Le conflit idéologique et politique entre la tradition de l’honneur nobiliaire et les réformes d’Olivarès1
p. 43-56
Texte intégral
1Quand Philippe IV accéda au trône en 1621, il se produisit quelque chose de plus qu’une succession, ou au moins essaya-t-on de représenter l’événement ainsi. À côté du nouveau roi, un groupe d’aristocrates, qui ambitionnait de contrôler les ressorts de la cour et de la politique, franchit le seuil du pouvoir. Devant le cadavre de Philippe III, les restes du parti gouvernemental formé autour du clan Sandoval, déjà fort érodé, se diluèrent, et ceux qui avaient été liés au duc de Lerma ou à son fils, le duc d’Uceda, tentaient de trouver une porte de sortie ou d’obtenir la faveur de ceux qui allaient être les hommes forts dans le futur immédiat. Pour la faction curiale et nobiliaire composée de Baltasar de Zúñiga, son neveu Gaspar de Guzmán, comte d’Olivarès et d’autres de leurs parents des lignages Guzmán et Haro qui, à l’ombre d’un souverain jeune et inexpérimenté, attendaient de donner un coup de barre au navire de la monarchie espagnole, l’heure avait sonné. Philippe IV fut à peine proclamé, que les charges de la cour changèrent de mains, prologue des relèves dans les hauts emplois de l’administration, qui se produisirent dans les mois suivants. Après une brève période durant laquelle il partagea le pouvoir avec le vétéran Zúñiga, le comte d’Olivarès se hissa vite en solitaire à la tête de la nouvelle équipe en qualité de familier (privado) ou favori (valido) de Philippe IV2.
2Préoccupé – quasi obsédé – de transmettre à l’opinion publique le message qu’il s’était passé quelque chose de plus profond qu’un simple changement de têtes, le régime olivariste insista, dès le premier moment, à laisser entendre bien clairement qu’il allait entreprendre une série de transformations destinées à rétablir le prestige extérieur et la solidité intérieure de la monarchie. La restauration de la santé de l’État et des royaumes était la devise du gouvernement, un slogan qui montrait combien Olivarès se sentait dépositaire de la tradition du courant arbitriste qui, désormais, aurait enfin l’occasion de voir concrétisées les réformes réclamées depuis des décennies par de vastes secteurs3. Le deuil du roi défunt à peine clos, entre le souvenir tout frais des fautes du régime des Sandoval et l’extinction de la trêve de Douze Ans avec les Provinces-Unies – l’archiduc Albert d’Autriche, prince souverain des Flandres, mourut cette même année – il n’était pas nécessaire de faire de grands efforts pour que l’idée du commencement d’une ère nouvelle pénétrât les esprits, un moment décisif où le changement en lui-même était une exigence pressante.
3Dans ce climat d’impatience à voir au plus vite les signes que les expectatives annoncées allaient se vérifier, Olivarès ne laissa pas de mettre à profit les possibilités que lui donnait le cérémonial courtisan pour renforcer son image publique et la lier à un nouveau style d’action politique. Ainsi grâce à ses charges de gentilhomme de la chambre (sumiller de corps) et de grand écuyer, le favori tira parti des occasions festives de la cour, comme, par exemple, le baptême de l’infante Marguerite en décembre 1623, où il occupa une place prééminente, car il fut choisi pour porter la fillette dans ses bras4. Si Olivarès voulait apparaître en protecteur de la dynastie autrichienne, d’autres démonstrations publiques de son pouvoir eurent lieu avec les cérémonies qui occupèrent la cour madrilène cette même année 1623 lors de la visite de l’héritier du trône d’Angleterre. En effet, les déplacements du cortège royal à travers la ville lui donnèrent l’occasion de parader devant la cour et le peuple, derrière le monarque, les infants Fernand et Charles et le prince de Galles, en compagnie du duc de Buckingham5.
4Six ans plus tard, l’heureux événement de la naissance de l’héritier, Baltasar Carlos, avec ce que cela signifiait pour la continuité dynastique, donna de nouveau lieu à une lecture politique à clé olivariste. Le bon augure représenté par la venue au monde du prince, se présenta comme une confirmation de la validité de l’ordre socio-politique que le comte-duc voulait instaurer. Le cérémonial du défilé des paires (de cavaliers, NdT) et d’autres réjouissances qui se déroulèrent en novembre 1629 dans les rues de Madrid entendait le prouver ainsi. En bref, la répartition des 33 paires de cavaliers mit en scène devant le public une allégorie de la place qu’Olivarès octroyait à la haute noblesse dans son schéma du pouvoir : une aristocratie identifiée à sa politique, qui acceptait son autorité et la prééminence de ses parents et fidèles, une nouvelle hiérarchie qui rompait avec l’ordre interne de l’état nobiliaire, et découlait de l’obligation de chacun envers le favori. Il ne s’agissait pas seulement d’associer le prestige personnel ou familial à la proximité de la personne du roi, mais de montrer que la reconnaissance de l’honneur nobiliaire allait désormais dépendre de critères politiques, lesquels restaient toutefois liés à l’appréciation du favori. Olivarès heurtait de plein fouet l’ancienne conception de l’honneur nobiliaire, et prétendait ne laisser aucune occasion d’autonomie politique aux grandes familles. Les annonces lancées dès les premières années de son gouvernement signifiaient clairement que celui qui n’appartiendrait pas à son parti, qui ne se soumettrait point à ses desseins, n’aurait pas d’autre horizon que de se voir exclu du système des honneurs6.
5En ce sens, Olivarès instaurait une authentique révolution dans la culture politique dominante. Il ne s’agissait pas seulement que la noblesse fût loyale au roi et à la dynastie. Il ne s’agissait pas non plus de créer uniquement une cour où les liens de parenté s’identifieraient au bloc du pouvoir comme l’avait fait le duc de Lerma. À présent, on allait exiger des grands une loyauté personnelle envers le favori, tant que celui-ci accaparait le projet politique de la couronne. Et cela supposa un profond choc dans les mentalités aristocratiques. Eu égard à sa propre origine, Olivarès était pleinement conscient de la portée qu’un tel changement d’orientation avait dans les rangs de la haute noblesse, mais il n’y avait de place, dans son programme, que pour une aristocratie disposée à obéir à ses ordres sans murmurer.
« Conserver cette grandesse par le chemin des offices, des encomiendas7 et des grâces de Votre Majesté »
6Ce message ne se traduisit pas seulement dans le cérémonial de cour. Homme d’État et mémorialiste politique à l’activité intense, Olivarès ne tarda pas à arranger par écrit ses idées sur la fonction que l’élite nobiliaire devait assumer dans la monarchie réformée qu’il était en train d’esquisser. Dans le Grand Mémorial, un programme complet de réformes sociales, politiques et économiques adressé au roi en 1624, il consacrait une large place à la réflexion sur la façon de dominer l’aristocratie, le rôle politique subordonné qui lui correspondait, et les modifications qu’il fallait introduire dans l’octroi des honneurs. Selon Olivarès, les ambitions des grands et des nobles titrés constituaient un danger structurel pour les monarchies. Cette menace avait été naguère neutralisée par les Rois Catholiques et Philippe II, qui leur avaient octroyé des responsabilités auliques, administratives, diplomatiques, militaires ; celles-ci supposèrent des dépenses considérables pour qu’ainsi « réduits au manque de grande fortune, ils fussent forcés à ne pas se rebeller8 ». Pour cela, le comte-duc recommandait astucieusement au roi de tâcher de maintenir les positions des grands avec des frais de représentation et des charges qui découlaient de l’exercice des missions confiées : « À cela Votre Majesté doit avoir grande attention et s’arranger pour rogner les surplus de fortune de quiconque par les mêmes moyens […], mais Votre Majesté n’a pas à faire montre de cette intention, ni le laisser à comprendre à aucune personne ni ministre sous aucun prétexte9. » En somme, il fallait montrer en public de la déférence et du respect aux grands et, en même temps, les tenir « les rênes serrés sans laisser quiconque croître excessivement10 ».
7Honorer l’aristocratie dans les cérémonies, la dominer par le moyen de la dépendance économique et l’éloigner du véritable centre du pouvoir. Cette stratégie s’articulait, entre autres axes, sur la gestion de l’honneur nobiliaire, ou plus exactement, sur sa manipulation politique. Olivarès connaissait bien la manière dont l’aristocratie castillane vivait l’honneur et savait par conséquent comment l’utiliser au bénéfice de ses intérêts politiques. De là il conçut tout un plan qui administrait la conception nobiliaire de l’honneur, transformée dès à présent en un instrument politique. Les intellectuels du cercle olivariste se lancèrent aussi dans une intense activité de propagande, destinée à former une opinion favorable à cette mutation, et avertir les grands les plus rétifs qu’il n’y avait pas de place pour la contestation. Juan Pablo Mártir Rizo, l’un des auteurs les plus convaincants, proches de Gaspar de Guzmán, qu’il célébrait comme un nouveau Sénèque11 ou un nouveau Mécène12 capable d’assainir la culture politique et les valeurs sociales depuis le sommet du pouvoir, publia en 1629 une Histoire du duc de Biron, Charles de Gontaut, qui avait été exécuté en 1602 pour haute trahison. La vie et la fin tragique de Biron demeuraient un bon exemple de ce que la gloire pouvait être dangereusement proche de la chute, si l’ambition de voler trop haut faisait oublier toute prudence. Selon les mots de Mártir Rizo, Biron fut
« ce prince-là dont la vie fut remarquable, les pensées plus hautes que ce que lui autorisait sa qualité, et sa mort si prodigieuse comme dérivée du sommet de son imagination, pour qu’on voie que la fortune en tous temps, dans tous les royaumes, avec toutes les personnes de n’importe quel état, a toujours été généreuse, et que les siècles produisent des hommes qui servent d’exemple admirable à ceux qui désirent avancer dans la félicité humaine, et de leçon à ceux qui ne corrigent pas l’ambition des pensées téméraires13 ».
8Mártir Rizo mettait en garde contre l’ambition excessive des grands et son message pouvait être lu au moins de deux manières : d’une part, il alertait le favori des dangers dérivant de sa position délicate au faîte du pouvoir ; mais d’autre part, il est également possible de comprendre ces pages comme une sérieuse admonition des ambitions politiques des nobles, qu’il exhortait à se comporter avec prudence.
9Cela étant, le favori Olivarès agissait à l’encontre de concepts solidement enracinés, dont certains faisaient assurément partie de son propre univers culturel, par sa condition de membre d’une lignée, celle des Guzmán, et d’une maison, le comté d’Olivarès. De tout cela allaient naître quelques-unes des contradictions de l’idéologie politique olivariste, visibles dans les limites réelles de son réformisme socio-politique appliqué à l’aristocratie. Pour les grands et les nobles titrés – et j’insiste, Gaspar de Guzmán était l’un d’eux –, l’honneur constituait un système auto-référentiel où le souvenir des aïeux jouait un rôle fondamental, non seulement comme une vision rétrospective de l’identité mais en qualité de véritable capital du présent projeté vers le futur.
10Quelques biographies de grands, écrites au cours de ce débat sur l’honneur nobiliaire, nous aident à comprendre cette conception du patrimoine symbolique qu’on thésaurisait dans la mémoire familiale, et comment elle pouvait agir d’une façon si tranchée contre la politique gouvernementale, ou simplement comme moyen d’affirmation aristocratique. C’est le cas du récit de la vie de Juan Fernández de Velasco, sixième connétable de Castille, écrit par Fermín López de Mendizorroz en 1625 et dédié à Bernardino Fernández de Velasco, son fils et successeur. Juan Fernández de Velasco y était présenté comme un grand érudit, amateur de belles-lettres, discret, courtois, soldat vaillant et expert, diplomate habile, gouvernant prudent, et enfin archétype du fidèle serviteur du roi. Si cela n’était pas nouveau, l’intéressant est que López de Mendizorroz exposait une relation directe entre le connétable et la couronne – Philippe II, puis Philippe III –, sans intermédiaires. Cela contrastait nettement avec les prétentions d’Olivarès, qui voulait se transformer en un pivot entre le trône et les grands. C’étaient les vertus et les talents personnels du sixième connétable, et par-dessus tout sa volonté de collaborer, qui avaient servi les projets de la Monarchie ; une telle collaboration avait été le fruit d’un libre choix, y compris, comme l’auteur lui-même le suggérait dans plusieurs chapitres, en agissant d’une manière critique vis-à-vis des décisions politiques de Madrid, ou au moins en les appréciant selon ses propres critères issus d’une meilleure connaissance du terrain qu’il occupait – par exemple, lors de ses deux gouvernements de Milan ou dans les négociations avec l’Angleterre. Selon Mendizorroz, le connétable avait fait preuve d’une autonomie de conduite et montré une capacité personnelle de jugement, le classant comme un collaborateur du souverain, qui choisissait de coopérer librement avec la couronne. Dans cette construction biographique du connétable se matérialisait un modèle idéologico-politique de la relation entre les grands et le roi, bien distincte de la proposition d’Olivarès ; en effet, du point de vue de la maison de Velasco, on pariait sur un lien naturel. Ce naturel se fondait sur un échange, une économie de la récompense et du service : l’octroi d’honneurs et de faveurs par le roi, en échange des services d’une aristocratie qui acceptait de participer, selon ses propres conceptions politiques, aux responsabilités du gouvernement14.
11On découvre une telle préoccupation d’affirmer l’honneur nobiliaire par-dessus les intentions dominatrices du favori et de la couronne même dans l’Éloge du portrait de l’excellentissime duc de Medina Sidonia, dû à la plume de Pedro Espinosa en cette même année 1625. Néanmoins, bien que l’œuvre soit, comme dans le cas du connétable de Castille, une exaltation de la vie et du caractère d’un membre de la plus haute noblesse, on ne dressait pas ici la biographie d’un mort, mais celle d’un homme qui était alors le chef de famille des Medina Sidonia ; elle l’obligeait à une stratégie discursive différente qui, ici, tournait autour de la construction d’une identité personnelle honorable. À cette circonstance s’ajoutait le fait que la maison ducale de Medina Sidonia constituait la branche aînée du lignage Guzmán, le même auquel appartenait Olivarès. Le livre acquérait donc du sens dans un contexte délicat où la concurrence entre maisons nobiliaires et plus encore entre individus – le huitième Medina Sidonia et Olivarès – était patente. La nouveauté de l’ascension d’un Guzmán au sommet du pouvoir avait radicalement changé la géométrie interne du lignage et exigeait une réplique de celui qui en occupait la direction selon les règles intérieures de la hiérarchie nobiliaire, mais aussi compte tenu que la maison de Medina Sidonia avait entretenu d’étroites relations avec le parti gouvernemental des Sandoval sous le règne de Philippe III15.
12Les occasions de mesurer la position des Medina Sidonia dans le nouveau scénario politico-curial ne tardèrent pas à se présenter. En 1624, le séjour royal en Andalousie, organisé par Olivarès avec l’intention de combiner des objectifs politiques avec des intérêts personnels, offrit l’opportunité d’éprouver la situation. S’il est certain que le voyage cherchait à montrer le jeune roi à ses sujets du sud, il était assurément inévitable de comparer ce séjour royal avec celui de la cour dans le royaume de Valence, arrangé par le duc de Lerma au début de sa faveur ; le favori avait alors entraîné Philippe III vers ses domaines orientaux. On pouvait penser qu’Olivarès cherchait quelque chose d’approchant en menant son maître en Andalousie occidentale, où le comte détenait ses principaux domaines et, ce qui est le plus important, où il espérait les voir accroître. La différence fondamentale était que ses parents Medina Sidonia y avaient aussi leur espace seigneurial. Ainsi l’incorporation dans le programme du séjour royal d’une partie de chasse, même brève, dans le bois de Doñana, et de la visite de Sanlúcar de Barrameda, proche capitale des Medina Sidonia, impliquait une double lecture : d’une part, elle renforçait formellement le lien de toute la lignée Guzmán avec la couronne et soulignait l’harmonie entre les branches comtale d’Olivarès et ducale de Medina Sidonia ; mais c’était d’autre part l’occasion pour le huitième duc de Medina Sidonia de montrer son autorité dans cette région stratégique de la péninsule, où il détenait la charge de capitaine général des côtes d’Andalousie, avec la responsabilité du dispositif de défense maritime. La magnificence avec laquelle le duc reçut la cour en sa résidence de Sanlúcar et par-dessus tout, le déploiement de puissance que supposait l’édification d’une ville éphémère, mais véritable, à Doñana pour que le roi pût jouir de la chasse durant deux jours, en témoignèrent16. Dans ce contexte concret, immédiatement après cette occasion festive et politique, le livre de Pedro de Espinosa, destiné à faire l’éloge de la vie du duc de Medina Sidonia, cherchait à accentuer la disposition de l’intéressé à développer avec habileté les devoirs de son rang et de sa charge militaire, et il était impossible de ne pas opposer l’autonomie de son pouvoir au projet de domination de la noblesse qu’incarnait son cousin Olivarès.
13Pour Espinosa, le fait le plus notable du séjour du bois de Doñana avait résidé dans la capacité logistique de Medina Sidonia à ériger un complexe résidentiel dans les marais du Guadalquivir17 en un temps record. À son avis, cette démonstration édificatrice, dirigée par la puissante main de son maître avait supposé un quasi miracle : « Il ordonna de construire une ville dans son désert […], vainquit les distances, rendit fou l’océan […], surmonta tout ce qu’interdisaient les délais et les distances, les éléments, conquit l’impossible […] autant que ce fut nécessaire. » Une véritable cité, née pour héberger la cour pour une très brève durée, était sortie de terre ex novo par l’art et les ressources du duc de Medina Sidonia. Par là, il rendait hommage au roi et rivalisait aussi avec Olivarès, le concurrençant sur le terrain de l’éclat courtisan et sur celui de l’autorité territoriale. L’événement de Doñana n’était pas un fait isolé dans le discours d’Espinosa. Plus significatif encore était le plan de son ouvrage, éloigné de l’usage de consacrer un grand nombre de pages à la mémoire familiale, aux ancêtres et à la généalogie. En réalité, l’histoire des Guzmán y figurait en un bref chapitre en guise de prologue dédié au lecteur, avec une vocation informative et rhétorique. Il est très révélateur que, l’unique lien avec le passé auquel il accordait une place, fût les funérailles et l’enterrement du septième duc de Medina Sidonia, père du héros de la biographie, cérémonie à laquelle il consacrait plusieurs pages. Mais même ainsi, l’auteur focalisait la narration sur la plus grande gloire, non du duc défunt, mais de son héritier avant tout transformé en véritable protagoniste des funérailles du père. Car ce qui importait était l’image de cet héritier. Le cœur du texte égrenait d’abord les traits de personnalité du jeune duc, ses qualités politiques, curiales, militaires, privées et son goût artistique. Tout composait une image singulière qui certifiait sa capacité d’administrer sa maison, son rôle militaire et son assise politique andalouse. Sa compétence personnelle ainsi mise en relief sans recourir à l’atavisme familial, il ne paraissait pas absurde de deviner que le duc de Medina Sidonia ne devait pas occuper un poste subordonné à son parent le comte d’Olivarès, mais qu’il revendiquait une relation directe, sans intermédiaires, avec le trône18.
14Le nœud de la controverse touchant aux débats sur la culture politique dominante se trouvait là : qui occupait le sommet de la hiérarchie du pouvoir ? Pour Olivarès, l’autorité politique devait surpasser les liens traditionnels de l’état [nobiliaire] et, comme il le faisait remarquer à Philippe IV à la fin du Grand Mémorial, il fallait « persuader ses vassaux de cette vérité19 ». Ici résidait le grand défi, non pas tant dans la mutation des mécanismes légaux et administratifs que dans la modification des usages et des mentalités, c’est à dire la culture politique. C’était le plus difficile et bien que Gaspar de Guzmán en fût le promoteur, lui-même ne se convertit même pas tout-à-fait à la nouvelle culture de l’honneur qu’il préconisait. Pour comprendre la contradiction entre Olivarès homme d’État et Olivarès aristocrate, il est très révélateur de lire un autre de ses textes, connu sous le titre de Mémorial généalogique (1625), où il nous apparaît en tant que chef d’une maison nobiliaire et non comme ministre réformateur. Il souligne dans cet écrit ses propres mérites et ceux de ses ancêtres pour justifier la demande de faveurs au roi. Le texte fut rédigé à un moment politique particulièrement délicat, lorsque des bruits de conjuration circulaient contre le favori, et où celui-ci était peut-être désireux de quitter le pouvoir et de se mettre à l’abri de ses ennemis20.
15En cette année 1625 toutefois, le comte d’Olivarès paraissait avoir comblé presque tous ses espoirs personnels et familiaux, c’est-à-dire qu’il avait satisfait toutes ses ambitions d’honneur nobiliaire. En janvier, Philippe IV l’avait créé duc de Sanlúcar la Mayor, ce qui le positionnait formellement au même niveau que son cousin Medina Sidonia et qui, de plus, lui donnait une solide base seigneuriale dans la même région d’Andalousie où celui-ci avait déjà ses possessions. De surcroît, il avait marié sa fille et héritière Marie avec le marquis de Toral, Ramiro Núñez de Guzmán ; Olivarès obtint aussi un autre duché pour le jeune couple, celui de Medina de las Torres. Avec cette cascade d’honneurs, qui avait élevé la maison d’Olivarès au niveau de la plus haute aristocratie, don Gaspar comblait de vieilles aspirations familiales21. La question portait sur la façon dont il l’avait obtenue, et dans la controverse sur l’accès à l’honneur qu’il avait lui-même provoquée. Le débat consistait à déterminer le degré d’importance de ses propres mérites comme ministre du roi – c’est-à-dire ses services à l’État – et le rôle joué par la reconnaissance de sa condition familiale ou sa place dans la lignée. Dans l’ensemble, ce cas personnel ne résolvait pas clairement l’affaire, car Olivarès lui-même alléguait des raisons contradictoires pour justifier les faveurs qu’il réclamait : l’orgueilleux souvenir de ses ancêtres se mêlait aux constantes allusions à ses services dévoués au souverain. Il réclamait finalement plus d’honneurs qui, au moins en partie, le dédommageraient de ses sacrifices – s’y ajoutaient aussi ceux de son père. En tout cas, le mémorial eut un effet, puisqu’il obtint de Philippe IV son maintien au pouvoir et la promesse d’être récompensé sous forme de rentes et de faveurs ; l’éclat de l’honneur avait besoin du tintement de l’or.
« Je ne puis vous donner d’honneur, je ne puis vous conférer d’habits »
16La transformation de la noblesse espagnole, que le comte-duc ambitionnait de mener à bien, incluait de profonds changements dans les voies d’accès aux honneurs et aux faveurs. Olivarès lui-même l’annonça au commencement de son gouvernement. Dans le Mémorial sur les faveurs, daté du 28 novembre 1621, soit au début du règne de Philippe IV, Gaspar de Guzmán indiquait à son maître la nécessité d’user du pouvoir d’accorder honneurs et grâces pour rétribuer les services rendus à la Monarchie. « Votre Majesté doit récompenser deux sortes de personnes – écrit Olivarès – et leur accorder honneurs et faveurs. L’une est constituée de ceux qui La servent bien dans la guerre ou dans la paix, l’autre d’hommes savants et vertueux qui par la doctrine et l’exemple, servent l’Église et consacrent les royaumes de Votre Majesté. » Pour rétribuer leurs mérites, le roi disposait, entre autres choses, de « titres, grandesses et autres honneurs innombrables, [dépendant] de la volonté et de la grandeur royale placée par Dieu entre ses mains, en essayant de respecter une répartition juste et équitable de tant de biens, en donnant leur place et leur proportion aux mérites et services de chacun, de sorte que l’égalité de cette balance conserve les rois et les royaumes et les rend pacifiques et bien stables22 ». Olivarès réclamait une amélioration de la distribution des faveurs royales et voulait convertir cette puissante prérogative en un système efficace de récompenses.
17Les vicissitudes de la faveur ne le firent pas dévier de cette conviction profonde puisqu’il y revint en 1632. Il liait l’octroi d’honneurs tels que les offices domestiques, les habits d’ordres militaires23, le collier de la Toison d’Or compris, à la prestation de services au roi24 ; dans un additif au Mémorial, postérieur de trois ans, il affirmait qu’il ne fallait pas attribuer d’habits à quiconque, fût-il gentilhomme, qui n’aurait pas servi au moins deux ans dans l’armée « car si on n’institue pas de puissantes incitations pour le métier militaire et les privilèges très extraordinaires, je dis que nous travaillerons en vain à essayer de progresser25 ». Il dénonçait ce qui, à son avis, était la cause de la perversion du système d’accès à l’honneur nobiliaire : la nécessité de prouver la pureté du sang (limpieza de sangre) et la noblesse des aïeux. Pour le comte-duc, ce qui empêchait que les meilleurs fussent récompensés était « la fausseté des informations sur la pureté du sang, ajoutant qu’il convient d’y remédier et d’en limiter les dommages26 ». Le remède qu’il proposait consistait à conférer des habits d’ordres militaires à ceux qui serviraient vingt ans en « guerre active », dont huit avec rang de capitaine, « suppléant dans l’enquête n’importe quel défaut de pureté ou de noblesse ou d’offices mécaniques, l’intéressé n’ayant pas péché contre la foi, ni son père ni son grand-père ; et ce privilège-là doit passer à ses fils et descendants27 ».
18Le comte-duc était pleinement conscient qu’une opération de cette nature supposait de modifier le schéma traditionnel des conceptions de l’honneur et donc, d’inverser la vision nobiliaire de l’honneur. Il est certain qu’à ce moment Olivarès n’était pas seul à réclamer une nouvelle culture de l’honneur, puisque bien d’autres l’avaient exigé auparavant. Mais à présent, le régime olivariste paraissait offrir les conditions adéquates pour que ces revendications pussent enfin aboutir. Dans ce contexte, patronnées sur une plus ou moins grande échelle par Gaspar de Guzmán, des publications apparurent, qui demandaient une rationalisation de l’accès aux honneurs.
19Les plaintes sur les interférences que la pureté du sang produisait dans la politique et la société doivent se situer dans cette ligne. En effet, l’obsession de confirmer des origines familiales vierges de toute souillure d’ancêtres juifs ou morisques avait déjà engendré depuis un certain temps une accumulation de difficultés qui se manifestaient dans les probanzas, enquêtes administratives où les candidats à tout poste ou honneur, civil ou ecclésiastique, certifiaient leur appartenance à un lignage de vieux-chrétiens. Cette dérive caractéristique de la société castillane interdisait à de nombreux individus l’accès, tant à la noblesse, qu’aux habits des ordres militaires, principale voie de reconnaissance du statut nobiliaire.
20En fait, les ordres militaires d’origine médiévale s’étaient mués sous les Habsbourg en une « illustration [de la noblesse] pour récompenser des nobles et leurs services […], pour des gens nobles, purs, choisis et séparés du commun ». Mais les habits et autres distinctions honorifiques devaient être la plus authentique expression de la vertu individuelle. Ainsi se prononçait en 1628 un mémoire parmi d’autres, recueilli par Juan Cisneros y Tagle, corregidor de Frómista et regidor perpétuel de Carrión de los Condes28. Une fois établie la correspondance directe entre noblesse, vertu et honneur, l’auteur venait immédiatement à se plaindre du véritable état des choses : « Partant de ce constat, on ressent une grandissime douleur à voir que l’intention des législateurs étant celle-là, elle produise l’effet contraire et qu’elle ait pour résultat toutes autres choses que ce qu’ils avaient ordonné et souhaité29. » De son point de vue, le problème demeurait de prouver la pureté du sang pour accéder aux honneurs nobiliaires. Les renseignements secrets ou les preuves juridiques (probanzas) constituaient un procédé vicié qui tendait non seulement à décider de
« l’honneur des vivants et des morts, mais aussi de ceux à naître, non encore engendrés sans que personne puisse revenir sur son honneur, ou parce que leurs ennemis se dressent contre eux, ou parce que l’ignorance des témoins vient à condamner pour mauvais ce qui ne l’est pas, et qu’il pourra se faire qu’ils se soient trompés par ignorance ou méchanceté, donnant au malheureux aspirant des pères et des grands-pères qui ne fussent pas les siens et lui faisant mille autres injustices, lui ôtant irréparablement l’honneur sans qu’il puisse se justifier. Et comme on l’a dit, il reste beaucoup de condamnés qui ne sont pas nés et d’autres qui ne comprirent jamais qu’il s’agissait d’une chose qui les concernait30 ».
21Le problème était que, sur une probanza de cent témoins, il suffisait que deux niassent que le prétendant fût « gentilhomme et pur » pour que l’honneur se dérobât à lui, « et pour vouloir soigner la noblesse en ce royaume par des moyens moins prudents qu’il ne conviendrait, on se met en danger de tout perdre31 ». Les probanzas ne devaient pas être secrètes, pensait-il, parce que cela représentait « une invention du diable […] pour des personnes médisantes, rongeuses et voleuses des honneurs d’autrui, qui pouvaient causer un dommage irréparable, vidant impunément leur venin ». Le résultat de cette méthode perverse était clair : « Et ainsi vient à rester le plus souvent honoré non celui qui est le plus noble, mais celui qui est le plus chanceux […] de telle sorte que la vérité ne vaut pas en tant que telle, mais par la condition de l’un et la bienveillance qu’on lui témoigne, et c’est ainsi que vient à être plus noble et plus pur non celui qui l’est, mais celui dont lui-même ou ses parents furent d’illustres inconnus, ou celui qui a moins d’ennemis32. » Il proposait qu’en cas de renseignements défavorables à la pureté de son sang, l’impétrant pût en prendre connaissance « pour qu’il réfute l’objection33 ».
22Mais au-delà du détail concret de la procédure de preuve de pureté et/ou de noblesse, la même accessibilité aux honneurs des conversos et, en général, de ceux qui ne pouvaient démontrer leur appartenance à des familles nobles, préoccupait l’auteur. Le peu d’importance accordé aux mérites personnels, la frustration qui en découlait, les conséquences sociales et politiques de cette altération du système de l’honneur, occupent les plus denses paragraphes du texte, puisqu’un tel état des choses « condamne le plus vertueux à la plus lourde peine34 ». Il l’explique ainsi :
« Que l’on considère que les grands seigneurs et les gentilshommes héritent certes des actions et déclarations des maison et majorat de leurs parents, mais sans en hériter à chaque fois la raison et la prudence, pas plus que les autres vertus dont furent dotés leurs prédécesseurs ; et suivant leur obstination à mal se marier, il n’est pas juste qu’ils corrompent irrémédiablement l’honneur transmis par ceux de leurs ancêtres qui furent vertueux35. »
23Il réclamait que quatre générations de chrétiens au plus suffisent pour atteindre les honneurs et les charges, « et qu’au-delà ce ne soit pas un empêchement […] et avec cela on donnerait à tous la volonté d’être vertueux et de concourir à servir leur roi36 ». Mais, une fois de plus, il se lamentait de ce que ce ne fût pas ainsi dans l’Espagne de son temps : « Il est certain que la vertu doit être plus estimée avec raison dans les actions de chacun et non de ceux dont on descend […] et en Espagne, c’est l’inverse37. » Il se désolait de voir que « pour être noble, il vaille mieux que mon bisaïeul ait été bon, vertueux et valeureux que je le sois aujourd’hui, et que la vertu d’autrui me rapporte plus que la mienne. C’est une grande pitié qu’aujourd’hui, il y ait tant de chemins comme nous voyons pour perdre l’honneur et aucun pour l’acquérir38 ».
24Des années plus tard, dans la dernière partie de la faveur d’Olivarès, frère Gerónimo de la Cruz insista sur cette question d’un ton irrité. En 1637, il s’adressait directement au comte-duc pour s’exclamer : « Quelle chose plus indigne pour un roi d’Espagne que de ne pouvoir accorder de grâces à une grande partie de ses vassaux, gens vaillants, courageux et méritant bien de leur patrie ! » Il lui paraissait désolant que Philippe IV reconnût, impuissant : « Je ne puis vous donner d’honneurs, je ne puis vous conférer d’habits, bien que vous m’ayez servi. » Il se demandait avec indignation comment il était possible « qu’on ne puisse donner une croix au descendant de ceux qui l’adoraient depuis cent cinquante ans et la défendaient avec leur épée ». Et tout cela par la nécessité de prouver l’absence d’ancêtres conversos, « parce que je ne sais qui a dit je ne sais quoi au sujet d’une aïeule au cinquième degré, et que pour démentir cela il soit nécessaire de bouleverser le monde, brasser des documents, déterrer des ossements, gaspiller sa fortune39 ». L’amertume et l’indignation de De la Cruz se recommandaient au bon sens d’Olivarès, et l’exhortaient à enseigner à la noblesse et à la société dans leur ensemble, que tout honneur venait du roi, « qu’il y ait, excellentissime seigneur, des récompenses pour [que] tous jouissent de tous les honneurs […]. La grâce de leur roi leur vaut plus que les démarches intéressées des ministres40 ». Si on parvenait à l’imposer ainsi, l’Espagne s’acheminerait vers un meilleur destin :
« Que Sa Majesté tire gloire d’une œuvre héroïque si désirée, que ceux qui le méritent en tirent l’honneur, que la chrétienté espagnole en tire son unité, rassemblant tous ceux qui sont divisés en deux camps tous deux égarés, et que Votre Excellence [en tire] l’acclamation de la victoire41. »
« Les yeux de la République » La réforme de l’honneur nobiliaire promue par Olivarès, en perspective
25À part les dimensions politiques de ses propositions, Olivarès arbora, du temps de sa faveur, l’étendard des vieilles aspirations de réforme du système de l’honneur. Quelques-uns voulurent voir en son gouvernement la grande occasion d’obtenir cette transformation convoitée des valeurs et de la culture politique dominantes, un désir de changement qui depuis longtemps habitait la société castillane.
26Quelque temps plus tôt, dans son Dialogue de l’honneur, Francisco Miranda Villafañe déplorait que l’expérience sociale de l’honneur en Castille se fût réduite à « des vétilles qui ne pèsent pas une épingle42 », au lieu de se fonder sur le métier militaire. Miranda considérait qu’une perversion des valeurs s’était produite, valeurs dont la restauration réclamait l’intervention de la couronne43. De là était parti, fondamentalement, le projet de réforme de l’honneur du comte-duc : la réactivation de la relation entre l’honneur nobiliaire et la fonction militaire fondée sur l’exercice de l’autorité royale. Il s’agissait en apparence d’user du pouvoir pour rétablir un lien naturel entre la société et la couronne. Mais Olivarès s’interrogeait un peu plus loin que cela. Dans la mesure où, dans la première décennie de sa faveur, il se vit en mesure de cumuler plus de pouvoir que personne n’avait exercé jusque là, ses idées à propos de l’honneur, de la noblesse et du service à la couronne impliquaient une authentique révolution du système de l’honneur en vigueur.
27Comme nous l’avons expliqué dans les pages précédentes, la grande opération de changement que le gouvernement olivariste voulait réaliser dans l’état nobiliaire, se concentrait dans deux domaines. En premier lieu, les grands et les nobles titrés devaient se muer en grands serviteurs du pouvoir royal, ce qui signifiait pour Olivarès qu’ils devaient se soumettre à sa volonté chaque fois que le favori assimilait son pouvoir à l’autorité de la couronne. Le défi consistait à annihiler l’autonomie politique de l’aristocratie. Le cérémonial de cour, les récompenses économiques, le système de l’honneur furent quelques-uns des leviers qu’Olivarès était disposé à actionner pour produire ce bouleversement dans le système et la culture politiques. Mais un projet de cette envergure, révolutionnaire dans ses conséquences surtout parce qu’il attaquait le fondement des rapports entre le roi et ses grands, fut perçu comme une grave menace depuis son point de départ même, dans la mesure où le comte-duc ne cherchait pas à dissimuler ses intentions dernières, ni à les nuancer ou à les moduler. En second lieu, comme le favori allait vite s’en rendre compte, il ne fallait pas dévaloriser le pouvoir qu’il capitalisait, parce qu’il était limité. La portée des prétentions d’Olivarès ainsi dévoilées très tôt, il ne fallut pas attendre, pour qu’elles aient des échos dans les positions aristocratiques. Sur le terrain de l’opinion ou du débat politique, qui a été l’objet de cette étude, la réponse fut la revendication de l’autonomie de la pratique aristocratique. Face aux prétentions d’entremetteur social et politique du favori, on rappelait que la nature des relations des seigneurs avec leur roi consistait dans leur caractère direct, sans instances intermédiaires, dans un lien fondé sur un pacte et alimenté par l’échange de services et de faveurs, de prestations et de contreparties. Selon ce schéma traditionnel, l’honneur était un patrimoine du noble qui ne dépendait pas directement de la couronne, et celle-ci se limitait à le confirmer à travers des gestes publics. C’est dire que l’honneur aristocratique fonctionnait comme un système autoréférentiel. Son crédit dépendait donc de la capacité des nobles à choisir leur propre destin et administrer cet héritage légué par leurs ancêtres ; en aucun cas on ne pouvait admettre que l’honneur dépendît de critères politiques imposés depuis l’extérieur du système, par la volonté du favori du roi.
28Si la réforme d’Olivarès rencontra une ferme résistance de la part des grands et des nobles titrés, maintes répugnances contredirent ses desseins dans les échelons moyens et bas de l’état nobiliaire. Sur ce terrain, qui concerne le second champ de la soi-disant transformation du système de l’honneur, le comte-duc aspirait une fois pour toutes à lier l’attribution de titres d’ordres militaires et de noblesse, exclusivement à ceux qui serviraient dans les armées royales. En affichant cet objectif, Olivarès reprenait une vieille aspiration de quelques pans de la société castillane, qui protestaient depuis des décennies contre la perversion du système de concession des honneurs et de la condition nobiliaire même, étant donné qu’il fallait impérativement prouver la pureté du sang pour accéder à cette reconnaissance sociale. Comme les textes des auteurs proches de l’orbite olivariste précédemment cités le démontraient, l’obsession de prouver l’absence d’ancêtres musulmans, juifs et conversos s’était imposée au-dessus de toute autre considération, au moment de voir les mérites récompensés, et cela avait dénaturé l’essence authentique des ordres militaires et des mécanismes de reconnaissance sociale. L’effet pervers de cet état de choses, l’absurdité de ce qu’un soldat ayant servi durant des décennies sous les étendards du roi sur tous les champs de bataille européens vît empêchée son entrée dans la noblesse ou son intégration refusée dans un ordre militaire, était la cause d’une déception sociale qui tuait dans l’œuf l’essor de maintes vocations militaires. La pureté du sang s’élevait tel un mur infranchissable entre la société et la couronne, empêchant la création d’une véritable noblesse de service consacrée à la carrière des armes. Olivarès le percevait ainsi et pour lui, il fallait abattre cette muraille, tâche réellement ardue. Il ne s’agissait pas seulement de ce que des institutions comme l’Inquisition, les cour de justice ou le dédale administratif des ordres militaires castillans résistassent à des changements qui pouvaient réduire leur juridiction, leur influence sociale et jusqu’à leur raison d’être même. Les plus puissants ennemis qui, au bout du compte, frustrèrent les projets d’Olivarès dans ce domaine, y compris avant d’être formalisés, furent la mentalité sociale dominante, qui avait fixé la pureté du sang comme un élément constitutif, et le besoin d’argent du trésor royal qui tirait profit de la vente de titres et de lettres de noblesse. Certes, les probanzas étaient fort loin de se dérouler de façon rigoureuse et, en général, toute la procédure pour l’obtention d’un titre ou de la noblesse se réduisait à des questions bâtardes ; mais il n’est pas moins vrai que la preuve de la pureté personnelle et familiale constituait un écueil qui se transformait en échec pour certains et dissuadait même beaucoup d’autres de s’y lancer. Le problème était là : transformer les canaux ordinaires d’accès à l’honneur nobiliaire aurait supposé de démonter un système qui bénéficiait à des secteurs très divers parmi lesquels on comptait la couronne elle-même, ne lui en déplût, si impécunieuse. Cependant, la dynamique avait exclu de la reconnaissance sociale une frange de la société qu’il est difficile de quantifier, puisque, par nature, elle devait s’efforcer de rester dissimulée, et cela créait de surcroît un état général de frustration.
29Réfléchissant à ces questions une vingtaine d’années après la mort d’Olivarès, Diego Felipe Albornoz conseilla le roi enfant Charles II sur la façon de réguler l’honneur et lui donna des modèles pour administrer l’octroi de privilèges de noblesse. Si les nobles étaient « les yeux de la république », il n’était pas logique que dans un royaume « tous naquissent égaux », et donc qu’il fallait adopter des critères de différenciation, ou plus exactement de distinction. La distinction était bien la raison de l’honneur et sa répartition discriminatoire était consubstantielle à sa propre nature. Cela étant, pour Albornoz, c’étaient aux tribunaux, c’est-à-dire les institutions qui centralisaient la concession depuis toujours et qui continuaient à placer la pureté du sang au-dessus des autres mérites, que le monarque devait confier cette répartition et donner, en matière d’honneur, « à chacun ce qui lui échoit44 ». De cette manière, même guidé par de bonnes intentions, Diego de Albornoz acceptait l’état des choses et démontrait en toute rigueur que la ligne réformiste conduite par Olivarès n’avait pas réussi à changer la situation. En somme, l’honneur continuait à être un problème politique et social, un vieil objet de débat. Le résultat final de la polémique prouvait la défaite du réformisme olivariste.
Notes de bas de page
1 Ce travail est l’un des résultats du projet de recherches intitulé La vertebración de la Monarquía de España en el siglo XVII. Reinos, instituciones, elites (L’articulation de la monarchie espagnole au XVIIe siècle. Royaumes, institutions, élites), financé par le ministère espagnol des Sciences et de l’Innovation (réf. HAR2008-04224). La traduction de l’espagnol a été assurée par Pascal Arnoux, doctorant à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne avec la collaboration de Carine Tumba, professeur agrégé d’espagnol à l’université de Paris 1.
2 Sur la fin du pouvoir des Sandoval et la relève gouvernementale après la mort de Philippe III, voir : Elliott J. H., El conde duque de Olivares. El político en una época de decadencia, Barcelone, Crítica, 1990, p. 54 et suiv., et Benigno F., La sombra del rey. Validos y lucha política en la España del siglo XVII, Madrid, Alianza, 1994, p. 109 et suiv. Autour de la brève activité politique de Baltasar de Zúñiga au début du règne de Philippe IV, Elliott J. H., op. cit., p. 100 et suiv.
3 Pour une notion générale de l’arbitrismo castillan, voir Gutiérrez Nieto J. I., « El pensamiento éconómico, político y socal de los arbitristas », dans El Siglo del Quijote (1580-1680). Religión, filosofía, ciencia. Historia de España Menéndez Pidal, tome XXVI-1, Madrid, Espasa, 1986, p. 234-351. Sur la relation d’Olivarès avec le courant réformiste et la considération même du comte-duc comme un arbitrista au pouvoir, Elliott J. H., op. cit., p. 110.
4 Relación veríssima de el grandioso acompañamiento y bautismo de la serenísima princesa, doña Margarita María Catalina, Séville, Juan Cabrera, 1623.
5 Relación de las fiestas reales de toros y cañas que la Magestad Católica de el Rey nuestro señor jugó en la villa de Madrid en 21 de agosto por festejar los felicísimos desposorios del serenísimo principe de Gales y la señora infanta doña María en este año de 1623, Séville, Gabriel Ramos Bejarano, 1623.
6 Grandiosa relación de la famosa máscara que a honra del nacimiento dichoso de nuestro serenísimo príncipe don Baltasar Carlos Domingo ordenó el señor duque de Medina de las Torres, en que entró el Rey nuestro señor y su alteza el infante don Carlos, en este año de 1629. Así mismo se avisa de las vistosas parejas que Su Magestad, Príncipe y cavalleros corrieron delante de las Reynas, nuestra señora y la de Ungria, y el Príncipe Cardenal estando dando vista desde el balcón del salón, Séville, Juan de Cabrera, 1629.
7 L’encomienda est un domaine foncier confié à un chevalier d’un des grands ordres militaires, qui le gère et en touche les revenus. En Amérique espagnole, elle emploie des Indiens ; en échange de leur travail, le bénéficiaire de l’encomienda, ou encomendero, leur assure la protection et l’évangélisation (NdT).
8 Gran Memorial. Copia de papeles que ha dado a Su Majestad el Conde Duque, gran canciller, sobre diferentes materias de gobierno de España, en Elliott J. H., y De La Peña F. J., Memoriales y cartas del Conde Duque de Olivares, Madrid, Alfaguara, 1978, tome 1, p. 54.
9 Ibidem, p. 55.
10 Ibidem.
11 Mártir Rizo J. P., Historia de la vida de Lucio Anneo Séneca español, Madrid, Juan Delgado, 1625.
12 Mártir Rizo J. P., Historia de la vida de Mecenas, Madrid, Diego Flamenco, 1626. Dans la dédicace à Olivarès, on peut lire : « Des actions généreuses de Votre Excellence, j’ai composé cette histoire étant une si vivante copie qu’il ne trouvera pas de différence de l’imitation à la vérité […]. Je l’offre à Votre Excellence pour qu’Elle le lise avec un autre nom, ministre sinon d’Auguste, d’un plus auguste empereur, à qui la paix doit les plus grands succès et la guerre les plus glorieuses victoires. »
13 Mártir Rizo J. P., Historia del duque de Biron, Madrid, 1625, f° 4. Le livre était dédié au duc de Béjar.
14 López de Mendizorroz F., Observaciones de la vida del condestable Juan Fernández de Velasco y cifra de sus dictámenes, 1625.
15 À une date aussi précoce que novembre 1598, le 7e duc de Medina Sidonia et le marquis de Denia – il n’avait pas encore été élevé au titre ducal de Lerma – conclurent le mariage du comte de Niebla et héritier des Medina Sidonia, Manuel Alonso, avec Juana de Sandoval, seconde fille du flamboyant favori de Philippe III. Avec ce lien familial, les Guzmán de Sanlúcar de Barrameda affermirent leur position en Andalousie et, de là, leur position à la cour de Madrid. En 1615, devenant 8e duc de Medina Sidonia après la mort de son père, don Manuel Alonso revalida cette place de premier ordre de telle manière que, bien que le pouvoir de la famille Sandoval commençât à donner des signes d’épuisement, sa prééminence en Andalousie occidentale ne souffrit pas de détérioration dans la phase finale du règne, durant la précaire faveur du duc d’Uceda. Voir Salas Almela L., Medina Sidonia. El poder de la aristocracia, 1580-1670, Madrid, Marcial Pons y Centro de Estudios Andaluces, 2008, p. 261, 265, 267, 272 et 297.
16 Une description du séjour du bois de Doñana est la Relación de la vida de Su Majestad desde su palacio del Aljarafe de Sevilla al Bosque de Doñana, del duque de Medinasidonia y prevención que allí le tuvo el duque, y de la llegada a Sanlúcar y demás fiestas que en esta jornada hubo. Envióla fray Martín de Céspedes en una carta de 16 de abril de 1624 al duque de Segorbe y de Cardona, don Enrique, mi señor, Séville, 1624 ; éd. de F. R. de Uhagón, Madrid, 1984.
17 Région marécageuse dite Marismas, au sud-ouest de l’Andalousie, bordant l’embouchure du Guadalquivir, entre les villes de Huelva et Cadix (NdT).
18 Espinosa, sans pagination.
19 Gran Memorial, op. cit., p. 59.
20 Memorial genealógico [26 juillet 1625], dans Elliott J. H., et De la Peña J. F., op. cit., tome I, p. 143-157.
21 L’octroi du duché de Sanlúcar la Mayor, les clauses matrimoniales pour la noce entre sa fille Marie et Ramiro Núñez de Guzmán, marquis de Toral, et l’octroi à celui-ci du titre ducal de Medina de las Torres, dans Elliott J. H., op. cit., p. 179-181. Selon Elliott, le choix du jeune marquis de Toral pour épouser sa fille doit être lu aussi en rapport avec la rivalité d’Olivarès et des Medina Sidonia pour la direction du lignage des Guzmán.
22 Memorial de las mercedes [Madrid, 28 novembre 1621], dans Elliott J. H. et De la Peña J. F., op. cit., tome I, p. 9.
23 La remise par le roi de l’habit (ou hábitos) de chevalier d’un ordre militaire à un sujet particulièrement fidèle est un honneur recherché par le prestige et les richesses qu’il procure à son titulaire (NdT).
24 Memorial del conde duque sobre la crianza de la juventud española [1632].
25 Adenda al Memorial del conde duque sobre la crianza de la juventud española, p. 96.
26 Ibidem, p. 97.
27 Ibidem.
28 Cisneros y Tagle J., « Discurso sobre la nobleza de España y algunos apuntos de abusos que en examen dellos se han introduçido, y cómo se podrían remediar y adquirir y conservarla, examinándola cautamente para que con más facilidad corriga cada cual lo que pretende. Año de 1628 », en Memorial de cosas diferentes curiossas recopiladas por Juan Cisneros y Tagle, parte XII, Real Academia de la Historia, Madrid, collección Salazar y Castro, no F-22, f° 141r-141v°. Le corregidor est un magistrat local nommé par le roi (NdT).
29 Ibidem, f° 141v-142r°.
30 Ibidem, f° 142v°.
31 Ibidem, f° 143v°.
32 Ibidem, f° 144r°.
33 Ibidem, f° 147v°.
34 Ibidem, f° 151v°.
35 Ibidem, f° 152r°.
36 Ibidem, f° 152v°.
37 Ibidem, f° 156r°.
38 Ibidem, f° 15v°.
39 De la Cruz G., Defensa de los estatutos y noblezas españolas. Destierro de los abusos y rigores de los informantes, Zaragoza, 1637, p. 263.
40 Ibidem, p. 264.
41 Ibidem.
42 Miranda Villafañe F., Diálogos de la phantástica philosophiá, de los tres en uno compuesto y de las Letras y las Armas, y del Honor, donde se contienen y apacibles subjectos, Salamanca, Herededos de Matías Gast, 1582, f° 110r.
43 Ibidem, f° 11r-11v°.
44 Albornoz D. F., Castilla política y christiana, Madrid, 1666, f° 42v°.
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