Héros de circonstance : l’imposture chez Cocteau, Boulanger et Deniau
p. 79-90
Texte intégral
1Le héros et le saint : voilà deux figures médiévales, archaïques, qui hantent encore le récit moderne. Deux formes de réalisation absolue de l’humanité, deux destins inaccessibles et sacrés, deux voies vers l’immortalité, ce domaine du temps où l’être survit à jamais dans le nom.
2D’héroïsme et de sainteté, nombre de personnages romanesques rêvent encore, comme d’un achèvement de ce qu’ils sont ou de ce à quoi ils s’imaginent appelés dans leur devenir. Mais le temps de l’épopée et de l’hagiographie n’est plus : le rêve est désormais désenchanté, il se connaît souvent lui-même comme illusion. Le rêveur qui persiste, c’est l’imposteur.
De la sainteté en question…
3La figure du saint, après le crépuscule des dieux par lequel la modernité s’est inaugurée, a vacillé dès le dix-neuvième siècle. Hugues Viane, le protagoniste de Bruges-la-Morte1 (1892) de G. Rodenbach, veuf inconsolable victime du « démon de l’Analogie » (p. 39), espère retrouver son épouse défunte, « la Regrettée et la Sainte » (p. 81), à travers une banale actrice, Jane, présentant une ressemblance assez frappante avec la disparue. Créant de toutes pièces une véritable imposture, obligeant Jane, lors d’un « bizarre caprice » (p. 69), à revêtir une des robes de la morte, il s’aperçoit pourtant bientôt que tout cela n’est que simulacre et sent « son touchant mensonge lui échapper » (p. 73). Une fois l’actrice sortie de cette scène de théâtre où « c’était sa morte qui maintenant souriait là-bas » (p. 37), le « Miracle presque effrayant d’une ressemblance qui allait jusqu’à l’identité » (p. 29) cesse, et peu à peu entraîne Viane vers le crime, parce qu’il ne supporte plus la différence entre la Sainte disparue et la comédienne qui la mime.
4De même, dans L’Imposture2 (1927) de G. Bernanos, l’abbé Cénabre, renégat opposé au personnage saint qu’est Chevance, prend conscience dès le début du roman que la prêtrise et la quête de sainteté ne sont plus pour lui qu’un mensonge par lequel il trompe les autres et surtout lui-même. Cette lucidité soudaine, que n’accompagnent « ni regret ni remords » (p. 334), mais seulement de l’étonnement, aboutit notamment à cette réflexion du narrateur :
Ce qui semblait à d’autres son existence, sa personnalité véritable, était né des circonstances, éphémères, inconsistantes comme elles : à peine si la répétition des mêmes actes avait pu au cours des ans, à la longue, former quelque ombre, prêter une certaine réalité au fantôme. Il l’imaginait ainsi du moins3.
5La sainteté ne dépend donc plus que de situations, toujours singulières par définition : elle perd ainsi la promesse d’immortalité voire d’éternité qui la constitue, elle se révèle possible imposture. Du même coup, elle éclaire ce qui différencie qualitativement l’imposture de la vérité, conçue comme éternelle et inaltérable : l’imposture est de circonstance. Non seulement elle dépend d’un lieu et d’un moment, mais elle est ce hic et nunc qui la fonde.
… à la crise du héros
6L’on admettra plus facilement que l’héroïsme soit dépendant des circonstances. En effet, si la sainteté dépend non seulement de nos actes mais aussi de la grâce, l’héroïsme, quant à lui, semble reposer tout entier sur les actions, sur l’existence. Mais il n’est pas sûr que le soupçon moderne de l’imposture affecte moins la figure du héros que celle du saint, puisque l’héroïsme est précisément ce par quoi l’action atteint à la dimension du sacré, de l’intemporel. Au « crépuscule des idoles » (Nietzsche) répond la « démolition du héros » (P. Bénichou) à laquelle participe ce soupçon. Et de ceci, plus encore que du vacillement du saint, le roman contemporain se fait l’écho (voire le vecteur) privilégié.
7L’imposture héroïque est mise en scène dans trois récits qui l’interrogent plus visiblement que d’autres. Il s’agit de Thomas l’imposteur (1923) de Jean Cocteau, du Téméraire (1962) de Daniel Boulanger et d’Un Héros très discret4 (1989) de Jean-François Deniau. Suite à la Première Guerre mondiale où il a vu l’horreur des tranchées de près, Cocteau écrit une « Histoire » (c’est l’indication générique qui sert de sous-titre à l’œuvre) dont le personnage principal est Thomas, un jeune homme qui profitera de l’homonymie entre sa ville d’origine et le célèbre général de Fontenoy pour approcher le front sans être soldat. Les deux autres récits traitent d’événements situés autour de la Seconde Guerre mondiale. D. Boulanger imagine les aventures insolites d’un certain Hermann Hessling, qui usurpe l’identité d’Adrien Faulenmuss, tué en Alsace. J.-F. Deniau, quant à lui, propose la confession imaginaire d’un imposteur de génie, Albert Dehousse, dont le principal exploit, qu’il raconte lui-même bien des années après, est de s’être fait passer pour un héros de la Résistance française à partir de l’hiver 1944-1945.
8En ouvrant quelques pistes de lecture parallèle pour ces trois œuvres, on tentera d’esquisser les contours d’une expression très particulière de la faillite du héros, sous le signe de l’imposture.
Héros de circonstance
9Comment naît l’imposture ? C’est là la question que Bernanos nous invitait à poser à travers la prise de conscience de l’abbé Cénabre. L’imposteur lui-même ne saurait souvent répondre clairement à cette interrogation, du moins tant que l’imposture perdure. En effet, l’imposture n’est pas une machination simple, ce n’est pas une construction préméditée, entièrement planifiée. L’imposture est affaire de circonstances, laissant place à une part de hasard.
10Le personnage de Thomas apparaît dans le récit de Cocteau de manière clairement théâtralisée, devant la cour d’honneur de la maison de santé parisienne du docteur Verne, sorte d’« hôpital de Belle-au-Bois-dormant » (TI, 18) où une femme fantasque, la princesse Clémence de Bormes, essaie de monter un convoi d’aide aux soldats du front :
Ce fut cette cour bruyante et encombrée que vit un soir, par la porte large ouverte, un jeune soldat qui passait dans la rue. Il s’arrêta, s’appuya contre une des bornes et jeta sur ce tohu-bohu le regard avec lequel Bonaparte devait observer les Clubs.
Après avoir longuement hésité, il entra et se mêla aux mécaniciens.
Il paraissait si jeune que son uniforme lui donnait un air d’enfant de troupe. Mais ce qui rendait sa jeunesse incroyable, c’était un mince galon de sous-officier, sur la manche de sa petite vareuse bleue. Sa figure, fraîche, animale, bien faite, l’introduisait plus vite que n’importe quel certificat.
Au bout de dix minutes, il aidait tout le monde et savait tout. Il savait même qu’on avait apporté, la veille, le général d’Ancourt, seul hôte d’une des chambres du rez-de-chaussée. Le général était l’ami du chirurgien-chef de la rue Jacob, et ce chirurgien avait obtenu que l’hôpital Buffon le lui cédât. On devait lui couper la jambe. Il délirait. Son ami gardait peu d’espoir.
De groupe en groupe, le jeune militaire finit par rencontrer le docteur Verne qui dressait avec la princesse une liste des membres de l’association.
– Qui êtes-vous ? demanda Verne, toujours brusque.
– Guillaume Thomas de Fontenoy, répondit-il.
– Parent du général de Fontenoy ?
Ce général était alors en grande vedette.
– Oui, son neveu.
L’effet de la réponse fut immédiat, car le docteur ne perdait jamais sa croix de vue. Elle le guidait, comme l’étoile des mages.
– Diable ! s’écria-t-il. Et vous êtes des nôtres ?
– Je suis, dit alors le jeune homme, secrétaire du général d’Aucourt. Il n’a, hélas ! aucun besoin de mes services, et je m’occupe comme je peux, sans trop m’éloigner de lui.
– Mais c’est le Ciel qui vous envoie, s’écria la princesse ; le général, si on le sauve, en a encore pour des mois de chambre. Je vous enrôle. Je suis votre général.
Pendant que Verne sentait grossir sa croix, Clémence envisageait les mille ressources du nom magique. Cette femme, qui ne voyait pas les pièges à deux mètres, voyait dans l’avenir. Encore une fois, elle vit juste. (TI, 23-25)
11Guillaume apparaît côté cour, dans cet immeuble qui « s’élevait entre la cour ronde et le jardin » (TI, 9-10). D’abord spectateur, il trouve dans l’imitation du héros (le regard de Bonaparte) l’audace de se mêler aux acteurs et d’y apprendre son rôle, vite, très vite, puis d’improviser. L’univers de la guerre est, chez Cocteau, constamment décrit sous le règne de la métaphore théâtrale : le général est « en grande vedette », Clémence est une femme « née actrice » (TI, 16) à qui la guerre « apparut tout de suite comme le théâtre de la guerre » (TI, 16) et le couple formé par Mme Valiche et le prétendu docteur Gentil, qui participent au convoi, joue aux petits soldats (« Madame Valiche avait cousu des galons sur son amant et sur elle-même », TI, 23). Dans ce monde d’apparences, Guillaume erre, simple badaud, à la recherche d’une occasion, de circonstances favorables à l’imposture : il la trouve par hasard dans cette cour.
12Suit alors, dans le récit, une sorte d’archéologie de l’imposture, sous forme d’un retour en arrière particulièrement riche de signification :
Guillaume Thomas, malgré son nom d’incrédule, était un imposteur. Il n’était ni le neveu du général de Fontenoy, ni son parent d’aucune sorte. Il était né à Fontenoy, près d’Auxerre, où des historiens placent la victoire de Fontanet, remportée en 841 par Charles le Chauve.
Lorsque la guerre fut déclarée, il avait seize ans. Il devint enragé. Il maudissait son âge. Il tenait d’un grand-père, capitaine au long cours, le goût des escapades. Il était orphelin et habitait Montmartre avec sa tante, vieille fille dévote qui le laissait courir n’importe où, ne s’occupait que du salut de son âme et se souciait peu de celui des autres.
Trouvant déjà dans le mensonge une antichambre des aventures, Guillaume se vieillissait, racontait aux voisines qu’il allait s’engager, qu’il obtiendrait une autorisation spéciale, et parut un beau jour en uniforme. Il tenait l’uniforme d’un camarade.
Sous le couvert de ce déguisement, il polissonnait, rôdait autour des casernes et de la grille des Invalides.
Il disait à sa tante : « Je prépare l’école de tir. » Tout cela était si sombre, si remué qu’on admettait n’importe quoi.
De fil en aiguille, il lui arriva ce qui arrive aux enfants qui jouent. Il crut au jeu. Il s’attacha un galon.
Personne ne l’arrêtait. Il n’éprouvait aucune crainte. Il se sentait fier de ce que les civils se retournassent sur son passage. Un jour, ayant montré à un cycliste auxiliaire un papier de famille portant le nom de Fontenoy, ce cycliste crut qu’il s’appelait Thomas de Fontenoy et lui posa la même question que Verne. Il fit, pour la première fois, sa réponse affirmative et joignit désormais ce titre à ses accessoires de jeu. (TI, 26-27)
13Thomas n’est pas un saint (l’allusion ironique au personnage de l’Évangile le souligne, parallèlement au portrait de sa tante, bigote égoïste qui aspire à la sainteté), il n’est pas non plus un héros : son lieu de naissance est un champ de bataille douteux (quels « historiens » ont pu identifier le lieu sur la simple ressemblance phonétique entre Fontanet et Fontenoy ?) et son grand-père a quelque chose de l’aventurier stéréotypé (« capitaine au long cours »). Tout cela n’est que jeu : « déguisement » et jeu de mots (paronymie Fontanet / Fontenoy, homonymie de la ville de Fontenoy et du nom du général…). A tel point que la narration elle-même glisse de l’uniforme à l’usurpation d’identité par un mot d’esprit, en prenant l’expression « de fil en aiguille » à la fois au sens propre et au sens figuré.
14Hermann Hessling, le protagoniste du roman de D. Boulanger, est soldat en Alsace. Ancien portier d’un hôtel à New York, il se retrouve dans la confusion et la panique du champ de bataille. C’est après avoir vu mourir son dernier copain, Jef, et avoir traversé un fleuve pour échapper à l’ennemi qu’il a l’opportunité de changer d’identité – lui qui, dans le civil, était déjà mêlé à des trafics dangereux :
Hermann s’allongea au bord d’un grand creux bleu bordé de lumière. Même le silence allait vite, tout allait trop vite, et ce désir de sommeil. La tête d’Hermann sortait toujours du trou, au moment que l’oubli allait venir. Il se retourna, aperçut son fusil à dix pas et comprit qu’il rouillerait là. Il délaissa ses bottines qui le brûlaient. L’idée de courir jusqu’à l’eau, de se baigner, d’aller à la dérive aussi, sur le dos, jusqu’au hasard… Des créatures biscornues sortaient à droite et à gauche du ventre de Jef, Hermann inventait à son tour des monstres, vivait dans leur familiarité, touchait de petits êtres gluants et glacés. Au milieu de ses visions, il aperçut à quelques mètres, dépassant des brindilles et des herbes, des cheveux noirs. Il alla jusqu’au cadavre. Un ruisselet coupait la nuque. Hermann mit au mort son propre bracelet, la chaîne et la plaque qu’il portait au cou. Deux minutes après, l’échange achevé, il s’inclina devant le fleuve de la façon qu’il avait avec les clients du Flambaum pour les remercier ou les saluer. Il renouvela sa courbette et murmura : « Adrien Faulenmuss. Faulenmuss. Ici Adrien Faulenmuss. »
Sur l’autre rive des hurlements l’attirèrent. Il aperçut des canonniers qui s’agitaient autour des batteries. D’un village qui dominait le fleuve autour de son église, des fumées montaient, épaisses. De petites embarcations passaient l’eau, çà et là. Hermann se demanda si le nouveau Faulenmuss adopterait facilement ses souvenirs et d’abord, contemplant le Rhin sillonné de soldats en fuite, échappant à qui mieux mieux, une scène identique à laquelle il ne s’était pas plus mêlé qu’à celle-ci, en Amérique, où des acteurs jouaient un épisode de guerre au son des porte-voix, sur une rivière qui sentait le citron.
Il n’était plus question de passer le fleuve. Hermann relut pour la dixième fois sa carte d’identité. Ses quarante ans sautaient à cinquante. Il était commerçant droguiste, célibataire, Alsacien, requis pour le travail d’usine, demeurant au 13 de la rue de l’Eglise, à Bannwihr. Il fallait voir. Hermann, comme on passe en dansant, avec précaution, les jambes d’un nouveau pantalon qui, les boutons accrochés, devient subitement connu depuis toujours, échangea des paroles en allemand avec un spectre. Il lui demanda s’il voulait de la cire d’abeille, des chiffons de laine ou du cosmétique, s’il se plaisait dans notre petite cité qui a bien souffert mais que nous reconstruirons, que diable, aussi forte qu’avant, s’il avait lui aussi travaillé en usine, dans le bruit d’enfer ? Quelle époque, mon Dieu ! (T, 41-42)
15C’est au milieu de « visions » imaginaires liées à la fatigue et à l’angoisse qu’Hermann aperçoit l’occasion d’échapper à la mort et à la guerre, de laisser de l’autre côté du fleuve son ancienne vie. Le Rhin est une frontière temporelle bien plus que spatiale : c’est un nouveau Léthé, fleuve de l’oubli, assouvissant le « désir de sommeil » du personnage, ou un Styx vouant le survivant des combats à devenir l’ombre d’un autre, un fantôme. Désormais, Hermann ne sera plus un sujet, mais un simple lieu investi par un nom. C’est pourquoi il ne peut dire : Je suis Adrien Faulenmuss mais seulement : « Ici Adrien Faulenmuss ». Ses souvenirs de guerre laissent place à des réminiscences de scènes théâtrales (« des acteurs jouaient un épisode de guerre »). Lui-même n’a plus guère le choix que d’apprendre un rôle par cœur en relisant sa carte d’identité, en se déguisant (« comme on passe en dansant (…) un nouveau pantalon »), en répétant son rôle devant un « spectre » et surtout en perdant son langage. En effet, les paroles qu’il improvise lorsqu’il se glisse dans la peau de Faulenmuss sont-elles autre chose que des clichés, des expressions stéréotypées vides de sens, où même les noms du diable et de Dieu ne signifient plus rien5 ?
16Voilà donc à nouveau les circonstances particulières de la guerre autoriser la naissance d’une imposture, c’est-à-dire d’une improvisation d’acteur à partir d’une ébauche de rôle donnée par la situation.
17Il n’en va pas autrement dans le troisième récit, Un Héros très discret. Car si l’imagination fertile et le penchant au mensonge d’Albert Dehousse sont présentés dans le récit comme manifestes dès l’enfance du personnage, qui dévorait les romans (« Tout Jules Verne, chez Hetzel, tout Paul d’Ivoi », HD, 22) et les périodiques illustrés, il ne se fait imposteur qu’à la faveur des circonstances. Le chapitre 4 marque dès son titre la bifurcation de l’existence de Dehousse : « Changement de train en gare de W. » (HD, 45). On retrouve un marquage très précis du lieu et du moment où naît l’imposture au cœur de ce chapitre : « Le 7 décembre, en gare de W., Albert Dehousse attend la correspondance qui doit le ramener chez lui après trois jours de tournée de VRP. » (HD, 54). Albert est alors interpellé par un inconnu qui, à bord du train pour Paris, le croit en retard et l’aide à monter tandis que le train prend de la vitesse. Une fois à Paris, Albert devient clochard et commence son « grand œuvre » (HD, 61), métaphore alchimique d’une transformation individuelle qui s’ouvre par une altération de son nom devant un capitaine de l’armée qui l’invite à dîner :
Puis l’homme en tenue semi-militaire tend la main à Albert et très naturel se présente.
– Capitaine Yonnet.
Albert a reçu une bonne éducation. Il se lève, serre la main, se présente aussi :
– A… Albert, dit-il en modifiant son prénom mais en gardant l’initiale. « Dehousse. » C’est le premier nom de famille qui lui est venu à l’esprit en en cherchant un commençant par la lettre D. Il est très fréquent dans le Nord. Sa première fausse identité est lancée. (HD, 65)
18Le protagoniste se met à improviser, encore maladroitement, avant de réussir à se faire prendre pour un héros de la Résistance. Mais déjà sa stratégie est claire : il s’agit de jouer avec la situation, de ne pas créer totalement, mais d’inventer, de transformer. Ainsi garde-t-il l’initiale de son vrai prénom, et un nom caractéristique de son origine géographique. Il s’agit bien néanmoins de la naissance d’une imposture, d’un langage faux, qui s’invente dans le balbutiement de la première lettre de l’alphabet (« A… Albert ») et dans le jeu de mots (ne peut-on entendre la présence d’une housse qui dissimule, qui recouvre, dans le patronyme « Dehousse » ?). C’est la capitaine Yonnet lui-même qui apprend ensuite à Dehousse à jouer avec plus de « naturel » des ambiguïtés de langage comme des apparences (la précision « en tenue semi-militaire » suggère bien ce talent chez le personnage).
19Que retenir de ces débuts de récits attachés à mettre en scène et à dévoiler l’adoption des masques ? Sans doute faut-il d’abord noter que l’imposture est de circonstance, à double titre : elle naît de la situation particulière des personnages (la guerre, avec la confusion et le désordre qu’elle implique nécessairement). Elle dépend du hic et nunc : elle prend place à un moment et dans un lieu précis, où un destin bascule : arrivée sur une scène de théâtre, traversée d’un fleuve, changement de train… Mais elle semble de plus presque exigée par cette situation (la guerre est un univers théâtral, où il faut prendre son rôle pour exister). L’imposture se rapproche ainsi du jeu.
L’imposture, un jeu dangereux
20On aura noté, dans les extraits déjà cités, l’importance des allusions à l’univers du théâtre et à celui du jeu dans les textes de Cocteau et de Boulanger. Le narrateur qu’est Dehousse tire lui aussi un évident plaisir à raconter ses exploits d’imposteur, comme s’il s’agissait d’un jeu. Il s’en « amuse » (HD, 60) et définit même l’imposture comme une activité ludique : « Je crois qu’Albert, en jouant ainsi avec la vérité, aimait se faire peur à lui-même. » (HD, 97). C’est que l’imposture partage de nombreux points communs avec le jeu. On y éprouve constamment sa liberté individuelle entre règles arbitraires et fluctuations du hasard, d’où une sensation de plaisir souvent narcissique ou à tout le moins égoïste, lié à une impression de maîtrise de son devenir (volonté de puissance enfin réalisable et nécessitant de l’héroïsme). Cette impression s’intensifie encore, bien entendu, quand l’enjeu est la vie, quand on frôle la mort, dans un contexte de guerre.
21Mais l’imposture relève d’autres formes de plaisir encore, celles de la mascarade, de l’usurpation d’identité et donc de l’impunité dans la transgression de l’interdit. La liberté peut être expérimentée de toutes les manières, y compris dans la création de la fiction. S’inventant une vie héroïque, Dehousse s’érige lui-même artiste : « Mais est-ce que le propre de tout grand artiste n’est pas précisément de se jeter des défis… » (HD, 97). De même, dans la table des chapitres de Thomas l’Imposteur, la section racontant l’arrivée de Thomas dans la cour de la maison de Verne est intitulée : « Un poète à l’état brut » (TI, 158). L’imposteur représente un double possible de l’écrivain.
22Comme le jeu, comme la littérature, l’imposture crée donc un espace fictionnel qui lui est propre, où le sujet peut maîtriser son devenir par la multiplication de ses incarnations. Il ne s’agit pas seulement de changer de masques, il s’agit de changer de situations. Dans son essai La Lecture comme jeu (1986), Michel Picard écrivait, à propos de l’identification entendue comme processus induit par la lecture :
On s’« identifie » non à un personnage, comme on le croit généralement, mais à un personnage en situation. Cette appropriation singulière à quoi pousse le besoin de lire conduit, quelle qu’en soit la base libidinale lointaine, introjection, incorporation anale, voyeurisme, à intégrer temporairement, comme pour les essayer, des situations, dont les héros ont seulement pour fonction de dessiner les contours6.
23Voilà qui éclaire sans doute l’essence de l’imposture : un jeu de relations, de situations, c’est-à-dire un jeu de rôles complexe, reposant sur la théâtralité des gestes et des attitudes, sur l’arbitraire des noms et sur les ambiguïtés de la langue.
24Cependant le jeu est par essence limité : il prend place dans un espace et une durée qu’il a lui-même engendrés, qui le rendent possible mais qui le définissent également, qui le produisent dans un lieu et un moment singuliers, différents, voués à se résorber face au réel. Or, c’est précisément ce qui pose problème dans le jeu de l’imposture. Contrairement au carnaval, où les masques tombent à la fin de la fête, les masques des imposteurs perdurent au-delà des circonstances ludiques où ils ont pu apparaître. Dans les trois récits, le jeu devient tragique : l’imposture devient une forme d’hubris, de démesure, et le « héros » factice outrepasse les limites dans lesquelles son usurpation d’identité était possible, voire acceptable. Chacun des imposteurs est donc châtié. Thomas meurt sur le champ de bataille, ayant cru que le jeu se poursuivait jusque sur le terrain même de la guerre, et non seulement dans ses coulisses. Face à une patrouille ennemie, il s’élance en criant « à tue-tête » :
Guillaume volait, bondissait, dévalait comme un lièvre.
N’entendant pas de fusillade, il s’arrêta, se retourna, hors d’haleine.
Alors, il sentit un atroce coup de bâton sur la poitrine. Il tomba. Il devenait sourd, aveugle.
« Une balle, se dit-il. Je suis perdu si je ne fais pas semblant d’être mort. »
Mais, en lui, la fiction et la réalité ne formaient qu’un.
Guillaume Thomas était mort. (TI, 149-150)
25Albert Dehousse est finalement arrêté par les gendarmes, subit un jugement pendant lequel il « médite sa chute » (HD, 177), purge une peine de prison puis reprend sa vie d’imposteur, se faisant passer pour médecin, multipliant « les uniformes, les fonctions, les titres » (HD, 185). Devenu veuf et ayant fini de narrer ses exploits, il rend explicite le véritable châtiment de ses impostures : « Et moi, je suis mort depuis si longtemps, et si souvent » (HD, 186). Cette mort symbolique est au fond une sanction plus cruelle et plus réelle que la prison. Elle est un sentiment profond de déshérence et de dépossession de soi qui ne trouve aucune parade. De même, dans Le Téméraire, c’est une mort symbolique qui conclut le roman. Mené par des soldats vers un probable jugement ou vers un peloton d’exécution, Hessling sombre dans la folie :
Dans la voiture qui l’emportait il entendit une voix. Les soldats encadraient le silence. La voix s’éleva de nouveau, au milieu de lui, dans une fraîcheur de jet d’eau.
– Faulenmuss ! Hermann ! Soldat ? Psst ! Couvrez-vous. La nuit s’annonce froide.
Il se mit à rire et ne s’arrêta plus. (T, 181)
26Par ce rire inextinguible se trahit la faillite de la raison qui découle de l’imposture d’Hermann, coupable d’avoir confondu le moi et l’autre, le vivant et le cadavre, le réel et l’imaginaire.
27Le châtiment de l’imposteur n’exprime pas, on le voit, un jugement légal, social ni même moral. Les trois récits semblent se limiter à l’enregistrement de la culpabilité juridique ou morale des personnages, en n’accordant que peu d’importance narrative au procès ou à la mort de l’imposteur (ni Un Héros très discret, ni Thomas l’imposteur ne se terminent sur un tel épisode), voire en évacuant dans le hors-texte le passage devant la cour martiale (comme dans Le Téméraire). Là n’est donc pas l’essentiel. Ce n’est pas le jugement qui importe aux trois auteurs, mais la compréhension de ce qui mène l’imposteur à l’échec.
L’altérité absolue
28Quelle épreuve de réalité entraîne le faux héros hors du jeu ? Quelle limite le jeu prolongé jusque dans le réel trouve-t-il encore comme un inévitable obstacle ? A ces questions, les réponses sont multiples, à l’évidence : la guerre (incarnée par la troupe ennemie rencontrée par Thomas), la société et sa machine judiciaire, le passé aussi (à la question récurrente que se pose Albert, « Qu’est-ce qui n’a pas marché ? », HD, 177 et 178, 179, il répond en évoquant le rôle partiel, dans sa chute, de son héritage de la maison familiale qui a suscité des recherches)…
29Plus que tout cela, on pourrait invoquer la rencontre de la féminité dans le parcours des imposteurs. Avec la rencontre des personnages féminins, il n’est plus question de tricher. Ainsi, Guillaume est-il en partie démasqué par une jeune Anglaise, Miss Hart, qui, par ses talents de chiromancienne, surprend l’étrangeté du destin du jeune soldat : « – Par exemple !...répondit Elisabeth. Je n’ai jamais rencontré une main pareille. Il n’a pas une ligne de vie ; il en a plusieurs. » (TI, 141). De même, Albert ne peut cacher la vérité sur son identité à Servane, la jeune femme dont il tombe amoureux et qu’il épouse bien que, sous son ancienne identité, il soit déjà marié, se rendant coupable de bigamie. Dès leur première nuit amoureuse, elle comprend tout : « "Tu n’as pas de cicatrice, dit-elle à mi-voix. Tu n’as jamais été blessé." Et elle le caressait toujours aussi précautionneusement. Ainsi elle fut la première à savoir. » (HD, 151).
30Le rôle des femmes ne s’arrête pourtant pas là, peut-on penser. En effet, elles jouent un rôle ambivalent auprès des imposteurs. Elles participent d’abord activement à l’usurpation, elles s’en font les complices : Mme de Bormes enrôle Guillaume dans son aventureuse expédition vers le front ; Cécile, qui aime Adrien, l’accompagne dans sa nouvelle vie ; Servane aide Albert dans son irrésistible ascension vers les plus hautes fonctions militaires (en outre, sa première épouse, Yvette, acceptera les impostures d’Albert après la prison…). Cette complicité pourtant cède vite le pas à une autre fonction, bien plus importante : les femmes sont des épiphanies de la mort. Elles montrent la mort aux yeux incrédules des imposteurs. Ainsi, Mme de Bormes est saisie d’un pressentiment terrifiant lorsqu’elle arrive près des tranchées, et c’est cette peur qui aurait dû avertir Guillaume de son destin funeste, comme le prouve la réminiscence dont Guillaume fait l’expérience juste avant de mourir :
Il ne pensait ni à Henriette, ni à madame de Bormes, lorsque, soudain, l’image de madame de Bormes lui apparut.
Il venait de reconnaître, défiguré par les torpilles, l’endroit du boyau où, quelques jours avant, elle s’était plainte d’angoisse.
– Tout de même, se dit-il, nous avons eu de la chance. On croit toujours le secteur trop calme. La princesse flairait plus loin que nous. On dirait qu’elle avait pressenti la mort de cette tranchée. (TI, 148)
31La mort de Cécile et la mort d’Yvette et de Servane dans les deux autres récits auront la même fonction. Cécile est déchiquetée par un métro sous les yeux d’Adrien qui s’évanouit ; quand il se réveille, il donne son vrai nom, Hermann Hessling, et ne prend conscience que plus tard que c’est la première fois qu’il se trahit : « Dans la voiture de police qui l’emportait au commissariat, Hessling reprit ses esprits. Il se mit à trembler. Il venait de se donner » (T, 159). La femme, en sa mort, fait s’effondrer l’édifice de mensonges que s’est bâti Hermann. Quant à Albert, il s’aperçoit que Servane, « tuée par un chauffard », était le seul repère identitaire qu’il avait : « Je n’avais pas d’autre peau que la sienne. En tuant Servane, on m’a écorché. » (HD, 185). Le masque, la housse, le déguisement, tout se déchire : la métaphore de la peau écorchée dit bien à la fois l’amour fusionnel d’Albert pour Servane et la chute définitive de l’imposture.
32La femme, épiphanie de la mort, met donc fin à l’imposture. Car elle est alors à double titre l’intrusion d’une altérité radicale, face à la vie (et l’imposteur a soif de vie, veut démultiplier sa vie) et face à l’homme (et celui qui rêve d’héroïsme, c’est l’homme). La mort de la femme constitue une épreuve absolue de réalité, parce qu’elle est un événement unique qui affecte une personne irréductiblement autre. Or, qu’est-ce que l’imposture, en fin de compte ? C’est une appropriation de l’altérité, selon des règles ou une méthode que l’on pense pouvoir rejouer, reconduire (ainsi Albert Dehousse, par exemple, a-t-il tenté plusieurs impostures avec la même méthode). L’imposture est donc une tentative de répétition du même et de réduction au même. La femme, elle, réintroduit de l’Autre, et sa mort est une irruption de l’unique. L’imposture est une perpétuation du jeu, une volonté de faire de la répétition une loi. Il s’agit par conséquent avant tout d’une méconnaissance de la répétition, qui, comme l’écrit Gilles Deleuze dans Différence et répétition (1976), « est du miracle plutôt que de la loi7 ».
Humanité de l’imposteur
33La littérature, comme l’art, n’a pas pour vocation de condamner l’imposture, et ne peut soustraire ceux qui en sont dupes à son influence. C’est, en substance, ce que semble nous dire Henry James, au seuil de la modernité, dans une nouvelle intitulée Le Menteur8, où un colonel beau parleur et vaniteux, Capadose, parvient à maintenir dans l’illusion de son imposture de faux héros sa femme, Everina, en dépit du portrait que le jeune Oliver Lyon a peint pour mettre à nu précisément la vraie nature du colonel. La peinture, pas plus que le récit, ne peut corriger les mœurs. L’erreur de Lyon est de croire en l’efficace de l’art, en sa capacité à faire triompher la vérité. Le lecteur des récits contemporains sur l’imposture, lui, ne peut plus y croire.
34Le roman moderne ne présente plus le héros comme un exemple d’élévation morale. À cette figure hiératique et parfaite, il préfère le personnage ambigu – séduisant et enchanteur mais socialement et juridiquement condamné – de l’imposteur. L’imposture héroïque est au fond la mise en abyme de ce qui constitue l’humanité même du roman, c’est-à-dire le passage de l’homme épique, distant et achevé, à un être perpétuellement en construction, subjectif, « objet d’expérience et de représentation9 ». Autrement dit, un homme qui joue avec des masques (un personnage dans l’acception étymologique du terme), inachevé, qui ne se découvre lui-même qu’au moment où il éprouve, dans la mort de l’autre, d’un seul coup, son identité vraie et sa finitude – ou plutôt, son identité de mortel, qui met fin à son rêve d’éternité.
Notes de bas de page
1 G. Rodenbach, Bruges-la-Morte (1892), Bruxelles, Labor - Actes Sud, « Babel », 1989. Nos références iront à cette édition.
2 G. Bernanos, L’Imposture (1927), in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1992. Nos références renvoient à cette édition.
3 Ibid., p. 334.
4 Nos éditions de référence seront : J. Cocteau, Thomas l’imposteur (1923), Paris Gallimard, « Folio », 1973 (désormais : TI.) ; D. Boulanger, Le Téméraire (1962), Paris, Gallimard, « Folio », 1984 (désormais : T.) ; J.-F. Deniau, Un Héros très discret (1989), Paris, Presses Pocket, 1991 (désormais : HD.).
5 Contrairement aux noms des personnages. D. Boulanger semble accorder une grande importance à l’onomastique. On pourrait rappeler, par exemple, que le défunt Faulenmuss est voué à la mort par son patronyme (en allemand, le verbe « faulen » signifie pourrir, se gâter et « müssen » est un auxiliaire modal exprimant la certitude ou l’obligation). D’autre part, le prénom Hermann signifierait à la lettre en allemand « monsieur l’homme ». De plus, c’est le prénom donné par V. Hugo au double fantomatique du poète dans le célèbre poème « A quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt » au cœur des Contemplations (1856).
6 M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1986, p. 93 et 94.
7 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, Minuit, 1976, p. 9.
8 H. James, Le Menteur, traduit de l’anglais par M. Zagha, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 (nouvelle extraite de Nouvelles complètes 1877-1888, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »).
9 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), traduit du russe par D. Olivier, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 471. On aura reconnu la théorie de Bakhtine sur le passage de l’épique au romanesque dans l’histoire des genres littéraires.
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