Michel Prigent (sous la dir. de) : Histoire de la France Littéraire, vol. 1 – Naissances, Renaissances. Moyen Âge-xvie Siècle, vol. 2 – Classicismes. xviie-xviiie Siècles, vol. 3 – Modernités, xix-xxe Siècles
Paris, P.U.F. 2006, 1088 p., 864 p. et 880 p., sous coffret, 63,00 euros
p. 205-208
Texte intégral
1Voici un ouvrage considérable par son ampleur et sa conception. Il est le fruit d’une collaboration d’une centaine d’enseignants-chercheurs : quatre-vingt-onze exactement, auxquels s’ajoutent, apportant leur propre contribution à l’entreprise, les six directeurs qui ont dû coordonner et harmoniser autant d’apports spécialisés : Frank Lestringant et Michel Zink pour le premier volume, Jean-Charles Darmont et Michel Delon pour le second, Patrick Berthier et Michel Jarrety pour le troisième.
2Faire œuvre neuve et cohérente n’était pas facile en l’occurrence. On se souvient, sans remonter à Gustave Lanson, Joseph Bédier et Paul Hazard ou Albert Thibaudet, avant 1950, de collections plus proches de nous comme celle de l’Histoire de la Littérature française dirigée par Jean Calvet, du Manuel d’histoire littéraire de la France dirigé par Pierre Abraham et Roland Desné et de la Littérature française dirigée par Claude Pichois. C’est dire que la concurrence existait… D’autre part, on sait également qu’un monumental travail est toujours en cours sur le même sujet : une Histoire littéraire de la France, lancée au xviiie siècle par les Bénédictins de Saint-Maur et poursuivie de nos jours encore par l’Académie des inscriptions et belles-lettres : immense, inachevée – il n’est rendu qu’au xive siècle – et se trouve déjà lacunaire : 30 volumes disponibles sur les 42 parus. Il n’était pas question de travailler sur un si long terme à l’âge d’Internet. On a donc pris ici le parti de la globalité en intégrant à l’histoire des faits littéraires diverses démarches venues des sciences humaines – l’anthropologie, la sociologie, l’histoire de l’art, l’histoire des idées, l’histoire des civilisations – ou de l’étude du langage et de la langue : la rhétorique, la poétique ou, tout simplement, la grammaire, et l’on a choisi de décrire et d’analyser la progression de mille ans de production littéraire dans l’espace de la nation en formation. De là, le titre : Histoire de la France Littéraire.
3Michel Prigent, le concepteur du projet, dessine de ces trois volumes un profil sympathique et dynamique. « Naissances, Renaissances » : les 1088 pages réunies sous ce titre débutent naturellement par l’histoire d’une maternité, d’une « mise au monde ». Quant au terme de renaissance(s), au lieu d’être cantonné dans son usage habituel, il est étendu à une durée de quelque dix siècles : des renaissances, en effet, l’histoire littéraire en a connu plusieurs depuis le Moyen Âge latin. Et, le terme, d’ailleurs, est porteur aussi bien de nostalgie que d’euphorie. Classicismes : le pluriel choisi pour le second volume est le résultat d’une convergence de forces, d’« une chorégraphie des complicités ». Ce pluriel joue contre le singulier ordinairement usité : il tend à « des-essentialiser » le Classicisme, il donne à entendre qu’il faut reconsidérer les découpages chronologiques, il relie les crises de la conscience classique et les remises en cause inhérentes aux Lumières. Modernités : des Moderni avaient certes déjà revendiqué un statut spécifique au xie siècle. Mais, le pluriel, cette fois, et le mot lui-même désignent une littérature de plus en plus soucieuse des différences, voire des divergences, qui l’habitent : les ruptures sont constitutives des Modernités comme le sont les transversalités qui les ouvrent à d’autres espaces culturels. De là, le souci dont témoignent les auteurs de « thésauriser leur propre pratique aussi bien que de commenter celle des autres ». Va donc être pensé autrement le double statut de l’écrivain comme sujet et du livre comme objet. Ecrire reviendra souvent à se livrer aux mots, eux-mêmes créateurs de réalités. Rien n’a jamais de « fin mot » et tout ordre est précaire : l’écrivain lui-même « se fragilise et peut-être se dissout ».
4Le long de ce parcours évolutif où la nation et la littérature s’élaborent mutuellement, on peut repérer des étapes. Ainsi, pour le Moyen Âge et le xvie siècle, sont vécus comme des temps forts l’émergence et l’illustration de la langue française, le déchiffrement du monde selon le sens de la Sainte Écriture, les querelles autour de Dieu, les échanges entre la Cour et l’Ecole, la spécification progressive des Formes et des Genres. Aux xviie et xviiie siècles, s’accroissent le rôle des lieux, institutions, catégorisations dans la constitution de ce que l’on appelle la République des Lettres, l’ouverture des savoirs et des valeurs, le développement des voyages et des utopies – qui avaient déjà fasciné le xvie siècle. Toutes choses dont on esquisse une typologie, dont on définit un corpus. Une perméabilité s’établit entre des entités systémiques devenues matières à spéculations : l’oral et l’écrit, le licite et l’obscène, la littérature et la peinture, la littérature et la musique. La sourde revendication de liberté, les dissidences même qui animent les combats des classicismes insufflent aux genres et aux mouvements littéraires une nouvelle respiration. Cet autre souffle bouleverse le théâtre, le roman, la prose d’idées, les écrits polémiques, l’écriture fragmentaire, l’épistolaire, la poésie même – et ce, deux siècles durant, au cours desquels se succèdent, voire se côtoient, baroque, maniérisme, classicisme, libertinage érudit, rococo, sentimentalisme, préromantisme, néoclassicisme, lors même qu’on se méfie, dans la présente Histoire, des préfixes pré ou néo qui s’avèrent souvent de fausses fenêtres. Quant à parler de Modernités pour la France Littéraire des xixe et xxe siècles, c’est insister sur les changements de l’œuvre en marche : par exemple, visages contrastés du roman de Balzac à Claude Simon, révolutions théâtrales affectant langages, structures, styles et mises en scène, éclatements poétiques, transgressions dans l’écriture, querelles des critiques littéraires, souveraineté de l’auteur opposée à l’empire du lecteur, union libre, en quelque sorte, entre la littérature et d’autres arts : peinture, musique, cinéma, empathie contagieuse de l’écrivain pour soi-même : autoportrait, autobiographie et journal intime, correspondances au xixe siècle, écrits personnels, récits de vie et autofictions au xxe siècle. Et encore, tous ces questionnements autour de l’écrivain et qu’on ne peut plus dissocier de l’existence même de la littérature : qu’est-ce qu’un auteur ? Quel est le rôle de relais comme l’édition, les revues, les prix, l’attente du lectorat ? L’engagement est-il inéluctable ? Et enfin, déjà entrevue, cette ultime interrogation en forme de doute : doit-on craindre, un jour prochain, une disqualification de l’écrivain lorsque sa parole est en concurrence avec d’autres paroles publiques, sinon supplantée par elle ? Cette inquiétude ne saurait être écartée, car le regard historique fait acception de tout…
5Ainsi se profilent les chemins de cette « France littéraire en construction ». Certes, on peut regretter de n’y pas trouver tel plan rapproché sur des auteurs majeurs (par exemple, Diderot, Beckett), de n’y pas voir souligné le caractère propre d’une grande œuvre, établi un index des notions clés, sans parler de noms qu’on est surpris de n’y pas voir mentionnés comme, pour le seul xxe siècle par exemple : Gilbert Cesbron, Louis Guilloux, Hervé Bazin, René Guy Cadou, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Aimé Césaire, etc. L’omission de ces trois derniers auteurs fait d’ailleurs se demander quelle place a la Francophonie dans la France Littéraire. On n’en soupçonne l’existence – sans que le mot soit prononcé – que dans le seul sous-chapitre de la « dissolution des genres » où se trouve mentionné – sans plus – le concept de « métissage ». Le troisième volume, puisqu’il en est ici question, nous paraît, pour tout dire, avoir été l’objet d’une moindre attention que les deux précédents. Nous n’en voulons comme preuve que les irritantes et nombreuses coquilles relevées au hasard des pages : Brémond pour Bremond (Henri), Lukâcs pour Lukács (György), Nol pour Noël (Bernard), des Forêts pour Des Forêts (Louis-René), etc.
6Ce faisant, cette Histoire de la France Littéraire, est tout à fait neuve dans sa forme et dans son projet. Et sa lecture, n’oublions pas de le souligner, s’enrichit de fort utiles bibliographies à la fin de chaque chapitre. En outre, elle est tout le contraire d’un adieu à la littérature, pour reprendre le titre de l’essai désenchanté de William Marx (L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation xviiie-xxe siècles, éd. de Minuit, 2005). Car, même si le temps est révolu où la littérature aspirait à la totalité, il n’y a pas de logique du déclin. Un tel ouvrage donne à croire, autant qu’à espérer, que cette passionnante adhésion, depuis bientôt deux millénaires, de la France à son histoire littéraire, continuera de trouver toujours l’occasion de s’exercer. Bilan pour hier, elle est message pour demain.
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