L’honneur des femmes au XVIe siècle1
p. 237-250
Remerciements
Merci à Denis Villard (encore une fois) d’avoir relu attentivement ce texte.
Texte intégral
1Martin Dinges a comparé l’honneur au monstre du Loch Ness : beaucoup de contemporains disent l’avoir vu, mais en général on n’apprend rien de plus2. Cette plaisanterie fait allusion au problème essentiel de l’étude de la notion d’honneur : la difficulté de saisir, dans les sources, des informations précises sur un concept qui, même pour les contemporains, semble être resté flou. Le mot honneur fut dans toutes les bouches, tout le monde savait de quoi il s’agissait, mais on en trouve très rarement des définitions claires. Comme Arlette Jouanna l’a fait remarquer à propos des gens « honorables » du XVIe siècle : « La catégorie de l’honorabilité a donc des frontières subtiles, difficiles à percevoir parfois pour l’historien ; tout est question d’opinions communes, d’idées reçues et d’attitudes collectives3. » Le deuxième problème, pour les chercheurs travaillant sur la notion d’honneur aux temps modernes, est la souplesse du concept d’honneur, qui permettait déjà aux contemporains de le modifier selon leurs besoins. Le troisième problème tient à la différence entre la représentation de l’honneur comme concept de recherche, et celle que s’en faisaient les hommes des temps modernes. Les deux définitions ne se recouvrent pas toujours.
2On sait pourtant, grâce à une série d’études récentes, qu’il exista, aux temps modernes, une multitude de concepts d’honneur, et il est difficile d’en dégager une notion commune. Aujourd’hui, on tend à voir l’honneur comme un code, constitué de mots, de gestes et d’actes, qui réglait les interactions sociales ; un système de communication qui fonctionnait selon des règles précises et complexes. Malgré la souplesse du concept d’honneur, et sa dépendance au contexte exact, à la situation, à la personne concernée et au moment, on peut considérer la notion d’honneur comme une stratégie culturelle universelle qui se retrouve dans toutes les cultures et à toutes les époques4. Comme tous les actes de communication rituelle, le « jeu de l’honneur » est dans la plupart des cas soigneusement mis en scène. Ainsi que la fameuse étude de Pierre Bourdieu de 1960 l’a montré : pour jouer efficacement ce jeu il faut en connaître les règles5.
3Cet aspect s’illustre particulièrement dans l’étude de l’honneur des femmes aux temps modernes. À première vue, l’honneur féminin est lié à l’intégrité sexuelle de la femme. L’insistance sur la chasteté, dans la plupart des opuscules concernant l’éducation des femmes et des filles, comme le traité de Juan Luis Vives de 1523, le prouve. D’autre part, on privilégiait ce thème quand on calomniait les femmes savantes, comme le montre le cas de la savante Isotta Nogarola, accusé de rapports d’inceste avec son frère6. Mais en regardant de plus près, on trouve un nombre important de sources qui permettent de dire que les femmes utilisèrent aussi la notion d’honneur à leurs propres fins.
4En ce qui suit, nous allons d’abord jeter un coup d’œil sur des traités théoriques qui abordent la question de l’honneur des femmes. On verra, dans un second temps, quelques exemples concernant la « pratique » de l’honneur féminin, plus pragmatique que l’approche théorique. En fait, on connaît beaucoup de cas où des femmes regardèrent l’honneur comme un bien qu’on pouvait échanger contre un autre bien, et comme une chose qu’on pouvait utiliser pour obtenir quelque chose. Ceci apparaît clairement quand on s’intéresse à des procès devant les cours de justice aux temps modernes. Un des procès les plus connus fut celui d’Anne d’Este et des Guise contre les responsables du meurtre de François de Lorraine, duc de Guise, qui sera analysé dans la troisième partie. La dernière partie de cette étude sera consacrée à quelques textes littéraires qui reprennent les idées dégagées de l’analyse des approches « pratiques » de la question de l’honneur des femmes au XVIe siècle.
« L’honneur n’est qu’une ombre » : quelques approches théoriques
5La première chose qui saute aux yeux quand on cherche des informations sur l’honneur féminin dans les sources, c’est que les auteurs du XVIe siècle ne s’en sont apparemment pas autant occupés que l’on pourrait le supposer. Le Libro del cortegiano (écrit avant 1516, imprimé 1528) de Baldassar Castiglione est l’un des écrits les plus influents pour la noblesse et qui connaît une multitude d’éditions et de traductions jusqu’au XIXe siècle. Le troisième livre est entièrement consacré à la dame de la cour7. Castiglione y discute les traits de caractère de la parfaite dame de cour, en dessinant l’image d’une femme aux qualités médiocres, qui cherche à rester, dans tous ses actes, dans une bonne moyenne. Sur les cent pages de la troisième partie, le mot onore apparaît seulement douze fois ; de plus, il est souvent utilisé comme synonyme du mot onestà. Nulle part dans le troisième livre Castiglione ne parle explicitement de l’honneur féminin. Il en va de même dans les écrits des auteurs féminins du XVIe siècle. Lucrezia Marinella publie Le nobiltà et eccellenze delle donne et i diffetti, e mancamenti de gli huomini en 1600. Elle y présente les qualités des femmes et les défauts des hommes de façon systématique mais, dans tout son livre, ne parle pas une seule fois de l’honneur féminin8.
6Aucune source relative à l’honneur féminin ne peut être considéré indépendamment du contexte de la « querelle des femmes ». L’enjeu essentiel y est de savoir si les femmes ont un honneur, et s’il leur est possible d’agir de manière honorable. Michelangelo Biondo, dans son écrit intitulé Angoscia, Doglia e Pena, le tre furie del mondo, publié en 1546, défend une position misogyne. Il décrit la femme comme un animal instable qui méprise l’honneur : « la donna, disprezzando l’onore, dispreza la piú perfetta cosa che si trova al mondo ». Ce mépris pour l’honneur fait de la femme « il maggior ignorante che la natura creasse mai al mondo », elle devient ainsi « colma di vizio e di ignoranza9 ». La femme, en méprisant l’honneur, nuit donc principalement à elle-même. La position contraire est défendue par Pietro Andrea Canonhiero. Dans son livre Della eccellenza delle donne, publié en 1606 à Florence, il relie l’idée d’honneur à celle de vertu. Les femmes sont, selon lui, « più virtuose de gl’huomini, perche sono più onorate, e riverite, e l’onore […] è un testimonio dell’altrui eccellenza e virtù10 ». Le respect, les honneurs que leur témoignent les hommes sont la preuve de l’excellence des femmes. On distingue ici l’onore, vertu essentiellement passive, dont les autres témoignent à notre égard, et onestà, qui serait la vertu active d’honneur ; mais pour Canonhiero, comme déjà pour Castiglione, les mots onore et onestà sont interchangeables.
7Giovanni Battista Modio défend, dans Il convito, overo del peso della moglie, publié en deux éditions en 1554 et 1558, une position intéressante. Bien que fondamentalement misogyne, il soutient pourtant l’idée que l’honneur et le déshonneur dépendent de la libre volonté de l’homme ou de la femme, ce qui implique que les femmes peuvent être aussi honorables, ou ignobles, que les hommes. Modio ne cherche pas par là à défendre la cause des femmes ; il s’intéresse en fait à la réputation des pères, des frères et des fils de femmes ignobles. Si honneur et déshonneur dépendent de la volonté de chacun, quelle faute peut-on imputer aux hommes, des mauvaises actions de leurs femmes ?
« Certamente, dipendendo ordinariamente la disonestá di questa donna non dalla volontá del padre o del fratello, del marito o del figliuolo, ma dalla libera sua elezzione, non di costoro, che no v’han colpa, ma di lei sola è la vergogna11. »
8Aucun des écrits dont nous venons de parler ne répond toutefois clairement à la question de savoir ce qu’est précisément l’honneur féminin. Giovanni Battista Possevini présente, dans le Dialogo dell’honore (1553), traduit en Français en 1557, la discussion la plus complète du XVIe siècle sur la question de l’honneur. Même lui ne parle que très sporadiquement de l’honneur des femmes. Dans le quatrième livre, le dialogue se porte sur la question de savoir si les femmes sont capables de transmettre la noblesse, comprise ici dans le sens le plus large du mot. C’est à ce moment que Possevini se rapproche le plus de la question de l’honneur féminin : « le donne danno la nobiltà ; perche esse hanno quelle virtù, che posson produrre la nobiltà, cio è le virtù morali, lequali come già v’hò detto sono il vero fondamento della nobiltà12 ». Possevini relie l’idée de vertu morale à celle de noblesse : si les femmes possédent des vertus morales, elles peuvent les transmettre aux hommes. Même si Possevini ne parle pas explicitement de l’honneur féminin, cette idée d’une noblesse transmise par les femmes à travers leurs vertus morales suppose qu’il y a là un honneur féminin, comme Canonhiero le concluera aussi quelques décennies plus tard.
9Le seul auteur qui étudie vraiment la question de l’honneur féminin au XVIe siècle est François de Billon. Dans Le Fort inexpugnable de l’honneur du sexe femenin, imprimé à Paris en 1555, il donne une réponse claire à la question de savoir si les femmes sont capables d’honneur : « honneur n’est autre cas qu’un umbre, acompagnant la Vertu de la personne honorée. Duquel honneur, la Femme est égallement participante par nature en tout degré de qualité, comme l’Homme13 ». Sa réponse à la question de savoir quelle est la nature de l’honneur des femmes est plus métaphorique. L’honneur féminin est décrit comme une forteresse, possédant une tour au milieu et quatre bastions aux angles. Chaque partie de la forteresse correspond aux qualités de caractère de celle qui la défend. La tour, c’est la force d’esprit ; elle est défendue contre les agresseurs de l’honneur féminin par la reine de Navarre, Jeanne d’Albret. Le bastion « force & magnanimité » est défendu par la reine de France, Catherine de Médicis ; le bastion « chasteté & honnesteté » par Marguerite de France, qui deviendra plus tard duchesse de Savoie ; le bastion « clemence & liberalité » est défendu par Marguerite de Bourbon, duchesse de Nevers ; et « devotion & pieté » est défendu par Anne d’Este, duchesse de Guise. La défense de l’honneur féminin est soutenue par la plume, qui est à la fois celle qui écrit sur les actes honorables des femmes, et celle qui enseigne aux femmes les actes honorables d’autres femmes. L’honneur féminin est donc défendu en même temps par les armes et par la plume : « penna et armis ». Ce qui est plus important encore que d’avoir de l’honneur, c’est de le rendre apparent :
« Il ne suffit pas (s’ainsi je puis parler) de tenir le point d’honneur secret ou bien logé en la pensee, si quand & quand au moins l’on ne s’efforce à vertueusement & pour bon exemple le faire apparoir & juger tel par le dehors, puis que de sa nature Honneur ne cherche qu’a se rendre visible, tout invisible qu’il soit de soy14. »
10Il ne suffit donc pas, pour la femme, d’avoir cette « ombre » qui accompagne sa vertu, qui est l’honneur. Plus important encore, il faut le rendre visible, pour que tout le monde puisse le reconnaître. Car la notoriété est ce qui mieux correspond à la véritable nature de l’honneur.
11On peut tirer plusieurs enseignements des textes analysés. On observe d’abord que, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, les auteurs étudiés ne se sont pas préoccupés de l’honneur féminin outre mesure. En revanche, ils ont tous pris une position précise dans la « querelle des femmes » ; soit en niant la capacité des femmes d’agir en façon honorable, soit en reliant l’idée de l’honneur des femmes à celle de vertu ou de noblesse féminine. À une exception près, aucun auteur ne répond clairement à la question de savoir quelle est la nature de l’honneur des femmes. Seul François de Billon se consacre à cette question, et pour lui, la chose est indiscutable : comme les hommes, les femmes, par nature, participent à l’honneur à travers leurs vertus. Ces vertus sont les vertus féminines « classiques », comme la chasteté ou la piété, mais aussi des vertus plus rarement attribuées aux femmes, comme la libéralité, la magnanimité ou la force. Le second point, et le plus important, est que l’honneur des femmes ne doit pas rester caché, mais qu’il doit être rendu visible, non seulement par sa défense, mais aussi et surtout par des descriptions écrites. Rendre visible l’honneur féminin est ce qui correspond le mieux à sa véritable nature.
« Aus Trieb und Liebe ihrer Ehren » : la « pratique » de l’honneur féminin
12Nous avons vu quelques exemples d’écrits qui parlent, toujours dans le cadre de la « querelle des femmes », de l’honneur féminin. Si on déplace le foyer pour regarder des sources qui nous parlent des femmes et de leurs actions, au lieu de regarder les écrits normatifs qui nous donnent une image théorique de l’honneur, on peut constater trois choses. Premièrement, la question de l’honneur préoccupait beaucoup moins encore les femmes que les écrits normatifs ne le laissent supposer. Deuxièmement, l’honneur féminin fut considéré, moins comme une chose intérieure ou intériorisée que comme quelque chose de plus prosaïque, et en quelque sorte comme un bien que l’on pouvait échanger contre d’autres biens. Troisièmement, il y a beaucoup d’exemples de femmes qui ont utilisé la notion d’honneur de façon stratégique, pour atteindre un but. Des études sur les rapports entre honneur et genre aux temps modernes ont montré que, si la notion d’honneur a présidé, d’un côté, à la construction culturelle des rôles de virilité et de féminité, d’un autre côté, des attributs traditionnels de l’honneur, comme la virginité des femmes, furent échangés contre d’autres biens, comme par exemple des promesses de mariage ou des dédommagements financiers15.
13En analysant des procès devant la cour de justice criminelle d’Augsbourg, Lyndal Roper a montré que l’honneur fut « a kind of material possession » pour les femmes. Dans le cadre légal l’honneur avait un prix, sujet à estimation ; la femme pouvait donc essayer de faire apprécier la valeur de son honneur. On peut le voir par l’exemple de cette femme, déjà mère d’un enfant illégitime et qui, selon la définition « classique », avait donc perdu son honneur depuis longtemps. Lors de sa déposition devant le tribunal, elle présenta son affaire comme une question de défense de son honneur. Elle raconta qu’elle avait refusé l’énorme somme d’argent que son maître lui avait proposée pour des relations sexuelles, afin de montrer qu’elle n’était pas une prostituée. En estimant ainsi la valeur de son honneur, elle se donnait elle-même une position sociale précise. Même si son maître finit par obtenir ce qu’il voulait d’elle, elle réussit néanmoins à élever le prix de son honneur, et donc le dédommagement qu’il dut lui payer16. Cela n’est pourtant pas une invention des temps modernes. Déjà, aux VIe et VIIe siècles, les reines mérovingiennes avaient compris que leur prestige dépendait de leur générosité, et une reine qui était plus généreuse que son mari possèdait en quelque sorte plus d’honneur que lui. La richesse et la générosité constituèrent donc deux stratégies, liées l’une à l’autre et utilisées par les femmes au Haut Moyen Âge pour augmenter leur honneur17.
14La plupart des hommes et des femmes dont l’honneur avait été blessé considéraient le rétablissement de leur honneur par une démarche devant les tribunaux et un jugement favorable comme aussi valable que la vengeance. L’étude d’un procès entre deux membres de la noblesse anglaise devant la Chambre étoilée au début du XVIIe siècle a montré que l’honneur d’une femme ou de son mari devait être défendu dans le cadre du respect de la loi et des autorités. Sir Henry Hastings, après avoir gravement offensé Lady Katherine Beaumont, fut cité à comparaître devant les juges par Sir Thomas Beaumont, son mari. Le procès traîna en longueur, mais quand à la fin il fut gagné par Beaumont, celui-ci regarda le résultat comme une alternative acceptable à la violence physique et il s’abstint de vengeance. Selon Richard Cust, ceux qui gagnèrent leurs procès en Angleterre à l’époque des premiers Stuart gagnèrent aussi en ce qui regarde leur propre honneur, tandis que ceux qui perdirent leurs procès en retirèrent de la honte et de l’humiliation18. Les mêmes mécanismes apparaissent dans la noblesse de l’Empire romain germanique, au Moyen Âge tardif et au début des temps modernes : il y eut un consensus très large en ce qui concerne les possibilités données par un procès devant un tribunal pour réparer l’honneur blessé. On était d’accord sur le fait qu’il était mieux, dans des conflits d’honneur, de ne pas tuer ou blesser physiquement l’adversaire, mais de le traduire en justice, pour obtenir un jugement d’une autorité supérieure19.
15Il en va de même dans la France du XVe siècle. Quand en mars 1449 Guillaume de Flavy fut assassiné, ses frères soupçonnèrent sa femme et son amant d’être impliqués dans le meurtre. Mais au lieu de venger la vie de leur frère et l’honneur de leur famille par le sang, ils choisirent de saisir le tribunal de cet acte criminel. Pour obtenir réparation d’honneur pour la mort de leur frère, les deux hommes recoururent aux services de la justice royale, ce qui, selon Claude Gauvard, montre que les familles nobles de l’époque commençaient à faire confiance à la justice royale pour réparer leur honneur blessé20. Pourtant, l’affaire citée eut des suites tardives mais dramatiques. À la fin de l’année suivante, le roi délivra des lettres de rémission à Blanche d’Overbreuc, la veuve accusée, et imposa silence dans cette affaire à son procureur. Les frères de la victime avaient donc perdu leur procès. Comme un jugement d’une autorité supérieure ne pouvait réparer l’honneur seulement que s’il était favorable, les deux hommes se virent contraints de venger la mort de leur frère par le sang. En 1464, presque quinze ans après le jugement royal, Pierre de Louvain, l’amant de Blanche, accusé de complicité dans le meurtre, fut assassiné. On peut voir ici que, lorsque l’autorité royale rend un jugement favorable au sens de l’honneur de l’accusateur, celui-ci est satisfait et une vengeance n’est pas nécessaire. Mais, si l’accusateur n’obtient pas entière satisfaction et que son honneur reste blessé, la vengeance s’impose en dernier recours.
16Les femmes aussi s’adressèrent à la justice pour défendre leurs droits. Dans les dossiers de la Chambre impériale, la cour de justice la plus importante de l’Empire romain germanique, on trouve beaucoup d’affaires qui concernent l’honneur des femmes. En effet, une grande partie des procès menés par des femmes avait pour cause un conflit d’honneur. Agnes von Bernsau, une princesse issue de la noblesse rhénane, fut engagée dans un procès contre une autre princesse dans les années 1670. Elle justifia sa démarche en disant qu’elle avait été forcée de porter plainte contre son adversaire « auß trieb und liebe ihrer ehren », pour l’amour de son honneur21. En France, à la fin du Moyen Âge, le roi, en assumant largement la défense des femmes et de leurs causes, devint le « premier garant de l’honneur féminin ». Ce nouveau rôle du roi remit en question l’importance de la famille et de l’homme, que ce soit le mari ou les frères, pour la défense et la réparation de l’honneur des épouses et des filles. Le pardon s’imposa en même temps comme une possibilité réelle d’empêcher la vengeance, et de rétablir l’honneur des femmes22.
« Madama li risponderia circa la giustitia » : le procès d’honneur d’Anne d’Este
17La procédure juridique engagée en 1563 par Anne d’Este, duchesse de Guise, fille du duc de Ferrare, Ercole d’Este, et de Renée de France, donne un bon exemple de procès mené par une femme pour réparer son honneur. En même temps, cette affaire, l’une des plus importantes de l’époque en France, montre de quelle façon les femmes utilisaient la notion d’honneur de manière stratégique pour atteindre leurs fins23. En février 1563, lors du siège d’Orléans, François de Lorraine, duc de Guise, fut assassiné. L’assassin, un homme nommé Jean de Poltrot, fut vite arrêté et, un mois plus tard, exécuté. Dans la déposition faite après son arrestation, il accusa, entre autres personnages, Gaspard de Coligny de l’avoir incité au meurtre. Même si Jean de Poltrot, peu avant son exécution, revint sur sa déposition et en changea le contenu, les Guise et leurs alliés demeurèrent convaincus que les vrais coupables du meurtre étaient Coligny et le prince de Condé. L’appel à la vengeance ne se fit donc pas attendre : « gridano tutti vendetta, vendetta », raconta l’ambassadeur du duc de Ferrare, et la reine-mère écrivit : « je meteré tout set que j’é au monde et de crédist et de puisance pour m’en vanger24 ». Il est pourtant intéressant de constater qu’Anne d’Este, la veuve de la victime du meurtre, fut la seule à ne pas réclamer la vengeance. Elle fit pression sur Catherine de Médicis pour qu’elle poursuive les coupables, mais on ne trouve aucune lettre, aucune pétition, où la princesse demande vengeance. Le passage des « Dames » de Brantôme utilisant la figure littéraire de la veuve réclamant vengeance, apparaît alors comme fictionnel : tout ce qu’Anne d’Este réclamait, c’était la justice25.
18Cette quête de justice fut, pour la veuve et la famille du défunt, une quête d’honneur. Dans les écrits adressés au roi et à sa mère on peut trouver plusieurs allusions à l’honneur de la maison de Guise et de Ferrare. Ce serait « chose trop honteuse et ignominieuse » d’attendre encore de poursuivre les coupables, peut-on lire dans l’une de leurs pétitions déposées auprès de Charles IX, et, après que le roi eut décidé en 1564 de mettre le procès en veilleuse pendant trois ans, Anne d’Este et les Guise se sentirent « si bas et renduz26 ». Mais pour la princesse, il y avait beaucoup plus en jeu que l’honneur de la famille : son propre honneur était blessé. Si elle voulait être considérée par ses contemporains comme une veuve exemplaire, et pouvoir un jour se remarier, il lui fallait le défendre. Mais en quoi l’honneur de la duchesse de Guise avait-il été blessé ?
19Le jour de la mort de François de Lorraine, une des personnes qui avaient assisté à ses dernières heures écrivit une lettre au roi, qui fut ensuite publiée. Dans cette lettre, Lancelot de Carles, évêque de Riez, décrivait la mort du duc de Guise, et ses derniers propos adressés à ses proches. L’allocution que le duc aurait, selon Lancelot de Carles, adressée à sa femme, jetait le doute sur sa fidélité envers son mari : « combien que mes offenses soient beaucoup plus grandes que les vostres, je ne me tiens pas des plus grans pecheurs en cest endroict », aurait il dit à son épouse avant de mourir27. Du vivant du duc de Guise, l’évêque ne se serait jamais permis d’attaquer l’honneur de la princesse. Le fait qu’il fût possible de remettre en question l’honneur de la veuve montre que, après la mort de son mari, elle était devenue critiquable. Mais heureusement, Anne d’Este et les Guise restèrent très unis. Sa belle-mère et ses beaux-frères se rangèrent de son côté quand il fallut condamner la lettre de l’évêque, et bientôt Lancelot de Carles fut forcé d’en publier une seconde édition, expurgée des passages accusant la duchesse. Pour la veuve, le soutien de la famille de son mari fut un point très important, pas seulement pour sa poursuite des assassins, mais aussi pour sa propre réputation. Si les efforts des Guise pour poursuivre juridiquement ceux qui avaient incité le meurtrier visaient surtout à l’augmentation de l’honneur et du renom de la famille, pour Anne d’Este la quête de justice servait principalement à prouver sa propre intégrité et sa fidélité à son mari même après sa mort.
20Pendant les trois ans qui s’écoulèrent entre la mort de François de Lorraine, en février 1563, et le jugement définitif du roi, en janvier 1566, le comportement d’Anne d’Este reflète la diversité des motifs qui les poussaient, elle et les Guise, à exiger fermement un jugement royal : d’abord le souhait que justice soit faite pour la mort du duc, ensuite la volonté de réaffirmer l’honneur de la famille blessé par l’homicide de son chef et aussi, pour la veuve, la nécessité de défendre son propre honneur mis en question par la lettre de l’évêque de Riez. Après que le roi eut suspendu le procès, en janvier 1564, Anne d’Este montra à plusieurs reprises son mécontentement de façon assez nette. Quand, par exemple, Catherine de Médicis lui fit part des présomptions de trahison du cardinal de Lorraine, son beau-frère, soupçonné de mener des négociations de paix avec leurs ennemis communs, la princesse s’exclama qu’il était un plus grand traître encore, et un homme plus méchant qu’eux tous. Et quand elle reçut une lettre de sa mère l’enjoignant de faire la paix avec Coligny, elle déchira le papier en mille morceaux sous les yeux du messager. Peu importait qu’elle se trouvât en opposition avec la famille de son mari ou avec sa propre mère, la veuve réagissait toujours « con grandes lágrimas » et avec « gran demostración de dolor ». Pour l’ambassadeur du roi d’Espagne, Anne d’Este fut « la mujer del mundo más desconsolada28 ».
21Un événement montre combien la poursuite des coupables du meurtre de son mari était devenue une affaire importante pour Anne d’Este. Un jour, en novembre 1563, la princesse se trouvait dans une pièce avec la reine-mère, sa mère et les frères Châtillon, quand Catherine de Médicis recommença à parler de faire régner la paix entre les ennemis. Selon un observateur italien, la veuve
« si buttò in ginocchio d’avanti la Maestà Sua, piangendo et supplicandola che non la volesse astringere à questo, dicendo, che Lei non perdonerà mai a chi era stato causa di tanto tradimento, et che la Maesta Sua ne dovesse far giustitia, si come più volte le haveva promesso, et non ci mettesse più tempo in mezzo acciò dalla dilatione, che si faceva, non ne cavasse la morte sua et de’suoi figliuoli, com’era stata quella di suo Marito ; et con questo si licentiò29 ».
22Anne d’Este se met à genoux, elle pleure, elle prie, elle demande justice, elle se dit, avec ses enfants, en danger de mort, et elle quitte brusquement la pièce. Ce spectacle, un étalage de la douleur de la veuve et des soucis de la mère pour ses enfants orphelins, fut soigneusement mis en scène devant les frères Châtillon, accusés par les Guise d’être responsables de l’homicide, devant Catherine de Médicis, regardée comme l’influence la plus importante sur les décisions du roi, et devant Renée de France, intermédiaire entre les catholiques de la cour et les dirigeants spirituels des protestants. Cette mise en scène montre que la veuve n’était pas du tout disposée à abandonner sa quête de « justice », car pour elle, il ne s’agissait pas seulement du meurtre de son mari, mais aussi de son propre honneur.
23Même si la scène citée pourrait le faire croire, pour Anne d’Este, la défense de son honneur n’était pas une chose intérieure ou intériorisée. Selon Lucien Febvre, l’« honneur intérieur », c’est-à-dire un sentiment qu’on pense être très personnel et donc invariable, dépend, au contraire, des situations30. Pour la veuve du duc de Guise, la situation était claire, il s’agissait de défendre des intérêts très pragmatiques. Les efforts qu’elle fit après la mort de son mari servirent à assurer, à elle et à ses enfants, le statut dont ils jouissaient avant sa mort. La princesse lutta pour l’honneur de sa famille, mais aussi pour sa propre réputation, car son comportement fut considéré comme une preuve de son intégrité et de sa fidélité envers son mari.
24L’événement cité de novembre 1563 n’est pas le seul exemple de mise en scène d’un langage d’honneur par la veuve et par sa famille. Selon Richard Cust, les nobles anglais utilisèrent un « language of honour » dans leur procès d’honneur devant les tribunaux31, et la même chose s’applique à Anne d’Este et aux Guise. Pour eux, le langage d’honneur consista en une exhibition simultanée de force et de faiblesse, et chaque membre de la famille, selon un rôle précis, maîtrisa bien ce langage d’honneur. L’ambassadeur ferrarois raconte qu’un jour, le connétable se présenta chez les Guise pour leur dire de la part de la reine-mère qu’il fallait déposer les armes, et qu’elle souhaitait leur faire justice. Les hommes lui répondirent « che madama [Anne d’Este] li risponderia circa la giustitia, e loro circa l’armi » – pour les hommes, le langage d’honneur consiste en l’utilisation des armes, pour les femmes en l’exigence de la justice32.
25Cette distribution des rôles qui assignait aux femmes la tâche de défendre l’honneur en réclamant justice devint bien évidente le 26 septembre 1563, quand les Guise et leurs alliés se présentèrent devant le roi, qui assistait à la messe dans l’église de Meulan. La famille de la victime se mit à genoux devant Charles IX. Anne d’Este et Antoinette de Bourbon, la mère de François de Lorraine, habillées en veuves, et avec leurs enfants et petits-enfans orphelins, lui présentèrent une pétition réclamant que justice leur fût rendue. Le roi se montra bouleversé. Cette mise en scène le renvoyait à son rôle traditionnel de protecteur des veuves et des orphelins. Le jour même, il donna aux Guise la permission de poursuivre le meurtre devant ses cours de justice. À première vue, cet événement apparaît comme un acte spontané. Mais il fut en fait très bien préparé, et n’ignorait pas les précédents. Catherine de Médicis elle-même avait participé à des scènes comparables, et parmi les gouvernantes des Pays-Bas espagnols, plusieurs garantirent leur autorité en se mettant explicitement en scène comme veuves33.
26En outre, la mise à genoux est un moyen de comunication rituelle très puissant, utilisé seulement dans des cas extrêmes et pour règler des questions capitales. Sa puissance repose dans l’humiliation démonstrative et, comme des études récentes l’ont montré, elle fit partie intégrante des moyens mis en œuvre pour régler des conflits d’honneur de la noblesse. En général, une mise à genoux est accompagné de vêtements symboliques : de vêtements de deuil dans le cas d’Anne d’Este. Le lieu est soigneusement choisi : les Guise choisirent une église, dans d’autres cas ce fut un banquet, des audiences auprès du souverain, la diète d’empire ou d’autres lieux « publics ». Il ne s’agissait presque jamais d’un acte spontané, mais engageait de gros efforts préalables des intermédiaires34. Manifestement, le pouvoir de ce rituel public d’humiliation était si grand que la personne sollicitée n’avait presque aucun moyen de s’y soustraire.
27Anne d’Este et sa belle-mère avaient donc bien choisi leur moyen de communication rituelle pour faire valoir leurs revendications. Mais toutes leurs démarches restèrent vaines. Le roi prononça le jugement définitif en janvier 1566. Coligny, après avoir juré de n’avoir ni commandé l’homicide ni l’approuvé, fut déchargé de toute accusation. Anne d’Este et les Guise avaient donc perdu leur procès. Mais pour la veuve, ce résultat était, au fond, secondaire. Ce qui comptait pour elle c’était d’avoir montré sa fidélité envers son mari, et d’avoir ainsi fait la preuve de son intégrité et de son honneur. Trois mois après la proclamation du jugement royal, en avril 1566, la princesse fit une chose qu’elle n’aurait pas pu faire avant la fin du procès, et donc avant la preuve finale de son honneur : elle se remaria avec Jacques de Savoie, duc de Nemours.
28Quelques-unes des histoires de la Saint-Barthélémy ont vu dans l’attentat sur Coligny en août 1572 la vengeance tardive d’Anne d’Este. Un tel jugement considère visiblement l’honneur comme une chose intérieure, ou intériorisée, qui ne peut pas être réparée par un jugement mais seulement par une vengeance. Il est vrai que la princesse, avec ses pétitions innombrables aux tribunaux et au roi, ainsi qu’avec ses coups d’éclat dans l’église de Meulan et devant le Parlement de Paris, a pu contribuer au climat qui rendit possibles les événements de l’été 1572. L’idée de la vengeance par le sang était pourtant étrangère à la veuve du duc de Guise. Ce qui comptait pour elle, c’était de défendre sa renommée et son honneur, pour pouvoir conserver le statut dont elle jouissait avant la mort de son premier mari et pour, un jour, pouvoir se remarier. Il y a là une conception très utilitariste de l’honneur35.
« Che vuol dire l’onestà sua ? » : l’honneur féminin dans des textes littéraires
29Dans la littérature du XVIe siècle on trouve d’autres exemples d’approches aussi pragmatiques de l’honneur des femmes. En 1539, Alessandro Piccolomini publie un livre intitulé La Raffaella ovvero Dialogo della bella creanza delle donne36. Piccolomini est un membre de l’Accademia degli Intronati à Sienne, et le livre est écrit dans le milieu de l’académie, très fréquenté par les femmes qui venaient régulièrement assister aux représentations de pièces de théâtre. La Raffaella est un dialogue entre deux femmes de Sienne ; l’une vieille et rusée, Raffaella, l’autre jeune et naïve, Margarita. Les deux protagonistes discutent de « questions de femmes » : de la beauté féminine, de vêtements, de bijoux, de la façon de se chercher un amant et d’en profiter sans blesser les sentiments du mari ou les conventions sociales. Naturellement, elles parlent aussi de l’honneur féminin. Raffaella, qui connaît bien la vie, explique à Margarita comment une femme doit paraître honorable pour pouvoir faire ce qu’elle souhaite :
« con li mariti basta a finger di amarli, e questo gli basta a loro. Faccia oltre a ciò una gentildonna professione di gentil e cortese con tutti quelli che conversano in luogo dov’ella sia, salvando però sempre in palese la modestia e l’onestà sua. Perché, oltre che questa cortesia, come t’ho detto, rifiorisce tutte l’altre virtú d’una donna, ell’è ancor cagione che ella può sicuramente far qualche volta qualche atto cortese a l’amante suo, o in parlar seco o in qualche altra cosa, come accade » (p. 102).
30Selon Raffaella, une femme qui est considérée par son environnement comme une femme de bien peut se permettre d’avoir un amant et, de temps en temps, lui accorder quelque faveur. Il suffit donc d’utiliser la notion d’honneur au bon moment et au bon endroit pour se créer la réputation d’être impeccablement honorable. Le « vrai » honneur devient une chose secondaire. Ce point est encore plus clair dans le passage suivant. Margarita veut savoir de sa conseillère jusqu’où elle peut aller avec son amant pour, le cas échéant, pouvoir « salvare in un tempo l’onestà sua » :
« Raffaella. Tu parli da giovini come tu sei : che vuol dire l’‘‘onestà sua’’, semplicella ?
Margarita. Oh ! Non m’avete detto che l’onestà è la prima cosa che una donna ha da salvare ?
Raffaella. Sí, appresso di tutti gli altri. […]
Margarita. Or pur v’ho intesa, e mai l’arrei pensato ! Perché io mi pensava che questo amore avesse ad essere de l’animo e onesto […].
Raffaella. Quanti errori fan certi a mettere questi rulli e questi giardini in aria nel capo a le giovani ! E sappi che cotesti si burlava, e l’intende come io, benché faccia cosí de l’onesto e che s’empi la bocca d’onestà. Che onestà ! La cosa va come dico io. O tu me hai fede o no. » (p. 106)
31Raffaella met en question la définition courante de l’honneur et accuse ceux qui font croire les jeunes gens à une notion « romantique » de l’honneur. Selon la vieille, l’« onestà » n’est pas une chose spéciale, on l’utilise au contraire quand les ciconstances l’exigent. L’honneur comme valeur en soi n’existe donc pas.
32Un autre texte littéraire, écrit par un homme, dans lequel une femme soutient une idée assez pragmatique de la notion d’honneur, se trouve dans le Recueil des dames de Brantôme. Dans le chapitre sur Marie Stuart, Brantôme racconte l’histoire de Chastelard, un gentilhomme dauphinois qui tombe amoureux de la reine d’Écosse. Un soir, il se cache sous le lit de la reine, mais il est découvert par Marie Stuart et sa dame d’honneur. Tandis que la reine veut tout de suite appeler sa garde, la dame d’honneur lui conseille de laisser Chastelard s’en aller, car,
« en pensant faire clair son honneur, elle l’obscursissoit davantage, estant l’honneur d’une dame de tel pris, qu’il ne se doibt jamais mettre en debat, et que tant plus on le veut contendre, tant plus il va au nez du monde, et puis à la bouche des mesdisans37 ».
33L’argumentation de la dame d’honneur ressemble à celle de Raffaella : tant que l’atteinte reste cachée, elle ne peut pas nuire à l’honneur de la femme. On voit donc que la notion de l’honneur féminin laisse une certaine marge, et que la femme, si la chose reste inconnue, n’est pas obligée de réagir.
34Tandis que l’histoire du gentilhomme qui se cache sous le lit de Marie Stuart s’est vraiment produite – le « vrai » Chastelard s’est caché sous le lit de la reine dans la nuit du 12 au 13 février 1563 –, Brantôme s’est pourtant inspiré, en ce qui concerne l’histoire de la sage dame d’honneur, d’un livre écrit par une femme, l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Dans la quatrième nouvelle, on trouve une histoire semblable. Un amoureux se glisse dans le lit de la femme aimée, elle se défend avec une telle insistance que l’intrus est forcé de s’enfuir, et c’est la dame d’honneur qui conseille à la princesse de garder la chose secrète :
« vous, Madame, cuydant augmenter vostre honneur, le pourriez bien diminuer ; et, si vous en faictes la plaincte, vous ferez savoir ce que nul ne sçait, car, de son cousté, estes asseurée que jamais il ne sera revellé38 ».
35Encore une fois, même stratégie que dans La Raffaella : tant que la chose reste cachée, l’honneur féminin reste intact. Qu’il se soit réellement passé quelque chose qui pourrait nuire à l’honneur de la femme ou non est secondaire. On cache les incidents tant qu’on peut, car il faut agir seulement quand un certain point a été passé ou dans des situations bien précises ; pour le reste il suffit que personne ne s’en rende compte. On se fait là encore une idée très utilitariste de l’honneur féminin.
36Derrière tout cela, on peut voir l’influence du Livre des Trois Vertus de Christine de Pizan, composé vers 1405. C’est ici que l’on se rend compte qu’il n’est pas seulement question de ruses, et de la façon de cacher le déshonneur en écoutant le sage conseil de sa dame d’honneur. Il s’agit au contraire d’une relation d’estime et de respect dont la dame ou demoiselle de cour témoigne à l’égard de la princesse qu’elle sert. Selon Christine de Pizan, la première tâche de la demoiselle d’honneur est d’éduquer la princesse à éviter les situations qui pourraient lui porter déshonneur. Mais si la chose est arrivée, et que la princesse se trouve dans une situation précaire, sa servante doit lui rester fidèle et loyale, même jusqu’au cas extrême :
« Se il avenoit aucun inconvenient a la maistresse par quelque cas, que la bonne servante ne la doye garder en tous perilz et deffendre comme elle feroit son propre enfant, – si comme il est dit d’une dame qui fut gardee d’estre surprise en cas dont elle eust perdu son honneur par sa damoiselle, laquelle, quant elle sceut l’aventure, ala tantost comme bien avisee bouter le feu en la granche afin que tous courassent la, et que sa maistresse en ce tendis se peust destourner. Et comme une aultre, qui trouva que sa maistresse qui se vouloit desesperer et occire elle meismes de honte qu’elle avoit de ce qu’elle estoit grosse sans estre mariee, – si la conforta et osta de ce mauvais vouloir, et elle meismes, afin que quant l’enfant venoit qu’elle peust dire que il fust sien, fist entendre qu’elle estoit grosse ; et par celle voye la sauva de mort et garda de deshonneur39. »
37La loyauté de la servante, en ce qui concerne l’honneur de la princesse, doit donc être complète, mais seulement au moment où tout semble perdu. Jusque-là, elle doit convaincre sa patronne de renoncer aux actes qui lui apporteront la honte. L’honneur, pour la princesse qui se trouve sur le point d’être déshonorée, ainsi que pour sa dame d’honneur, n’est donc pas un sentiment intérieur, on le considère de façon pragmatique, au point de commettre des crimes pour le sauver. En outre, on peut voir par cet exemple que l’honneur féminin fonctionne vraiment comme un bien qui peut être échangé contre un autre bien : le déshonneur qui menace la princesse est échangé contre l’honneur de la servante.
Conclusions
38Un des points principaux qui ressort des exemples cités correspond à ce que Martin Dinges a constaté à propos de l’honneur masculin aux temps modernes : un seul modèle théorique, mais une pluralité de réalisations40. On peut dire la même chose de l’honneur féminin. Il y a un modèle, qui met essentiellement l’accent sur la chastété des femmes, et donc sur leur intégrité sexuelle ; mais dans la pratique il y a une grande diversité de réalisations. Arlette Jouanna l’a confirmé en ce qui concerne l’honneur des femmes au XVIe siècle : leur réputation de chasteté finissait par compter davantage que leur chasteté elle-même41. Il était donc important pour les femmes de se garantir une marge de manœuvre, en utilisant et en modifiant le modèle théorique selon la situation et selon leurs besoins. L’honneur féminin devait donc toujours être adapté à la personne concernée, aux autres personnes impliquées, au lieu et à la situation. Et bien sûr, l’honneur devait aussi être adapté au sexe des personnes. Pour Torquato Tasso, qui d’ailleurs fut un grand critique de l’honneur, chaque sexe a ses propres vertus et ses propres vices. Selon son Discorso della virtù feminile e donnesca de 1580, toute personne est « onorato » ou « disonorato », conformément à la façon dont elle montre les vertus et les vices adaptés à son sexe. Les femmes obtiennent l’honneur en manifestant des vertus féminines, comme la timidità. Par contre, quand elles manifestent des vertus masculines, comme la fortezza, cette vertu devient un vice et la femme est déshonorée42.
39Les femmes ne se conformèrent pourtant pas toujours à ce qui était considéré comme convenable à leur sexe, comme le montre une affaire arrivée à Feltre, en 1588. Là, dans les contreforts des Dolomites, plusieurs femmes et filles du village furent mêlées à une affaire qui consista d’un étrange mélange de mariage, de promesses de mariage, d’escroquerie et de sorcellerie. Cette étude a montré de quelle façon les femmes utilisèrent l’honneur comme un moyen stratégique : elles se servirent de la notion d’honneur pour parvenir à leurs fins. Pour ces femmes, l’honneur fut « un’arma utile » – une arme utile43. Une femme pouvait donc aussi bien affirmer son honneur, en en réclamant réparation devant les tribunaux, qu’elle pouvait cacher des faits qui lui auraient nui, sans préjudice d’un prétendu sentiment intérieur. La valeur de l’honneur féminin était fonction de la position de la femme dans le système social. Et selon la situation, il pouvait être échangé, comme on échange un bien contre un autre. Il faudrait donc regarder l’honneur des femmes aux temps modernes moins comme une vertu théorique qui fut plus ou moins suivie dans la « vraie vie », que comme une stratégie culturelle qui permit aux femmes de se créer leurs théories à elles et de les suivre à leur goût.
Notes de bas de page
1 Merci à Denis Villard (encore une fois) d’avoir relu attentivement ce texte.
2 Dinges M., « Die Ehre als Thema der Stadtgeschichte. Eine Semantik im Übergang vom Ancien Régime zur Moderne », Zeitschrift für historische Forschung, 16, 1989, p. 409-440, ici p. 409. Face au grand nombre d’utilisations du terme honneur dans la litterature de l’époque moderne, Alexander Welsh a constaté que ce mot « was just something twentieth-century readers of old books had to get used to »: Welsh A., What Is Honor? A Question of Moral Imperatives, New Haven/London, 2008, p. ix.
3 Jouanna A., « Des “gros et gras” aux “gens d’honneur” », dans Histoire des élites en France du XVIe au XXe siècle. L’honneur – Le mérite – L’argent, Paris, 1991, p. 15-141, ici p. 29.
4 Backmann S. & Künast H.-J., « Einführung », dans Ehrkonzepte in der Frühen Neuzeit. Identitäten und Abgrenzungen, Berlin, 1998, p. 13-23 ; Schreiner K. & Schwerhoff G., « Verletzte Ehre. Überlegungen zu einem Forschungskonzept », dans Verletzte Ehre. Ehrkonflikte in Gesellschaften des Mittelalters und der frühen Neuzeit, Cologne/Weimar/Vienne, 1995, p. 1-28 ; Dinges M., « Die Ehre als Thema der historischen Anthropologie. Bemerkungen zur Wissenschaftsgeschichte und zur Konzeptualisierung », dans ibid., p. 29-62.
5 Bourdieu P., « Le sens de l’honneur », dans idem, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Trois études d’éthnologie kabyle, Paris, 2000, p. 19-60.
6 Vives J. L., The Education of a Christian Woman: A Sixteenth-Century Manual, Chicago, 2000; King M. L., « The Religious Retreat of Isotta Nogarola (1418-1466): Sexism and Its Consequences in the Fifteenth Century », Signs, 3, 1978, p. 807-822.
7 Castiglione B., Il libro del Cortegiano, Turin, 1998, p. 255-352. Sur la réception de ce livre : Burke P., The Fortunes of the « Courtier ». The European Reception of Castiglione’s « Cortegiano », Cambridge, 1995.
8 Marinella L., Le nobiltà et eccellenze delle donne et i diffetti, e mancamenti de gli huomini, Venise, 1600.
9 Biondo M., « Angoscia, Doglia e Pena, le tre furie del mondo », dans Trattati del Cinquecento sulla donna, Bari, 1913, p. 71-214, ici p. 147.
10 Canonhiero P. A., Della eccellenza delle donne, Florence, 1606, p. 17.
11 Modio G. B., « Il convito, overo del peso della moglie », dans Trattati del Cinquecento sulla donna, Bari, 1913, p. 309-365, ici p. 351.
12 Possevini G. B., Dialogo dell’honore, Venise, 1553, p. 213-214.
13 Billon F. de, Le Fort inexpugnable de l’honneur du sexe Femenin, Paris, 1555, fol. 56v°.
14 Ibid., sans pagination.
15 Dinges M., « Ehre und Geschlecht in der Frühen Neuzeit », dans Ehrkonzepte in der Frühen Neuzeit. Identitäten und Abgrenzungen, Berlin, 1998, p. 123-147.
16 Roper L., « Will and Honor: Sex, Words and Power in Augsburg Criminal Trials », Radical History Review, 43, 1989, p. 44-71, ici p. 57.
17 Pancer N., Sans peur et sans vergogne. De l’honneur et des femmes aux premiers temps mérovingiens (VIe-VIIe siècles), Paris, 2001, p. 222-224.
18 Cust R., « Honour and Politics in Early Stuart England: The Case of Beaumont v. Hastings », Past & Present, 149, 1995, p. 57-94.
19 Garnier C., « Injurien und Satisfaktion. Zum Stellenwert rituellen Handelns in Ehrkonflikten des spätmittelalterlichen und frühneuzeitlichen Adels », Zeitschrift für historische Forschung, 29, 2002, p. 525-560.
20 Gauvard C., « Entre justice et vengeance : le meurtre de Guillaume de Flavy et l’honneur des nobles dans le royaume de France au milieu du XVe siècle », dans Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, Paris, 2000, p. 291-311.
21 Fuchs R.-P., Um die Ehre. Westfälische Beleidigungsprozesse vor dem Reichskammergericht 1525-1805, Paderborn, 1999, p. 232.
22 Gauvard C., « Honneur de femme et femme d’honneur en France à la fin du Moyen Âge », Francia, 28/1, 2001, p. 159-191, ici p. 170.
23 Pour ce qui suit, voir : Coester C., Schön wie Venus, mutig wie Mars. Anna d’Este, Herzogin von Guise und von Nemours (1531-1607), Munich, 2007, p. 173-205.
24 Lettre de Giulio Alvarotti à Alfonso d’Este, 2 mars 1563, dans Fontana B., Renata di Francia, Duchessa di Ferrara, vol. 3, Rome, 1899, p. 77 ; Lettre de Catherine de Médicis à Louis de Lorraine, 19 février 1563, dans Médicis C. de, Lettres, vol. 1, Paris, 1880, p. 512.
25 Brantôme, Recueil des Dames, poésies et tombeaux, Paris, 1991, p. 706.
26 Pétition des Guise adressée à Charles IX, 26 septembre 1563, dans Mémoires de Condé, Servant d’Éclaircissement et de Preuves à l’Histoire de M. de Thou, Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable en Europe, vol. 4, Londres, 1743, p. 667-668 ; Lettre de Thomas Perrenot de Chantonnay à Philippe II, 12 janvier 1564, dans ibid., vol. 2, p. 188.
27 Première édition de Carles L. de, Évesque de Riez, Lettre au Roy, contenant les actions et propos de Monsieur De Guyse, depuis sa blessure, jusques à son trespas, Paris, 1563, dans Mémoires de Condé…, op. cit., vol. 4, p. 267.
28 Lettres de Francisco de Alava à Philippe II, 27 décembre 1564, 2 avril et 5 mai 1565, 3 février 1566, dans Archivo documental Español. Negociaciones con Francia, Madrid, 1952-1959, vol. 6, p. 562, vol. 7, p. 218, 310, vol. 8, p. 221.
29 Lettre de Mandosio à Mons. Tolomeo, 6 décembre 1563, dans Fontana, Renata di Francia…, op. cit., p. 96-97.
30 Febvre L., Honneur et Patrie, Paris, 1996, p. 60-68.
31 Cust, « Honour and Politics… », art. cit., p. 70.
32 Lettre de Giulio Alvarotti à Alfonso d’Este, 23 novembre 1563, dans Archivio di Stato di Modena, Cancelleria ducale, Ambasciatori Francia 38, s. f.
33 Viennot É., « La transmission du savoir-faire politique entre femmes, d’Anne de France à Marguerite de Valois », dans La transmission du savoir dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, Paris, 2000, p. 87-98 ; Welzel B., « Die Macht der Witwen. Zum Selbstverständnis niederländischer Statthalterinnen », dans Das Frauenzimmer. Die Frau bei Hofe in Spätmittelalter und früher Neuzeit, Stuttgart, 2000, p. 287-309.
34 Strohmeyer A., « Rituelle Kommunikation in vormodernen Herrschaftsordnungen : Kniefälle des oberösterreichischen und steirischen Adels (ca. 1570-1630) », Zeitenblicke, 4, 2005, no 2 ; Garnier, « Injurien und Satisfaktion… », art. cit., p. 539 ; Althoff G., « Compositio. Wiederherstellung verletzer Ehre im Rahmen gütlicher Konfliktbeendigung », dans Verletzte Ehre. Ehrkonflikte in Gesellschaften des Mittelalters und der frühen Neuzeit, Cologne/Weimar/Vienne, 1995, p. 63-76, ici p. 71.
35 Sur le rôle d’Anne d’Este lors de la Saint-Barthélémy : Coester, Schön wie Venus…, op. cit., p. 200-205.
36 Piccolomini A., La Raffaella ovvero Dialogo della bella creanza delle donne, Rome, 2001.
37 Brantôme, Recueil des Dames…, op. cit., p. 101-104, ici p. 103.
38 Navarre M. de, Heptaméron, Genève, 1999, p. 38.
39 Pizan C. de, Le Livre des Trois Vertus, Paris, 1989, p. 129.
40 Dinges M., « Ehre und Geschlecht… », art. cit., p. 128.
41 Jouanna A., « Recherches sur la notion d’honneur au XVIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15, 1968, p. 597-623, ici p. 621.
42 Tasso T., Discorso della virtù feminile e donnesca, Palermo, 1997, p. 58-59. La critique de l’honneur par Tasso se trouve dans Aminta. L’Onore y est accusé d’être la cause de la destruction de la simplicité, de la verité, de la sincérité et de la sérénité en introduisant l’hypocrisie dans le monde et dans la vie. L’Onore est donc empêché d’entrer l’espace pastoral d’Aminta : Bárberi Squarotti G., L’onore in corte. Dal Castiglione al Tasso, Milan, 1986, p. 94-95.
43 Ruggiero G., « “Più che la vita caro” : Onore, matrimonio e reputazione femminile nel tardo Rinascimento », Quaderni storici, 66, 1987, p. 753-775.
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