Jacques Boislève, Le Vert Bocage
Éditions Siloë, 2005, 272 p., 25,00 euros
p. 274-278
Texte intégral
1Il y a plus de vingt-cinq ans que Jacques Boislève parcourt avec amour le Bocage (de l’Ouest français) et sa littérature. Loin d’être la seule addition de centaines de pages sélectionnées et commentées, ce livre, qui vient après une dizaine déjà publiés par l’auteur, seul ou en collaboration, après de nombreux articles et communications sur ce sujet des “haies vives, champs clos, chemins creux, petits ruisseaux, vieux châteaux, horribles forêts…”, comme le dit le sous-titre, sans oublier la Loire, sa passion de toujours, participe d’une véritable géopoétique. Tout s’enchaîne à une vitesse étourdissante, au confluent de cent lectures, dans cette mémoire vive du Bocage que se rappelleront ceux qui, depuis plus de vingt ans, sont tombés sous le charme des promenades littéraires initiées par J. Boislève et ont été gagnés par sa ferveur contagieuse pour une littérature créée et relue sur le terrain. Car l’auteur, géographe de formation, est foncièrement resté ce journaliste du pays profond qu’il a été, trente ans durant, pour Ouest-France, en Anjou, en Bretagne, en Normandie. Et sa passion de lire se double d’un évident plaisir d’écrire. Et la bibliographie se transforme naturellement en autobiographie : la boucle est bouclée, une nouvelle vie insufflée.
2Le “vert Bocage” reste malgré tant de saccages et d’agressions, malgré ce “massacre de la tronçonneuse” qu’a été le remembrement. Vert, il revit, habité par tous ces livres qui nous parlent de lui, vert, il est vrai, dans sa cohérence et dans ses invariants, comme on le disait, il y a quelque soixante-cinq ans – hélas ! dans la confusion des valeurs – de “la terre [qui] ne ment pas”. L’empathie de J. Boislève pour cette géographie vive de haies, de mares et de taillis fait éprouver au lecteur enchanté par tant d’histoire(s) l’urgence naguère encore ancrée dans les trajectoires régionalistes. Mais J. Boislève n’est pas pour autant prêt à se laisser aller, comme son compatriote et aîné, Julien Gracq, à la satisfaction de “voir le Bocage sortir enfin de sa trop longue torpeur avec cette remise en mouvement du paysage” - le remembrement – analysée par l’auteur de Lettrines ou des Carnets du grand chemin. Ses préférences bocagères le mèneraient plutôt vers J.L. Trassard.
3Vingt-cinq pages d’un surplomb assuré valent d’emblée comme un synthèse des cent romans relus sur deux siècles et qui s’appuient sur tout l’Ouest, de la presqu’île du Cotentin jusqu’au marais poitevin. On se repérera aux sous-titres qui jalonnent cette lecture de reconstitution. Ils s’enlèvent sur la foisonnante culture de l’auteur. Citons, parmi d’autres : “l’élément résistant de la France” (Michelet, Gracq, Hugo), “Hommes durs et filles enragées”(J. de La Varende), “le buisson qui marche” (G. Clémenceau), “le bon pasteur” - connaturalité du ciel et de la terre à travers la figure du prêtre dans les catacombes du Bocage : Chateaubriand mais aussi Jean Yole et même Michel Ragon -, la matière de Vendée – comme on dit la matière de Bretagne – chez ceux dont le théâtre culmine en tragédie : Hugo, Dumas, Barbey, Souvestre, etc…
4Dans ce recul critique et par la hauteur ainsi prise sur le détail de ses lectures, J. Boislève souligne que les femmes exercent une fascination qui a suscité dans le Bocage des mythes nombreux et variés, inquiétants ou rassurants, mais toujours séduisants. Un jeu de va-et-vient, favorisé par les renvois et les corrélats – une habitude chère à l’auteur – permet de passer d’une héroïne à l’autre en des aventures où ces “nouvelles Amazones” jouent généralement leur avenir (aventure et avenir renvoient tous deux au latin “ad-ventura”, ce qui doit venir) : Thérèse de Molléan (Michel Mohrt), Mme du Gua dans Les Chouans de Balzac, Ursule de Touffedelys (Barbey), Mary et Bertha, les deux louves jumelles de Machecoul (A. Dumas), Louison, La Louve de Mervant (Michel Ragon), Renée Bordereau, dite Brave l’Angevin, et, bien sûr, la duchesse de Berry, “héroïne de tant de livres en raison de sa chevauchée vendéenne”, qui clôt la série sur un mode, il est vrai, légèrement décalé de l’aventure… Oui, en vérité, ces “nouvelles Amazones”, comme leurs légendaires aînées, nous parlent d’ailleurs, de l’ailleurs du mythe, entendons, ici, un mythos du “vert Bocage” tout chargé de sacré : autant de démones merveilleuses par qui se fait l’irruption du fantastique dans cette littérature des vivants et des morts. Pour un peu, l’allégresse mnémonique, l’ingéniosité critique, l’entraînement intertextuel le céderaient au vertige mythologique. Mais la mythologie est cette fois le conservatoire de l’histoire du Bocage disparu, ou qu’on pourrait croire tel, car la troisième partie de ce livre – la plus longue, p. 41 à 262, analytique, celle-ci – recueille huit études qui offrent une alternative au passé du Bocage et en montrent la longue durée. Sous le titre de “l’énigmatique M. Jacques”, c’est-à-dire Jacques de la Mérozières, né à Brissarthe, en Anjou, J. Boislève se met à l’écoute de plusieurs récits tissés d’histoire et d’épopée : Le Chevalier des Touches, l’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, Récits du Bocage. Traditions, légendes et chroniques de Jacques Duchemin-Descépeaux, Scènes de la chouannerie d’Emile Souvestre, Man d’Arc de Jean de la Varende, Tombeau de la Rouërie de Michel Mohrt. Quant à Mélusine, sujet de la seconde étude, elle est certes née poitevine, mais sa présence est attestée en terre bretonne. Et J. Boislève nous entraîne sur les pas de la fée à travers Les Chouans de Balzac, Quatre-vingt-treize de V. Hugo, La Tourgue et Balzac à Fougères de Louis Aubrée, Fougères, miroir des écrivains de Daniel Heudrée, Mélusine de Jean Markale et La déesse Mélusine de Guy-Edouard Pillard.
5“Le cas Gilles de Rais” fascine J. Boislève depuis longtemps. “Né sous une mauvaise étoile” à Champtocé, en Anjou, élevé à Machecoul en terre bretonne, le grand seigneur à la “violence archaïque” revit dans sa complexité : monstre, ogre, vampire et sadique, mais aussi “Faust enfantin” (Georges Bataille), “Jumeau” de Jeanne d’Arc, artiste raffiné, etc. J. Boislève évoque presque métapsychiquement, sous le linceul de la légende, la terrible humanité du bourreau de femmes et d’enfants. Il a lu, pour ce faire, Bataille, Bordonove, Bressler, Hérubel, Huidobro, Huysmans, Michelet, Prouteau, Genet, Sorrente, Tournier, Lanza del Vasto. Il entretient avec chacun des masques de l’homme-loup un dialogue renouvelé de rêves et de réalités.
6“Bretagne, Anjou, Vendée : René Bazin” - quatrième auteur étudié – “est chez lui dans les trois provinces. Trois provinces selon son cœur”. Bel incipit pour passer à la relecture de trois romans du Bocage : Les Noellet, La Terre qui meurt, Magnificat. L’analyse se fait particulièrement attentive quand elle “revisite”, selon le mot de l’auteur, les existences de mères qui, sans jamais se mettre en avant, ont une façon pudique de révéler ce qui ne se dit pas ou passe inaperçu la plupart du temps dans les destinées romanesques de René Bazin. “Les chênes qu’on abat” - clin d’œil à Malraux - “Le Bocage [qui] s’embrase” sont ensuite les titres de deux chapitres pour rappeler l’anxiété et la colère de deux écrivains qui ont déploré la destruction du Bocage : Hervé Bazin, Jean-Loup Trassard. J. Boislève y conjugue le regard de l’anthropologie culturelle et une perspective historique que domine la vision du déclin d’un monde.
7Moins courroucé, on l’a vu, que ses confrères du Bocage, Julien Gracq ne regrette en rien l’autrefois des fermes “emmurées par les haies, hostiles et soupçonneuses…” Mieux même, il trouve un charme aux “longues clairières qui s’ouvrent maintenant à travers le Bocage”, au “tapis vert” des prés, des blés et – le dirait-il aujourd’hui ? – des maïs ! Son rapport avec la restructuration du Bocage est prioritairement celui du jeune normalien géographe que fut jadis Louis Poirier. Avec la Loire et l’Evre, c’est une autre proximité, c’est une histoire d’amour qui n’en finit pas. J. Boislève – qui est l’un des liseurs qui sentent le mieux l’œuvre de Julien Gracq, son voisin et ami – perçoit très bien cette différence en concluant ainsi son chapitre gracquien : “le miroir des Eaux Etroites fait ressurgir de ses abîmes un monde insoupçonné et renoue d’emblée avec la magie d’Argol”.
8Il prend de même une exacte et originale mesure du nœud singulier qui relie Michel Ragon à sa Vendée. Envie d’y faire revivre de nouvelles passions, différentes mais prolongeant celles que le romancier continue de sentir en lui pour elle, épopée de la vraie vie des humbles au temps de la “Grande Guerre” - celle de 1793-1794 – exaltation d’“une Vendée populaire et libertaire” chez cet historien du roman prolétaire, ouvrier et paysan, réinsertion du Bocage “dans la longue durée”, amour charnel d’une terre dans ses verdeurs et ses saveurs : il y a dans la façon qu’a J. Boislève de superposer les épures et les épreuves du mythe personnel de la Vendée chez Michel Ragon (Les Mouchoirs rouges de Cholet, L’accent de ma Mère, Enfances vendéennes, etc …) bien davantage que l’addition d’un simple inventaire : l’intuition, selon ses propres termes – qui sont aussi ceux de Mircea Eliade – d’un “récit des origines”.
9Enfin, puisqu’il ne saurait exister de Bocage sans chouans, il était normal que l’angevin J. Boislève interrogeât le destin de ce chouan du nord de l’Anjou que fut Rouget le Braconnier et qui, dit joliment l’auteur, “tel le furet de la chanson, toujours insaisissable, passait par ici et repassait par-là, entre Sarthe, Mayenne et Maine-et-Loire en se jouant des recherches de Badinguet” et de la maréchaussée du Second Empire. Personnage de théâtre dans toutes les paroisses de l’Anjou, un demi-siècle durant, le Rouget de plusieurs biographes – Charles de Saint-Martin (1924), Jules Davy (1970), Louis Oury (1984), Dominique Lambert (1987) – croise en ses aventures histoire, mythe et symbole. Il est le frère, remarque justement J. Boislève, de Jacquou (E. Le Roy), de Raboliot (M. Genevoix), de Boiseriot (E. Pérochon) ou de Tête-de-Loup, le “rabalou” de Michel Ragon – tous “inusables totems” d’un monde perdu, héros nocturnes de ce “Vert Bocage” qu’à travers son aventure de lectures nous aura fait – excellemment – redécouvrir et qu’aura – sans passéisme, mais non sans nostalgie – réinventé pour nous Jacques Boislève.
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