De l’insolite à l’innommable : les Histoires insolites de Villiers de l’Isle-Adam
Insolite et pressentiment d'un autre monde
p. 137-145
Texte intégral
1Outre que les Histoires insolites comportent le terme en leur titre même, l’épithète « insolite » y figure à plusieurs reprises. L’emploi en est cependant récurrent dans les autres recueils de contes de Villiers1. Par ailleurs ce titre n’a pas été arrêté par lui d’emblée, ni le contenu précis du recueil, qu’il avait songé à intituler primitivement Propos d’au-delà2. On pourrait donc se demander le cas échéant si le propos variable, voire disparate du recueil constitué de contes, nouvelles et chroniques, n’est pas de nature à décourager une analyse d’ensemble. On réfléchira donc à la question, ici cruciale, de l’unité, de l’harmonie de ce recueil, plus profondément de sa finalité. Il importera aussi d’y approcher la notion d’insolite, en tâchant déjà d’apprécier ce que révèle ou dissimule l’emploi du terme. Il est enfin nécessaire de se faire une opinion sur la place de l’insolite dans l’ouvrage : réside-t-il, dans la manière, le procédé, le ton ? Ou bien l’insolite est-il ici l’objet, cultivé ou dénoncé comme tel ?
2Comme tous les recueils de Villiers mais plus encore peut-être qu’aucun autre, les Histoires insolites procèdent d’un dessein pensé et d’une démarche ordonnée. Tout y est signifiance, derrière l’apparente insignifiance de plusieurs, dont le charme tiendrait à se réduire à ces « ténuités fugitives » évoquées par l’auteur lui-même dans l’une des pièces3. Une approche première les pourrait voir comme subreptices, improbables, insaisissables du fait, entre autres, d’un certain génie de l’esquive et de l’ambiguïté. Ce serait après tout l’une des acceptions de l’insolite, caractérisé par la fugacité de sa perception et la difficulté de sa conception. Or nous ne nierons pas qu’il y ait ambiguïté en ces nouvelles, révélatrices de profondes, exquises déchirures. Peut-être s’assignent-elles, avant Axël, la tâche insigne de dire l’indicible. Mais ce recueil est un, et non seulement par le ton vif et incisif. L’épigraphe que Villiers lui a choisie, empruntée à Lamennais, « Les grandes routes sont stériles », invite, a observé Jacques Noiray, à choisir la voie de l’insolite comme « un écart » fécond des routes ordinaires4. A repérer aussi, les fils, permettant de trouver chemin en ce labyrinthe initiatique.
3L’un de ces fils est d’or, thème présent déjà dans les autres recueils, et filant celui-ci, du matérialisme et du lucre contemporains : la pratique, tant elle est généralisée, en est certes à l’antipode de l’insolite dans la mesure où elle se conforme à l’usage commun, mais elle l’induit en relevant du scandale, de la trahison honteuse de la norme morale, de l’ordre naturel, auquel tout le recueil réfère. Rien ici qui ne soit monnayé depuis le miracle de « La céleste aventure » jusqu’à l’anéantissement du monde dans « L’Etna chez soi », l’anecdote la plus horrible étant dans « L’héroïsme du docteur Hallidouhill », celle de « l’essayeur des monnaies », vérifiant l’aloi de la rétribution des malades ; ainsi se trouve normalisé l’humanitarisme meurtrier du médecin (il tuera son patient pour l’autopsier) ; son « insolite cause » (p. 258) est conforme à sa règle propre, ordonnée au progrès de la médecine, mais, illustrée par l’adage prêté en épigraphe à Broussais (« Tuer pour guérir », p. 258) elle signifie le paradoxe atroce d’un monde déréglé en étant dénaturé. Le vieux Juif de « La céleste aventure », qui échappe à l’inondation en étreignant un calvaire, paye, lui aussi, fidèle à sa règle morale : le louis d’or qu’il dépose en la main du Christ – pièce « à l’effigie du roi Louis XVI » (p. 245) sauvera une pure et sainte jeune fille, sur qui s’exerce quand même la règle de la charité chrétienne (et la réversibilité des mérites), cet « incident insolite » (p. 244) étonnant sans doute et peu ordinaire, l’est surtout par le fait de l’intercession divine restaurant – non sans quelque malice – la pratique oubliée de l’aumône. En revanche la doublure d’actrice, héroïne des « Délices d’une bonne œuvre », se complaisant à la joie provoquée chez un mendiant par les pièces dont elle le comble, subit son juste châtiment, la reconnaissance de celui-ci confinant à l’assaut physique ; sa fausse charité l’a rendue à l’amour vénal.
4Chaque conte est à sa place, et celle du premier n’est pas fortuite. Les perroquets qui dans « Les plagiaires de la foudre », terrorisent, en imitant le tonnerre, les malheureux animaux d’une île, ne sont quant à eux devenus si mauvais que pour n’être pas « à leur place » (p. 236). Subversifs des hiérarchies sociales naturelles, ces « tyrans de perchoir » (p. 239) sont notamment représentatifs de la République, de la devise de laquelle les trois mots apparaissent incidemment en lettres capitales, leur collectif trépas, provoqué par le feu du ciel, constituera « l’unique témoignage qu’ils se fussent donné de leur fraternité » (p. 239). Cet anti-républicanisme trouvera son écho au dernier conte, où le jour prévu pour la destruction finale est un 14 juillet. Mais cet aboutissement catastrophique parachève surtout le propos essentiel des Histoires insolites : l’Apocalypse, concernée par de nombreuses allusions aux Ecritures dans « L’Etna chez soi », nettement suggérée dans les précédents, ainsi que ses corollaires du déluge et de l’enfer. Ce n’est pas par hasard que le premier conte est intitulé « prologue » et le dernier « épilogue », l’action s’y dirigeant inexorablement vers le « dies illa ». Dans les « Plagiaires » déjà, l’Apocalypse était en fait énoncée : « un soir de feu, de trombe et de ténèbres » (p. 238) ; de même que le déluge : les perroquets, imitateurs des pluies torrentielles, expient par « une nuit diluviale » (p. 239) ; le déluge sera à nouveau nommé comme tel dans « La céleste aventure » qui suit. Dans « Ce Mahoin ! », c’est illuminé par un « brouillard en feu » (p. 272)5 que surgit aux yeux du condamné hébété la vision d’une décollation collective, multipliant ses forfaits à l’échelle de l’humanité coupable : encore est-ce lui qui est surpris, et, criminel atroce qu’il est, a la brève et pure impression de l’insolite. Il n’est pas sûr qu’à la fin du dernier conte « les vociférations d’une multitude hurlante, des milliers d’appels affolés d’hommes et de femmes s’étouffant en une panique vertigineuse » (p. 350) traduisent non plus le clair sentiment d’une révélation ; la terreur plutôt, née d’un événement assurément inaccoutumé : l’insolite au sens absolu. De même dans « La légende moderne », le héros (Wagner) est annonciateur exact d’apocalypse, étant de ceux qui « vivent jusqu’à l’heure divine » (p. 296), et sa vocation, positive, le place parmi les « révélateurs de la mystérieuse harmonie à l’espèce humaine » (p. 297) ; encore le dernier terme est-il suspect et sous la plume de Villiers, tout autant que la fraternité nouvelle qui conduira rois et empereurs « victorieux de l’Occident » à célébrer leurs victoires aux accents d’une musique présentement méprisée (ibid.) ; la révélation ne vient donc qu’au terme d’un assaut violent et seigneurial ; subjugués, les ennemis d’hier, dit Wagner « accepteront même d’être, au milieu de ma patrie, les représentants d’une nation vaincue par la mienne et saignante encore » (p. 298).
5L’insolite ravageur contamine les pièces en apparence les plus anodines. Dans « Les phantasmes de M. Redoux » le héros bourgeois, en proie à une « lubie » d’une intensité « insolite » (p. 264) veut placer sa tête, au musée Tussaud, sous le couperet qui servit à guillotiner Louis XVI, et mourra presque de peur, le mécanisme se déclenchant ; bien que républicain, il avait voulu éprouver les émotions du bon roi qui, croyait-il, lui ressemblait. Il n’a eu accès qu’à la terreur, et non au sacrifice du roi martyr que sa couardise n’aurait su assumer.
6Quoi de moins opaque à première vue qu’« Un singulier chelem ! », où l’« attention insolite » d’un vieux hobereau, hors d’âge comme ses partenaires, « rares survivants d’une société disparue » (p. 247), étanches aux idées modernes, découvre soudain, conséquence de son geste brusque, le filigrane de leur jeu de whist, exposant des images indécentes ; les nobles joueurs en demeurent « médusés par une stupeur complexe » (p. 248). Intrusion du monde extérieur dans un monde replié sur le passé ?6 Pas exactement. Le jeu de cartes, avec lequel la duchesse douairière de Kerléanor et ses hôtes jouaient « depuis tant d’années » (ibid.) avait été autrefois acheté par le vieil intendant du manoir à des porte-balles, ainsi qu’un trictrac, etc. (p. 247). C’est donc du passé que la surprise remonte, et peut-être du propre monde des personnages, d’une noblesse dont la dépravation et la dégénérescence sont présentées par Maistre et Baudelaire comme la cause même de la Révolution. Les nobles aïeules de L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly ne craignent pas quant à elles de se targuer d’être « du temps de Laclos » dans leur bégueule époque7. Villiers, lui, qui a nécessairement en mémoire « Le dessous des cartes d’une partie de whist », dans Les Diaboliques de Barbey, joue sur le velours. C’est une noblesse caduque qu’il met en scène, un peu ridiculisée par ses patronymes mêmes (le « chevalier d’Aiglelent » est à l’origine du scandale), et morale : la digne duchesse, en faisant jeter le jeu de cartes au feu par sa servante, le rend à l’enfer.
7Peut de même n’apparaître que comme un fait divers loufoque « Aux chrétiens les lions », où le narrateur dépose plainte (un 4 septembre), en faveur de lions quotidiennement torturés sur la scène des Folies-Pastorales, « l’une des plus littéraire (...) de la métropole » (p. 305) : quand les mots perdent valeur, et les Lettres a fortiori, le langage inimitable du « Seigneur à grosse tête » (cf. l’épigraphe) est seul fondé, et le rugissement « légitime », lequel rappelle celui de l’ange de l’Apocalypse (X, 3), qui « rugit comme un lion » ; aussi bien ces nobles animaux n’ont plus leur place dans le « triste cheptel » du public (p. 277) ; ils rêvent à leur habitat perdu, aux « grands arbres renversés » et à « l’entrée de leur caverne établie au milieu des ruines des thermes romains (p. 307-08) : passage ressemblant à celui décrit dans « Souvenirs occultes » (Contes cruels) d’une cité abattue par le feu du ciel, rendue à la luxuriance de la vie sauvage – et vide d’hommes.
8Autre espace déshumanisé, celui de « L’agrément inattendu », à la trame presque diaphane : la révélation par l’hôte d’une auberge isolée d’un lac souterrain au voyageur qui s’y baigne. Comme souvent dans le recueil, de subtils rappels sont décelables entre ce conte et le suivant, relevant plutôt de la chronique, « L’entrevue à Solesmes » où apparaît Louis Veuillot : thème de la marche au soleil qui, « pesant » ici (p. 309), là deviendra beau (p. 313) ; opposition entre les yeux de Dom Guéranger « d’un bleu très pâle » qui sont des « lueurs vivantes » (p. 314) et dans « L’agrément », les lueurs d’or dansant sur le « bleu très sombre » du lac (p. 311)8. La dédicace à Mallarmé a fait évoquer le ressourcement que constitua pour Villiers la lecture qu’il fit d’Igitur quand ils séjournèrent ensemble à Avignon en 18709. Les « voûtes souterraines » de « L’agrément » pourraient annoncer le cloître de Solesmes, en même temps que suggérer celui du Sacré-cœur d’Avignon, où Villiers rendit visite à sa tante religieuse. Mais la signification des voûtes est équivoque, dans les Histoires insolites ; celles de l’official des « Amants de Tolède » diffusent un « effrayant silence » (p.284) ; autre similitude avec « L’agrément inattendu », le Grand Inquisiteur manœuvre un pan de muraille donnant accès à un étroit escalier ; de celui-là, « creusé dans la nuit », s’échappent d’horribles cris et « des bouffées d’enfer (ibid.). Or le sujet de « L’agrément inattendu » est à l’évidence emprunté à l’Apocalypse, où l’Agneau conduit aux sources de vie ceux qu’accable l’ardeur du soleil (VIII, 16-17). Dans « L’agrément » le soleil est « brûlant », les poudroiements de la route « embrasés », le paysage se caractérise par l’absence d’hommes et de vie (cf. ibid.), l’auberge enfin atteinte, isolée, déserte, n’abrite pour hôte en sa pénombre qu’un être aux traits bestiaux, à la face farouche, aux poils roux, à l’encolure de taureau, qui essaie vainement d’adoucir sa voix (ibid.) ; ce Minotaure prend ensuite l’allure d’un plantigrade à l’air sournois (p. 310), qui n’émet plus, descendu sous terre, « qu’un murmure assez analogue au rauquement d’un ours » (p. 311). Rappelons que dans l’Apocalypse, une bête satanique a des pieds d’ours (XIII, 2)10. C’est avec l’expression d’une « stupeur soucieuse, concentrée même », que par une sorte de réflexion de l’insolite, cet être voit le voyageur se dévêtir pour nager « à corps perdu » dans le lac merveilleux qu’il lui dévoile, miroir aussi, surface d’acier poli aussi lourde que le soleil est pesant et comme le ciel sillonné de lueurs. Après ce « bain délicieux », c’est « pénétré de nouvelles forces » que le voyageur retrouve le brasier du dehors (pp. 311-12) : en celui de l’enfer, Barbey imagine que les damnés puissent en venir à « se retrouver fraîchement et suavement (...) comme des poissons dans leur eau »11. Il dépeint aussi l’enfer comme « le ciel en creux »12.
9Villiers adresse des signaux aux autres écrivains qu’il fréquente alors, et à Barbey d’Aurevilly particulièrement13, sous le signe de qui « Le secret de la belle Ardiane » est placé, ainsi que de Sade, par l’épigraphe : « Bonheur dans le crime »14 ; l’héroïne en est secrètement incendiaire pour couvrir de gloire son mari pompier, et toute la nouvelle est embrasée par la métaphore du feu et de l’enfer, présente dans les noms et prénoms d’Ardiane, qui a « du sang de volcan dans les veines » (p.256) ; ainsi cette parente de la Juliette de Sade porte-t-elle en elle le sinistre en annonçant « L’Etna chez soi ». La sérénité des deux époux, le mari, scandalisé d’abord par l’aveu du crime de son épouse, finissant par le couvrir, se justifie, en conclusion du conte « si l’on songe à ce que l’Humanité admire, estime ou approuve » (p.257). L’insolite ici, paroxystique, mais calqué sur le comportement général, s’annule lui-même.
10« Certes, un paradis, cette demeure ! » (p. 253). L’exclamation désigne non pas comme on pourrait le croire « La maison du bonheur », mais le nid d’amour du couple de « La belle Ardiane » : par antiphrase, dirait-on, mais les incidences sont plus complexes. Dans « Les amants de Tolède » qui font suite à l’idéale « Maison du bonheur », la « chambre du bonheur » est le lieu où le Grand Inquisiteur laisse liés l’un à l’autre, deux jours durant, les deux jeunes gens trop enclins aux tentations sensuelles ; ils en seront guéris à jamais et, mariés mais dissuadés de s’approcher jamais, mourront, à l’inverse des couples des légendes, sans postérité (p. 286) ; le refus des enfants, nettement exprimé par Hauteclaire dans « Le bonheur dans le crime » de Barbey, et par le héros d’Axël de Villiers, est d’ailleurs implicite dans la « Maison du bonheur », où les deux époux ont fait vœu de « se contenter de leur bonheur solitaire » (p. 281). Bonheur étrange, assimilé à la « mélancolie de leur joie grave » (p. 381), dont la « souriante mélancolie » des héros de « Conte de fin d’été » p. 338) est un reflet estompé. Oxymore du bonheur, en marge du monde et d’une « chimérique humanité décapitée de Dieu » (p. 295). Les histoires les plus diverses convergent donc dans le catastrophisme et les affinités ponctuelles dont elles témoignent entre elles, plus ou moins significatives ou étranges ne sont pas la moindre manifestation de l’insolite dans le recueil ; au sort des « Amants de Tolède », semblent narquoisement faire écho, dans « Le sadisme anglais » qui fait suite, les vers, sadiens en effet de Swinburne : « Que ta chair n’est-elle ensevelie dans ma chair » (p. 291).
11La stupeur « un peu ravie » des amants de Tolède (p. 285) fera place à l’horreur, déjà fugitivement entrevue le temps du geste preste de l’Inquisiteur (« deux secondes, un éclair ») (p. 284), suffisant toutefois à ce que la chambre fût emplie de la lueur et de la rumeur intenses du supplice. Là comme dans « L’héroïsme du docteur. Hallidouhill », l’insolite n’est que l’euphémisme de l’insoutenable et la stupeur en est le constant corollaire. La surprise balance entre des formes extrêmes et opposées, hébétude, horreur, ou ravissement ineffable, « indicible » (« La maison du bonheur », p. 282) qu’elle tend en outre à joindre ou confondre, le point culminant de la terreur étant atteint dans le dernier conte, lequel laisse exploser la violence impliquée dans nombre de pièces dont le caractère plurivoque est remarquablement exprimé par l’image du fouet : fouet du Christ au Temple invoqué par Louis Veuillot (p. 217), « longs fouets ensanglantés » qui font les peuples libres (« La maison du bonheur », p. 276), fouet des pratiques sadiques dans « Le sadisme anglais » (p. 203), dont l’image est discrètement esquissée par les « longs rubans de cuir parfumé » liant les amants de Tolède (p. 205).
12L’insolite se nourrit du choc incongru – scandaleux – des contraires. Le Grand Inquisiteur impute à l’angélisme des amants de Tolède le supplice qu’il leur inflige (p. 285). L’héroïne des « Délices d’une bonne œuvre » subit elle aussi une étreinte-supplice – un viol – pour s’être vue elle-même devenir « la vision d’un ange » (p. 310). L’épigraphe première de cette dernière pièce était du reste parlante : « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Ce sont encore de « jeunes anges » que les fillettes du « Jeu des grâces » (p. 251), qui se livrent à un fantastique jeu de cerceau, avec les couronnes mortuaires dédiées à leur défunt « papa chéri »15 ; leur mère, économe, « perle bourgeoise », en avait acquis d’inoxydables. Le matérialisme bourgeois pervertit les plus pieux usages par son conformisme même. Son rapport à la mort, privée par lui de son mystère et de sa solennité, vire à la farce. C’est le cas dans « L’inquiéteur », que Villiers place bien dans la perspective d’ensemble de l’œuvre par l’épigraphe empruntée à l’Ecclésiaste sur le sujet de l’universelle vanité (p. 323). En cette nouvelle il s’agit de rendre à l’utilité sociale le temps perdu, lors d’un deuil, en accès « déréglés » de désespoir ; un faux amant y pourvoit, surgissant au moment de l’enterrement ; l’insolite en l’espèce, est donc instrumentalisé, en même temps que fondamentalement dénié. Il n’est qu’apparent dans « Conte de fin d’été » : en la ville de province où ils vivent, « une si poignante sensation de vide, que l’on se croirait chez les défunts » (p. 329) pousse les apprentis spirites qui en sont les héros à avoir commerce avec les courtisanes du temps passé, « exquises ombres » (p. 332) préférées au « si honorables vivants de l’endroit » (p. 331). Se faisant part de leurs succès, dans les allées désertes où s’allongent leurs propres ombres (image qu’on trouve aussi dans « L’agrément inattendu » ou, près du lac souterrain se réfléchissent « démesurées » (p. 311) les ombres du voyageur et de son hôte16), ils attestent un monde des vivants non distinct des enfers, où, selon le vieil adage exprimant la continuité royale, ailleurs détourné par Villiers, « le mort saisit le vif17.
13L’insolite est encore sujet à de singuliers renversements dans « Le navigateur sauvage ». « Faire penser » était la devise de la Revue des Lettres et des Arts, dont Villiers eut la direction de manière éphémère, et l’on peut estimer que toute son œuvre a ce but. L’île exotique ici imaginée, dont les habitants volontairement médiocres ont les crânes serrés (« cônifiés », risque Villiers) pour les empêcher de penser à des choses trop élevées (p. 301)18, symbolise sans doute l’étroit matérialisme contemporain. Mais il convient d’observer que le royaliste Villiers prête à cet usage, non insolite mais coutumier au contraire, la valeur d’une loi fondamentale édictée jadis par un sage monarque, et que notre navigateur, découvrant la Canebière, s’y fait massacrer par les « sauvages ». Nous n’excluons pas que se manifeste entre autres, en ce conte palimpseste, quelque salutaire anti-intellectualisme, à l’heure où la « médiocrité universelle » contamine princes et prêtres (« La maison du bonheur », p. 278) – et qu’y soit cultivée une royauté plus qu’archaïque, antédiluvienne, préhistorique voire zoologique, selon la suggestion du narrateur louant de « l’exemplaire peuplade » la « douce animalité » (p. 301). Un plus heureux règne de la Bête, dans l’utopie ou l’uchronie : il faut forger un mot pour traduire cette variété de l’insolite.
14Plus globalement, et comme l’« histoire sans nom » qui a fourni un titre d’œuvre à Barbey d’Aurevilly, les Histoires insolites de Villiers de l’Isle-Adam ressortissent à l’innommable.
Notes de bas de page
1 Voir la thèse de Véronique Joubert, L’insolite dans les contes de Villiers, soutenue à Paris-Sorbonne en 1997, au jury de laquelle j’ai participé : étude minutieuse, qui s’attache notamment au style de Villiers dans ses contes. L’approche de la notion d’insolite chez Villiers me paraît appeler singulièrement l’approfondissement.
2 Cf. à ce sujet l’introduction à la notice concernant le recueil dans l’édition de La Pléiade des Oeuvres complètes de Villiers, t. II, p. 1193 sq. Villiers semble même avoir songé un moment au titre Histoires semi-frivoles (cf. op. cit., p. 1195).
3 Dans « Conte de fin d’été », Oeuvres complètes, op. cit., p. 337, notre édition de référence dont nous indiquons désormais directement les pages.
4 Jacques Noiray, « Villiers de l’Isle-Adam, conteur insolite », Modernité 2, Presses Universitaires de Bordeaux, p. 112.
5 A rapprocher de la « brume comme rouge » à la fin de « L’Etna chez soi » (p. 350).
6 Véronique Joubert, op. cit., p. 5.
7 Barbey d’Aurevilly, Oeuvres romanesques complètes, éd. La Pléiade, t. I, p. 210.
8 De même le bain de « L’agrément » connaît une variante significativement atténuée dans « Une entrevue à Solesmes » : Don Guéranger verse de l’eau sur les doigts du narrateur, un frère lui tend une serviette et il s’essuie (p. 313).
9 Cf. notices des Oeuvres complètes, p. 1262 sq. et 1265 sq.
10 Au lieu que le taureau, comme l’aigle (opposé aux perroquets dans « Les plagiaires de la foudre »), et le lion (cf. « Au chrétiens les lions »), est gardien du trône céleste, en face duquel est la mer de verre, dans le ciel, où saint Jean « ravi en esprit » est invité à monter (Apocalypse, IV, 1 à 11).
11 « Le rideau cramoisi », Les Diaboliques, op. cit., t. II, p. 34. Barbey lui-même nous paraît avoir puisé ce mot chez Chamfort qui, le prêtant à La Fontaine, le rapporte en termes voisins (Chamfort, Oeuvres, Paris, V. Lecore, 1852, pp. 63-64).
12 « Les dessous de cartes d’une partie de whist », ibid., p. 155.
13 Ou à Huysmans, à qui l’anglophobe « Sadisme anglais » est dédié. Gilles de Rais y est cité et l’épigraphe de Juvénal, « La plus grande révérence est due au jeune garçon », est sans doute une pointe en direction de Des Esseintes. La réclusion raffinée des nobles héros de « La maison du bonheur rappelle fatalement celle de ce dernier, comme, plus ironiquement, les modestes boudoirs de la paire d’amis de « Conte de fin d’été », ornés de coussins « aux nuances éteintes » (p. 332). Les commentateurs de l’édition de La Pléiade signalent ce que l’érudition de « L’Etna chez soi » au sujet des explosifs doit à Huysmans (p. 1278 sq.). Celui-ci n’a pas apprécié le recueil, notamment pour cette raison : « C’est pas bon, pour tout dire, et au point de vue de la probité littéraire, cela ne laisse pas de m’indigner un peu » (Lettres inédites à Arij Prins, Genève, Droz, 1977, p. 113).
14 On sait que l’expression, dont Barbey a fait le titre d’une des Diaboliques, figure dans « Eugénie de Franval » (Crimes de l’amour, Oeuvres complètes de Sade, tome II, Paris, Pauvert, 1986, p. 426).
15 Ce « papa » en préfigure un autre moins innocent, quand, dans « L’Etna chez soi », les enfants qui ont appris dans les écoles le maniement des explosifs, en donnent leçon à leur père (p. 336 sq.). Là l’ordre naturel est inversé, au seuil du Grand soir.
16 Il n’est bien, dans « Conte de fin d’été », de commerce humain qu’avec les ombres dans le « singulier silence » habituel aux soirées de province, « s’échangent, entre ombres », « des saluts rapides » (p. 329).
17 Cf. La révolte, ibid., tome I, p. 406 : « Le mort a saisi la vivante » ; de la confusion du monde des vivants et de celui des morts, on pourrait mentionner d’autres exemples. Ainsi dans « Les phantasmes de M. Redoux » où des « passants en trompe-l’oeil » occupent « des banquettes destinées aux vivants », etc.
18 Il est à noter que dans la ville de province de « Conte de fin d’été », chacun le soir « rentre en son coquillage au pressentiment de tout ce danger d’étoiles qui pourrait induire ‘à penser’« (p. 329).
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