L’enjeu de l’honneur dans la pratique épistolaire privée de consolation au premier XVIIe siècle français
p. 265-279
Texte intégral
1Dans la société mondaine et lettrée du premier XVIIe siècle, il est une pratique sociale tout entière centrée sur la notion de l’honneur, une pratique qui a précisément pour fonction de rappeler l’individu aux exigences d’un comportement honorable, c’est celle de la consolation.
2La consolation est un impératif de sociabilité qui peut s’exercer dans le domaine privé comme dans le domaine public. Dans les faits, on console un individu, une collectivité ou même un état. Il s’agit de rappeler fermement le malheureux à ses devoirs d’être sociable, c’est-à-dire respectueux des codes établis de comportement, et d’être social, car évoluant au sein d’un groupe de familiers, voire d’égaux, pour lui permettre de sortir de l’état néfaste de chagrin.
3L’état de chagrin met en effet en danger le malheureux dont il marque le corps et qu’il conduit à l’isolement, synonyme, dans cette société du groupe, de perte d’influence et de dégradation préjudiciable de la réputation.
4La pratique familière de consolation sollicite le corps et le discours. Elle peut néanmoins advenir par lettre et trouver une efficacité même en l’absence du corps, même en différé, car des stratégies existent qui font de la lettre un substitut du corps absent du consolateur et, surtout, car le discours de la consolation est codifié.
5Poser la question de l’enjeu de l’honneur dans la pratique épistolaire de consolation suppose d’interroger les représentations qui font du chagrin une menace pour l’honneur du malheureux et d’analyser les composantes du discours qui a pour fonction de pallier cette menace. L’étude d’un cas concret de consolation par lettre permettra enfin d’observer l’adaptation subtile de la théorie dans le contexte particulier d’une relation sociale spécifique et de saisir toute la pertinence d’une telle pratique.
L’honneur en danger
6En cette première moitié du XVIIe siècle, l’expression du chagrin, pour naturelle qu’elle soit, ne doit pas durer. Héritées des Anciens, par le biais notamment de la théorie hippocratique des humeurs reprise par Galien, les représentations font du chagrin une maladie de l’âme, une perturbation dangereuse car contagieuse, qui marque le corps, qui pousse le malheureux à s’isoler, à refuser toute communication, à s’enfermer dans sa douleur. Si cette passion « s’envieillit », elle fait de l’individu en chagrin un barbare, voire un monstre.
7Les exemples mythologiques d’Hécube ou de Niobé, figures inhumaines du deuil éternel, sont présents à l’esprit de chacun. Hécube, dont l’histoire et les diverses manifestations du deuil sont détaillées dans les Métamorphoses d’Ovide (XIII, 422-575), finit par se transformer en chienne hurlante, après s’être jetée, avec les matrones, sur le roi des Thraces Polymnestor, responsable de la mort de son dernier parent vivant, pour lui crever les yeux. Dans les Métamorphoses d’Ovide toujours (VI, 267-312), Niobé, après avoir vu mourir ses douze enfants sous les flèches d’Apollon et de Diane, se mue en rocher, toujours sous l’effet du chagrin.
8Les personnages d’Hécube et de Niobé sont familiers au lettré de l’époque moderne, ne serait-ce que par le biais des nombreuses traductions de l’œuvre d’Ovide, mais aussi car leurs histoires ont fourni le sujet de pièces de théâtre, de dessins ou de peintures1. Le détour par ces figures antiques du chagrin infini n’est pas inutile car elles donnent à voir les signes de la passion de chagrin, cette perturbatio animi qu’est l’aegritudo romaine et dont on craint la corruption2.
9Hécube, l’épouse du Troyen Priam, perd son mari et ses fils lors du siège de Troie. Il ne lui reste que sa fille Polyxène, que le Grec Achille a aimée, et son petit-fils Polydore, mis à l’abri auprès de Polymnestor, le roi des Thraces. Alors que Troie est en flammes, Hécube, « miserabile visu3 », spectacle affreux, commente le texte, est trouvée au milieu des tombeaux de ses fils, « in mediis Hecabe natorum inventa sepulchris4 ». Avant de pouvoir quitter le rivage troyen, elle assiste à la mise à mort de Polyxène, sacrifice exigé par les mânes d’Achille, et découvre, rejeté par la mer, le corps de Polydore, égorgé par celui qui était chargé de le protéger, Polymnestor.
10Ainsi, spectatrice de la mort de Polyxène5, Hécube dans le deuil, « luctu6 », pleure, « dat lacrimas ; lacrimas […] fundit7, » se plaint, se frappe et se griffe la poitrine, « pectora plangit ; laniato pectore8 », s’arrache les cheveux, « albentes lacerata comas9 ». Sa douleur se déploie, « in cursuque meus dolor est10 ». Et, cherchant de l’eau pour laver le corps de Polyxène, elle voit soudain le corps de Polydore, marqué par les blessures qui lui ont été infligées. Alors, rendue muette par la douleur, « obmutuit illa dolore11 », car la douleur elle-même à la fois engloutit, au plus profond d’elle-même, les mots qu’elle s’apprête à dire et tarit les larmes qui lui viennent aux yeux, « pariter vocem lacrimasque introrsus obortas devorat ipse dolor12 », elle se fige, pareille à la pierre, « duroque simillima saxo torpet13 », et, tantôt tourne ses regards vers le sol, « adversa figit modo lumina terra14 », tantôt, regarde d’un air menaçant vers le ciel, « interdum torvos sustollit ad aethera vultus15 ». La colère, dont elle s’arme, « seque armat et instruit ira16 », et qui va permettre la vengeance, s’adjoint au chagrin17. La métamorphose est enclenchée18. Uniquement préoccupée par sa douleur et sa colère, Hécube devient autre à elle-même, elle ne se connaît plus : « non oblita animorum, annorum oblita suorum19 ».
11Une fois la vengeance consommée, d’une extrême violence, après que la colère s’est mêlée au deuil, « postquam cum luctu miscuit iram20 », Hécube se métamorphose en chienne. Elle ne s’exprime plus que par des grognements rauques, « rauco cum murmure21 », et aboie alors qu’elle cherche vainement à parler, « rictuque in verba parato latravit, conata loqui22 ». Le récit se termine en signalant que longtemps elle erra, en hurlant, « ululavit23 », profondément abattue, « maesta24 », pleine du souvenir de ses anciens malheurs, « veterum diu memor illa malorum25 ». Dans un deuil sans bornes, elle est sortie de la civilisation.
12Les mêmes signes associés au chagrin se retrouvent dans la description que fait Ovide de Niobé assistant à la mort de ses enfants. « Miseranda26 », elle provoque la pitié et les larmes chez ceux qui la regardent, ses bras, qu’elle lève vers le ciel, sont livides, « ad caelum liventia bracchia tollens27 », puis, spectatrice elle aussi de la mise à mort de tous ses enfants, alors que sa dernière fille vient d’expirer, privée de tous ses proches, « orba28 », elle interrompt tout mouvement et s’assoit au milieux des cadavres, « resedit exanimes inter natos natasque virumque29 ». Elle s’immobilise, « deriguitque malis30 ». Le sang semble s’être retiré de son visage, « in vultu color est sine sanguine31 », les yeux fixes, « lumina stant inmota32 », plus rien ne semble être vivant en elle, « nihil est in imagine vivum33 », même sa langue se fige et ne fait plus qu’un avec son palais, « ipsa quoque interius cum duro lingua palato congelat34 », le sang cesse de battre dans ses veines, « venae desistunt posse moveri35 », ses bras ne peuvent plus se mouvoir, « nec bracchia reddere motus […] potest36 ». Jusque dans ses entrailles, elle est devenue pierre, « intra quoque viscera saxum est37 ». Cependant elle pleure encore, « flet tamen38 ». Ses pleurs sans fin ruissellent encore aujourd’hui sur la pierre, dit le poète, « et lacrimas etiam nunc marmora manant39 ».
13Les deux récits insistent sur la perte du statut social auquel conduit le chagrin dans ses manifestations les plus aigues. Ainsi, alors qu’Hécube est désignée à deux reprises par l’expression « Priameia coniunx40 », l’épouse du roi Priam, le récit des souffrances de Niobe souligne « quantum haec Niobe Niobe distabat ab illa quae […] mediam tulerat gressus resupina per urbem […] at nunc miseranda vel hosti41 », combien cette Niobé, celle qui provoquait aujourd’hui la compassion, même d’un ennemi, était différente de celle qui autrefois marchait la tête haute, altière, à travers la ville.
14Les signes distinctifs du bouleversement qu’est le chagrin sont non seulement les larmes, le cri ou le gémissement qui se substitue à la parole articulée, le corps marqué par la souffrance, mais aussi la stupeur, la fixité et le repli sur soi que disent le vocabulaire de l’immobilité et la notation récurrente des yeux tournés vers le sol, autant d’éléments qui dénotent l’absence aux autres, la fermeture sur soi et une certaine complaisance à la souffrance.
15Ces représentations antiques font ainsi du chagrin une menace pour l’individu. Elles sont reconduites à l’époque moderne. Vincent Voiture, Théophile de Viau, Jean-Louis Guez de Balzac, parmi d’autres, décrivent les mêmes effets du chagrin dans leurs correspondances.
16En février 1642, Vincent Voiture, épistolier et poète familier du salon de Rambouillet, est loin de Paris, en Avignon. Julie d’Angennes, sa mère Madame de Rambouillet, ainsi que tous les habitués de l’hôtel de la marquise, lui manquent. Il est seul et manifeste certains des signes du chagrin. Il se décrit alors dans une lettre à Julie :
« Pour moi, dans cette réjouissance de tout le monde, je montai seul sur la cabane qui couvroit notre batteau, & tandis que les autres admiroient ce qui étoit à l’entour de nous : je me mis à penser à ce que j’avois quitté. J’avois le coude du bras droit appuyé sur la couverture de la barque, la tête un peu panchée & soutenuë sur la main du même bras, & l’autre négligemment étenduë, dans la main duquel je tenois un livre, qui m’avoit servi de prétexte à ma retraite. Je regardois fixement la rivière que je ne voyois pas. Il me tomboit de moment en moment de grosses larmes des yeux. Je faisois des soupirs, avec chacun desquels il sembloit que sortît une partie de mon ame, & de temps en temps je disois des paroles confuses & mal formées, que les assistans ne purent pas bien oüir, & que je vous dirai quand vous voudrez. […] Tant y a que je demeurai sept heures de cette sorte, sans remuer ni pied ni pate. […] il n’en avoit jamais vû un qui parût avoir l’esprit si égaré42. »
17Voiture ne peut se défaire de son bel esprit et se laisser aller à la plainte. Il est roturier, et seul son talent pour l’enjouement et le divertissement lui permet de fréquenter le cercle que réunit autour d’elle Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet. Il cherche néanmoins à émouvoir sa correspondante et à lui donner suffisamment d’indications pour qu’elle ne se méprenne pas sur l’état qui est le sien. Ces éléments sont les signes qui manifestent le chagrin. Malheureux, Voiture recherche la solitude, sous un faux prétexte, à savoir la lecture silencieuse. Délibérément il fuit la « réjouissance de tout le monde » pour se retirer, « seul », dans un lieu à l’écart qui est « la cabane qui couvr (e) (le) batteau ». Alors que les « autres », ceux qui se réjouissent, s’amusent à regarder le paysage, lui, dans un mouvement opposé, se « m (e) t à penser à ce (qu’il a) quitté ». Il ne voit pas le spectacle qui s’offre à chaque instant à sa vue, « à l’entour ». Il est tout entier tourné vers lui-même, nostalgique, et concentré sur un passé révolu. L’esprit est « égaré », le malheureux est comme absent à lui même. La posture est celle de la rêverie ou de la méditation. Un bras est « négligemment étendu ». Il est allongé, « la tête un peu penchée », appuyé sur un bras. C’est une attitude que l’individu adopte dans le cadre privé, hors du regard de ceux qu’il côtoie habituellement dans ses relations sociales. Échanger devient difficile. Le regard, fixe, « ne (voit) pas ». Il pleure. Et aux « paroles confuses & mal formées » qu’il émet se mêlent des gémissements, des sanglots et des « soupirs » profonds qui en rendent la compréhension difficile. à la fixité du regard correspond l’immobilité, voire la prostration, du corps resté « sept heures de cette sorte, sans remuer ni pied ni patte ». Usant volontiers de l’hyperbole qu’affectionnent ordinairement les poètes, Voiture insiste sur l’accablement qui l’immobilise, dans l’incapacité de réagir et de communiquer.
18La rumeur, l’opprobre sanctionnent le comportement déviant, déshonorant car empreint de faiblesse, du malheureux qui se terre pour pleurer ou que sa disgrâce a éloigné de la vie mondaine où évoluent ses pairs. L’individu se trouve alors coupé de tout ce qui constitue son identité sociale : on ne le reconnaît plus.
19On le reconnaît d’autant moins que la tristesse est, à l’époque moderne comme dans l’Antiquité romaine, un effet de la mélancolie, laquelle est une passion néfaste, c’est-à-dire, dans l’ordre des représentations communes à une collectivité – et qui la constituent en entité culturelle homogène – une perturbation de l’âme qui trouble l’esprit et marque le corps. Ces deux thèmes sont invariablement développés par les épistoliers qui tentent, par la description hideuse de l’état du malheureux, de le faire réagir.
20Que le consolateur soit libertin, qu’il évolue à la Cour ou dans les salons, le lexique est le même. Théophile de Viau exhorte à ne se « laisse(r) point étourdir à la tristesse43 » ; Chapelain évoque le « trouble » qu’engendre la « douleur44 », alors que Guez de Balzac se plaint de sa « mélancolie […] devenuë si noire » et de son « esprit si plein de nuages45 » ; Scarron souligne que, sous le coup de l’émotion, un de ses personnages, dans un « transport », « se défit extrêmement46 » et Voiture décrit l’ensemble « des troubles et des desordres où (ses) miseres (l’)ont mis47 ». Tristan l’Hermite s’adresse en ces termes « à un amy qui s’affligeoit de l’infidélité d’une maistresse » :
« Que pensez-vous faire Théandre ? avez-vous résolu d’abandonner la raison pource que P. vous quite ? et faire des actions de desesperé […] ? Avez-vous envie de vous perdre pour vanger une tromperie, et vous punir vous mesme […] ? Je ne veids jamais des transports excessifs comme les vostres, et des marques de douleur si extraordinaires pour un si mediocre sujet, et pour une avanture si commune48. »
21« Abandonner la raison », « actions de desespéré », « vous perdre », « vous punir », « transports excessifs », « marques de douleur extraordinaires » : l’excès de douleur fait perdre la raison. Sous l’effet du chagrin, l’individu est absent à lui même, absence qui confine à la folie. Dans ses Mémoires, le cardinal de Retz rappelle que la cabale montée par M. de Beaufort contre Mazarin, composée de seulement « quatre ou cinq mélancoliques, qui avaient la mine de penser creux » n’est constituée que de « gens qui sont tous morts fous49 ». De fait, Furetière, élaborant son Dictionnaire universel, reprend la représentation commune et précise, dans sa définition de la mélancolie, que « la mélancolie noire cause quelque fois la folie ». La pensée, les propos du malheureux sont incohérents. Vincent Voiture, dans sa correspondance, évoque « ces heures de chagrin & d’accablement, qui empoisonnent jusques à l’ame, & qui peuvent tuer en une heure, le plus fort homme du monde50 ». En s’abandonnant à un chagrin sans borne, le malheureux risque la mort.
22Les effets de la mélancolie sont visibles et terrifiants. Le visage change soudain. Il porte les marques de l’affliction. Les yeux sont « tout enflés de larmes » et « très rouges51 », le regard est fixe, voire aveugle car brouillé par les larmes, le teint livide. Le corps est replié sur lui même, amaigri, déchu. Les soins du corps cessent. Voiture note qu’un de ses amis, dont le chagrin est « beaucoup au-dessus de tout ce qu’on s’en imagine » dans le monde des salons, « s’est mis en fantaisie de se laisser croître une barbe qui lui vient déja jusques à la ceinture » et « a pris un ton de voix beaucoup plus severe que jamais52 ». La physionomie change. Les gestes se figent, alors que, tout au contraire, comme le signale encore Voiture, « le vrai secret, pour avoir de la santé, & de la gayeté, est que le corps soit agité, & que l’esprit se repose53 ».
23Le malheureux, abattu, ne se nourrit plus, souffre d’insomnie, s’isole54. Il ne communique plus que par des plaintes mêlées de cris, des lamentations, des hurlements. Tallemant parle de « terribles lamentations55 » ; Scarron décrit les « cris effroyables de plusieurs femmes ensemble » qui forment un « bruit si grand et lamentable56 » ; et Voiture, dans une lettre à Monsieur de Chavigny, se caricature « criant & heurlant horriblement » en son absence57. L’échange conversationnel s’interrompt, la relation sociale est impossible. L’individu est comme mort au monde et un ami attentif peut alors observer, comme le fait Théophile de Viau : « Depuis que votre père est mort on ne sait lequel est le plus enseveli de vous deux ; car on ne vous voit non plus l’un que l’autre58. »
24Ainsi, concrètement, la passion de chagrin, si elle n’est apaisée, conduit inévitablement à la mort sociale. Misanthropie, isolement, silence, laisser-aller : le risque encouru par le malheureux est celui de la perte de la gloire, sanctionnée par la parole de blâme, et le rejet définitif du groupe, c’est-à-dire la rupture d’une relation sociale pensée sur le modèle antique exigeant de l’amicitia.
25La lettre de consolation a pour fonction de le faire recouvrer son honneur en l’exhortant à retrouver un comportement digne d’éloges et, conséquemment, en lui permettant de réintégrer la place qui est la sienne au sein de son groupe social.
Recouvrer l’honneur
26Le discours de consolation est codifié. Il ressortit, dans les traités de rhétorique et autres secrétaires, du genre démonstratif, celui-là même qui statue sur le « bien » et le « mal ».
27La tradition est antique, héritée des traités de Quintilien, Cicéron, ou de la Rhétorique à Hérennius. Le discours de la consolation est essentiellement une parole de blâme. Le ton est ferme, vigoureux, parfois menaçant. Le registre est moral, c’est celui de la vertu perdue à reconquérir. Il faut en effet faire réagir le malheureux, le redresser, au sens propre comme au sens figuré, pour qu’il retrouve un comportement et une posture dignes d’éloges.
28L’organisation et le ton du message de consolation dans la lettre sont les mêmes que dans le discours public ou dans la conversation familière de la pratique privée de consolation. L’événement de la consolation, au sens anthropologique du terme, qui en conditionne les différentes modalités d’expression (invention, exemples, ton, style), reste en effet le même.
29Dans la lettre de consolation, les lieux communs convoqués, les catégories sollicitées telles que l’exemplum, la fama, la fides, l’officium, sont antiques. La consolation est un officium amicitiae, un devoir qui oblige celui qui en bénéficie. Ne pas tenir compte de cet avertissement, ne pas manifester sa reconnaissance par un changement d’attitude, revient à porter atteinte à la relation qui a induit cette marque d’attention. C’est risquer une nouvelle fois l’opprobre, le déshonneur.
30L’envoi d’une lettre de consolation n’intervient pas dans les premiers temps du chagrin, lorsqu’il est bien « naturel » de pleurer, mais s’impose lorsque le chagrin semble durer plus qu’il ne convient. Les règles qui régissent une telle lettre sont données dans les traités de rhétorique et reprises dans les secrétaires, notamment ceux de Puget de la Serre qui ont connu tant de rééditions.
31En 1688, Pierre d’Ortigue de Vaumorière, dans le chapitre « Des differentes especes de Harangues que l’on peut faire dans le Genre Demonstratif » de son traité Harangues sur toutes sortes de sujets avec l’art de les composer, mentionne les « Oraisons Funèbres », le « compliment de condoléance » et le « compliment de consolation », en même temps que les « félicitations », les « remerciements », les « compliments », les « épithalames ». Il signale que le style du compliment de consolation est « plus élevé que (celui du) simple compliment ». La parole éloquente est ornée, travaillée, et doit avoir « des expressions plus nobles & plus figurées » que la langue familière59.
32Le genre démonstratif comprend l’exercice de la louange et du blâme. Il faut louer pour créer une « généreuse émulation qui puisse porter (les destinataires du discours) à s’élever à un plus haut degré de vertu », et blâmer le vice car « la honte les peut tirer du dereglement & retenir ceux qui seroient prets à y tomber60 ».
33Le théoricien propose un plan à suivre pour la consolation dans le cas du deuil. Il faut commencer par « ne pas condamner les premières larmes », les « laisser couler » et assurer que « nous y prenons part ». Suit un lieu commun, c’est-à-dire propre à la consolation de chacun, qui représente « combien est generale la loi de subir la mort, & l’injustice qu’il y auroit de s’en plaindre ». Vaumorière conseille de continuer en « dissimul(ant) ce que la mort peut avoir d’affreux », et pour cela de « la peindr(e) comme la fin des misères de la vie » en évoquant les « travers de la cour », les « fatigues de la guerre », le cas d’un « père qui a perdu son enfant » ou s’inquiète à son sujet. Ces considérations sont suivies, à nouveau, par un lieu commun rappellant que les « adversitez […] sont inséparables de la condition humaine ». Il convient ensuite de parler des actions les plus louables accomplies par la personne défunte, et des circonstances qui peuvent faire supporter sa mort plus patiemment. Enfin, il faut représenter que « les larmes sont inutiles, & même indignes d’une personne qui a de la sagesse & de la fermeté », ce que Vaumorière considère comme un dernier lieu commun. Il remarque toutefois que « rien ne contribuë plus à la consolation d’un affligé, que de lui parler de l’affection d’une personne qui lui est, ou qui lui doit être, plus chère que celle qu’il a perduë61 ».
34L’affligé est rappelé à ses devoirs, le ton de la réprimande succède à celui de l’éloge. Il faut être ferme. La sécheresse du ton de la réprimande est parfois augmentée du fait de la personnalité du consolateur. Un exemple en est donné, en 1606, par la Consolation à M. M. C. sur la mort de son père rédigée par le parlementaire Guillaume Du Vair :
« Voila le corps froid & estendu de celuy que vous avez tant aymé, embrassez-le, baisez-le, lavez-le de vos larmes, pasmez-vous dessus, perdez vostre esprit en cerchant le sien ; baisez sa bouche, baisez ses yeux, faites-vous des reliques de cette blanche & chenüe barbe : iettez les yeux au ciel, rabaissez-les en terre, accusez la mort, depitez vostre vie, & puis muette en voz douleurs, estouffez voz soupirs en voz larmes. Et bien sera-ce tantost fait ? Sçavez-vous encor quelque nouvelle façon pour croistre vostre douleur ? Poussez, et sans rien espargner, donnez-vous en proye au deüil & au tourment : i’excuse qu’il soit grand, mais non pas infiny. […] ie vous annonce que la mesme piété qui vous a commandé de pleurer, vous commande de cesser maintenant voz pleurs62. »
35Le blâme peut être cruel.
36A la recherche d’exemples « sur cette matière » à proposer à son lecteur, Vaumorière affirme : « Nous avons une infinité de lettres de consolation dans nos Auteurs, & je ne sçai si pour l’Oraison Funèbre, aucune Nation se peut comparer à la nôtre. » Il choisit comme exemple de « compliment de consolation », la lettre d’un « Moderne », Guez de Balzac.
37Dans un style moins élevé, la lettre familière de consolation débute elle aussi par l’assurance de la compassion, qui rappelle le lien d’amitié qui unit les correspondants, se poursuit par des éloges adressés au malheureux, continue par des exhortations et se clôt, comme toute correspondance, par les compliments d’usage. La consolation peut n’occuper qu’un billet ou qu’un développement de la lettre, se résumer à quelques phrases, qui en tracent le plan.
38La consolation, même familière, est si codifiée que Vincent Voiture peut s’amuser à consoler Mademoiselle de Rambouillet du « bannissement » de « car », auquel l’« injustice » fait alors préférer « pour ce que » : « le grand Car est mort », et le « ressentiment » de Julie est extrême63. À nouveau, le consolateur s’associe aux plaintes de la malheureuse et aux éloges succèdent les blâmes. L’exercice est destiné à être spirituel, mais il a l’avantage de faire apparaître clairement le code de la consolation.
39Le discours de consolation exhorte à la reconquête d’un comportement vertueux, donc honorable. Pour ce faire, il pose la question de l’honorabilité du comportement du malheureux à trois niveaux : celui de l’individu lui-même, dans le cadre du rappel à soi, celui du rapport de l’individu à sa parentèle, dans le cadre du rappel des qualités éminentes des aïeux ou du défunt, celui du rapport du malheureux à ses pairs, dans le cadre du rappel des menaces qui pèsent sur une réputation fragile que la rumeur peut rapidement dégrader. Sortir de l’état néfaste du chagrin, c’est savoir se montrer digne de ce que l’on est, de la personnalité du défunt et de son rang social. C’est la fonction de l’éloge dans le discours de consolation que de célébrer à dessein les qualités du malheureux, du disparu et des familiers, pour enjoindre le consolé à adopter le comportement que cet environnement impose. C’est la fonction du blâme dans le discours de consolation que de stigmatiser tous les écarts que le chagrin fait faire et qui mettent en danger une position sociale toujours à consolider.
40Et c’est le devoir du familier que de pourvoir à la consolation d’un pair. Les rapports qu’entretiennent les uns avec les autres les membres d’un même groupe social ont en effet pour modèle la relation amicale privée. Ces rapports sont fondés sur le sentiment de fidélité et consistent, comme l’amitié, en échanges de bienfaits, au nombre desquels figure la consolation.
41Les représentations sont là aussi antiques, qui prennent pour modèle la relation sociale et politique romaine antique d’amicitia64, fondée sur la loyauté et la confiance, la fides. Il s’agit d’un rapport social fondé sur les affinités tout autant que sur l’intérêt bien compris de chacune des parties, dans un environnement où l’information est essentielle et les alliances déterminantes.
42Le Dictionnaire de l’Académie, dans sa première édition de 1694, ne manque pas de le noter lorsqu’il définit l’amitié comme une :
« Affection mutuelle, réciproque entre deux personnes à peu près d’égale condition »,
43et mentionne comme expression « (d)es plus ordinaires » dans lesquelles est employé ce terme :
« les liens de l’amitié, les loix, les devoirs, les engagements de l’amitié »,
44ou encore :
« entretenir l’amitié, […] manquer à l’amitié, renoüer l’amitié, respondre à l’amitié ».
45La relation amicale suppose l’échange au sein d’un rapport égalitaire et impose certaines contraintes, certains « engagements ». « Ami », quant à lui,
« se dit figurement des choses qui ont entre elles de la simpathie » et « se dit aussi figurement de ce qui est utile pour la santé, qui soulage, qui conforte ».
46Ainsi, proverbialement,
« Au besoin on voit l’ami. »
47Ce même Dictionnaire de l’Académie, sous le mot « office », précise encore :
« Devoir de la vie humaine, de la société civile. […] c’est l’office d’un bon pere, d’un bon mary, d’un bon amy. »
48L’acte de consolation est un de ces « devoir(s) de la société civile », il est un de ces « offices » auxquels engage la relation amicale. Et si les amis ou familiers qui y pourvoient agissent par affection et témoignent de leur estime, ils se préoccupent aussi de la réputation de leur allié, de sa gloire donc, à laquelle la leur propre est attachée.
L’impératif social de la conduite honorable
49Un exemple, dans un contexte précis, du fonctionnement du discours de consolation, parole codifiée de restauration de l’honneur, peut être trouvé dans la lettre envoyée, à la fin de l’année 1630, par François Tristan l’Hermite, poète fameux attaché au service de Monsieur, frère du roi, Gaston d’Orléans, à Louise-Henriette de la Châtre, duchesse d’Uzès, à l’occasion du décès du père de celle-ci, c’est-à-dire de Louis de la Châtre, baron de La Maisonfort et Maréchal de France65.
50La lettre s’ouvre par l’exposé du motif de l’envoi :
« J’ay apris de Monsieur de Charnisé et des lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire que vous avez esté bien malade et que vostre ennuy s’augmente tous les jours au lieu de diminuer66. »
51Tristan l’Hermite légitime son envoi. Il peut écrire, et même doit écrire, car il est un familier de la duchesse, ils s’écrivent. Surtout, Tristan écrit car l’« ennuy (de sa correspondante) s’augmente tous les jours ». La situation préoccupante de la correspondante impose d’agir car le chagrin dure trop.
52Dans les traités, l’éloge est préconisé pour mettre en exergue la personnalité du disparu et ainsi permettre l’expression de l’empathie du consolateur avec le consolé. L’empathie est perceptible dans les brèves notations liminaires sur l’« espece d’insensibilité (qu’il y a) de ne donner point de pleurs au trépas de ceux dont nous tenons la vie67 », et sur le caractère « naturel68 » des larmes.
53Mais l’éloge a aussi pour fonction de construire, à l’usage du destinataire, un portrait exigeant de lui-même. Il s’agit alors de pousser le destinataire à se confronter à ce portrait de lui-même pour en redevenir digne, le faire se rappeler de lui-même en quelque sorte, et le contraindre ainsi à sortir de son chagrin. Dans la première partie de sa lettre, Tristan utilise cette vertu du discours élogieux, ce que montrent les passages suivants :
« la consoler par l’exemple de vostre constance69 » ; « que les nuages de vostre tristesse n’aportent de l’ombre à votre reputation70 » ; « abandonner au desplaisir une beauté si merveilleuse71 » ; « gardez de destruire vostre gloire72 » ; « des personnes de vostre merite et de votre condition73 » ; « que dira-t’on de vostre courage […]74 ? » ; « quelle opinion pourra-t’on prendre […] de vostre sagesse qu’on estime si rare […]75 ? ».
54À dessein, l’épistolier célèbre, chez sa correspondante, une « réputation » et une « gloire » que des rumeurs pourraient entacher et qu’il faut préserver, mais aussi une « beauté » que les marques du chagrin abîment, une « constance » et un « courage » qui devraient lui être une force pour surmonter son deuil, ainsi qu’une « sagesse » à laquelle il lui faut impérativement se soumettre.
55Mais dans le cas précis de la consolation de madame de la Châtre dont le chagrin devient déraisonnable, c’est bien évidemment la parole de blâme qui domine. Elle fera l’essentiel de la seconde partie de la lettre. Les formulations injonctives, voire impératives, le signalent :
« Cessez de perdre vos plaintes76 » ; « considérez que vous feriez de mauvais souhaits si77 » ; « il est temps que vous commenciez à la consoler […] et que vous cessiez d’intéresser dans vostre trouble l’esprit d’une grande princesse78 » ; « aprenez-les par cœur79 » ; « Essayez le plus que vous pourrez80 » ; « respectez au moins l’establissement d’une vertu81 » ; « gardez de destruire votre gloire82 ».
56Madame de la Châtre doit réagir, il en va précisément de sa « réputation », de sa « gloire ». Le danger est d’autant plus grand que son statut social la place sous le regard de tous, ce que souligne Tristan en notant que « des personnes de (son) merite et de (sa) condition toutes les actions sont esclairées83 ». La menace est réelle : « que dira-t’on (si madame de la Châtre continue à montrer) une foiblesse si vulgaire84 », si commune, dans l’adversité ? L’enjeu est immense : il s’agit de perdre ou de garder son statut social ; de s’en montrer digne ou de déchoir ; d’agir comme tout le monde ou de rester à part. La parole de blâme doit faire réagir.
57Le lien amical oblige ceux qu’il lie. Tristan devait intervenir. Il termine ainsi sa lettre à madame de la Châtre en justifiant un propos un peu vif par une allusion au caractère impératif de sa sollicitation épistolaire :
« j’aime mieux vous sembler importun que de m’empescher de vous rendre un service qui vous importe85 »,
58avant de revenir une dernière fois à la charge :
« il me sera toujours plus advantageux d’estre injurié par les premiers mouvemens de vostre colere que d’estre démenti par la continuation de vos larmes86 ».
59Le familier de madame de la Châtre devait lui rendre ce « service » d’importance, il y est contraint par la relation qui les lie. Et cette relation oblige, en retour et de la même manière, la correspondante, laquelle se voit contrainte, en réponse, de manifester sa sortie du chagrin, même par la « colere » dont les représentations font l’opposé du chagrin dans ses manifestations, plutôt que de « démen(tir) » l’épistolier « par la continuation de (ses) larmes » et ainsi porter atteinte au lien d’amitié qui les unit.
60La lettre se ferme enfin sur un compliment qui revient sur la liberté de ton dont use l’épistolier qui « demande pardon (de s’être) émancipé de (lui) declarer si librement des veritez si peu complaisantes87 », tout en soulignant une dernière fois « la generosité de (son) ame et la force de (son) esprit88 ». Ce faisant Tristan insiste à nouveau sur ces « veritez », lesquelles sont précisément ces paroles que la relation amicale enjoint à dire, sans rien cacher.
61Tristan l’Hermite et madame de la Châtre partagent un même univers social et culturel, dans lequel les références antiques sont familières à tous. Lorsque l’épistolier utilise des exemples antiques, non seulement il suit les prescriptions des théoriciens de la consolation, mais aussi il adresse un signal à sa correspondante et, ce faisant, l’inclut à nouveau dans le groupe duquel le chagrin l’éloigne.
62Dans sa lettre, Tristan compare ainsi la mère de madame de la Châtre, c’est-àdire l’épouse du défunt, à Arthémise, « la femme de Mausole », et la fille du défunt, madame de la Châtre elle-même, à Porcie, « la fille de Caton » :
« Vous avez beau vous tourmenter et vous plaindre de la Mort avec Madame la mareschale ; elle n’aura pas plus de compassion de vous deux qu’elle en eut de la femme de Mausole et de la fille de Caton89. »
63Ces deux figures antiques sont très connues en ce début du XVIIe siècle. Ce sont deux exempla, deux figures exemplaires : Arthémise est un modèle de piété conjugale, et Porcie, véritable patris effigies, un modèle de constance et de courage. En utilisant ces exemples antiques, Tristan agit à trois niveaux sur sa correspondante. D’abord il signale sa proximité avec elle en faisant référence à un fonds antique qui leur est familier à tous deux, il s’agit alors d’une manière de captatio benevolentiae. Ensuite il fait l’éloge du défunt en le comparant implicitement à Mausole et à Caton d’Utique, deux figures héroïques, de légende, Enfin il met en garde sa correspondante contre un excès de chagrin qui serait néfaste car Arthémise est morte avant d’avoir fait édifier le tombeau de son époux et Porcie s’est suicidée à la mort de Brutus.
64Autre exemplum ad imitandum, comme dirait Cicéron, autre modèle à suivre, contemporain celui-là, l’exemple d’« une grande princesse dont le repos […] est si cher » à madame de la Châtre :
« Il est temps […] que vous cessiez d’intéresser dans vostre trouble l’esprit d’une grande princesse dont le repose vous est si cher. Cette excellente fille dont le courage s’est tousjours affermy contre le malheur et qui fait avouer à toute la terre qu’elle n’est pas moins adorable pour sa vertu qu’elle est illustre pour sa naissance, vous fait des leçons de la fermeté dont il faut supporter les infortunes90. »
65Il s’agit de Marie de Gonzague, fille de Charles Ier de Gonzague, duc de Mantoue et de Nevers, et de Catherine de Lorraine. Marie de Gonzague a perdu sa tante, Catherine de Nevers, duchesse de Longueville, en 1629. Elle a, elle aussi, connu un deuil récent91. Tristan l’érige en modèle :
« Essayez le plus que vous pourrez de ressembler à ce parfait original92. »
66Et ce modèle est « parfait » en effet ; son courage est « affermy », sa vertu « adorable », la fermeté dont elle « fait des leçons » idéale, « toute la terre » le reconnaît. En outre, elle est « illustre pour sa naissance » car descendante, par sa mère, de la Maison de Lorraine et, par son père, de la Maison de Gonzague, de la noblesse italienne. La référence est adaptée à la correspondante de Tristan l’Hermite.
67Madame de la Châtre doit donc se reprendre et sortir de son chagrin pour ne pas « troubl(er) » davantage une personne qui ne peut que s’inquiéter de sa situation, et ainsi rester fidèle à une amie si remarquable. Par ailleurs, en modifiant, comme attendu, son comportement, madame de la Châtre va, réciproquement, contribuer à la consolation de son amie, car elle va pouvoir à son tour « la consoler par l’exemple de (sa) constance ». Le jeu de miroir ainsi construit par le discours est efficace.
68Cependant, les références antiques, par exemple dans le corps du message, ne sont pas exclusives de toute autre. Les références chrétiennes ne sont pas négligées. Dans le corps du message, il est question du « Ciel » et de la « réjouissance des anges93 ». De même, ne sont pas oubliés les passages qui rappellent que Tristan est déjà, en cette fin 1630, un poète reconnu, comme le démontrent par exemple la personnification « cette cruelle94 » pour désigner la mort, ou plus loin la métaphore des « nuages de (la) tristesse (susceptibles d’)apport(er) de l’ombre à (la) réputation95 », ou encore le style ternaire, que souligne un effet de parallélisme, retenu pour dire à quel point toutes les actions des personnes de sa condition sont observées par tous :
« On compte tous leurs pas, on pese toutes leurs paroles, on observe tous leurs regards ; enfin, l’on ne laisse pas de perdre un seul moment de toute leur vie96. »
69Dans ce contexte, les références antiques explicites dans le message épistolaire agissent « en plus » sur la correspondante. Elles sont un marqueur social de plus, un code supplémentaire pour dire la proximité culturelle des correspondants, pour dire leur appartenance à un même réseau de sociabilité, et ainsi conférer à la lettre une efficacité supplémentaire.
70Par ailleurs, Tristan sollicite, dans sa lettre, des lieux communs mentionnés dans les traités antiques puis repris dans les Secrétaires modernes, et débute par le lieu concernant le « temps qui est un baume souverain ». Le lieu « combien est generale la loi de subir la mort, & l’injustice qu’il y auroit de s’en plaindre97 », qu’on retrouve dans tous les traités, est par exemple développé dans le passage
« Il est inutile de murmurer contre les Destinées puisque bon gré, malgré, il faut tousjours obeir à la necessité dont on escrit que les dieux ne se dispensent pas eux-mesmes98. »
71et, plus loin,
« elle (c’est-à-dire la mort) surprend également les monarques et les bergers99 ».
72Alors que le lieu qui suggère de peindre la mort comme « la fin des miseres de la vie100 » est repris, chez Tristan, dans le reproche :
« Vous feriez de mauvais souhaits pour une chose qui vous fut si chere si vous la desiriez sur la terre, aujourd’huy qu’elle est dans le Ciel101. »
73Enfin, la lettre de consolation n’oublie pas le corps marqué par le chagrin du destinataire. C’est la description qui en signale la prise en compte. Dans le cas de la lettre de Tristan L’Hermite, quelques notations sur les « pleurs » que madame de la Châtre semble « ne […] vouloir jamais essuyer102 », sur ses « larmes103 » qui ne tarissent pas, sur ses « plaintes104 » incessantes ont cette fonction, tout comme le regret exprimé par Tristan qu’elle semble faire le choix « d’abandonner au desplaisir une beauté si merveilleuse105 ».
74L’envoi d’une lettre de consolation est en effet un événement, au sens anthropologique du terme, une performance qu’il faut réussir, qui doit produire un effet. En ce sens, le contexte d’énonciation conditionne l’efficacité de l’énoncé. Ce contexte est celui que mobilise la relation sociale et politique d’amitié qui unit les deux correspondants.
75Dans le cas de la lettre de Tristan, et du point de vue de madame de la Châtre, le message la contraint d’autant plus qu’il émane, par le biais des références antiques et de son mode d’organisation, d’un lettré qui maîtrise les mêmes références culturelles qu’elle, mais aussi, et en même temps : d’un proche, qui se recommande de monsieur de Charnizay, lequel est encore en 1628 le gouverneur du frère de Marie de Mantoue, et un ami d’Antoine de Pluvinel, le premier écuyer de Louis XIII ; d’un poète fameux, dont la « belle lettre » peut être reçue comme un don qui oblige lui aussi ; d’un homme qui est au service du frère du roi et qui peut faire référence à Marie de Mantoue, c’est-à-dire qui est lié à son monde social, la noblesse et la Cour ; d’un fin stratège qui sait qu’il écrit à la petite fille d’un lieutenant attaché aux Guise106 qui fut page du connétable de Montmorency, un stratège qui utilise l’exemple de Marie de Mantoue, issue de la Maison de Lorraine et dont le grand-oncle n’est autre que Henri Ier de Guise dit le Balafré, un stratège qui, enfin, joue implicitement de sa proximité avec Gaston d’Orléans, chef du parti dévot, à quelques semaines de la journée des Dupes ; d’un habile stratège, donc, qui, finement, mobilise toute l’influence de la mémoire de la Ligue pour agir sur sa correspondante et parvenir à la faire se souvenir de ce qu’elle est, donc à la consoler.
Conclusion
76Le discours de la consolation est une parole codifiée de restauration de l’honneur. La passion de chagrin marque le corps du malheureux tout en l’isolant et en le privant de parole, le rendant ainsi indisponible pour tout acte de la vie en société, comme la conversation ou la visite, qui sont autant de rituels essentiels dans une culture de réseaux comme l’est la mondanité à l’époque moderne. Consoler le malheureux, « par lettres » ou « par visites107 », est alors un impératif auquel contraint une relation amicale dont les implications sont bien plus qu’affectives. L’ami doit consoler, c’est-à-dire avertir du danger que représente un chagrin qui dure trop longtemps pour la réputation du malheureux et, par le discours, le rappeler à lui-même et à ses devoirs envers ses familiers afin de lui faire recouvrer un comportement plus digne de son rang, honorable à nouveau. La consolation est alors un bienfait prodig---ué par un pair, un bienfait qui oblige celui qui le reçoit et qui ne peut qu’y répondre en modifiant son comportement, en adoptant une attitude plus digne de ce qu’il est et de ceux qui l’entourent, s’il ne veut porter atteinte à la relation qui le lie à son consolateur. Ainsi conçue, la pratique privée de consolation peut être considérée comme un marqueur de la dimension centrale de l’honneur dans la sociabilité du premier XVIIe siècle français.
Notes de bas de page
1 Voir la tragédie, en vers et « avec chœurs », autour du mythe d’Hécube, du conseiller du roi Nicolas Frénicle, représentée vers 1630, mais aussi la pièce Niobé de J. de la Taille représentée en 1573 ; voir l’œuvre d’A. Tempesta qui consacre cinq dessins à l’histoire de Niobé, et les nombreuses traductions des Métamorphoses à l’époque, dont celle de Nicolas Renouard en 1618, rééditée en 1637, puis en 1658, ou celle de Pierre Du-Ryer, en 1677.
2 Voir, sur le thème de l’aegritudo et sur sa transposition dans le genre tragique sous la forme du dolor, Dupont F., Les Monstres de Sénèque, Paris, 1995, p. 63-70.
3 Ovide, Métamorphoses, XIII, 422. Sur les rapports entre « miseratio » et réactions de pitié ou de dégoût, voir Dupont F., Les Monstres de Sénèque, op. cit., p. 65-66.
4 Ovide, Métamorphoses, XIII, 423.
5 Ibid., 514-515, « quae sola levaba(t) maternos luctus », qui, parce qu’elle était l’unique enfant restée en vie, pouvait seule alléger le deuil de sa mère.
6 Ibid., 549.
7 Ibid., 490.
8 Ibid., 491, 493.
9 Ibid., 534.
10 Ibid., 508.
11 Ibid., 538.
12 Ibid., 539-540.
13 Ibid., 540-541.
14 Ibid., 541.
15 Ibid., 542.
16 Ibid., 544.
17 Cette colère est nourrie, avivée, par le « spectacle » des blessures de Polyxène et Polydore : « nunc positi spectat vultum, nunc vulnera nati, vulnera praecipue, seque armat et instruit ira » (ibid., 543-544).
18 Elle est annoncée par la métaphore « utque furit catulo lactente orbata leaena » (ibid., 547) qui l’assimile à une lionne qui se déchaîne parce qu’elle est privée de son petit encore à la mamelle.
19 Ovide, Métamorphoses, XIII, 550.
20 Ibid., 549.
21 Ibid., 567.
22 Ibid., 568-569. Cherchant à les mordre, elle poursuit les pierres qui lui sont lancées, « haec missum […] saxum morsibus insequitur » (ibid., 567-568).
23 Ibid., 571.
24 Idem.
25 Ibid., 570.
26 Ovide, Métamorphoses, VI, 276.
27 Ibid., 279.
28 Ibid., 301.
29 Ibid., 301-302.
30 Ibid., 303.
31 Ibid., 304.
32 Ibid., 304-305.
33 Ibid., 305.
34 Ibid., 306-307.
35 Ibid., 307.
36 Ibid., 308-309.
37 Ibid., 309.
38 Ibid., 310.
39 Ibid., 312.
40 Ovide, Métamorphoses, XIII, 404, 513.
41 Ibidem, VI, 273-276.
42 Voiture V., Œuvres, Paris, 1774, p. 276.
43 Viau T. de, Nouvelles œuvres, Paris, 1999, p. 14.
44 Chapelain J., Soixante dix-sept lettres inédites à Nicolas Heinsius, La Haye, 1966, p. 304.
45 Guez De Balzac J.-L., Les Premières lettres, Paris, 1934, p. 100.
46 Scarron P., Le Roman comique, Paris, 1985, p. 265-326.
47 Voiture V., Œuvres, op. cit., p. 53.
48 Lettres meslées du sieur de Tristan, chez Augustin Courbé, Paris, 1642 ; nous citons l’édition qu’en livre Grisé C. : L’Hermite T., Les lettres meslées, Paris-Genève, 1972, p. 193.
49 Gondi J.-F. de, cardinal de Retz, Œuvres, Paris, 1984, p. 174-175. L’idée est reprise dans Scarron, Le Roman comique, op. cit., p. 282, 332, ou dans la correspondance de Voiture, voir ses Œuvres, op. cit., p. 26.
50 Voiture V., Œuvres, op. cit., p. 97.
51 Ibid., p. 185-198.
52 Ibid., p. 126.
53 Ibid., p. 110.
54 Scarron P., Le Roman comique, op. cit., p. 267 et L’Hermite T., Les Lettres meslées, op. cit., p. 34.
55 Tallemant des Réaux G., Historiettes, 1960, t. I, p. 102.
56 Scarron P., Le Roman comique, op. cit., p. 226.
57 Voiture V., Œuvres, op. cit., p. 295.
58 Viau T. de, Nouvelles œuvres, op. cit., p. 13. Voir aussi dans Guez de Balzac J. L., Les Premières lettres, op. cit., p. 15 : « On a beau dire du bien de moy au lieu où vous estes, […] C’est donner de l’encens à un mort, & jetter des fleurs sur sa sépulture, mais ce n’est pas le ressusciter. »
59 Ortigue de Vaumorière P. d’, Harangues sur toutes sortes de sujets, Paris, 1713, p. 101-105.
60 Ibid., p. 71.
61 Ibid., p. 103-104.
62 Vair G. du, Recueil de Harangues, Paris, 1606, p. 293-294.
63 Voiture V., Œuvres, op. cit., p. 130.
64 Hellegouarc’h J., Le Vocabulaire des relations et des partis politiques sous la République, 1972, p. 41-90.
65 L’hermite T., Les Lettres meslées, op. cit., p. 28-32.
66 Ibid., p. 28.
67 Ibid., p. 30.
68 Ibid., p. 29, « c’est un peu trop faire de violences à la raison pour rendre des complaisances à la nature ».
69 Ibid., p. 30.
70 Ibid., p. 31.
71 Idem.
72 Idem.
73 Idem.
74 Idem.
75 Idem.
76 Ibid., p. 30.
77 Idem.
78 Idem.
79 Ibid., p. 31.
80 Idem.
81 Idem.
82 Idem.
83 Idem.
84 Ibid., p. 31-32.
85 Idem.
86 Idem.
87 Idem.
88 Idem.
89 Ibid., p. 30.
90 Ibid., p. 31-32.
91 Tristan compose une Consolation en vers à l’adresse de « la princesse Marie » à cette occasion, composition qu’il publie à Paris en 1641 dans le recueil La Lyre du sieur Tristan : « Mais apres tant de cris, de larmes & de plaintes,/Et d’actions si saintes/Que vos sages soucis dispensent à propos./Apres tant de soûpirs que vostre cœur redouble,/Ne vivez plus en trouble/Pour un Sujet qui gouste un eternel repos./[…] On attend d’un Objet qui merite des Temples/Les Illustres exemples/D’une grande Constance en de grandes douleurs » (op. cit., p. 135-136).
92 Hermite T. l’, Les Lettres meslées, op. cit., p. 31.
93 Idem.
94 Ibid., p. 30.
95 Ibid., p. 31.
96 Ibid., p. 31.
97 Ortigue de Vaumorière P. d’, Harangues sur toutes sortes de sujets, op. cit., p. 103.
98 Hermite T. l’, Les Lettres meslées, op. cit., p. 30.
99 Ibid., p. 30.
100 Ortigue de Vaumorière P. d’, Harangues sur toutes sortes de sujets, op. cit., p. 103.
101 Hermite T. l’, Les Lettres meslées, op. cit., p. 30.
102 Ibid., p. 30.
103 Idem.
104 Ibid., p. 30.
105 Ibid., p. 31.
106 Par ailleurs, Tristan publie, dans ses Vers Heroiques, une « Ode pour Monseigneur le Duc de Guyse, Son Altesse allant avec la flote de France au secours des Napolitains », pièce composée à l’adresse d’Henri II de Guise, petit-fils du Balafré, parti soutenir les habitants de Naples lors de la révolte de Masaniello en 1647 ; voir Les vers Heroiques du sieur Tristan Lhermite, Paris, 1648, p. 237.
107 Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, 1694, s. v. Consoler.
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