L’imposture romantique en quelques exemples
p. 157-172
Texte intégral
1Vautrin, Rodolphe, Monte-Cristo, Jean Valjean : l’époque romantique fourmille de héros « imposteurs », de personnages vivant sous une fausse identité. Traversant les clivages littéraires, ils s’imposent aussi bien dans la littérature « légitime » que dans le roman populaire, en pleine gestation, ce qui est logique puisque les deux catégories ne sont pas encore nettement séparées1. Pareille floraison amène à s’interroger sur son sens, sur le renouvellement éventuel qu’elle opère à partir d’une figure déjà bien présente dans la littérature. Peut-on parler d’imposture romantique, et si oui, définir sa particularité ?
2L’imposteur est celui qui ment sur son identité, en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas, que le mensonge porte sur son nom ou sur une qualité supposée qu’il s’attribue frauduleusement ; c’est donc un hypocrite au sens premier du terme, c'est-à-dire un acteur, un personnage revêtu d’un masque, ce dont témoignent ses nombreuses apparitions dans le genre théâtral. Il n’apparaît évidemment pas comme une nouveauté au xixe siècle ; on peut établir une généalogie dans laquelle figureraient le Pseudolus de Plaute et le Tartuffe de Molière. On rappellera également qu’une bonne partie du théâtre comique utilise ce ressort. Les valets de comédie ou les jeunes premiers ont recours à des déguisements variés (médecins, grand Turc, etc…) pour favoriser les retournements de situation. Mais ce sont là des emprunts temporaires qui ne se justifient que par rapport à leur utilité dramatique. Une fois que le but est acquis (et les amants réunis), le travesti dépose sa défroque et redevient lui-même.
3Mais l’imposture qui nous occupe dépasse ces schémas simples et ne se limite pas à un travestissement, c’est aussi un sentiment qui affecte la personnalité. Toinette, Sganarelle et consorts ne perdent pas une seconde la conscience de leur identité propre. Ils savent très bien qui ils sont, et pourquoi ils se prêtent à une telle mascarade. A contrario, la figure de Tartuffe est profondément novatrice : son imposture s’inscrit dans la durée et le modèle au point de devenir une seconde nature, ce qui provoque des tensions internes de plus en plus fortes jusqu’à l’écroulement final. En cela, il annonce les figures emblématiques du romantisme.
4À une inflexion près cependant : si on met l’accent, non seulement sur le trompeur mais aussi sur le trompé, une rupture manifeste apparaît dans la littérature du xixe siècle : il ne s’agit plus d’un naïf isolé ou d’un petit groupe, mais d’une société dans son ensemble, ce qui témoigne de sa fragilité et des bouleversements qu’elle traverse. La production romanesque romantique, en adoptant cette figure, lui impose un changement de dimension, et la charge de traduire les mutations du début du xixe et les crises d’identité qui en résultent. Reflet des peurs et des incertitudes, elle enregistre aussi la redéfinition du rapport de l’individu à un monde qui passe d’un fonctionnement holiste à une logique atomisée. Suivant les œuvres et les auteurs, elle critique ou conforte l’ordre social, dénonce l’imposteur ou exalte l’individu seul contre tous, véhiculant un discours tour à tour conservateur ou progressiste.
5Le détour par la case politique et sociale s’avère donc nécessaire, Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’imposteur fait fonction de révélateur.
Une société en crise d’identité
6La question de l’imposture politique et son corollaire, la légitimité, a été largement théorisée au cours de la première moitié du siècle. Le bouleversement opéré par la Révolution, qui a mis fin à des siècles de monarchie de droit divin soutenu par un système philosophique cohérent, oblige le clan contre-révolutionnaire (Maistre, Bonald) à “ penser l’impensable ”, selon la lumineuse expression de G. Gengembre2. La démonstration des Considérations sur la France3 est sans appel : tout pouvoir légitime venant de Dieu seul, l’homme, en décidant de son destin collectif, s’arroge indûment le pouvoir divin, tel un Vaucanson qui se prend pour Prométhée. La démocratie (autre terme) est donc, autant qu’un sacrilège, une vaste imposture, ou, plus précisément une usurpation. Les deux idées sont très proches, l’imposture renvoyant à la question de l’identité, l’usurpation à celle de la légitimité, et s’articulent nécessairement, puisque la légitimité se fonde sur l’identité. Tout ce dont accouche 89 est frappé du sceau de l’illégitimité ; l’Usurpateur par excellence (celui qui occupe une place qui n’est pas la sienne), c’est bien sûr Napoléon, qu’exécutera le Chateaubriand de De Buonaparte et des Bourbons, mais Louis-Philippe aussi devra faire face à la même accusation sur deux fronts, celui des légitimistes, pour lesquels sa royauté est caduque, et celui des progressistes de gauche, qui le traiteront de « Robert Macaire sur le Trône » d’une « société par actions », selon la célèbre formule de Karl Marx.
7Cette analyse politique n’est pas forcément partagée par la majorité des Français, mais force est de constater que les bouleversements sociaux hérités de la Révolution, de l’Empire et de 1830 suscitent dans les esprits des interrogations sans réponse évidente. La France de la première moitié du xixe siècle traverse une profonde crise d’identité. Noms et titres soigneusement cachés puis repris, anciennes appartenances rompues, hiérarchies traditionnelles niées : tout concourt à la complexité. L’Empire a mis en place la promotion d’une nouvelle élite, la Restauration a enregistré la reconstruction d’une société hybride (« la noblesse ancienne retrouve ses titres ; la noblesse d’Empire conserve les siens »). 1830 va accentuer le brouillage des cartes, en consacrant la montée en puissance de la bourgeoisie d’affaires et en accentuant le recul des élites traditionnelles. Cette entrée dans la modernité ne se fait pas sans douleur ; une antienne parcourt l’époque, celle de la disparition de l’ancienne France, une France « pittoresque » dans laquelle les individus marquaient leur différence d’une province à une autre. Les années 1830 marqueraient-elles le début d’une France standardisée ? Si Tocqueville fait débuter ce phénomène bien plus tôt4, d’autres (Balzac) en font la caractéristique de l’époque Louis-Philippe. La rapidité des changements est génératrice de nostalgie, voire de passéisme.
8Pour rendre compte de ces bouleversements, on peut dire, pour simplifier, qu’ils marquent le passage d’une société de l’être, fondée sur la naissance, à une société de l’avoir, inévitablement fluctuant. Dans l’Ancien Régime, malgré les disparités de la noblesse, un titre gardait toujours une certaine valeur ; un industriel richissime reçu dans le monde en 1840 n’est plus rien le jour où il fait faillite. La bonne société alors devient une entité instable. Cette variabilité se manifeste par une dynamique d’ouverture qui élargit le cercle de l’ancienne Cour des Bourbons à une société plus hétérogène, le Tout-Paris : apparue en 1820, l’expression se met à désigner, sous la Monarchie de Juillet, l’ensemble de ceux qui comptent, des gens en vue pour des raisons multiples et variées. Mais cette appartenance est fragile et sans cesse révocable ; il n’y a plus d’exclusion a priori, mais plus non plus de situation définitivement assise.
9Dans cette société mélangée, les identités ne sont pas toujours clairement établies, comme en témoigne l’étude fouillée d’Anne Martin-Fugier5, qui insiste sur la porosité des frontières entre le monde et le demi-monde. On trouve des personnalités inclassables, tels Charles de La Battut, au surnom explicite de « milord l’Arsouille », qui vit entre « le monde des crapules et le monde des dandys », que l’on confond couramment avec Henry Seymour, fondateur du Jockey-club. De vieux souvenirs reviennent hanter les esprits ; en 1844, la mort de la « comtesse Jeanne », reçue dans les meilleures familles du faubourg Saint-Germain, fait la lumière sur ce personnage, et on apprend alors qu’il s’agit de la fameuse comtesse de Lamothe Valois condamnée et marquée au fer rouge dans l’affaire du Collier. Plusieurs individus tentent de se faire passer pour Louis XVII, l’enfant royal mort au Temple. L’Allemand Naundorff est sans doute le plus célèbre d’entre eux. Arrivé à Paris en 1834, il suscite des réactions controversées, divise l’opinion, crée un trouble sur la légitimité des Orléans ; en 1836, Louis-Philippe le fait expulser de France. S’il est certain aujourd’hui que Naundorff n’était pas le dauphin, sa véritable personnalité (fou ou imposteur), divise encore les spécialistes.
10Cette recomposition suscite inévitablement un certain malaise. Le plus clair pour beaucoup est qu’on ne sait plus qui est qui et à qui se fier ; ce sentiment ne se limite pas au Tout-Paris et gagne également la bourgeoisie dans son ensemble. C’est bien la leçon à tirer du Code des gens honnêtes, qui présente le monde (au sens large) comme une sorte de jungle obscure, sans séparation étanche entre la bonne société et des brigands facilement repérables. Les escrocs, ennemis de l’intérieur, se cachent parmi les « bonnes gens » dont ils adoptent les codes, ce qui alimente toutes les angoisses et les fascinations, qu’un personnage célèbre résume particulièrement : Lacenaire, brigand et assassin issu d’une famille honorable, poète et écrivain à ses heures, très proche des « corsaires en gants jaunes et en carrosse » évoqués par Balzac dans la Préface de L’histoire des Treize.
11Dans cette incertitude généralisée, on cherche des repères fiables. Les noms, titres et blasons ne veulent rien dire, à quoi se rattacher ? A la nature, c’est à dire au corps, qui, lui, ferait fonction d’indice sûr. C’est une des explications du succès que rencontre alors la physiognomonie ; son promoteur, Joris Karl Lavater6, prétend établir des concordances entre l’apparence physique et les profils psychologiques ; dans une optique très proche, Franz Gall (1758-1828) définit la phrénologie, qui s’appuie sur l’observation de la forme du crâne pour déceler les tendances et les aptitudes des individus. Comme il est plus aisé de prévoir les choses à rebours, les scientifiques s’intéressent particulièrement à la population carcérale et s’ingénient à retrouver dans leurs caractéristiques physiques l’indice des défauts qui les ont dévoyés7. L’influence de ces pseudosciences, qui parcourra tout le xixe siècle, ne se limite pas au corps médical et se fait sentir chez de nombreux romanciers, Balzac notamment8, où elle rejoint le fameux parallèle entre l’humanité et l’animalité. Plutôt qu’une réduction de l’homme à ses caractéristiques biologiques, cette obsession de la classification exprime une volonté de savoir généralisée, ce qui implique de saisir et de fixer une réalité mouvante, pour retrouver la vérité (la nature) au-delà du masque. Elle traduit aussi une vision pessimiste de la société, règne de l’artifice et du mensonge.
Le traître, le justicier et le surhomme
12Le contexte général fournit donc maintes explications à l’épanouissement de ce thème. La production littéraire présente, elle aussi, un terreau favorable, enregistrant l’apparition de personnages emblématiques qui vont renouveler de manière décisive la figure de l’imposteur. L’univers mélodramatique, notamment, enregistre une évolution importante touchant un personnage-clé9 : le traître, personnification du Mal, souvent dissimulé sous une fausse identité, et dont le dernier tableau voit la spectaculaire défaite. Vaincu, le traître est aussi démasqué. Mais un tournant s’amorce en 1823, avec L’Auberge des Adrets, quand Frédérick Lemaître, créateur du rôle de Robert Macaire, change complètement la physionomie du personnage en l’interprétant de manière distanciée et provocante. À partir de là, le « méchant » se fait l’expression d’une critique virulente de la société, entonne un discours contestataire, et, loin de n’être plus que la brebis galeuse à abattre, triomphe à la scène finale. Comme le souligne Jean Thomasseau, « les asociaux, les marginaux, les bandits qui au dernier acte des mélodrames traditionnels étaient rejetés du cercle des bienheureux, deviennent des héros », ce que déplore d’ailleurs le dramaturge Pixérécourt, fidèle à l’ancienne fonction morale et civilisatrice du genre. Cette « héroïsation » du traître masqué contamine la figure de l’imposteur, qui enregistre alors une inflexion décisive : héritant de la critique de la société véhiculée par le héros du Mal, mais œuvrant dans le sens opposé, il devient un Justicier, figure emblématique du roman populaire des années 1840.
13Une large partie de cette production repose sur un canevas de base très simple : une faute originelle rend nécessaire une réparation, par la victime elle-même ou un de ses représentants. La faute en question peut être le fait d’escrocs et d’assassins individuels, mais leur position souvent élevée débouche sur une mise en cause de la société et de ses lois, qui ont rendu possible (ou n’ont pas contrecarré) l’injustice initiale ; la vengeance du héros dépasse alors le plan privé pour s’inscrire dans une dimension plus large à caractère contestataire.
14Le justicier masqué est aussi un surhomme, doté de pouvoirs extraordinaires fort utiles pour assurer son triomphe final. Sans doute n’est-il pas nécessaire ici de rappeler en détail les analyses bien connues de Gramsci10 sur le caractère compensatoire de ce personnage pour le lecteur populaire (et pour le lecteur tout court), qui, dans son « rêve éveillé », délègue à une créature de papier le rôle d’amender la société, punissant les méchants et récompensant les bons. On ajoutera la remarque suivante : se présentant comme l’instrument d’une justice transcendante, le surhomme tend logiquement à prendre la place d’un Dieu absent ou du moins lointain ; bien que masqué et caché, il se ménage, à la différence de son modèle, de brèves épiphanies qui le révèlent dans toute sa gloire devant ses fidèles éblouis. Incarnant une Providence jusque-là avare de signes, il devient le garant du Sens dans un monde à la dérive. Mais une question se pose : reste-t-il vraiment un simple agent de cette instance supra humaine, ou la remplace-t-il ? En d’autres termes, est-il serviteur ou usurpateur ?
15Modelé par ces figures emblématiques, l’imposteur romantique se décline en plusieurs versions, comme le montre la galerie de portraits qui suit.
Vautrin, Rodolphe, Monte-Cristo, Salvator, Jean Valjean… et les autres
16Qu’il soit un justicier (Rodolphe, Monte-Cristo, Salvator11, et, dans une moindre mesure, Jean Valjean), ou un héros du mal, héritier du traître du mélodrame (Vautrin, qui joue aussi au justicier, de façon parodique), l’imposteur romantique illustre certaines constantes. Sous une fausse identité, il s’introduit dans un milieu auquel il n’appartient pas : la bonne société (Monte-Cristo), les bas-fonds (Rodolphe, Salvator). Il y acquiert une position centrale ou essaye de passer inaperçu (Jean Valjean). Ces différents cas suggèrent une première distinction entre une version réaliste de l’imposture et une version qu’on pourrait qualifier de fabuleuse, héritée du conte de fées. Dans la première, l’identité réelle comme l’identité d’emprunt n’ont aucun caractère extraordinaire. Vautrin et Jean Valjean, tous deux forçats en rupture de ban, se font passer pour des rentiers sans histoires. La même règle s’applique au personnage de la victime, également hérité du mélodrame, et qui n’a pas non plus des origines bien claires ; c’est ainsi que Cosette apprend qu’elle est la fille, non pas d’un haut personnage, mais d’une pauvre femme. Dans l’autre version au contraire, Rodolphe, Salvator et Monte-Cristo sont des êtres qui se situent en haut de la pyramide sociale, point de départ pour les uns et point d’arrivée pour l’autre. Et Fleur de Marie, ainsi que les orphelines des Mohicans de Paris (Mina, Rose de Noël) se découvrent à la fin princesses et/ou riches héritières.
17Comme la diversité des exemples le laisse augurer, l’imposture romantique ne véhicule pas un discours univoque, ce qu’on vérifiera avec les différents cas cités plus haut. L’imposteur lui-même peut faire l’objet d’une condamnation, d’une justification voire d’une exaltation, selon qu’il y a, ou non, une critique de la société plus ou moins virulente. Ce discours critique peut lui-même revêtir un sens réactionnaire ou progressiste. Le premier cas est illustré par l’exemple de Vautrin, dont les différents avatars, du Père Goriot à Splendeurs et Misères des Courtisanes, témoignent de l’affaiblissement des défenses d’une société qui ne parvient plus à protéger les siens et à distinguer un honnête homme d’une crapule. C’est selon Balzac le mal profond qui ronge la France post révolutionnaire, privée des « deux vérités éternelles » que sont « la Monarchie et la Religion ». Chez Hugo, la condamnation de la société, qui refuse de réintégrer un de ses membres, se fait au nom d’un idéal humaniste et progressiste : le changement d’identité de Jean Valjean, nécessaire à sa survie, traduit une transformation intérieure que les lois humaines refusent de reconnaître. Son imposture n’est pas conquérante, ni source de danger pour l’ordre social, mais relève simplement de l’auto protection. Dumas, lui, privilégie d’abord (dans Monte-Cristo) une tonalité plutôt libérale. Si le constat de départ est le même, prenant acte de la dureté de la société moderne et de sa dimension foncièrement individualiste, ce contexte est interprété comme un espace de liberté et d’extension du champ des possibles. « Ni chiffré ni casé », contrairement aux théories de Cuvier touchant le monde animal, l’individu n’est pas rivé une fois pour toutes dans son milieu d’origine et évolue dans la pyramide sociale, quitte à en déranger l’ordonnancement. Il peut aussi s’en désolidariser et camper dans un superbe isolement. Dans Les Mohicans de Paris, au contraire, l’individualisme n’est plus de mise et l’action collective préconisée pour réformer la société.
Deux imposteurs dumasiens : Gabriel Lambert et Monte-Cristo
18Que les imposteurs romantiques soient légion ne facilite pas le choix. Le nôtre s’est porté sur deux héros de Dumas dont l’un est extrêmement connu et l’autre pratiquement pas12. À ce titre, et à d’autres, ils sont complémentaires, les deux romans se faisant l’expression d’un discours différent sur la société, ce qui infirme une tradition discutable qui cantonne Dumas dans le champ du roman historique et néglige ses qualités d’observateur de son époque.
19Gabriel Lambert et Le Comte de Monte-Cristo paraissent à quelques mois d’intervalle, en 1844, le premier dans la Chronique13 (mars-mai 44), le second dans Le Journal des Débats (août 44-Janvier 46), où il rencontre un triomphe. Leur dimension et leur retentissement les a durablement départagés ; la postérité a fait que l’un a écrasé l’autre, que le mythe bien connu du Vengeur a éclipsé l’histoire (ou le fait divers) de l’imposteur au petit pied, qui peut se résumer ainsi. Gabriel Lambert est un jeune homme pauvre, qui, doué d’un grand talent pour la contrefaçon en écriture, quitte son village en abandonnant sa fiancée enceinte et gagne Paris, où il devient faux-monnayeur. Il s’introduit sous un nom d’emprunt dans la bonne société en s’attribuant une origine aristocratique (vicomte de Faverne), ce qui suscite à son égard une certaine suspicion ; c’est ainsi qu’il s’attire un duel où sa lâcheté éclate. Sur le point d’épouser une riche héritière, il est arrêté, condamné à mort, puis, sa peine ayant été commuée en travaux forcés à perpétuité par Louis-Philippe, conduit au bagne de Toulon, où il se suicide quelque temps plus tard.
20Le comte de Monte-Cristo et le vicomte de Faverne illustrent, pour pasticher la formule de Balzac, l’imposture qui réussit et l’imposture qui échoue. Monte-Cristo conquiert son nom d’emprunt et se l’approprie définitivement, même si les jeunes lions tiquent sur ce nom et ce titre si manifestement faux (« on ne s’appelle pas le comte de Monte-Cristo », dit le journaliste Beauchamps). Gabriel Lambert, lui, ne réussit pas cette transmutation et reste rivé à son identité d’origine, ce que laisse présager un nom d’emprunt transparent, Faverne renvoyant irrésistiblement au latin faber (artisan, fabriquant), signe d’une identité fabriquée de toutes pièces. On remarquera que le résultat de l’opération est donné d’emblée par les titres des deux romans, qui, apportant une caution irréfutable, consacrent le nom sous lequel le personnage est enregistré à l’état-civil littéraire.
Les difficultés du déchiffrement
21L’imposteur mentant sur son nom, il faut s’appuyer sur d’autres indices pour définir les personnages, qui tous deux posent une énigme, un problème de déchiffrement. Comme l’analyse R. Borderie, l’indice, à valeur conjecturelle, remplace le signe, à valeur de traduction. Deux types d’indices sont mis à contribution, les indices physiques (la physiognomonie) et les indices sociaux (les possessions et les manières) ; ce qu’on a contre ce qu’on est. Les deux ne concordant pas forcément, la préférence est donnée à la physiognomonie, jugée plus fiable, comme l’illustre la première description de Gabriel Lambert : « C’était un homme de vingt-huit à trente ans à peine : au contraire de ses voisins, (…), lui avait un de ces visages effacés dont à une certaine distance, on ne distingue aucun trait14 ».
22Barbe « rare et d’une couleur fausse », yeux sans « aucune expression », corps sans « aucune énergie physique »… Ce portrait en négatif apporte de précieux indices puisqu’il est censé révéler une tendance appuyée à la paresse. Correspondance entre le physique et le moral, qui ferait sans doute sourire aujourd’hui, mais qui en 1844 est admise par la majorité du lectorat. Mieux encore, le physique prétend dire le social. Malgré des signes extérieurs à prétention aristocratique, Lambert / Faverne est trahi par ses caractéristiques morphologiques : la coiffure est soignée, mais les mains et les pieds sont « d’origine toute plébéienne ». Selon les stéréotypes en vigueur, la petitesse des extrémités indique une noble origine, l’idéal étant, pour un jeune homme de bonne condition, d’avoir des pieds et des mains presque féminins. Le corps est donc perçu comme le marqueur social par excellence, le seul qui ne mente pas, malgré le camouflage que peuvent offrir des vêtements ou des apprêts.
23Les indices sociaux (biens et accessoires) sont plus ambigus, mais l’imposture est néanmoins décelable : le prétendu vicomte a une « charmante écriture anglaise » mais une orthographe douteuse ; son blason, fautif, révèle des origines incertaines. L’adresse dans le quartier de la Chaussée d’Antin correspond à la haute société orléaniste, mais l’aménagement intérieur, malgré son luxe, trahit le « nouvel enrichi, au goût défectueux », « parvenu à réunir autour de lui les insignes, mais non la réalité de la vie élégante15 ». Quant aux manières, au comportement, ils ne peuvent donner le change bien longtemps. Faverne se trahit par ses mots, ses gestes, ses expressions, ses actes. Dans un système de représentation qui attribue aux classes supérieures une aisance naturelle, son attitude forcée et sa méconnaissance des usages le condamnent aux yeux des autres qui décèlent vite en lui un « manant » ayant vainement tenté d’acquérir les rudiments de la présentation de soi. En cela, il est emblématique des ascensions sociales rapides qui s’esquissent sous Juillet et des réactions conservatrices qu’elles suscitent : la richesse peut s’acquérir vite, mais l’élégance est un trait de naissance16.
24Chez Monte-Cristo, au contraire, le déchiffrement semble plus aisé, car la position de supériorité sociale s’accorde avec l’allure générale : une « figure remarquablement belle » caractérisée par « des yeux vifs et perçants », le « type grec dans toute sa pureté », des « dents blanches comme des perles17 », ainsi qu’une toilette de » la plus grande simplicité », mais conforme aux exigences du « lion le plus exigeant18 ». Mais ces indices ne relèvent nullement d’une logique d’approche sociologique et ne renseignent pas sur les d’origines du personnage ou sur son profil psychologique. Leur finalité est autre : ils servent à désigner sans ambiguïté possible le héros d’exception (qui d’ailleurs n’a pas besoin de longues descriptions). La supériorité de Monte-Cristo ne touche pas simplement le physique ou le rang social, elle est essentielle – et surtout, évidente.
Transmutation et ascension sociale
25Du villageois Gabriel Lambert au vicomte Henry de Faverne, du marin Edmond Dantès au richissime et mystérieux comte de Monte-Cristo19, la transmutation sociale s’inscrit dans la peinture d’un monde où on n’existe qu’en relation avec ce qu’on possède. Les titres gardent une certaine importance, puisque les deux imposteurs éprouvent le besoin de s’en pourvoir, mais c’est la richesse qui est primordiale. La nature de cette richesse et les modalités de son acquisition distinguent particulièrement nos deux imposteurs. Monte-Cristo s’est rendu maître d’un fabuleux trésor constitué de lingots d’or et de pierres précieuses, ce qui marque une nette transgression du code réaliste et rattache son histoire à l’univers du conte de fées, ou plutôt du conte oriental, comme l’atteste clairement la référence constante à Sinbad le marin. En cela, il montre sa distance vis-à-vis des milieux matérialistes et affairistes de la monarchie de Juillet ; sa richesse n’est pas le fruit de la spéculation, du commerce ou de quelque autre entreprise. Etranger à cette société, il peut la faire imploser et la quitter ensuite sans dommage. On remarquera aussi que cette forme de richesse est tout à fait traditionnelle. Si l’identité du Comte est fausse, son trésor est constitué de valeurs fiables et concrètes, contrairement à ce qui caractérise l’activité monétaire moderne, où le billet (valeur fictive) remplace l’or (valeur réelle). Ce glissement est illustré par le cas de Gabriel Lambert, qui tire sa richesse de son activité de faux-monnayeur ; son histoire peut alors être interprétée comme une justification par l’exemple des réticences de nombreux Français devant l’introduction de la monnaie papier, qui permet la circulation des capitaux et le décollage économique, mais rend également possibles toutes les entreprises frauduleuses. Curieusement, ce roman d’une forme moderne, oscillant entre le fait divers et la fiction d’actualité, témoigne d’une prise de position conservatrice par rapport à l’innovation et la redéfinition sociale qui en découle.
26Fausse monnaie, faux nom, faux titre : Gabriel Lambert est l’Imposteur par essence, définitivement voué au faux puisque son identité et ses moyens d’existence sont intimement liés. Plus largement, il est emblématique d’une société où le vrai et le faux sont confondus, où la contrefaçon gagne du terrain (notamment dans le domaine de l’édition) ; en cela, son parcours s’apparente à une parabole sur la fragilité des sociétés modernes – même si la « morale de l’histoire », in fine, met l’accent sur leur capacité de réaction.
Roman conservateur vs roman contestataire ?
27L’imposteur romantique s’introduit dans un monde qui n’est pas le sien avec des résultats différents : échec (Gabriel Lambert) ou triomphe (le Comte). Ces deux issues reflètent deux discours antithétiques, l’un conservateur et l’autre nettement plus critique. Le premier, justifiant l’élimination de l’intrus, insiste sur la cohésion collective et sur la légitimité du pacte social, le second consacrant le triomphe de l’individu hors normes, prend acte de l’atomisation de la société, expliquée par sa décomposition et sa déréliction.
28Gabriel Lambert se distingue des grands héros romantiques dans la mesure où son entreprise ne constitue pas un défi clairement exprimé. Loin d’adopter une posture foncièrement individualiste, il aspire seulement à troquer son milieu d’origine (la société villageoise) contre un autre plus valorisant (les jeunes fashionables parisiens). Ouvert à l’aristocratie du talent (Dumas narrateur s’y projette comme personnage), ce microcosme ne se limite pas à la noblesse au sens strict du terme mais se définit comme le monde élégant évoqué plus haut. Bien que Gabriel Lambert en adopte les manières et le système de valeurs, le groupe fait bloc et flaire vite l’imposteur, démontrant ainsi sa solidité et sa clairvoyance ; l’exclusion de l’individu isolé peut alors être lue comme la condamnation de son désir d’ascension. Certes, on peut alléguer que ce sont les moyens qu’emploie Gabriel qui lui valent cette disqualification ; mais la concordance entre l’ordre moral et l’ordre social (Gabriel manque de franchise et de courage donc de noblesse) invite à ne pas s’arrêter à cette explication limitée. Tout au plus peut-on nuancer et préciser que chez Dumas, le fixisme est au moins autant moral que social : il y a les natures d’élite et il y a les médiocres, et les uns et les autres ne sauraient se mélanger. Globalement, le roman se charge d’une tonalité nettement conservatrice ; chacun est à sa place et doit y rester, et le rétablissement de l’ordre voit la relégation dans les marges (le bagne) de ceux qui ne jouent pas le jeu. La société elle-même ne fait l’objet d’aucune critique : le monde villageois est présenté sous un jour favorable, protecteur et vertueux, comme, à l’autre bout de l’échelle, le roi Louis Philippe, qui sauve le condamné à mort en commuant sa peine en travaux forcés à perpétuité : la collectivité se défend contre les brigands et les imposteurs, mais sa riposte reste mesurée et humaine.
29Dans Monte-Cristo, au contraire, plus que l’individu, c’est la société qui est rongée par une imposture généralisée. Dantès n’est pas le seul à avoir changé d’identité ; ses anciens ennemis en ont fait autant, comme en témoigne cette confidence de Danglars, récemment anobli, au comte qu’il ne reconnaît pas :
― (…) si je ne suis pas baron de naissance, je m’appelle Danglars au moins.
― Après ?
― Tandis que lui ne s’appelle pas Morcerf. (…) Moi, quelqu’un m’a fait baron, de sorte que je le suis ; lui s’est fait comte tout seul, de sorte qu’il ne l’est pas20
30Le monde de Monte-Cristo, monde de masque, se révèle étonnamment fragile par manque de cohésion profonde. Qu’y a-t-il de commun entre Danglars, Morcerf, et Villefort sinon un crime partagé ? C’est ce qui explique qu’il intègre sans difficultés des individus à l’identité peu fiable, pourvu qu’ils adoptent un code minimal, comme le Comte, étranger au titre douteux mais à la fortune bien visible, ou, mieux encore, Benedetto Cavalcanti, jeune bagnard en rupture de ban ; ce personnage totalement irréaliste, forgé de toutes pièces par le Comte pour faire éclater les faux semblants, s’introduit comme Gabriel Lambert dans la société des jeunes gens élégants et vise lui aussi un riche mariage. C’est également l’intervention de la police qui empêche ce projet de se concrétiser mais, dans ce cas, le coup de théâtre provoque une totale surprise chez les autres personnages, qui n’avaient pas démasqué l’imposture, faute d’un système de références fiable, comme en témoigne le désarroi d’Hermine Danglars, incarnation de l’aveuglement des élites de Juillet :
Cet Andrea était un misérable, un voleur, un assassin ; et cependant cet Andrea possédait des façons qui indiquaient une demi éducation, sinon une éducation complète ; cet Andrea s’était présenté dans le monde avec l’apparence d’une grande fortune, avec l’appui de noms honorables.
Comment voir clair dans ce dédale21 ?...
31Reposant sur l’apparence et le mensonge, cette microsociété fait l’objet d’une peinture féroce, qui s’attaque directement aux piliers du régime (La Banque, la Justice, l’Armée). Le tableau de la vie privée n’est guère plus réjouissant : assassinats, captations d’héritage, alliances d’intérêts... L’imposture (ou plutôt, la contre imposture) du héros sert à faire éclater celle des différents groupes ; c’est ainsi qu’elle se met au service de la vérité, ce qui constitue sa justification profonde. Contrairement à la fin de Gabriel Lambert, où le monde retrouve son ordre initial, celui de Monte-Cristo est en état d’implosion : les principaux adversaires du Comte sont éliminés, leur fonction est discréditée, leurs familles éclatées... tout l’ordre apparent qui régissait cet univers est anéanti. Le héros masqué a durablement ébranlé le monde. Il ne lui reste plus qu’à le quitter et à disparaître au loin. Loin de vouloir s’agréger à quelque groupe que ce soit, il proclame sa capacité à vivre seul, à l’écart de toute société humaine, traduisant ainsi le point extrême de l’individualisme.
32L’imposteur romantique s’inscrit donc dans un discours global sur la société, dont il conforte les fondements ou dénonce la fausseté intrinsèque. Mais son retentissement ne s’arrête pas là.
Métaphysique de l’imposteur
33Les fortunes opposées de Gabriel Lambert et de Monte-Cristo n’ont rien qui doive nous étonner, et s’expliquent aisément si on considère que ces deux personnages n’utilisent pas le même « patron ». D’un roman à l’autre, le modèle ancien (le traître démasqué) est remplacé par une figure largement renouvelée. Gabriel Lambert, imposteur de type traditionnel, n’a pas subi l’influence du justicier et du surhomme, et n’est donc qu’une brebis galeuse à éliminer sans héroïsation possible. À la différence de Lacenaire, que son prestige, son intelligence, son discours violemment contestataire ont érigé en figure emblématique des années 1830, il reste cantonné au statut peu glorieux d’antihéros. Son entreprise ne s’explique pas du tout par le désir de tenir tête à la société en s’y taillant de force une place mais se cantonne à une ambition médiocre et matérialiste (devenir riche). Au contraire des héros romantiques qui affrontent le monde avec des armes peu conventionnelles voire illégales (Les Brigands), Gabriel Lambert ne prétend pas le remettre en question ; son imposture ne fait que mettre en évidence son caractère profondément suiveur, dénué de génie (comme en témoigne son recours à la copie) et son manque de charisme. Loin d’assumer ses actes et de dévoiler hautement son identité, il vit dans la peur d’être démasqué, ce qui se produit à la fin, dans la pure logique du mélodrame. Cette tension pourrait d’ailleurs susciter l’intérêt (quelle tempête se passe sous ce crâne ?), mais le personnage se voit refuser par son créateur le traitement de faveur de l’analyse psychologique, ce qui prouve son indignité. Toujours vu et perçu de l’extérieur, il ne laisse rien entrevoir de son intimité et ne suscite aucun sentiment d’empathie. Dépourvu de toute visée revendicative, son itinéraire n’a pas davantage de portée métaphysique.
34Monte-Cristo, lui, incarne le nouveau type de l’imposteur, surhomme et justicier, omniprésent dans le roman-feuilleton. Le changement de nom, chez ces héros mythiques, ne se fait pas par simple substitution de papiers, mais implique une transmutation profonde, passant par une mort symbolique : immersion (Dantès), revolver (Salvator), ensevelissement (Jean Valjean). Leur nouvelle identité, riche de sens (Monte-Cristo, Salvator, Madeleine, Fauchelevent), est moins un camouflage qu’une renaissance, sociale, morale et affective, témoignant que l’imposture ne se met pas au service du mensonge, mais de la vérité. Tous éprouvent le besoin irrésistible de se révéler aux moments cruciaux comme le fait rituellement Monte-Cristo en foudroyant chacun de ses ennemis, par le biais de la parole, mais aussi par une opération de transformation physique, comme celle qui se produit devant le comte de Morcerf :
En moins d’une seconde, arrachant sa cravate, sa redingote et son gilet, il endossa une petite veste de marin et se coiffa d’un chapeau de matelot sous lequel se déroulèrent ses longs cheveux noirs22.
35C’est cette révélation qui donne tout son sens à l’entreprise. Ecraser l’ennemi ne suffit pas, il faut qu’il y ait explicitation du geste, ce qui passe par la proclamation de la Vérité. Au contraire des issues mélodramatiques traditionnelles, la « tombée du masque », assumée, revendiquée, ne consacre plus la défaite du traître, mais le triomphe du Justicier.
36Tout cela suffirait pour faire de Monte-Cristo un exemple majeur d’imposteur romantique. Mais la portée de l’œuvre va encore plus loin : comme n’ont pas manqué de le remarquer certains commentateurs23, la geste du jeune marin s’érigeant en surhomme et dominant le monde rappelle étrangement l’épopée du héros fondateur du xixe siècle (et usurpateur par excellence). Comme son modèle napoléonien, Dantès, de modeste extraction, se hisse au sommet d’une société ; comme lui, il est prisonnier sur une île dont il s’échappe pour se venger. La particularité du Comte de Monte-Cristo, remarque Umberto Eco, réside dans la volonté d’« esquisser une psychologie du surhomme24 », au lieu de se contenter d’en montrer un spécimen en action. Pour que tout soit clair, Monte-Cristo définit précisément l’idée qu’il se fait de son rôle, dans un chapitre au nom transparent (« Idéologie ») :
Les hommes que Dieu a mis au-dessus des titulaires, des ministres et des rois, en leur donnant une mission à poursuivre au lieu d’une place à remplir, (…) ceux-là échappent à votre courte vue. … Je suis un de ces êtres exceptionnels, oui, monsieur, et je crois qu’à ce jour aucun homme ne s’est trouvé dans une position semblable à la mienne25...
37Cette idéologie n’est rien d’autre que la traduction, sur le plan romanesque, d’une conception de l’histoire providentialiste déjà contenue dans Gaule et France (1833), un des premiers textes historiques et politiques de Dumas :
Trois hommes, selon nous, ont été choisis de toute éternité dans la pensée de Dieu pour accomplir l’œuvre de régénération : César, Karl le Grand, et Napoléon. César prépare le christianisme. Karl le Grand, la civilisation. Napoléon, la liberté26
38Comme Napoléon, le Comte se définit comme l’instrument de la volonté divine, ce qu’il affirme à plusieurs reprises : « Toujours la Providence ! Ah ! C’est d’aujourd’hui seulement que je suis bien certain d’être l’envoyé de Dieu », « Dieu avait besoin de moi et j’ai vécu ». Ces déclarations réitérées n’empêchent pas une interrogation fondamentale : non content du statut de mandataire, Monte-Cristo aurait-il la tentation, comme son nom l’indique, de se substituer à Dieu, ce qui est sans doute l’imposture suprême ? Dieu de l’Ancien Testament, vengeur et irrité, mais qui peut aussi, rééditant l’épisode du « sacrifice » d’Isaac, sauver in extremis l’innocent (les Morrel père et fils), Dieu du Nouveau Testament, qui prétend ressusciter les morts et devant lequel s’agenouillent les fidèles, qui le reconnaissent comme tel : « Ce n’est donc pas un homme, c’est donc un dieu qui nous quitte, et ce dieu va donc remonter au ciel après être apparu sur la terre pour y faire le bien27 ! » Cette imposture là étant proprement intenable, la toute dernière partie du roman voit le héros prendre conscience progressivement du sacrilège qu’il est en train de commettre, puis subir le doute avant d’accepter la condition d’homme mortel, évolution que reflète son ultime message :
Dites à l’ange qui va veiller sur votre vie, Morrel, de prier quelquefois pour un homme qui, pareil à Satan, s’est cru un instant l’égal de Dieu, et qui a reconnu, avec toute l’humilité d’un chrétien, qu’aux mains de Dieu seul est la suprême puissance et la sagesse infinie28.
39La résolution du conflit intérieur se manifeste dans la signature, qui juxtapose l’identité réelle et le nom d’emprunt : « Edmond Dantès, comte de Monte-Cristo », manifestant par-là l’unité retrouvée du héros. L’imposture et la vérité sont compatibles, parce que l’imposture est devenue vérité.
40L’imposture romantique marque donc bien une rupture. Autant que dans ses liens avec le contexte politique et social, sa spécificité est à chercher, dans la dimension métaphysique qu’elle revêt. C’est ainsi que l’imposteur romantique s’élève au rang du mythe.
41Il reste à s’interroger sur l’évolution de cette figure, qui demeure jusqu’au début du xxe siècle une valeur sûre dans la littérature populaire : après Lagardère, à peine postérieur à Monte-Cristo (et contemporain de Salvator), voici venir Rocambole, Arsène Lupin, Chéri Bibi, Fantômas. Survie mécanique, ou vivace ? Peut-être sa fortune s’explique-t-elle par son adéquation avec certains stéréotypes structurant le roman populaire, traduisant une peur collective devant le caractère indéchiffrable d’un monde qu’on imagine volontiers gouverné par des forces occultes. Les derniers succès de librairie vont dans le sens de cette hypothèse.
42Avec les progrès de la psychiatrie et l’émergence du freudisme, cette thématique est amenée peu à peu à passer du domaine de la littérature à celui de la psychologie. Figure éminemment contemporaine, comme le définit Belinda Cannone29, l’imposteur d’aujourd’hui n’est plus un justicier superbe, mais, dans une version intimiste, un individu habité par la difficulté d’être, qui ne prétend pas en imposer au monde, mais tente de se donner le change à lui-même. Et à ce petit jeu (de rôles), héros de fiction ou êtres de chair et de sang, nous sommes tous – plus ou moins – des imposteurs.
Notes de bas de page
1 Plutôt que d’entrer dans une longue et inopportune digression sur la validité (ou l’invalidité) d’une telle distinction, nous utiliserons ici l’expression « production romanesque romantique », en privilégiant une perspective historique (les romans des années 1830-1850, avec une petite extension pour permettre l’inclusion des Misérables, en gestation dès 1840 mais qui ne paraît qu’en 1862).
2 G. Gengembre, La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, Imago, 1989.
3 Joseph de Maistre, Considérations sur la France. Voir en particulier les chapitres VI et VII.
4 L’Ancien Régime et la Révolution, livre II, ch. VIII, « Que la France était le pays où les hommes étaient devenus les plus semblables entre eux » (1856, réédité chez Gallimard, folio histoire, en 1980).
5 Anne Martin-Fugier, La vie élégante ou la formation du Tout Paris, Fayard, 1990.
6 L’ouvrage majeur de Lavater (1741-1801) paraît dans sa traduction française sous le titre L’art de connaître les hommes par la physionomie, L. Prudhomme, 1806-1809. Ce texte a été récemment réédité avec une nouvelle traduction à l’Âge d’homme, 1998.
7 Le médecin H. Lauvergne publie en 1841 un ouvrage intitulé Les Forçats considérés sous le rapport physiologique, moral et intellectuel, observés au bagne de Toulon.
8 Sur l’importance de la physiognomonie chez Balzac, voir notamment les analyses très éclairantes de Régine Borderie, Balzac peintre de corps. La Comédie Humaine et le sens du détail, SEDES, 2002.
9 Voir à ce sujet Jean Thomasseau, Le mélodrame, PUF, 1984, Que Sais-je ?
10 Antonio Gramsci, Littérature et vie nationale, ch. 3, « Littérature populaire » ; In Œuvres choisies, éd. Sociales, 1959.
11 Tous ces personnages très connus n’ont pas besoin de présentation, sauf Salvator, héros des Mohicans de Paris de Dumas (réédité chez Gallimard, Quarto, 1998) jeune homme de noble origine qui se mêle sous une fausse identité au petit peuple parisien (comme Rodolphe) pour se venger d’une injustice dont il est victime mais aussi préparer l’insurrection de 1830.
12 Sans insister davantage, on pourrait d’ailleurs rapprocher le traitement de la figure de l’imposteur de certains éléments de la biographie dumasienne (le descendant d’esclave bien intégré dans le Tout-Paris).
13 Il paraît ensuite en volumes chez Hippolyte Souverain en juillet 1844.
14 Gabriel Lambert, ch. I.
15 Gabriel Lambert, ch. VIII.
16 Cf. le Traité de la vie élégante (1830) : « un homme devient riche, il naît élégant ». Ce titre est réédité en 2000 aux Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand.
17 Le Comte de Monte-Cristo, ch. XXXI.
18 Le Comte de Monte-Cristo, ch. XLI.
19 On sait bien sûr qu’il a d’autres identités d’emprunt (abbé Busoni, lord Wilmore), mais on se concentrera ici sur la principale, tout en remarquant que l’imposteur romantique a une nette tendance à multiplier les fausses identités.
20 Le Comte de Monte-Cristo, ch. LXVII.
21 Le Comte de Monte-Cristo, ch. C.
22 Le Comte de Monte-Cristo, ch. XCIII.
23 Notamment Gilbert Sigaux dans la Préface de l’édition de La Pléiade du Comte de Monte-Cristo.
24 Umberto Eco, De Superman au surhomme (1978), Le Livre de Poche, 1995.
25 Le Comte de Monte-Cristo, ch. XLIX.
26 Gaule et France, épilogue.
27 Le Comte de Monte-Cristo, ch. CXIII.
28 Ibid., ch. CXVIII.
29 Belinda Cannone, Le Sentiment d’imposture, Calmann-Lévy, 2005.
Auteur
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