Avant-propos
p. 13-14
Texte intégral
1Il importe de se référer à l’étymologie, du latin insolitus, inhabituel, inusité, formé sur solere : avoir coutume de. Jusqu’au xxe siècle l’adjectif est utilisé avec l’idée péjorative d’étrangeté ou d’iniquité qui le rapproche parfois d’insolent. L’insolite peut choquer. Le dandy a un comportement insolite et insolent qui le marginalise. Au xxe siècle le mot prend une connotation laudative et correspond à « surprenant, intéressant par sa rareté ». Les poètes surréalistes ont cultivé l’insolite. Toute nouveauté, toute création n’est-elle pas d’abord perçue comme insolite ? Dès le xvie siècle, le goût des objets étranges, des singularités de la nature et de l’art s’est exprimé dans les cabinets de curiosités des princes, à l’origine de la création des musées.
2Il y a une fécondité de l’insolite, attestation d’un désordre, ce qui peut être inquiétant, mais qui suscite la réflexion voire l’imagination. L’insolite est aussi relatif, lié par exemple au décalage culturel. Les traditions étrangères eurent souvent ce caractère aux yeux des ethnologues qui les découvraient. Les surréalistes tel Breton contribuèrent à la reconnaissance des arts dits sauvages d’Océanie et d’Amérique.
3Il faut distinguer l’insolite du fantastique, de ce qui est saugrenu, incongru, bizarre, fantaisiste, étrange, notions voisines mais aux nuances bien distinctes. Ainsi incongru qui signifie non conforme à la norme, donc surprenant, glisse vers l’idée d’absurde alors qu’insolite relativise l’effet de surprise en la ramenant à l’idée de ce qui n’est pas habituel. Farfelu souligne la fantaisie plus que la bizarrerie ; loufoque évoque quelque chose de bizarre et de drôle à la fois1.
4Pour Jacques Goimard, dans Critique du fantastique et de l’insolite2, l’insolite invite à rire, tout en insinuant la présence cachée d’une inquiétante étrangeté. Il se distingue du fantastique qui est l’irruption du surnaturel dans la vie réelle, l’insolite n’étant que l’irruption du bizarre dans la vie quotidienne.
5Michel Guiomar dans Principes d’une esthétique de la mort3 consacre un chapitre à l’insolite qu’il présente comme lié au mystère et à la mort. « L’Insolite a partie liée avec l’Idée d’un Seuil, de limite entre deux mondes » (p. 198). « L’écroulement des fonctions rationnelles au profit de l’imagination et de la sensibilité » (p. 199) l’accompagne, entraînant parfois l’effroi devant le dérèglement d’un monde jugé stable jusqu’alors, mais aussi parfois un sentiment d’euphorie devant la possibilité d’accéder à des lois nouvelles.
6Notre ouvrage se propose d’examiner le rôle de l’insolite dans l’écriture, la littérature française et étrangère, de l’antiquité au moyen âge, en privilégiant l’époque contemporaine. La fécondité de l’insolite au niveau du langage y est explorée ainsi que la permanence d’une poétique de l’écart, réunissant au-delà de leur diversité, des textes jouant sur l’insolite. L’insolite apparaît se déployant dans deux directions opposées : tantôt associé à l’humour, au rire, à la parodie voire à la caricature, l’insolite fonctionne aussi comme un signal, faisant pressentir d’autres usages, voire d’autres mondes, porte ouverte sur le fantastique.
7L’œuvre d'Arcimboldo, peintre du xvie siècle, auquel est empruntée l’illustration de la couverture de ce livre, marque bien le double aspect de l’insolite : ces portraits étranges, composites, formés de fruits, de fleurs, de végétaux, ont valeur allégorique. Mais ils suscitaient aussi le rire et la stupeur chez les spectateurs. Le portrait de Rodolphe II en Vertumne4, dieu des saisons, composé de fruits de ces différentes saisons, suggérait la prospérité de son règne, chaque fruit ayant un sens symbolique. Mais au-delà de la fantaisie joyeuse, certains ont vu l’irrévérence voire la moquerie devant la monstruosité de ce masque bachique. L'allégorie de l'Automne, sur la page de couverture, évoque plutôt l'aspect humoristique de l'insolite qui fusionne en un visage l'homme et le végétal. Vu de loin c'est un visage de profil qui apparaît ; de près ce sont les multiples fruits de l'automne, habilement juxtaposés. Inversement, l'aspect noir et inquiétant de l'insolite surgit avec l'allégorie de l'hiver qui associe la vieillesse de l'homme et de la nature dans un visage façonné dans un tronc d'arbre aux branches dépouillées.
8L’insolite implique donc un choc, suscite des sentiments complexes. Caractéristique de la modernité, surtout depuis le surréalisme, il est connoté positivement, il ouvre sur l’exploration de l’inconnu et sur la création.
Notes de bas de page
1 Figures du loufoque à la fin du xxe siècle, s. d. Jean-Pierre Mourey et Jean-Bernard Vray, publication de l’Université de Saint-Étienne, 2003.
2 Jacques Goimard, Critique du fantastique et de l’insolite, Pocket Agora, 2003.
3 Michel Guiomar, Principes d’une esthétique de la mort, éd. Corti, 1988, chap. VI, « L’insolite », p. 194-250.
4 Arcimboldo 1526-1593, catalogue de l’exposition de 2007 à Paris, s.d. Sylvia Ferino-Pagden, Skira, Musée Luxembourg, Kunst Historisches Museum.
Auteur
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