Salaires, conventions collectives et marché du travail en France (1936-1971)
p. 221-231
Texte intégral
1Au XXe le thème de l’argent, pour une majorité de Français, se matérialise sous la forme du salaire. Le salaire est au cœur des relations professionnelles entre employeurs et employés puisqu’il se situe au centre du contrat de travail. En effet, on peut considérer un contrat de travail comme une convention par laquelle une personne s’engage à mettre son activité à la disposition d’une autre personne, sous la subordination de laquelle elle se place, moyennant une rémunération et pour un temps déterminé ou indéterminé.
2Mais alors que le contrat de travail s’émancipe du contrat de louage de services, reconnu uniquement par le Code civil, et reçoit une consécration juridique dans le Code du travail en 1910 – confirmant ainsi la subordination du travailleur par rapport au patron – il s’avère nécessaire de rétablir un équilibre dans les relations de travail. Ce sera le rôle des conventions collectives. Il s’agit d’accords permettant de régler les rapports entre employeurs et employés par l’intermédiaire de groupes sociaux, représentés essentiellement par des syndicats de travailleurs et de patrons. La loi du 25 mars 1919 leur reconnaît un statut officiel. La négociation du salaire y est fondamentale. D’ailleurs, ce que l’on nommait « le tarif » était déjà l’objet d’accords collectifs sous l’Ancien Régime. De même, si la négociation ne s’effectuait pas par le truchement des syndicats – sans droit de cité jusqu’en 1884 –, on peut considérer comme première convention, l’établissement d’un tarif minimal dans l’industrie textile lyonnaise le 25 octobre 1831, juste avant la première révolte des Canuts.
3La période qui concerne ce propos est encadrée par deux lois sur les conventions collectives. Celle du 24 juin 1936 rend incontournable la reconnaissance des acteurs sociaux, en particulier les syndicats ouvriers, dans les relations professionnelles et celle du 13 juillet 1971, affirme le droit des travailleurs à la négociation collective et étend l’objet des accords aux garanties sociales.
4La présente contribution s’appuiera sur des sources limitées au département de la Seine Inférieure, devenue Maritime en 1955, et portant sur quelques branches professionnelles de l’industrie locale. Le salaire reste le principal sujet de conflit : la convention peut dans ce cas être un moyen de régulation sociale. Toutefois, elle apparaît à la fois comme le fruit d’un rapport de forces et comme le résultat d’un compromis1. On peut alors se demander dans ce contexte, quel a été le rôle des accords collectifs dans l’établissement des salaires. Et réciproquement, dans quelle mesure les problèmes posés par les salaires ont contribué à construire en partie les conventions collectives. Dans un premier temps, on examinera comment, à la suite de « l’explosion sociale » de mai-juin 1936 et de ses conséquences, on a pu imaginer réduire l’arbitraire dans la fixation de salaires, établis la plupart du temps jusque là, selon la loi de l’offre et de la demande. Inversement, l’accord collectif devient une nécessité dans les relations professionnelles. Il s’agira ensuite d’analyser comment se négocient les salaires à partir des années 1950, alors que ce point est à nouveau à l’ordre du jour des conventions après l’éclipse de la période de guerre et d’après-guerre. Enfin, durant la période de relative prospérité économique que constituent les « vingt glorieuses » on assiste à un décalage entre les salaires minima, négociés par branches professionnelles, et les salaires réels perçus par les travailleurs. Comment résoudre cet écart ?
Les grèves des années trente
5Les premières grèves avec occupation d’usines chez Bréguet au Havre, le 11 mai 1936, ont pour cause immédiate le licenciement de deux ouvriers, grévistes le 1er mai. Néanmoins, rapidement les revendications salariales figurent au premier plan des exigences d’un mouvement social qui submerge le département de la Seine-Inférieure comme l’ensemble du pays. Les conflits se généralisent à partir du début du mois de juin et, le 10 juin, Le journal de Rouen comptabilise 40 000 grévistes dont 32 000 dans la région de Rouen2. En effet, la crise qui sévit depuis le début des années 1930 se traduit par une baisse du pouvoir l’achat des ouvriers. Dans certains cas, ainsi en est-il de l’industrie lainière elbeuvienne, les patrons peuvent baisser les salaires à un moment où commence à s’appliquer de manière rigoureuse le système Bedaux, forme de taylorisation. La hausse du prix de l’alimentation peut représenter alors 50 à 70 % du salaire3 et cela, malgré une commission départementale d’évaluation du coût de la vie4. L’accord Matignon du 7 juin 1936 et surtout la convention collective de la métallurgie parisienne du 12 juin vont servir de modèle à une série d’accords de fin de grève en Seine-Inférieure comme au plan national. Ils seront suivis, à la suite de la loi du 24 juin sur les conventions collectives, par de nombreux contrats établissant des salaires minima par catégorie et par région dans des clauses obligatoires.
6Afin d’étayer ce propos, on sélectionnera quelques conventions. Il s’agit du « contrat collectif de la métallurgie du Havre et de ses environs du 26/06/36 », de « la convention collective de l’industrie métallurgique de Rouen et de ses environs du 21/09/36 » et, révisée le 13 janvier 1939, « de la convention collective de travail de l’industrie textile lainière d’Elbeuf-Louviers du 29/09/1936 » suivie de celle des « employés et techniciens du 26/04/1937 », de la « convention collective de travail applicable à toutes les corporations du bâtiment de la ville et de l’arrondissement de Rouen du 26/10/1936 » et adaptée à chaque métier, enfin, de « la convention des travaux d’imprimerie de Rouen et de la région du 11/01/37 ». La convention se construit contre l’arbitraire patronal, en particulier dans le domaine des salaires. Il s’agit d’établir des salaires minima horaires acceptés par tous parce qu’ils sont écrits.
7Mais cela suppose de déterminer au préalable des classifications entre les salariés. Outre la distinction entre employés, techniciens, ingénieurs, qualifiés de « collaborateurs » ou de « mensuels » car payés au mois, les conventions entérinent une division du travail au sein du groupe des ouvriers, alors même que la rationalisation dans l’organisation du travail n’en est qu’à ses débuts. Ainsi les métiers sont-ils regroupés à l’intérieur de grandes catégories à peu près semblables selon les branches. On différencie, par ordre décroissant, les chefs d’équipes, les ouvriers qualifiés, les ouvriers 3e catégorie ou ouvriers spécialisés, enfin les manœuvres spécialisés ou ordinaires, en fonction de leurs capacités professionnelles. La « CC des industries métallurgiques Rouen » précise : « On entend par ouvrier qualifié, un ouvrier qui exerce depuis plusieurs années un métier qui a exigé un apprentissage méthodique et complet, qui a satisfait à l’essai professionnel d’usage ou est capable d’y satisfaire, et qui n’exerce aucun des métiers compris dans la catégorie des manœuvres spécialisés. »
8Néanmoins, on voit apparaître des sous catégories en fonction des rendements effectués : « Seront classés dans [une] première catégorie B, les ouvriers réalisant un rendement élevé et possédant une capacité professionnelle équivalente à ceux de la catégorie A., indique “la CC des industries métallurgiques de Rouen 1939”. »
9Les salaires horaires sont établis alors en fonction de ces catégories, par exemple : chef d’équipe, 7 F ; chef d’équipe non professionnel, 6,50 F ; professions de 1re catégorie, 6 F ; de 2e, 5,50 F ; de 3e, 4,80 F ; manœuvre spécialisé, 4,50 F ; manœuvre ordinaire, 4 F (Contrat coll métallurgie Le Havre5). Certaines branches, au contraire, conservent une classification en fonction du métier. Ainsi en est-il de l’industrie textile lainière ou du bâtiment. Dans ce cas, le « laineur » obtiendra 1,50 F et le teinturier 1,55 F, le maçon 4,55 F et le forgeron de bâtiment, 5 F (Contrat bâtiment Rouen 1936). Mais la division se fait aussi en fonction du sexe et de l’âge. Là encore, les conventions se construisent en « officialisant » par l’écrit des usages professionnels qui se traduisent dans les salaires. La ségrégation salariale dont pâtissent les femmes tient à leur manque de qualification mais pas uniquement. En effet, la convention des métallurgistes de Rouen de 1939 ne fait état que de « femmes manœuvres spécialisées », rétribuées à 4,91 F de l’heure, ou de « manœuvres ordinaires », à 4,55 F. Cependant, il existe une rubrique « chef d’équipe », payée 6,53 F au lieu de 8,58 F pour les hommes ! Le salaire des femmes est toujours considéré comme un salaire d’appoint. De plus, le sexe et l’âge se révèlent doublement discriminants pour les femmes, puisque l’abattement qui touche « les jeunes ouvriers » s’avère de plus grande importance pour les jeunes filles : « Jusqu’à 15 ans, 2,18 F au lieu de 2,60 F ; de 15 à 16 ans, 2,48 F au lieu de 3,20 F ; de 16 à 17 ans 2,96 F au lieu de 3,92 F ; de 17 à 18 ans 3,50 F au lieu de 4,52 F. »
10La fixation de ces salaires est le fruit d’un compromis au cours duquel se mène une sorte de jeu entre les partenaires sociaux : qui sera le plus habile ? Ainsi en témoigne le récit de ce syndicaliste havrais.
« “… pour avoir satisfaction, ça a été très dur. Au Havre, pour les salaires, on disait au patron : vous devez en convenir, un ouvrier professionnel, ne doit pas gagner moins de 6 F de l’heure”. Eux, disaient “mais c’est pas possible, on va faire faillite à 6 F de l’heure”. Alors on ne démarrait pas. Donc on revient en séance, et puisqu’on peut pas démarrer sur les 6 F de l’heure, “qu’est-que vous en pensez pour le manœuvre, il ne doit pas travailler pour moins de 4 F de l’heure. Bah oui, donc faut des catégories et un manœuvre de force, il peut pas gagner moins de 4 F 50, bah oui, et puis l’OS vous pouvez pas dire qu’il peut gagner moins de 5 F, non ?” Alors là, ils se sont aperçus de la chose, “mais non c’est pas possible”. On en est arrivé à 4 F 80. “Et alors, l’ouvrier professionnel, combien vous allez lui donner ? Alors, les 6 F, croyez-vous que c’est de trop pour un ouvrier qualifié”. Alors ils ont dit “ah vous nous avez bien eus”. Alors on a eu les 6 F. Nous on sortait à minuit, on rigolait6”. »
11Si la rémunération horaire semble privilégiée, les conventions prennent en compte les travaux aux « pièces, à la prime, au rendement » dont l’évaluation chiffrée s’avère plus aléatoire. Dans certains cas, on demande un réajustement « en attendant la suppression de ce système » (CC métallo de Rouen 1936). Dans l’imprimerie rouennaise, ce travail dit « en commandite », s’oppose au « travail en conscience », réservé aux titulaires d’un CAP. Dans tous les cas, l’ouvrier a « la garantie du salaire horaire correspondant à sa catégorie » mais les « tarifs devront être calculés de façon à [lui] assurer un salaire supérieur au minimum » (CC métallurgie Le Havre), ce qui peut tout de même laisser place à l’arbitraire.
12Néanmoins, la rétribution ne se limite pas au salaire de base. La négociation porte aussi sur les « accessoires du salaire », autrement dit sur une série d’indemnités, sujets de fréquents conflits. Il s’agit d’évaluer précisément le montant des déplacements ou des primes de panier. Dans le bâtiment, par exemple, on attribue des plus-values ou « tacots » pour travaux dangereux ou insalubres, sans compter celles pour travaux de nuit ou jours fériés ou chômés et les primes d’ancienneté, limitées par l’instant aux « mensuels ». Ainsi les usages des professions sont-ils « officialisés » par l’écrit.
13Toutefois la convention se construit également en tenant compte du contexte social immédiat. La période de chômage des années 30 incite, par exemple, les partenaires à préciser le caractère exceptionnel des heures supplémentaires, « quand la sécurité publique est en jeu ou quand l’intérêt même du travail l’exige » (CCo. BTP le Havre 36). La majoration s’étend alors de 25 % pour la première heure jusqu’à 100 % au delà de trois heures.
14Enfin la périodicité du paiement du salaire fixe le statut du salarié. Les employés et les techniciens, rétribués au mois, reçoivent des appointements minima, ce qui leur garantit une certaine stabilité.
15Le nombre considérable d’accords, signés au plan national7, durant cette période permet de réduire l’arbitraire des salaires, a fortiori lorsque intervient une procédure d’extension qui « permet par arrêté du ministre du travail, de rendre les dispositions de la convention obligatoires pour tous les employeurs et employés des professions et régions comprises dans le champ d’application de celle-ci ». Néanmoins, seuls les salaires de base de la branche sont pris en compte et nombreux restent les salariés non couverts. Pourtant, on assiste à ce moment à une « officialisation » réciproque des salaires et des conventions.
Les négociations salariales des années cinquante
16Toutefois cet apogée des conventions se révèle éphémère. Avec le gouvernement de Vichy, la négociation professionnelle tombe en léthargie. Après la Libération, les arrêtés Parodi de 1945, relatifs aux salaires maxima, et la loi du 23 décembre 1946, qui relance la contractualisation, interdisent la discussion sur les salaires désormais fixés par l’état. Il faut attendre la loi du 11 février 1950 pour que les salaires soient à nouveau l’objet de débats entre partenaires sociaux. Cependant, l’instauration par l’État du « salaire minimum interprofessionnel garanti8 » pour l’ensemble des salariés oblige à un alignement des rémunérations de base lors des accords de branches. Comment les salaires se négocient-ils ?
17Contrairement à 1936, la loi de 1950 n’entraîne pas une explosion de conventions9. Il faut attendre 1955 pour que soit relancé le processus, sous l’impulsion des pouvoirs publics et même du patronat. La démarche se complexifie et on assiste à une lente élaboration des accords, à travers commissions paritaires et conflits. Le salaire revient alors sur le devant de la scène.
18Prenons l’exemple de la métallurgie. Dans une période caractérisée par le pluralisme et la rivalité intersyndicale, on assiste tout de même à un accord entre la CGT, la CFTC, FO et la CGC qui aboutit à imposer aux employeurs un engagement sur les salaires à Rouen, le 15 février 1951. « Un salaire minimum est établi correspondant au taux d’affûtage10 minimum pour chaque catégorie, majoré d’un pourcentage en fonction de l’ancienneté et de primes diverses éventuelles d’intéressement à la production. » En outre, il est précisé que « cela ne fait en rien obstacle au maintien des suppléments acquis par la valeur professionnelle dans chaque entreprise ». Dans la période ultérieure se met en place une série de commissions paritaires réunissant des délégués syndicaux, ouvriers, patrons et un inspecteur du travail, dans le but de préparer une convention collective locale et de procéder, entre autre, à une révision du barème des salaires. Ces commissions sont des lieux d’affrontements verbaux dans lesquels chacun fait de la surenchère afin d’aboutir ensuite à un compromis. Par moment, les négociations sont rompues et le conflit prend le relais. En période de mauvaise conjoncture économique (années 1952-1954) en Seine-Inférieure, les employeurs refusent de discuter et s’en remettent à l’état, attendant une nouvelle fixation du SMIG. En juin 1952, l’inspecteur du travail constate dans la métallurgie havraise « … d’une façon générale, les syndicats cherchent à ouvrir les discussions sur les salaires, mais se heurtent à un refus des patrons11… » On assiste alors à des mouvements de grève, qui peuvent rassembler, comme au Havre en août 1953, jusqu’à 10 000 ouvriers sans déboucher sur la réunion d’une commission paritaire.
19Plus généralement, une journée d’action nationale comme celle du 28 avril 54, peut être décrétée par les syndicats ouvriers12. Dans ce cas, il s’agit de faire pression sur le gouvernement, dès lors que ce dernier refuse la revalorisation du SMIG13, recommandée pourtant par la Commission Supérieure des Conventions collectives14. L’alternance de conflits et de discussions aboutit tout de même à des compromis. Ainsi trois conventions collectives locales sont-elles signées entre 1954 et 1955 dans la métallurgie, en Seine-maritime. Toutefois, la convention nationale réclamée par la CGT, de manière à uniformiser les salaires de base, ne verra pas le jour. Il en va autrement dans le bâtiment. Dès 1951, un protocole est signé au Havre et à Rouen alors que la conjoncture due à la Reconstruction s’avère favorable à ce secteur industriel.
20Ce texte se présente comme une pré-convention indiquant les nouveaux salaires, les primes diverses, l’égalité de rémunération pour les jeunes ouvriers, l’institution de commissions paritaires, ainsi que la durée, le lieu de dépôt et les conditions de révision de l’accord. Mais là encore, les difficultés conjoncturelles freinent les discussions en commissions paritaires dans les années qui suivent. Néanmoins, un accord national et unitaire sur les salaires le 21 octobre 1954 sert de base à des conventions départementales et régionales, grâce à une série d’annexes concernant la fixation des « accessoires du salaire ». La convention du bâtiment de Seine-maritime est signée le 12 juillet 1956, après une longue procédure.
21Enfin le débat autour du salaire cristallise, dans certains cas, les divergences entre syndicats de travailleurs. Ainsi la précoce convention nationale de l’industrie textile du 1er février 1951 n’est-elle pas signée par la CGT. En pleine guerre froide, contrairement à FO, la confédération voit dans le texte une apologie de la productivité, « arme de guerre américaine contre des travailleurs15 » les obligeant à une compétition qui ne peut leur être que défavorable dans le calcul du salaire. Pourtant, localement la convention de « l’industrie textile d’Elbeuf-Louviers et de la région » du 12 mai 1952 et ses annexes sur les salaires, est acceptée cette fois par l’ensemble des syndicats (CGT, CFTC, FO, CGC, Union Philanthropique). Ainsi le salaire joue un rôle fondamental dans la reconstruction des conventions après la Seconde Guerre mondiale.
22En retour, quelle est la part de la rubrique « salaires » dans les clauses des conventions qui se développent à partir des années 1955 ?
23Ces accords de branches, au contenu de plus en plus volumineux, présentent dorénavant des « avenants », en fonction de catégories telles que « ouvriers » ou « mensuels ». En « annexes » de ces avenants, les barèmes des salaires sont énoncés. Pour cela, suivant un système élaboré à partir des arrêtés Parodi de 1946, on précise les classifications, déjà existantes dès 1936, auxquelles on attribue un coefficient correspondant à la place occupée dans la hiérarchie des salaires, en considérant que l’indice le plus bas équivaut à la rétribution du manœuvre ordinaire. Les grilles de classification suivent de près les qualifications. L’avenant « ouvrier » de la convention de la métallurgie de la région Rouen-Dieppe, du 1er juillet 1955 se présente ainsi par exemple : M1 (manœuvre ordinaire), coefficient 129 ; M2, 130,5 ; OS1 (ouvrier spécialisé), 135 ; OS2, 140 ; OP1 (ouvrier professionnel), 152 ; OP2, 166,5 ; OP3, 182. Il s’agit ensuite d’affecter à ces coefficients des salaires minima horaires garantis pour chaque profession ou emploi. Il convient enfin de prendre en compte une évolution vers une égalité des salaires, quel que soit le sexe ou l’âge des travailleurs qui ne sont pas en apprentissage. « Les barèmes des salaires s’appliquent aux femmes comme aux hommes dans tous les cas où le travail est le même pour les uns et pour les autres » (Accord national du bâtiment 21 octobre 1954) ; « lorsqu’un jeune ouvrier d’une catégorie déterminée pourra justifier d’un travail égal en qualité et en quantité à celui d’un ouvrier adulte de même catégorie, il bénéficiera du même salaire que cet ouvrier » (Accord départemental BTP du 12 juillet 1956).
24Cependant, les rémunérations au rendement, aux pièces demeurent considérables (CCmétallurgie du canton l’Elbeuf du 22 avril 1954 ; CC du bâtiment, clauses départementales du 12 juillet 1956). Enfin les « accessoires du salaire » mentionnés précédemment constituent toujours un point d’achoppement entre partenaires sociaux.
25La convention collective peut apparaître, à cette époque, comme une synthèse des rapports professionnels. Mais le système de classification-qualification qui sert à hiérarchiser les salaires est le fruit de rapports sociaux sans cesse évolutifs, d’où un décalage entre le texte et la réalité qu’il convient d’essayer de résorber.
L’écart entre salaires négociés et salaires réels
26La rectification de cet écart revient aux commissions paritaires déjà évoquées lors de l’élaboration des conventions. Composées, ainsi qu’il a été mentionné, des partenaires sociaux et présidées par l’inspecteur du travail, elles ont une compétence départementale (suivant l’exemple du bâtiment ou de l’habillement), locale (métallurgie de Rouen-Dieppe ou du Havre), ou régionale dans le cas d’un groupe industriel rayonnant sur plusieurs départements (groupe SONOPA-DARBLAY-papeteries). Elles tentent d’aboutir à des protocoles d’accord et portent, dans la majorité des cas, sur la revalorisation des salaires minima, essayant de se rapprocher de la réalité du coût de la vie. La direction du travail et de la main d’œuvre établit ensuite une « fiche de mouvement des salaires » en application de la loi du 11 février 1950 et la transmet au préfet. Cette fiche précise les nouveaux barèmes, ainsi que le pourcentage d’augmentation de la rémunération, les zones d’abattement géographiques par rapport à la région parisienne et éventuellement les primes additionnées aux salaires de base. Convoquées « à froid » selon un rituel bien rôdé, chaque mois par exemple, dans un même lieu, ces commissions sont en fait des lieux d’affrontement entre employeurs et employés mais aussi entre syndicats. Les discussions sont interrompues par des suspensions de séances pendant lesquelles chacun rassemble ses troupes. Du côté des patrons, la réunion de la commission peut être un moyen de gagner du temps ; la revalorisation des minima les dispense d’une discussion sur l’augmentation des autres salaires dans l’entreprise16. Inversement, dans d’autres circonstances, les employeurs se disent non mandatés en commission pour signer un accord au nom de la profession dans son entier et demandent à examiner les choses par entreprise17. Enfin, si les syndicats ouvriers acceptent un compromis sur le montant des primes d’ancienneté, de transport, de panier, ainsi que sur les majorations du travail aux pièces, cela est dû à l’état du rapport des forces : « ne pouvant arracher une augmentation du salaire les primes sont un pis aller18 ».
27La revalorisation du salaire, sujet incontournable – bien que non exclusif – des débats des commissions, contribue ainsi à une amélioration des conventions collectives. Néanmoins, à la fin des années 1960, il semble que cela soit insuffisant. Une révision complète est parfois réclamée ainsi que le stipule, par exemple pour la métallurgie, un tract de la CGT de Seine-Maritime du 31 août 1966.
« […] vieilles de 10 ans et plus, elles [les conventions] ne correspondent plus aux besoins actuels des travailleurs, ni à leurs conditions de vie et de travail, les salaires et les avantages divers qu’elles contiennent sont maintenant le plus souvent inférieurs à ceux, bien encore insuffisants, que les salariés ont imposés aux patrons dans les entreprises […] ».
28Il est vrai, par-dessus le marché, que cette branche n’arrive pas à obtenir une convention nationale et n’en comporte pas moins de cinq conventions locales en Seine-maritime. Cependant, les conventions de branches restent, à l’époque, au centre des relations professionnelles. À la suite des grandes grèves de 1968 et du constat de Grenelle qui permet le relèvement du SMIG, les négociations, en particulier sur les salaires, passent encore par les accords de branches. Ainsi les travailleurs obtiennent-ils la fin des abattement de zone, d’âge, ou le remboursement des frais de transport. Néanmoins, l’on s’accommode peu à peu, en ce qui concerne les grandes entreprises, d’accords permettant d’obtenir des avantages pour l’ensemble d’un établissement, sur le modèle de l’accord du 29 décembre 1962 chez Renault, qui s’applique à l’usine Cléon dans le département.
29La négociation passe aussi, à partir de 1968, par des accords interprofessionnels. Celui qui a trait à la mensualisation du salaire des ouvriers19 leur permet de bénéficier d’avantages financiers à l’instar du 13e mois, d’une prime d’ancienneté, d’un délai de carence en cas de maladie.
30La loi du 13 juillet 1971 entérine cette évolution. L’article 31 ab. stipule :
« […] lorsqu’il n’existe pas de convention collective nationale, régionale ou locale, les conventions d’entreprise ou d’établissement peuvent déterminer les diverses conditions de travail et garanties sociales […] et fixer le taux des salaires effectifs et celui des accessoires du salaire, ainsi que de comporter des dispositions nouvelles et des clauses plus favorables aux travailleurs ».
31En outre, la loi affirme pour la première fois « le droit des travailleurs à la négociation collective de l’ensemble de leurs conditions de travail et de leurs garanties sociales » et donc du salaire. Cependant la loi ne fait, pour l’instant, qu’inciter à négocier. Le salaire se négocie donc mais n’évacue pas le conflit.
32Durant la période étudiée, les conventions collectives prennent une importance fondamentale dans les relations professionnelles. Elles reposent sur l’intervention de trois acteurs : les syndicats de travailleurs, les représentants des employeurs mais également l’état, en particulier pour les conventions étendues. Nous avons essayé de montrer comment conventions et salaires sont étroitement liés, alors même que les rémunérations de bases tiennent compte d’un minimum garanti à partir des années 1950. Les syndicats les plus radicaux ne remettent pas en cause la progression du salariat qui caractérise désormais le monde du travail. Néanmoins, le salaire demeure toujours un enjeu entre partenaires sociaux dans le cadre d’un rapport de forces.
Bibliographie
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SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
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ADSM 10M 377, coalitions, manifestations, grèves an IX-1939.
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ADSM 194J, Archives CGT de Seine-Maritime.
ADSM 194 JP, Archives CGT de Seine-Maritime.
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Dezes Marie-Geneviève, « La préhistoire des conventions collectives françaises », in Jobert Annette, Renaud Jean-Daniel, Tallard Michelle (dir.), Les conventions collectives de branche ; déclin ou renouveau ?, Marseille, CEREQ, études no 65, novembre 1993.
Largesse Pierre, 1936, Ils ont osé, ils ont gagné, histoire des grèves en Seine-Inférieure, Rouen, 2006.
Perrot Albert, ibid.
10.3917/puf.supio.2007.01 :Supiot Alain, Critique du droit du travail, Paris, coll. « Quadrige », PUF, 2002.
Notes de bas de page
1 Cité par A. Supiot, Critique du droit du tranail, Paris, coll. « Quadrige », PUF, 2002, p. 113.
2 ADSM 10M 377 article découpé par la préfecture.
3 Cf. P. Largesse, 1936 ils ont osé, ils ont gagné ; histoire des grèves en Seine-Inférieure, IHS de Seine-Maritime, 2006, P9.
4 ADSM 10M 377. Il en est fait état, par exemple, dans un accord concernant les chantiers maritimes de Paimpol et Fécamp en 1926. « … les salaires varieront conformément aux indications de l’indice du coût de vie déterminé par une commission départementale d’évaluation de coût de vie. Toutefois, les salaires ne seront modifiés à la hausse ou à la baisse qu’après qu’une variation de l’indice de 5 % en hausse ou en baisse aura été constatée… »
5 À titre de comparaison, le prix d’un kilo de pain, produit encore de base dans l’alimentation populaire, se chiffre autour de 2,16 F.
6 Cf. Témoignage de Louis Eudier recueilli par Albert Perrot in 36, ils ont osé…, op. cit., p. 28.
7 Entre juin 1936 et août 1939, 5 620 conventions sont signées, dont 519 sont l’objet d’un arrêté d’extension. Cf. M. G. Dezes, « La préhistoire des conventions collectives françaises », in Les conventions collectives de branche : déclin ou renouveau ?, CEREQ, no 65, 1993, p. 50.
8 Institué par décret le 23 août 1950, il applique un abattement entre zones géographiques.
9 En 1950-53, il n’y a eu que 166 conventions et 6 extensions. Cf. M. G. Dezes, op. cit., p. 50.
10 L’affûtage correspond à l’assortiment des outils nécessaires à un ouvrier.
11 ADSM Z1768 Rapports mensuels de l’inspecteur du travail M. Arvis, juin 1952.
12 Archives de la CGT Montreuil, IHS-SG. boîte 3,1953-54.
13 La loi du 18 juillet 1952 prévoit une variation du SMIG en fonction du coût de la vie.
14 Instituée par la loi du 11 février 1950, « elle est chargée d’étudier la composition d’un budget type servant à la détermination du salaire minimum national interprofessionnel garanti ». Elle est formée du ministre du travail, du ministre chargé de l’économie nationale, de représentants syndicaux et de représentants d’intérêts familiaux.
15 Archives de la CGT Montreuil, boîte 15, unité 51. Cf. « Le travailleur du textile », organe de la Fédération du textile CGT, août-septembre 1951.
16 ADSM 194J. Archives CGTS. M Carton Bruneau 8. Cf. bulletin de la CGT SONOPA-DARBLAY mai-juin 1963. Entreprise de Grand Courronne.
17 Commission paritaire régionale de l’habillement du 30 janvier 1969.
18 Entretien avec S. Laloyer, ancien représentant syndical CGT dans les commissions paritaires de la métallurgie de Rouen, 08/02/2005.
19 Prévu d’abord par une déclaration commune des partenaires sociaux le 20 avril 1970, il fera l’objet d’un accord interprofessionnel le 10 décembre 1977.
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Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008