es chargé d’honneur plus tu dois baisser la tête76. » Lors des hautes eaux de la Contre Réforme, certains évêques ont vécu douloureusement cette tension entre l’exigence d’humilité et la nécessaire défense de l’honneur de leur statut. Ainsi, lors de son entrée dans le siège archiépiscopal d’Albi en 1637, Gaspard de Lude refuse d’être placé sous un dais, comme le veut la coutume, au motif que cet honneur n’est réservé qu’à Dieu77. Chaque état expose à des tentations propres, des vices de profession. L’orgueil est le principal danger qui menace l’âme des clercs, parce qu’ils risquent de confondre leur indigne personne avec le sacrement d’ordre ou les dignités qu’ils ont reçus. Apprenant qu’il venait de recevoir le chapeau cardinalice, Sourdis ne manifesta nulle émotion et il fit son entrée à Rome comme un simple pèlerin, humblement, à pied78. « Les honneurs sacerdotaux ne doivent porter à la tête » prévient aussi Pierre de Besse. Le jésuite Odo de Gissey rapporte que lorsque Jacques Salez, martyrisé à Aubenas en 1593, recevait les honneurs des puissants, il n’y prenait pas garde, ne s’en appropriait rien, mais ne les refusait pas non plus, « car c’était pour l’amour et l’honneur de Dieu duquel il portait la livrée » que ces hommages lui étaient accordés79.
45Le prêtre ne doit donc rien garder pour lui de l’honneur qui est rendu car c’est pour Dieu. Sans honneur donc le prêtre ? Mais alors comment expliquer qu’il puisse déshonorer son état ? Pour le grand prédicateur et théologien parisien, Pierre de Besse, le prêtre qui manque à sa vocation et aux exigences de son état irrite Dieu car il « brigande l’honneur de son église80 ». Le clerc ne doit « franchir les barrières de l’honneur » en étant concubinaire. Il doit conserver « la possession du vaisseau de son corps avec honneur et sainteté81 ». À ses yeux le manquement à la chasteté et à l’humilité offense « l’honneur sacerdotal ». Au contraire, « le pretre qui est humble vit toujours avec honneur82 ». Pierre de Besse confère donc de l’honneur au clerc. La chasteté et l’humilité sacerdotale constituent cet honneur et leur violation un déshonneur. Les autres manquements ne suscitent pas une réprobation dans ce registre : le clerc avare est méchant, le clerc ignorant est un âne. Chez lui, l’idéal clérical se confond beaucoup avec les traits de l’honneur féminin, chaste, humble, obéissant et bon ménager. Gourreau de la Proustière insiste sur le fait qu’un bon prieur ou un bon abbé doit bien administrer son bénéfice. Il ne doit pas se laisser aller aux superfluités pour se faire un nom par l’art de bâtir. Il doit gérer en bon père de famille. Un prieur endetté est déshonoré à ses yeux. Hardy, prieur de Bussy est mort endetté et sans honneur83. On ne discutera pas pour savoir si la gestion domestique est une vertu féminine ou patriarcale. Même si les ressorts de l’honneur sacerdotal ont des similitudes avec celui des femmes, il n’est pas certain que sous l’effet de la Contre Réforme, cette conception de l’honneur sacerdotal n’ait pas reflué. À la fin du XVIIe, dans le dictionnaire de Furetière, la notion de déshonneur clérical n’est employé que pour le prédicateur qui se croit déshonoré parce qu’il est resté court en son sermon. Or la science n’est pas une caractéristique de l’honneur féminin.
46Surtout le discours clérical est de moins en moins attentif à la notion de déshonneur pour lui préférer celle de scandale. Il y a dans celui-ci une prise en compte de l’effet sur le public, qui distingue du déshonneur qui touche avant tout un homme, voire son sang. La vraie dérogeance du clerc n’est pas dans l’indignité de sa personne, mais dans la publicité de cette conduite infamante. Malheur à celui par qui le scandale arrive dit l’écriture. Chez certains humanistes comme Erasme, le scandale est même le vrai visage de l’hérésie. Il faut donc l’éviter. Le capucin Héliodore de Paris signale que le scandale ruine le respect dû à la dignité, fait le déshonneur de l’Église et le jeu des hérétiques ou des libertins84. Il invite les fidèles à honorer la dignité d’une fonction ecclésiastique même lorsque le titulaire a des défauts.
47C’est pour juguler le scandale qui nuit à l’Église, plus qu’au clerc, que ce dernier doit être châtié. La finalité de la déposition est « d’empêcher que l’Église ne soit déshonorée par l’indignité de ceux qu’elle emploie au service de Dieu » écrit Durand de Maillane85. Il y a une gradation dans la répression et la prévention des abus : la censure ou la suspension provisoire, puis la déposition verbale qui est privation de l’office et enfin la dégradation de l’ordre. En fait, la dégradation consiste à enlever au prêtre ses habits liturgiques et à le priver des privilèges et des honneurs sacerdotaux, comme de pouvoir accéder au chœur, et à le priver du pouvoir de confesser, ou d’administrer la communion. Mais il ne s’agit pas d’une réduction à l’état laïc. Il continue de porter l’habit clérical, reste tenu au célibat car comme l’explique Durand de Maillane, « les dégradations n’ôtent pas aux dégradés le caractère indélébile de leur ordre. Ils peuvent célébrer… ils restent toujours soumis aux charges de leur état sans participer aux honneurs86 ». En fait la dégradation sacerdotale n’est plus appliquée au XVIIe siècle, même avant d’exécuter un prêtre87. La privation temporaire ou définitive du bénéfice n’est guère plus facile. Celui qui châtie, l’évêque est loin d’avoir choisi les bénéficiers, car il n’a pas un pouvoir de collation universelle dans son diocèse. Aussi les clercs sont-ils enclins à se dire victimes et engagent devant les tribunaux civils la procédure l’appel comme d’abus, dont abusent les clercs délinquants, comme le déplore Richelieu dans son Testament politique. Un long procès ajoute encore le scandale au scandale. Aussi, de la même manière que les familles entendent protéger leur honneur contre un fils indigne ou prodigue, les prélats recourent aux lettres de cachet pour mettre hors d’état de scandaliser les fidèles, les clercs défaillants et les font enfermer dans des couvents ou des séminaires. Berthelot du Chesnay qui a étudié les lettres de cachet émises contre les prêtres bretons au XVIIIe siècle souligne le poids considérable des motifs de libertinage, d’ivrognerie et d’inconduite88. La délinquance cléricale est la dépravation, non la violence, si souvent associée ailleurs à l’honneur individuel.
48Cette obsession du scandale est telle, qu’elle permet de justifier une véritable dissimulation de l’infamie. La logique de l’édification, de la réputation publique l’emporte sur l’honneur de la conscience individuelle. Loin de déchainer sur les membres qui l’ont souillée les rigueurs d’une justice terrifiante et démonstrative, l’église entend les cacher et dissimuler les abus aux yeux du plus grand nombre. L’exemplarité du prêtre aux yeux des fidèles justifie que soient masqués ses défauts. Il doit rendre compte de ses fautes à Dieu, non à ceux qu’il conduit. Or la faute du clerc affaiblit son charisme. Héliodore de Paris constate que le plus saint des pasteurs ne pourra rien faire si ses ennemis lui ont « ôté l’honneur », par la diffamation89. La nuance entre diffamation et déformation étant ténue, il est donc tentant pour sauver l’honneur de l’Église de dissimuler les manquements de ses ministres. Les fautes des moines ne doivent être divulguées hors du chapitre ni suinter hors de la clôture90. Pierre de Besse affirme en 1626 qu’il « faut être si respecteux envers les prêtres qu’il faut même cacher leur imperfection et couvrir secrettement leur vice », comme les bons fils de Noé cachèrent le corps dénudé et plein d’ébriété de leur père91. Les laïcs ne doivent juger les actions des clercs, mais « soutenir l’honneur des prestres92 ».
49Il est clair que cette dissimulation motivée par la crainte du scandale est bien éloignée de la franchise, de la transparence de l’honneur de celui qui n’a rien à cacher et qui place l’honneur dans sa conscience et dans sa défense publique. Certains ont dénoncé ou subverti cette position au XVIe siècle. Dans la 23e nouvelle de l’Heptameron, Marguerite de Navarre déclare qu’elle taira le nom d’un cordelier indigne « pour l’honneur de la religion », mais relate ses turpitudes de sorte que c’est l’honneur de l’ordre et non la réputation individuelle qui est malmené. Dans son Candelaio publié à Paris en 1582, le dominicain Giordano Bruno place dans la bouche d’un séducteur cette remarque : « l’honneur n’est rien d’autre qu’un crédit, une réputation… l’honneur est la bonne opinion que les autres se font de nous : tant qu’elle dure l’honneur perdure. Et ce n’est pas tant ce que nous sommes ni ce que nous faisons qui nous vaut l’honneur ou le déshonneur mais bien ce que les autres croient et pensent de nous93. » La femme rétorque que cette conception de l’honneur est bien masculine et impie. N’est-ce pas celle de l’église ? Pour sauver publiquement son honneur, offensé par un de ses ministres, l’église ne cherche pas à le défier mais préfère dissimuler ses manquements. Il est vrai qu’il n’y a rien de commun entre la grandeur virginale et sacrée de l’institution et la faiblesse toute humaine de ses desservants.
Conclusion
50Au terme de cette analyse, je crois finalement qu’il existe un honneur des clercs et du clergé. Certes le clerc ne doit être esclave de cette passion humaine et préfère l’humilité à la grandeur, la gloire céleste à la gloire terrestre, la conversion des mœurs à la préservation d’un héritage à transmettre, en un mot le salut à l’honneur. Il ne doit pas priser celui-ci mais le mépriser. Mais en même temps, l’honneur de l’Église doit être publiquement assuré. Ce clerc qui méprise l’honneur ne doit donc pas faire honte à l’Église, ni pas ses fautes ni par certains défauts hérités, et dépréciés par la société. Cela entacherait l’Église, même si celle-ci sait que sa pureté est au dessus des contingences humaines. Donc le clerc doit avoir certains traits de l’honneur universel, mais il est pour lui un moyen, mis au service de l’Église, non une fin. Cette double exigence conduit la cléricature à infléchir le sens commun et pratique de l’honneur. Celui du clerc est plus collectif que personnel, l’honneur du clergé l’emportant sur celui du clerc. Il est acquis par la pratique des vertus et des mérites, plus qu’inné. Le clerc préserve moins un capital honorifique reçu en héritage qu’il ne cherche à acquérir une réputation. L’honneur du clerc s’attache au sacrement de l’ordre ou au bénéfice plus qu’à la personne ; c’est un honneur plus professionnel qu’individuel. C’est par ce refus de l’individuation de l’honneur collectif que l’honneur clérical se distingue le mieux des ressorts de l’honneur des autres groupes sociaux. L’honneur d’un prêtre n’a pas d’autonomie ni de possibilité d’opposition vis à vis de l’institution à laquelle il appartient et qu’il sert. Un prêtre qui prétendrait défendre l’honneur de l’Église contre elle-même ne ferait que se déshonorer et salir une institution sainte et sacrée par elle-même.
51Il y a deux corps du prêtre. L’un honore Dieu, est honoré de lui par l’ordre et le bénéfice et reçoit les honneurs pour Dieu. L’autre doit sans cesse éprouver dans sa personne son indignité, doit pardonner sans ressentir nulle blessure de l’honneur, et doit mépriser toutes les vanités du monde, honneur et faveur. Mais en même temps, office, sacrement d’ordre et personne se confondent et la réforme catholique, tout en évitant le donatisme, a renforcé l’indissociabilité des deux corps du prêtre en le séparant de la société pour mieux le faire adhérer totalement à sa vocation et à sa mission. Dans cette fusion, l’honneur de l’Église est inséparable de celle de ses ministres. Pour honorer l’Église, celle-ci capte le charisme nobiliaire et écarte ceux qui dans la société peuvent faire scandale ou honte ; les pauvres, les infirmes, les bâtards. Pour honorer sa fonction, le clerc doit enfin mobiliser les ressorts ordinaires et du reste plutôt féminin de l’honneur, comme la chasteté, le service dans l’humilité et l’esprit de sacrifice. Et il doit défendre l’honneur de l’Église non par le duel provoqué mais par le martyre consenti94, non par l’épée mais par la plume et la procédure, non par le sang mais par les sanctions spirituelles.
52Face à l’emprise de l’honneur mondain, l’Église a surtout promu l’héroïcité des vertus. Avec le risque que l’ambition d’être porté et honoré sur les autels pour l’exercice des vertus ne dévoie la finalité de celle ci. L’humilité peut encore être une forme d’orgueil. C’est tout le problème de la fausseté des vertus. Les cultive-t-on pour elle-même ou par l’ambition de la réputation ? Comme l’honneur, les vertus sont susceptibles d’être dévoyées et la frontière est parfois tenue entre la mystique et la possédée, entre le clerc et le sorcier. Seul Dieu juge les reins et les cœurs.
Notes de bas de page
1 Taylor S. K., Honor and violence in Golden Age Spain, Londres, 2008, p. 104-107.
2 Ryeff S. de, L’église et le théâtre : l’exemple de la France au XVIIe siècle, Paris, 1998.
3 Mary Nicolas « Le martyre de saint Eustache », Tragédies hagiographiques, Bourqué C., Reyff S. de (éd.), Paris, 2004, p. 171.
4 Ibidem, p. 196.
5 Ibidem, p. 210.
6 Ibidem, p. 160.
7 Ibidem, p. 199.
8 Besse P. de, La royale prêtrise c’est à dire les qualités requises et des choses défendues aux prêtres, Paris, 1626, p. 205.
9 Dans son travail sur l’honneur en Castille au Siglo de oro, Scott Taylor ne traite à aucun moment du clerc, pas même dans le passage sur le rapport entre honor et oficio. L’index du reste ne comporte pas d’entrée clergy, priest, minister.
10 Le Gall Jean-Marie, Le mythe de saint Denis entre Renaissance et Révolution, Seyssel, 2007, p. 467-470, 486-487.
11 Gauvard C., Crime, état et société en France à la fin du Moyen âge, Paris, 1991, p. 720.
12 Voir sur Beauvais, Bonzon A., L’esprit de clocher : prêtres et paroisses dans le diocèse de Beauvais, 1535-1650, Paris, 1999.
13 Gauvard, Crime, état et société en France à la fin du Moyen âge, op. cit., p. 396.
14 Besse, op. cit., p. 332.
15 Le clergé délinquant, éd. Garnot B., Dijon, 1995, p. 83-84.
16 Dictionnaire de droit canonique, t. 5, col. 26.
17 Gauvard, op. cit., p. 716.
18 Paresys Isabelle, Aux marges du royaume : violence, justice et société en Picardie sous François Ier, Paris, 1998, p. 27-29.
19 Le clergé délinquant, op. cit., p. 101.
20 Besse, p. 332.
21 Barde D. de la, Oraison funèbre pour l’archevêque de Bordeaux, Paris, 1641, p. 12.
22 Ibidem, p. 13.
23 Besse, op. cit., p. 23.
24 Voir les épitaphes dans le livre de Mazel C., La mort et l’éclat. Monuments funéraires parisiens du Grand Siècle, Rennes, 2009.
25 Le Gall J.-M., Les moines au temps des réformes, Seyssel, 2001, p. 376.
26 Grymaud G., Oraison funèbre de feu mgr le cardinal de Sourdis, Bordeaux, 1628, p. 33.
27 Gourreau de la Proustière P., Mémoires, Buffévent B. de (éd.), Paris, 1990, p. 51, 315, 321.
28 Dompnier B., Le venin de l’hérésie : image du protestantisme et combat catholique au XVIIe siècle, Paris, 1985.
29 Le Gall J.-M., Le mythe de saint Denis…, op. cit., p. 251-255.
30 Bouche Honoré, La défense de la foi et de la piété de Provence, Aix, 1663, p. 4.
31 Besse P. de, op. cit., p. 349.
32 Besse P. de, op. cit., p. 3, 5, 11, 16.
33 Héliodore de Paris, Discours sur les sujets les plus ordinaires du monde, Paris, 1686, t. IV, p. 596.
34 Ibidem, p. 597.
35 Gourreau de Proustière, op. cit., p. 53.
36 Héliodore, op. cit., p. 683.
37 Tallon A., Conscience nationale et sentiment religieux en France au XVIe siècle, Paris, 2002, voir chapitre I.
38 Le Gall J.-M., « Catalogue et séries de vies d’évêque dans la France moderne. Lutte contre l’hérésie ou illustration de la patrie ? », Liber, gesta histoire. écrire l’histoire des évêques et des papes de l’Antiquité au XXIe siècle, Bougard F., Sot M. (éd.), Brepols, 2009, p. 367-405.
39 Perri C., Histoire civile et ecclésiastique ancienne et moderne de la ville de Chalon sur Saône, Chalon, 1659, p. 15.
40 Gourreau, op. cit., p. 57.
41 Ibidem, p. 127, 312.
42 Ibidem, p. 313, 321, 387-388.
43 AD Ille-et-Vilaine, 9H38, dossier 66. Cité par Trottin D., Anaclet de Saint étienne, Benin de Saint Victor et autres carmes indignes, mémoire de maîtrise sous la dir. de Provost G., Rennes 2, 1999.
44 Bergin J., « The decline and fall of the house of Guise as ecclesiastical dynasty », Historical journal, 25, ¾, 1982, p. 796.
45 Maillane D. de, Dictionnaire de droit canonique, Lyon, 1770, t. 2, col. 115.
46 Gautherot D., L’anastase de Lengres tirée du tombeau de son antiquité, Langres, 1649, p. 199, 222, 223, 227.
47 Savaron, Les origines de Clermont ville capitale d’Auvergne, Clermont, 1607, p. 113-114.
48 Besse P. de, op. cit., p. 35.
49 Héliodore, op. cit., p. 651.
50 Besse, op. cit., p. 46.
51 La Roche Flavin, Treize livres des parlements de France, Paris, 1621, p. 513.
52 Sur les entrées épiscopales on verra les deux articles de Paiva J. P. et Gomis S., dans Dompnier B. (dir.), Les cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque, Clermont Ferrand, 2009.
53 Ainsi, les moines de Saint-Germain-des-Près, déposés de leurs offices par les réformateurs clunisiens en 1502 font appel au parlement en rappelant qu’il ont administré leur bénéfice « sans déshonneur ». Auton J. d’, Chronique de Louis XII, Paris, 1889, t. 2, p. 231.
54 Besse, op. cit., p. 338-340.
55 Gourreau, op. cit., p. 72, 73, 142, 350-351.
56 Bertrand E., Un archevêque amiral, Henri de Sourdis, Paris, 1912, voir p. 30-42 et aussi Mouton L., Le duc d’Epernon et l’archevêque de Bordeaux, Extrait de la revue des études historiques, 1914.
57 Sur la bataille de Lérins, voir notre analyse dans Histoire de Lérins, Bellefontaine, 2005, p. 344-350.
58 Gourreau, op. cit., p. 405.
59 Cabantous A., Histoire du blasphème en Occident, XVe-XIXe siècles, Paris, 2000, p. 190-192.
60 Besse P. de, op. cit., p. 40-42.
61 Héliodore, op. cit., p. 685.
62 Durand de Maillane, op. cit., t. 3, p. 101-102.
63 Gauvard, op. cit., p. 721-723.
64 Gourreau, op. cit., p. 378.
65 Héliodore, op. cit., p. 608.
66 Durand de Maillane, t. 3, col. 106.
67 Berthelot du Chesnay, Les prêtres séculiers en Haute Bretagne au XVIIIe siècle, Rennes, 1984, p. 240.
68 Héliodore, op. cit., p. 654.
69 Richelieu, Testament politique, Hildesheimer Fr. (éd.), Paris, 1995, p. 88-89.
70 Durand de Maillane, Dictionnaire de droit canonique, Lyon, 1770, t. 3, p. 370.
71 Cité par Donati C. dans Storia d’Italia, annali 9, La chiesa e il potere politico, Chittolini G., Niccoli G. (éd.), Turin, 1986, p. 759.
72 Gourreau, op. cit., p. 370.
73 Sallmann J.-M., Naples et ses saints à l’âge baroque, Paris, 1994, p. 136, 155.
74 Besse P. de, op. cit., p. 17.
75 Columbi J., Histoire de la sainte Madeleine, Aix, 1685.
76 Besse P. de, op. cit., p. 208.
77 Gomis S., « Les entrées solennelles des évêques en France au XVIIe et XVIIIe siècle », Les cérémonies extraordinaires, op. cit., p. 520.
78 Grymaud, op. cit., p. 54.
79 Gissey O. de, Vie et martyre du père Jacques Salez et du frère Guillaume Sautemouche, Toulouse 1642, j’ai utilisé l’édition d’Avignon, 1869, p. 22.
80 Besse, op. cit., fol. Er°.
81 Besse, op. cit., fol. E3r°.
82 Idem, p. 150, 205.
83 Gourreau, op. cit., p. 222.
84 Héliodore, op. cit., p. 622, 629, 671.
85 Durand de Maillane, t. 2, col. 118.
86 Ibidem, t. 2, col. 47.
87 Dictionnaire de droit canonique, Naz, t. IV, col. 1072.
88 Berthelot du Chesnay, op. cit., p. 455.
89 Héliodore, op. cit., p. 666.
90 Le Gall, Les moines au temps des réformes…, op. cit., p. 390-392.
91 Besse, op. cit., p. 46-47.
92 Ibidem, p. 50.
93 Bruno G., Œuvres complètes, Hersant Y., Ordine N. (éd.), Paris, 2003, p. 322.
94 Les martyrs chrétiens de l’âge moderne n’ont rien à voir avec les kamikazes ou les auteurs des attentats du 11 septembre 2001. Même si il existe un climat spirituel porteur d’une aspiration au martyre sanctifiant, les martyrs ne se suicident pas volontairement mais assument une condamnation ou une persécution.
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