Jean-Marie Paul, L'Homme face à Dieu. Mystique, Réforme, Piétisme
Artois Presses Université, 2004, 357 p., 20,00 euros
p. 271-274
Texte intégral
1Jean-Marie Paul est l'auteur de nombreux ouvrages qui “traitent principalement de la relation entre les problématiques philosophiques et religieuses en prenant en compte les enjeux politiques et sociaux dans la longue durée” (4e de couverture).
2L'histoire de la pensée implique “une évolution quasi organique de la pensée” (p. 7). Établir des filiations ne va pas de soi. Malgré des formules similaires, Pascal n'était pas familier d'un auteur comme Eckhart : ils appartiennent à “une même tradition spirituelle”.
3Faut-il parler de “pensée européenne” ? Ce serait oublier Avicenne et Augustin, négliger “les allers et retours d'Averroès entre Cordoue et Marrakech” (ibid., p. 9). Augustin est, avec Paul, la seule autorité que Luther reconnaisse (péché originel). L'exaltation de la grâce souveraine aux dépens du libre-arbitre doit s'accompagner d'“une doctrine de la prédestination”.
4Dans La Cité de Dieu, la paix est un des thèmes dominants de l'ouvrage. Dieu est “l'arbitre de la guerre1” ; Augustin n'en fait pas moins l'éloge de la paix (p. 20-21).
5Avec le Commentaire de la “Théologie mystique” de Denys le pseudo-aréopagite par Albert le Grand, est attestée la continuité entre les deux théologiens. Les principaux thèmes de la pensée d'Albert sont régulièrement confrontés avec les Écritures et l'œuvre d'Aristote.
6J.-M. Paul affirme l'existence d'une philosophie allemande au Moyen-Âge, mais “la Réforme étant passée par là, l'Allemagne n'a pas reconnu les siens2” (p. 45). Chez Eckhart3, la relation entre l'Un et le multiple est fondamentale. Critique des œuvres. "Moderne", Eckhart "se donne pour tâche première la découverte de la vérité" (p. 70). Avec E. Gilson, J.-M. Paul se refuse à toute systémisation des idées eckhartiennes : la notion de "mystique allemande" — prétendument "rhénane", trésor des Nibelungen ? — (p. 74), "malheureuse aberration" qui procède de la pensée raciste du national-socialisme : le nazi Rosenberg oublie qu'Augustin a puisé dans "les trésors de la pensée universelle" (p. 74). La "vraie obéissance" eckhartienne n'a rien à voir avec la soumission au dictateur4. Dans les Sermons de J. Tauler (1300 ?-1361), il est dit que seule l'espérance joyeuse de la foi apporte quelque réconfort face à la dureté des temps. Le ton est déjà luthérien, le fanatisme en moins. Tauler invite ceux qui lui font confiance à descendre en eux-mêmes pour y trouver les voies du salut "que l'obéissance à l'Église ne suffit plus à garantir" (p. 84). Sa métaphysique se retrouve chez Ruysbroeck ("l'Admirable"). Heinrich Suso (1295 ? - 1366) : son Orloge de Sapience se veut une œuvre édifiante.
7Nicolas (Kebs) de Cues, homme de conciliation. Son premier grand ouvrage important est le Docta ignorantia (1440). Nicolas insiste sur la "coïncidence des opposés". J.-M. Paul le considère comme un penseur de la Renaissance. Cassirer a été le premier à reconnaître l'originalité du Cusain.
8L'œuvre de Thomas a Kempis (L'Imitation de Jésus-Christ), n'a pas grand-chose à voir avec celle du Cusain. L'Imitation nous ramène à la méditation de la Passion, mais elle n'a pas "de hautes prétentions doctrinales" (p. 115)
9C'est Luther qui révéla la Theologia deutsch qu'il attribua à Tauler. Ce qui importe dans cet écrit, c'est l'adjectif "Deutsch" : la théologie en serait allemande. En quoi ? Et pourquoi pas une chrétienté "ivoirienne" ou "guatémaltèque" pendant qu'on y est ? écrit, avec humour, J.-M. Paul ?
10Suivent des vues très pénétrantes sur Martin Luther et la Réforme, querelle des indulgences, thèses de Luther. J.-M. Paul estime que l'attitude de Luther envers les juifs "représente un moment de la vie de Luther et de l'histoire de la Réforme particulièrement douloureux" (p. 165).
11Sont passés en revue les écrits réformateurs : Sermon des œuvres bonnes, À la noblesse chrétienne de la nation allemande, La Captivité babylonienne de l'Église, La Liberté du chrétien, De l'Autorité civile. J.-M. Paul éclaire la controverse entre Luther et Érasme à propos du libre arbitre. Érasme, "des plus critiques envers la papauté", mais la Réforme est incompatible avec son idéal humaniste. Il reconnaît à l'homme "la faculté de disposer librement de sa volonté" (p. 192).
12Luther n'aura pas de compassion pour le sort de Thomas Müntzer5, principal chef de la révolte paysanne. La guerre, mal nécessaire, punition des méchants.
13Quant à Érasme, il fait, en 1504, l'éloge du guerrier "que devrait être chacun de nous dans la lutte contre ses vices" et non pas contre un quelconque ennemi extérieur6. La guerre transforme "des hommes libres en simples instruments7" (p. 206).
14Sebastian Franck (p. 220-221) : un chrétien ne brûle pas un incendiaire, un homme ne peut tuer un autre homme que Dieu a créé à son image, ce que proclame Paracelse.
15"Un savoir-faire purement linguistique" n'épuise pas le contenu de la notion d'humanisme. L'humanisme est porteur de l'idéal d'un individu autonome.
16J.-M. Paul cite aussi V. Weigel (p. 246) et K. Schwenckfeld von Ossig (p. 231).
17Quant à V.Weigel (1533-1588), Gnothi seauton est le programme de sa méditation.
18Jakob Böhme (1575-1624), procédant à des croisements entre les forces élémentaires, élabore un système de correspondances où chaque créature porte la marque de Dieu. La prédestination rend la religion chrétienne "insensée" (p. 270). J. Böhme8 a une vision sociale (comme les piétistes), mais ne repère dans le monde que la marque de Lucifer.
19Johannes Scheffet, alias Angelus Silesius (1624-1677) : Dieu est celui qui se suffit à lui-même. L'homme n'est qu'un "sac plein de vermine" (Cherubinischer Wandersmann) et il ne sert à rien d'être baptisé si nous continuons à pécher.
20Trait commun aux dissidents étudiés : la nostalgie de la catholicité de l'Église.
21Le piétisme a sa source au moment où apparaît chez un certain nombre de croyants "la prise de conscience d'un échec, un doute quant à l'efficacité du renouvellement spirituel et religieux" (p. 291).
22La sensibilité nouvelle qui apparaît avec Johann Arndt (1555-1631) ne sépare pas la foi et les œuvres. Philip Jakob Spener (1635-1705) est "la figure centrale du piétisme". On reproche à August Hermann Francke (1663-1727) l'exaltation du sentiment, par le piétisme, qui favorise le "foisonnement de l'irrationnel" (p. 329). Selon Nikolaus Ludwig Zinzendorf (1700-1760), une confiance apaisée en Jésus-Christ remplace la doctrine de la prédestination.
23À de rares exceptions près, et malgré la "mort de Dieu", athées et croyants, en Allemagne, ont agi en conformité avec "la vision luthérienne de la société et du nécessaire respect de l'autorité civile et militaire" (p. 354).
Notes de bas de page
1 Augustin n'encourageait pas Luther à refuser aux paysans l'aspiration à faire reconnaître leurs droits matériels.
2 Feuerbach fait d'Albert un précurseur.
3 Cf. Ernst Bloch, Héritage de ce temps (1935), Payot, 1978, p. 45, 92, 136.
4 En juin 1794, lors de la fête de l'Être suprême instaurée par Robespierre, on entonna l'hymne de Chénier : "Dieux du peuple, des rois, des villes, des campagnes, de Luther…" (cité par Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, essais des années 30 et 40, Gallimard, 1974)
5 E. Bloch, op. cit., p. 117, 129, 136 et suiv., 141, 265 & 336.
6 Tout partisan du totalitarisme invente des ennemis pour justifier la dictature qui s'exercera contre les couches sociales qualifiées, en bloc, de "masse réactionnaire" (Lassalle ; 1825-1864 ; cf. le "classe contre classe" de Staline].
7 De nos jours, "une civilisation qui pratique le culte des stars, a besoin comme complément de la célébrité d'un mécanisme social qui nivelle tout ce qui attire l'attention". (Horkheimer & Adorno, La dialectique de la Raison, 1944, Gallimard, 1974, p. 255).
8 Cf. Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance (1972), traduction par Pierre Kamnintzer, Payot, 1972, p. 77-96.
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