Quand Prévert s'en prenait aux imposteurs
p. 123-132
Texte intégral
1Pamphlétaire, Jacques Prévert se fit beaucoup d’ennemis ; comme Victor Hugo, mais un Hugo qui aurait été prolétaire, il avait le verbe haut et s’en prenait courageusement aux imposteurs de toutes sortes. Pour l'anniversaire des cent ans de sa naissance, en 2000, l'Institut National de l'Audiovisuel et Radio France avaient produit quatre CD dont voici l'un des textes de présentation :
Jacques Prévert a transité par l'enseignement religieux. Il a gardé une sainte horreur de la divine comédie des dogmes et des « ismes ». Prévert veut se moquer des intérêts sacralisés, il dénonce l'éducation répressive que la morale impose, les habitudes castratrices que le bourgeois défend et qui participent du mensonge, de l'injustice, de la démarche claudicante du monde1.
2Roger Bordier, quelques années auparavant, allait dans le même sens :
Du côté des exploités, des pauvres, des démunis, Prévert a crié la scandaleuse organisation de la misère, la honte du crime institutionnalisé, les tartufferies d'une presse aux ordres, la sadique organisation d'une puissance industrielle (…) qui confond ses bénéfices personnels avec les biens de la nation2.
3Afin de mettre en valeur la lutte de l'auteur de Paroles contre les imposteurs de son temps, nous évoquerons trois poèmes particulièrement exemplaires à ce sujet : « Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France », « Le Temps des noyaux » et « La Crosse en l'air3 ». Ces trois poèmes à l'humour mordant, datés de 1931 à 1936, correspondent à des expressions de révolte généreuse face à la crise industrielle de l'époque et à la montée des fascismes. Les attaques que profère Prévert n’ont rien d’abstraites, derrière les événements, les institutions civiles, militaires et religieuses qui structurent les sociétés, il y a toujours des hommes et c'est à eux que l’auteur s'en prend, n'hésitant pas à citer des noms.
4L'imposteur ment, trompe son monde, c'est aussi fondamentalement un usurpateur qui cherche à se faire passer pour ce qu'il n'est pas afin de satisfaire son appétit de richesse et de pouvoir. Tous les degrés de l'imposture sont possibles, des veuleries apparemment les plus insignifiantes aux crimes les plus effroyables. Le sens des responsabilités de chacun et l'idéal de justice sont en cause. Les critiques tous azimuts qu'a proférées Prévert (qui avait fait ses humanités, disait-il, dans la rue, dans Paris et dans le surréalisme), l'ont souvent fait taxer d'anarchiste, mais c'était avant tout un diseur, un poète satirique qui provoquait volontiers le rire pour faire passer ce qu'il avait à dire.
5Dès les années 1930, Jacques Prévert était déjà connu du grand public pour ses dialogues de cinéma et ses poèmes dont certains furent mis en chanson. Homme de spectacle et de communication, il avait d'abord testé nombre de ses pamphlets lors de représentations publiques avec le groupe Octobre (nom choisi en souvenir de la révolution bolchévique ; s’il n’était pas communiste, Prévert se montrait alors révolutionnaire dans l’âme). Sa poésie est donc bien une poésie orale, populaire, usant très largement de répétitions, d'inventaires, de jeux de toutes sortes sur les mots, sur les rythmes et les sons. Prévert, autodidacte, s'accordait parfaitement aux dessins des surréalistes : « Militaires, religieuses, policières, les grandes supercheries sacrées les faisaient rire, et leur rire, comme leurs peintures et leurs écrits, était un rire agressivement salubre et indéniablement contagieux4 ». André Breton, de son côté, estimait que « Tentative de description d'un dîner de têtes », « Le Temps des noyaux » et « La Crosse en l'air » avaient été particulièrement fidèles à l'esprit surréaliste5.
« Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France »
6C’est là le premier texte du premier recueil de poèmes publié par Jacques Prévert Paroles, et à ce titre il est très emblématique. Dès le début de ce long pamphlet prend place une notation ironique sur la religion : « Ceux qui pieusement… » en fait il s’agit de la reprise d'un passage emprunté à Victor Hugo quand celui-ci, cent ans auparavant, commémorait la révolution de 18306, mais avec Prévert « il va d'abord s'agir d'une dénonciation des profiteurs de 1930, de ceux qui vivent de la patrie, de ceux qui s'engraissent aux dépens du peuple7 ». La suite anaphorique des « ceux qui » (« Ceux qui pieusement / Ceux qui copieusement ») stigmatise de manière ludique la pseudo-respectabilité des élites en place (« Ceux qui tricolorent / Ceux qui inaugurent / Ceux qui croient / Ceux qui croient croire / Ceux qui croa-croa ») - une litanie qui, selon certains exégètes, constituerait aussi une parodie cruelle d’un passage d’Eve de Charles Péguy, (« Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre / Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle8… »).
7Chez Prévert, les répétitions prennent des proportions bouffonnes, allant parfois même jusqu’au fantastique, une expression en entraînant une autre. Du registre officiel, on passe ainsi allègrement au registre animal (« Ceux qui ont des plumes / Ceux qui grignotent »), à la moquerie des prétentions intellectuelles (« Ceux qui andromaquent » – allusion, bien entendu, à la tragédie de Racine), puis à la critique des snobs, des flatteurs, des « suivistes », des arrivistes de tous poils (« Ceux qui dreadnoughtent », d'après le Dreadnought, L'Intrépide, nom d'un cuirassé anglais lancé en 1905), « Ceux qui majusculent / Ceux qui chantent en mesure / Ceux qui brossent à reluire » etc. Mais au-delà de cette caricature de la comédie humaine, il faut surtout comprendre que trop d'impostures mènent immanquablement à la guerre et à la mort : « Ceux qui debout les morts / Ceux qui baïonnette …on9 » (contraction de « baïonnette au canon » - ordre de l'assaut à l'arme blanche, notamment pendant la guerre de 14) etc.
8C'est à l'Elysée, au palais présidentiel, qu'étaient conviés tous ces invités, tous ces gens qui ont soif de paraître et de pouvoirs, ils « se bousculaient, se dépêchaient, car il y avait un grand dîner de têtes et chacun s'était fait celle qu'il voulait10 ». Les accumulations grotesques ne constituent ici que le début de scènes de pantalonnades dont Prévert et son public étaient friands. Tout le milieu du texte est en prose (Maurice Nadeau estimait que seul Lautréamont avant Prévert avait su à ce point mêler une prose et une poésie violente, sarcastique et contestatrice11).
9À l’Elysée, le président de la République parle pour exalter de manière ridicule le colonialisme (1931 avait été la date de l'Exposition Coloniale à Paris et depuis toujours les surréalistes avaient dénoncé le colonialisme). Mais, soudain un homme, « que personne n'avait invité » – coup de théâtre bouffon et révolutionnaire – « pose doucement sur la table la tête de Louis XVI dans un panier12 », une menace aussi sans équivoque dirigée contre les colonialistes en particulier : « ceux qui pensent qu'une poignée de riz suffit à nourrir toute une famille de Chinois pendant de longues années13 » !
10Une autre allusion pour le moins ironique sera faite un peu plus loin à la réunion qui eut lieu à Bruxelles en 1931 pour la célébration des pigeons soldats (le dîner qui suivit dut ressembler à celui qu'évoque Prévert). Enfin, au cours de cette réunion grand-guignolesque à l’Elysée, parmi toutes ces têtes de carnaval, un « homme à tête d'homme » a le temps d'asséner quelques vérités avant d'être assassiné par un groupe d'invités déchaînés…
11Le trait est gros chez Prévert et la tradition de la farce se voyait renouvelée mais l’agitation sociale était bel et bien contemporaine. Plus que des poèmes à lire il s’agissait avant tout de poèmes à dire qui prenaient place dans des spectacles ouvriers, prémices quelques années plus tard du Front Populaire. Certains commentateurs ont cru voir dans « Tentative de description d'un dîner de tête », et bien que le ton soit tout à fait différent, une réminiscence du Temps retrouvé de Proust, « la matinée chez la princesse Guermantes », d'autant que Proust aurait aimé que la dernière partie de son roman fût sous-titré « Le bal de têtes14 ». Par ailleurs, il demeure intéressant, de savoir que Saint-John Perse, grand fonctionnaire de l'Etat, poète épique, futur Prix Nobel de littérature, sut le premier imposer ce texte à la revue Commerce en 1931.
12Au-delà d’un scandale de surface, « Tentative de description d'un dîner de têtes… » rencontra un accueil très favorable de la critique. André Breton en cita un large extrait dans L'Anthologie de l'humour noir en 1939 et Gaétan Picon loua « son extraordinaire puissance d'invective et de violence vengeresse sans égale dans notre littérature15 ».
« Le Temps des noyaux »
13Autre poème extrait de Paroles, autre pamphlet contre les imposteurs : « Le Temps des noyaux » dont le titre constitue un jeu de dérivation à partir de la chanson de Jean-Baptiste Clément « Le Temps des cerises » qui datait de 1866. Après « le temps des cerises » - temps du bonheur et des illusions - survient « le temps des noyaux », autrement dit le temps des dures réalités. La chanson de Clément fut assimilée à un hommage à la Commune et elle avait été dédiée à Louise une ambulancière. Quant au poème de Prévert, publié en 1936, il équivaut à un réquisitoire virulent contre la guerre.
14Le locuteur s'en prend avec véhémence à ceux qui, perpétuant un état de société déplorable, sont responsables du sacrifice des jeunes. Le discours est violemment antimilitariste ; il constitue une mise en garde et se voudrait un coup d'arrêt à la soumission des jeunes générations :
Soyez prévenus vieillards
soyez prévenus chefs de famille
le temps où vous donniez vos fils à la patrie
comme on donne du pain aux pigeons
ce temps-là ne reviendra plus
prenez-en votre parti
c'est fini
le temps des cerises ne reviendra plus
15Suit un appel sur le mode burlesque à la révolte, pour ne pas dire à la révolution :
inutile de gémir
allez plutôt dormir
vous tombez de sommeil
votre suaire est fraîchement repassé
le marchand de sable va passer
préparez vos mentonnières
fermez vos paupières
le marchand de gadoue va vous emporter
c'est fini les trois mousquetaires
voici le temps des égoutiers16
16La verve de ce poème satirique s'apparente pour une part à la faconde des chansonniers. En vers irréguliers, sans ponctuation, ce poème parlé joue volontiers sur les rimes et suscite de multiples situations de langage dérisoire. « Le Temps des noyaux » est composé de six autres strophes vilipendant les bonnes manières de surface qui ne font que cacher la condescendance des nantis et préparer les jeunes générations à des conflits qu'on leur présente toujours comme inévitables. Le numéro d'éloquence vengeresse de Prévert semblait impeccablement rôdé, son bagout visait juste et frappait fort, même si parfois certains procédés semblaient un peu trop faciles. Le discours, au gré de jeux sur les mots, paraissait plus d'une fois s'emballer de lui-même comme à l'époque du dadaïsme :
vous ne nous ferez plus le coup du père Français
non mon capitaine
non monsieur un tel
non papa
non maman
nous ne descendrons pas à la prochaine
ou nous vous descendrons avant
on vous foutra par la portière
c'est plus pratique que le cimetière
c'est plus gai
plus vite fait
c'est moins cher17
17Michel Leiris, dans un entretien sur Prévert intitulé « Le Voyou au pâle visage » disait que « Prévert et Desnos auront été les deux seuls surréalistes pour qui l'expression « surréalisme populaire » convenait vraiment18 ». A la fois auteur comique et tragique, Prévert exprimait la colère et la souffrance des plus faibles (« Quand vous tiriez à la courte-paille/ c'était toujours le mousse qu'on bouffait19 »). Comme l'avait écrit Paul Valéry : « La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas20 » - Paul Valéry qui, d'ailleurs, avait soutenu Prévert dans ses publications21.
18Le poème « Le Temps des noyaux » se termine sur le rappel d’autres chansons du temps passé, comme « En revenant de la revue », chanson populaire écrite en 1886 à l'intention du général Boulanger et sur un passage d’une opérette bouffe d'Offenbach dans laquelle on rencontrait un certain monsieur Babylas, mais là encore la plaisanterie n’était qu’un prélude au drame :
Hélas hélas cher Monsieur Babylas
J'avais trois fils et je les ai donnés
à la patrie
hélas hélas cher Monsieur de mes deux
moi je n'en ai donné que deux
on fait ce qu'on peut22
19Trois ans après la publication du « Temps des noyaux », éclatait la seconde guerre mondiale, et tout recommençait. La critique de l'incompétence des élites avait prise, avec la défaite de Quarante, des allures prophétiques.
20L'acteur François Chaumette, peu de temps après la Libération en 1944, avait dit ce texte dans une grande salle parisienne devant un public nombreux et il avait obtenu un franc succès qui n'en avait pas moins un goût très amer23.
« La Crosse en l'air »
21La réception de La Crosse en l'air (sous-titré « feuilleton », ce qui donne une idée et des multiples rebondissements et de la longueur de ce poème-récit) fut davantage mitigée tant il s'agissait d'un brûlot anticlérical. Roger Leenhardt décela toute une lignée littéraire anticléricale qui, de Voltaire, Chamfort, Anatole France et Valéry, allait jusqu'à Prévert ; quant à Armand Hoog, il remontait plus loin encore à la Satire Ménippée et à Rabelais24.
22En 1936, le Front populaire était au pouvoir en France et la guerre civile espagnole venait d'éclater. L'Italie, qui était fasciste depuis 1922, se voyait courtisée par un certain nombre de puissances occidentales lesquelles espéraient que Mussolini pourrait éventuellement tempérer Hitler. Mais, dans « La Crosse en l’air », Mussolini, le pape et Franco, vont constituer les principales cibles.
23Crosse en l'air (le fusil retourné en signe de dissidence) constituait l'un des signes de ralliement à L'Internationale, le chant révolutionnaire, c'est la raison pour laquelle, dès les premiers mots de son poème, Prévert prend soin de prévenir ses lecteurs (ou ses auditeurs) : « Rassurez-vous braves gens ce n'est pas un appel à la révolte/ c'est un évêque qui est saoul et qui met sa crosse en l'air comme ça …en titubant25 ». L'évêque vomit dans le ruisseau, et « ça se passe rue de Rome près de la gare Saint-Lazare26 » ! Dans « le cirque », « la grande rigolade » de la vie - ce sont les expressions du narrateur - les prétentions de la dignité ecclésiastique n'ont plus vraiment de sens.
24Prévert, dans ce texte sans ponctuation, rajoute des plaisanteries en cascade, ainsi l'épisode du chien qui se pare de la mitre de l'évêque et aboie en latin. Le personnage central du récit est un prolétaire, un veilleur de nuit ; il suit son petit bonhomme de chemin, ce qui le mène à Rome (puisque tous les chemins mènent à Rome), et comme souvent avec Prévert, un mot, par dérision, en appelle un autre : « Rome l'unique objet de mon ressentiment » (en l'occurrence le premier vers des imprécations de Camille dans Horace de Corneille)27. Ignorant qu'on vient d'élire un pape, le veilleur de nuit, voyant une fumée s'élever au-dessus des maisons - c’est la tradition après chaque élection papale - crie malencontreusement « au feu » tandis que la foule se prosterne.
25Mais voilà le veilleur de nuit qui s’endort et qui rêve au pape, à Rome, au Vatican. « Fermez les fenêtres dit le pape/ un sous pape répond à sa sainteté que les fenêtres sont déjà fermées/ Excusez-moi dit le pape on peut se tromper je ne suis infaillible que lorsque je parle des choses de la religion28 » (allusion à une autre grande imposture : l'infaillibilité pontificale promulguée comme dogme en 1870). Sur ce, l'évêque, peu respectueux de la hiérarchie, sans doute parce qu'il est ivre, injurie le Saint-Père et en profite pour contester son élection : « Infaillible…tais-toi…tu me fais marrer…face de pet » (…) « t'as profité de mon voyage pour te faire élire / combinard… cumulard29 ». L’évêque, décidément très contestataire dit qu’« il faut appeler les choses par leur nom / un chien c'est un chien », « mais un pape qu'est-ce que c'est / un affreux vieillard30 » !
26Autre personnage, le catholique pratiquant. Celui-ci, très naïf, n'en revient pas de voir au cinéma que le pape n'est pas « un homme de nuages… une sorte de secrétaire de dieu31 avec des anges pour lui tenir la queue ». Au cinéma, le pape c'est :
cette grande tête avec toutes les marques de la déformation professionnelle
la dignité l'onction l'extrême-onction la cruauté la roublardise la papelardise
et tous ces simulacres
toutes ces mornes et sérieuses pitreries
toutes ces vaticaneries…ces fétiches…ces gris-gris…ce luxe ces tapis…ces wagons-salons…ces locomotives d'or…ces cures dents d'argent…ces chiottes de platines32
27Les mots familiers, l'argot sont monnaie courante chez Prévert ; d'après certains critiques, il y aurait du Gavroche et de l'Apollinaire dans ce poète des rues, et encore du Laforgue, du Jarry, voire du Rictus et du Bruant33 ! Le catholique pratiquant va commencer à se poser des questions quand il verra dans un autre documentaire « les militaires italiens (qui) bombardent un village abyssin ».
28Un peu plus loin, le veilleur de nuit rencontre un Italien sans travail « et ils se comprennent très bien » : « Gangster mussolini34 » répètent-ils entre eux (à remarquer l'absence de majuscule à mussolini). Le veilleur de nuit veut défendre ses camarades humiliés, affamés, chômeurs d'Italie et d'ailleurs, mineurs d'Oviedo, Indochinois de Poulo Condor… Il décide donc d'aller voir le pape puisqu'on dit qu'il est bon ; le veilleur de nuit va demander au pape s'il n'est pas « sourdingue » puisqu’il ne réagit pas à toutes ces injustices et à toutes ces horreurs !
29Lorsque le veilleur de nuit veut entrer au Vatican, le garde le laisse passer pensant que c'est un plombier. Dans les grands salons, le veilleur rencontre « des gens connus des gens qui sont quelqu'un35 » comme Laval, ministre français qui a conclu des accords avec Mussolini ; il côtoie aussi des banquiers, des académiciens, et parmi beaucoup d'autres, Claude Führer, Quenelle de Jouvenel Bertrand, Brioche la Rochelle, Pol Morand, Léon Vautel, Clément Daudet (en réalité Claude Farrère, Bertrand de Jouvenel, Drieu la Rochelle, Paul Morand, Léon Daudet et Clément Vautel - tous des hommes de lettres compromis avec l'extrême-droite et les fascistes, le dernier nommé, moins connu, Clément Vautel, était chroniqueur de plusieurs journaux de droite et l'auteur de Mon curé chez les riches ; tous avaient déjà été apostrophés par Prévert et par les surréalistes à diverses occasions). Mussolini, « l'authentique gugusse », « celui qui a la drôle de tête de l'homme qui croit que c'est arrivé mais qui ne sait pas au juste comment ça va se terminer36 » est là aussi attendant d'être reçu par le pape. « Moi ce que je souhaite dit Mussolini / C'est le bonheur de mon peuple37 » ! Le veilleur de nuit ne trouve rien de mieux à répondre que : « tu l'as dit bouffi ». Et « avanti avanti », il passe avant tout le monde. Voici donc le veilleur de nuit en présence du vicaire de Jésus-Christ assis sur son saint siège « avec devant lui deux ou trois douzaines de grosses vieilles femmes à barbe imberbes », écrit Prévert, et le Saint Père « les appelle ses brebis » :
drôle de harem pense le veilleur de nuit
mais voilà les femmes à barbe qui se lèvent…
qui se lèvent en poussant des cris
Pesetas Bandera Pesetas
Pesetas Pesetas Franco38
30« Pesetas », l’argent, bien sûr, « le nerf de la guerre » ! L’argent qui est la cause de tous les malheurs ! Le pape, voyant le veilleur de nuit arriver, s’était dit : « il va m'appeler papa et me demander des ronds…me voilà dans de beaux draps39 ». Le pape finira par protester : « Ah foutez-moi la paix à la fin / je ne suis tout de même pas arrivé à mon âge et à ma haute situation pour me laisser emmerder par un malheureux petit libre penseur de rien du tout40 ». Pas libre penseur, « athée » rétorque le veilleur de nuit, « athée » : « A comme absolument athée. T comme totalement athée41 ». Enfin, et ainsi se termine ce récit picaresque aux multiples rebondissements comme il se doit, le veilleur de nuit constatant qu’aucun dialogue n’est possible entre le pape et lui, part sans plus de façon. Sur sa route, il rencontrera un chat de gouttière, celui-ci le conduira à un oiseau blessé revenant d'Espagne, tout vibrant du souvenir de ces garçons et de ces filles « qui se préparaient à mourir et qui riaient », « la fleur rouge de la liberté » sur l'oreille. « Je te guérirai » dit le veilleur à l'oiseau, et il « s'en va la casquette sur la tête / l'oiseau blessé dans le creux de la main », « Le chat de gouttière tient la lanterne / et il leur montre le chemin42 ».
31Georges Bataille souligna le sens résolument « politique, communiste, anticlérical43 » de ces poèmes. Gaétan Picon tenta de dégager une morale à toutes ces histoires bouffonnes :
L'homme de Prévert est anarchiste et sceptique parce qu'il soupçonne, dans toutes les fois qui lui sont proposées, une tentative pour faire de lui une dupe. De là sa méfiance devant les mensonges de la grandeur de l'épopée - son pacifisme, son antinationalisme, sa rancune à l'égard de la religion44.
32Sans doute convient-il d'insister à la fin sur le courage, sur le pouvoir de « destruction ironique45 » de Jacques Prévert, selon les termes de Maurice Blanchot, toutes ces qualités dérangeantes qui ont fait de lui le poète populaire le plus apprécié de son temps.
Notes de bas de page
1 À signaler, dans une perspective proche, l'ouvrage de Danièle Gasiglia-Laster, Jacques Prévert, ADPF, Paris, 2001.
2 Roger Bordier « Esquisses pour le portrait d'un meneur », Europe, sept. 1991, p. 8.
3 Dans Paroles (plusieurs publications de Paroles en 1945, 1947, 1949, 1956). In. Jacques Prévert, Œuvres complètes I, La Pléiade Gallimard, 1992, Edition de Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster.
4 Jacques Prévert, Hebdromadaires, Gallimard, 1982, p. 163.
5 André Breton, Entretiens1913-1952, Gallimard, 1952, p. 143 et 193.
6 Victor Hugo, « Hymne ». In. Les Chants du crépuscule (1835), La Pléiade Gallimard, t. 1, p. 832. En fait de dénonciation des imposteurs Hugo reste, avec Les Châtiments, une des grandes références poétiques.
7 Note in Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit. p. 1010. Jean-François Kahn, fondateur du journal Marianne, estime qu'il y aurait une certaine analogie entre ce qui se passait dans les années 1930 et aujourd'hui avec la montée d'un néo-intégrisme, d'un néoprotectionnisme, d'un néo-populisme (in Les Bullocrates, Fayard, 2006).
8 Charles Péguy, Eve, Œuvres poétiques complètes, La Pléiade, p. 1028. Ironie cruelle du sort, Péguy fut tué au combat dès 1914.
9 Jacques Prévert, Œuvres complètes I, p. 3.
10 Ibid., p. 4.
11 Ibid., in Dossier critique.
12 Ibid., p. 7.
13 Ibid., p. 9.
14 Ibid., note p. 1012-1013.
15 Gaétan Picon. In Confluences, mars 1946.
16 Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit., p. 48.
17 Ibid.
18 Michel Leiris, entretien avec Jean Paul Corsetti, Europe, août-septembre 1991.
19 Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit. p. 49.
20 Paul Valéry, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1957.
21 Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit., in dossier critique.
22 Ibid.
23 In CD, Prévert, INA et Radio France, 2000. Il faut écouter aussi les interprétions de ces poèmes enregistrées sur CD par Prévert lui-même et notamment par Serge Reggiani.
24 In dossier de « La Crosse en l'air », Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit.
25 Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit, p. 71.
26 Ibid. p. 72.
27 Pierre Corneille, Horace (Acte IV, sc. 5), La Pléiade Gallimard, t. I, p. 887.
28 Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit. p. 76.
29 Ibid.
30 Ibid., p. 77.
31 Avec une minuscule dans le texte.
32 Ibid.
33 Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit.. In dossier critique.
34 Ibid., p. 80.
35 Ibid.
36 Ibid., p. 84.
37 Ibid., p. 85.
38 Ibid., p. 86.
39 Ibid., p. 90.
40 Ainsi le dictateur du Corbeau et l’oiseau, dessin animé sur des dialogues de Jacques Prévert, appellera-t-il le petit ramoneur amoureux de la bergère (puisque ce dessin animé est une adaptation du conte d’Andersen) : « Un petit ramoneur de rien du tout ». Le dictateur semblait lui-même inspiré par Franco.
41 Ibid., p. 93.
42 Ibid., p. 96.
43 Georges Bataille. In. Jacques Prévert, Œuvres complètes I, op. cit., p. 1000.
44 Gaétan Picon, ibid.
45 Maurice Blanchot, ibid., p. 1005.
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