Bruno Blankeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (sous la dir. de), Le roman français au tournant du xxie siècle
Un vol., 592 p., Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, 30,00 euros
p. 278-282
Texte intégral
1Une revue de vingt-cinq années de romans ou, plus exactement, comme le dit le préambule signé des trois responsables de cette publication, une plongée in vivo dans l’espace et le temps du roman français contemporain, une vision d’une singularité non généralisable : tel apparaît d’emblée cet état des lieux du roman depuis 1980. Il s’articule autour de la pratique romanesque d’aujourd’hui : la question des genres, la redéfinition de la fiction, les filiations, la représentation du sujet, les nouvelles socialités, l’horizon d’attente. Il rejoint le romancier dans son acte d’écrire, y compris lorsque celui-ci se raconte écrire. Les cinquante-quatre universitaires et écrivains ici invités se comportent comme des agents voyers : ils cadastrent, ils balisent, ils dressent des cartes. Ils captent, ce faisant, des identités narratives, fluctuations du sujet, recherches généalogiques, pour mieux cerner l’identité du narratif (retour du romanesque, nouveau statut de la fiction, variation du genre).
2Six points d’ancrage sont proposés, sans que soient, pour autant, gommées les transversalités, les mitoyennetés, les porosités. La section “Autofictions” s’ouvre sur une utile mise au point de Jacques Lecarme : après s’être mobilisée, dans les années 1970, d’une façon quelque peu narcissique, sur son préverbe (auto), l’autofiction d’aujourd’hui redonne ses pleins pouvoirs à ce qui fait qu’elle est originellement roman (fiction). Plusieurs exemples de ce rééquilibrage sont fournis par Armine Kotin-Mortimer, tirés du Secret de Philippe Sollers, par Anne-Marie Macé qui étudie conjointement la quête d’identité dans La Plage d’Annie Ernaux et les deux romans de Marguerite Duras, L ‘Amant, L’Amant de la Chine du Nord, cependant que Karine Gros précise les formes et la nature du plaisir d’écrire dans les récits poétiques de Gérard Macé et Pierre Michon. Béatrice Bloch retient de ce qu’elle nomme l’allo-autobiographie deux pratiques romanesques : l’atelier d’écriture chez François Bon (Prison) et Philippe Claudel (Le Bruit des trousseaux) et le récit de compagnonnage depuis Une mort très douce (1965) de Simone de Beauvoir jusqu’à Son Frère (2001) de Philippe Besson. J.B. Pontalis est un psychanalyste célèbre mais un romancier discret : Nicole Mozet s’intéresse aux modalités de son énonciation et à ses effets d’interférences génériques. Laurent Dubreuil reprend à frais nouveaux la configuration tragique de l’amitié homosexuelle qui fait qu’Hervé Guibert dédie à Michel Foucault son ouvrage le plus célèbre et le plus controversé : A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.
3Oublions le moi et ses miroirs. Un autre champ du roman contemporain renoue avec l’Histoire, remet au premier plan un passé qui passe mal et dont la rémanence rebourgeonne dans le présent. C’est sous le double signe de la reparution et de la réapparition des conflits d’hier que sont ainsi revisités – comme on dit maintenant – les romans de Jorge Semprun (Michèle Touzet), de Daeninckx, del Castillo, Modiano (Catherine Douzou), les récits relatifs à Vichy et à l’Occupation depuis 1990 (Richard J. Golsan), Les Champs d’honneur de Jean Rouaud et Vies minuscules de Pierre Michon (Sabine Hillen), la Résurrection des morts chez le même Pierre Michon (Jean-François Hamel), l’art de la guerre chez Jean Rolin et Michel Braudeau (Harri Veivo), le roman de l’histoire révolutionnaire de Volodine (Lionel Ruffel). Au terme de cette section, Dominique Vaugeois s’arrête sur la récurrence inopinée du “préhistorique” : deux romans de cette sorte en 2000 avec Dormance de Jean-Loup Trassard et Préhistoire de Claude Ollier qui reprend, ce faisant, un titre d’Emile Chevillard paru six ans plus tôt.
4Quel que soit le mode de transmission, la légitimation de l’héritage occupe le devant de la scène dans les récits qu’analyse la section “Généalogies”. L’obsession généalogique transparaît dans un souci affirmé de la langue française et plus précisément de la façon dont on l’écrit (Jean-Gérard Lapacharie). Ce geste généalogique insère parfois l’insistance linguistique d’un Richard Millet dans le lieu de l’enfance : la Corrrèze (Jean-Yves Laurichesse). Il décline conjointement quête identitaire et réécriture du passé personnel chez Pierre Bergounioux (Sylviane Coyaud), il superpose le singulier et l’universel dans les Proses de Pierre Michon (Florence Playe), ou bien le père et le fils, selon l’adage “tel père, tel fils”, dans les trois romans de Jean Rouaud (Des hommes illustres), Jean-Paul Goux (La Maison Forte) et Claude Simon (L’Acacia) (Bernard Heizmann). L’ombre du père est toujours là, mais différemment, car le sujet qui se cherche se dissout dans une quête impossible chez Anne-Marie Garat, Annie Ernaux et Annie Duperey (Madeleine Borgomano). La fracture primale touche d’ailleurs la langue de naissance chez des citoyens de langue française : Linda Lê et Julia Kristeva (Ieme van der Poel). La langue, toujours elle, déserte le sujet et le désapproprie si l’on songe, avec Cristina Alvares, à la littérature de la mère mutique dans Le Nom sur le bout de la langue de Pascal Quignard qui revient, une nouvelle fois, (printemps 2006), sur les formes furtives du temps personnel dans Villa Amalia : Anne Hidden, autour de qui s’impose le roman, avec son nom transparent, se retranche, se cache, disparaît…
5Que les “Fictions” soient elles-mêmes remises en question – sujet de la 4ème partie de ce livre – ne surprendra pas après les décennies des années 1950-1970 où l’on a tant de fois, et si haut, proclamé qu’il fallait faire table rase du modèle balzacien. Il y a pourtant des nuances dans ce refoulement de la fiction au point qu’on pourrait même parler de son retour si le mot ne créait le trouble ! Néanmoins, le narrateur retient ses émotions et ses affects, la description est émincée, la temporalité malmenée ou décalée dans des textes de François Bon, d’Emmanuèle Carrère ou de Marc Weitzmann que Dominique Viart suggère d’appeler “fictionnels plutôt que fictifs”. Changeant de statut, la fiction se renouvelle également par l’extension de son champ : Alexandre Gefen étudie dans cette perspective quelques biofictions, c’est-à-dire des fictions littéraires de forme biographiques, telles Vidas de Christian Garcin, les Petits Traités de Pascal Quignard ou les Eblouissements de Pierre Mertens. D’autre part, recourir, comme Paul Smaïl dans Casa la casa ou Vivre me tue, aux pseudonymes, c’est, selon Christina Horvath, faire du texte un nouveau “masque de Narcisse” qui brouille l’identité du sujet. Ce serait plutôt l’identité du texte, remarque Christine Jérusalem, qui serait brouillée chez Jean Echenoz (Cheroke, les Grandes blondes ou L’Equipée malaise) : “les romans de Stevenson constituent pour Jean Echenoz des livres matrices”. “Le Retour au récit, au voyage, à l’aventure”, comme le dit le titre de Stéphanie Cadenhead, chez le créateur du Festival de Saint-Malo, “Etonnants voyageurs”, Michel Le Bris - dont elle conteste d’ailleurs la volonté de faire l’impasse sur le structuralisme et le nouveau roman - doit être perçu comme une régression vers un âge d’or du roman, dorénavant obsolète. Aussi les récits qui se réclament de la Nouvelle Fiction ne peuvent-ils prétendre reproduire à l’identique les formes du roman d’antan. L’imaginaire contemporain subvertit les codes et les protocoles génériques. Francis Berthelot repère les glissements de la transgressivité romanesque chez Frédérik Tristan, Marc Petit, Hubert Haddad, Sylvie Germain et chez lui-même quand il écrit un roman (La Vie au fond de l’œil). A l’autre extrémité du massif romanesque, se situent des écrivains comme François Bon, Didier Daeninckx ou Michel Houellebecq qui “renouent”, d’après Anne Cousseau, “avec une représentation engagée du réel immédiat” : dans ce partage entre la double exigence de la déconstruction et d’une mémoire active se joue la problématique de la postmodernité. Enfin, dans l’évolution des récits de faits- divers aux romans de faits minimes, Jacques Poirier souligne le rôle des “petits riens” qui, forts de leur étymologie, redeviennent des “choses”. En cela réside le caractère propre de romans comme ceux d’Emmanuel Berheim (Sa femme) ou d’Eric Chevillard (Le Caoutchouc décidément).
6La figure kafkaïenne de l’arpenteur semble obséder de nombreux écrivains : mesurer, évaluer, baliser, voilà l’essentiel de leur travail. Aline Bergé-Joonekindt propose en ce sens une lecture de plusieurs récits de François Bon depuis Le Crime de Buzon (1986) jusqu’à Mécanique (2001). Lynn Higgins montre, dans Dora Bruder de Patrick Modiano, comment la topographie de Paris est saturée d’un passé frappé d’amnésie touchant, en particulier, l’histoire de la Shoah. Chez Christian Oster, observe Andeas Geld, la plupart des figures de mouvements ressortissent aux rapports intersubjectifs verbaux ou non verbaux – dont celui des sexes : “C’est ta vie qui s’en va chaque fois que tu bouges, ne bouge plus, donc, retiens-toi, attends, souviens-toi d’être lent jusqu’à ce que t’emporte la vague…” (Une femme de ménage). Certaines mutations poétiques semblent induites, en matière de narration, par une volonté de qualifier la société et les ondulations d’être propres à la fin du vingtième siècle. Pour Wolfang Ashol, le théâtre de Marie Redounet, Jacques Serena ou Emmanuel Darley se caractérise ainsi par une hybridation du genre dramatique due à une greffe du romanesque. Mairéad Hannahan est sensible au “narratif en déplacement” chez Hélène Cixous, quand celle-ci saisit un “sujet qui n’est pas encore constitué en je”. Cette écriture expérimentale d’“identités narratives obliques et plurielles”, selon Franck Wagner, redonne son importance au je de l’auteur “fût-ce par le biais du jeu”, car on ne saurait, bien sûr, “retomber sous la coupe du diktat essentialiste” ! La culture, la société aident Gillaume Bridet à expliquer l’actuel succès rencontré par les écritures féminines pornographiques de Christine Angot, Marie Darrieussecq, Virginie Despentes et Catherine Millet. Autres civilisations, autres modes de légitimation : Sabine Loucif confirme cette équation par un panorama, assorti de dix pages d’une fort précieuse bibliographie, de la réception singulière du roman français d’aujourd’hui aux Etats-Unis.
7Le dernier volet de ce riche ensemble prouve sans conteste que des permanences, des invariants, des traditions même, persistent et signent leur légitimité dans des domaines romanesques qu’on aurait cru totalement nouveaux. Surprenant, mais réaliste, Franc Schuerewegen part de Jacques Rivière pour porter sur l’ensemble du siècle écoulé un diagnostic inquiétant : l’exigence artistique ne va pas de pair avec la divinisation de l’artiste : à preuve, Tzara ou Madonna. Les ruptures à quoi l’on reconnaît la modernité, telles l’étrangeté de l’inconscient – nommé l’estangement par Flaubert - ou la disparition élocutoire du sujet avec Mallarmé, Bery Schlossman estime qu’on les a connues plus de cent ans avant Nathalie Sarraute (Enfance) ou Milan Kundera (L’Identité) . La légitimité de l’auteur, son identité narrative font problème au seuil même de l’écriture, observe Marie-Odile André qui examine comment l’on peut devenir écrivain en partant des deux démarches – d’ailleurs opposées – de Pierre Michon et de Richard Millet. Que des légitimités anciennes résistent et tiennent bon, Rita Schober en est convaincue, en se fondant sur la pratique de la littérature de Michel Houellebecq. Conformisme pas mort, conclut de son côté Matteo Mayorano, qui analyse trois romans qu’il appelle de “l’âge du plastique”, parus au printemps 2002 : Je l’aimais d’Anna Gavalda, L’Ongle rose de Sylvie Garcia, Caspar Friedrich Strasse de Cécile Wajsbrot. À moins que le malaise ne vienne de plus loin, se demande Jean-Bernard Vray en confrontant lyrisme et réalisme dans La Désincarnation (2001) de Jean Rouaud. Et puis, lors même qu’on ne s’y attend plus, le roman a des comptes à régler avec le sacré, selon Alain Schaffner, qui voit dans Tobie des Marais de Sylvie Germain un réenchantement du monde capable de conjurer l’Entzauberung naguère imputé par Gilbert Durand à certaine modernité. Est-il dès lors surprenant que la quarante-septième et dernière contribution de ce vaste questionnement sur les profils du roman de l’actuel tournant du siècle s’achève par l’ultime interrogation de Dominique Rabaté sur la violente étrangeté, interprétée à la lisière d’un nouveau fantastique, du roman de Marie NDiaye, Rosie Carpe (2001) ?
8On savait l’effervescence et le foisonnement des études et colloques consacrés aux chemins et façons du roman des cinquante dernières années. Les modes passent et repassent : succédant à une époque sûre de ses certitudes, celle des années soixante, marquée par les totalitarismes critiques et les théories dominantes, un temps sans autorité serait venu, à partir des années quatre-vingt, dont le propre serait de ne ménager que des voies souterraines, des frayages secrets, des itinéraires incertains. Cette importante somme – riche des questions qu’elle pose tout du long – aura opportunément pris l’initiative de penser des appartenances, de mettre en place des systèmes de références, de dessiner de nouvelles configurations. N’est-ce pas justement le vœu des responsables de cette vaste étude quand ils disent vouloir l’orienter “vers une cartographie du roman français depuis 1980” ?
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