Thibaut d’Anthonay, Jean Lorrain
Fayard, 2005, 978 p., 42,00 euros
p. 268-270
Texte intégral
1Les fins de siècle se ressemblent, répète-t-on. Il n’est que de prendre la mesure de l’animosité qu’est susceptible de générer aujourd’hui Jean Lorrain au sein du petit monde des collectionneurs, d’évaluer les jalousies dans l’accaparement dudit par les chercheurs, ou au contraire les manifestations de dédain affecté de la part d’autres, pour jauger la modernité de l’auteur de Monsieur de Phocas. Les sommes exorbitantes auxquelles s’arrachent ses œuvres vont dans le sens de ce constat. Moderne, Lorrain l’est encore, comme notre époque reste décadente. L’on félicite son biographe, Thibaut d’Anthonay, de demeurer impavide au milieu du tumulte, proposant là une œuvre scientifique qui dans la foulée décroche le Goncourt de la biographie. Le premier jet date de 1991, paru chez Plon, sous la forme d’un essai. Entre 1991 et 2005, quinze ans ont été nécessaires à l’enrichissement et à la révision des données de départ. Le cas vaut qu’on s’y arrête.
2Si le pseudonyme du crapaud n’avait été définitivement attaché à la personne poétique de Tristan Corbière, à l’exclusive de tout autre, reconnaissons qu’il serait allé comme un gant à celle, fécampoise, de Paul Duval, plus connu à la “Belle Époque” – et aujourd’hui des bibliophiles – sous le nom de plume de Jean Lorrain. Non tant à l’aune de la singulière figure dont le personnage était doté, lui dont les épaisses paupières alourdissaient un regard non exempt, paraît-il, d’un certain charme, qu’en raison de la fondamentale imperfection qui vient troubler le cristallin d’une œuvre à la fois riche et opaque, suralimentée et essentielle. Le défaut paraît consubstantiel à toute œuvre décadente. Que cette impureté prenne le nom de perversion (du merveilleux, selon Jean de Palacio) ou celui de transgression des codes moraux et esthétiques, qu’elle engage la création sur la voie peu recommandable des investigations dans les marges de la société, qu’elle soit recherchée de son auteur ou que celui-ci se désespère de sa présence, le crapaud signe la singulière authenticité d’une œuvre qui vaut par sa littérarité. Le postulat de Thibaut d’Anthonay est de pressentir dans un motif assez proche, par sa dualité lumineuse et nocturne, celui du miroir, l’idéale articulation de l’œuvre, de l’homme, et de son époque. La thèse est convaincante, surtout si l’on prend en considération la sensible évolution dans la connaissance de Lorrain que cette somme de près de mille pages laisse transparaître. Thibaut d’Anthonay circule entre les missives inédites de la gigantesque correspondance de Lorrain, les revues d’époque, les œuvres littéraires, contemporaines ou non, évolue au cœur des écrits dont il envisage les influences et les héritages, les éventuels intertextes et les descendances qu’ils déterminent – l’examen de Monsieur de Phocas est à ce titre particulièrement riche, en des pages aussi bien analytiques que synthétiques. Il y va d’une fascination bachelardien-ne avant l’heure, dans cette quête des yeux liquides qui hante les avatars romanesques de Lorrain. Car le moindre des paradoxes de ce dandy ne réside pas dans cette propension à retrouver, sous le vernis sophistiqué des outrances décadentes, la parcelle de nature qui renvoie à la part primitive et élémentaire de l’être. On peut ainsi s’étonner de découvrir en l’auteur de Monsieur de Bougrelon, l’un des journalistes les plus actifs pour promouvoir l’œuvre de Francis Jammes ou de Rodin ; un artiste blasé jusqu’à voir en la retraite campagnarde l’une de ses rares perspectives de salut ; un esprit avide de communion avec la nature, en définitive assez bien inspiré par un panthéisme que n’auraient pas renié ses contemporains Maupassant et Mirbeau ; enfin une âme souffrante, un écorché assez proche d’Octave, à considérer sous l’angle de la douleur celui qui déclarait : “Je ne puis regarder attentivement la vie sans éclater de rire, mais quand je ris aux éclats, je souffre abominablement. C’est ma façon de pleurer à moi qui n’ai pas les yeux faits comme tout le monde.” Aveu de faiblesse face au désespoir qui investit toute entreprise humaine, qui n’est pas sans rappeler les plaintes de ce Figaro du xixe qu’est Mirbeau : “Nul mieux que vous1, et plus profondément que vous, n’a senti, devant les masques humains, cette tristesse et ce comique d’être un homme… Tristesse qui fait rire, comique qui fait pleurer les âmes hautes, puissiez-vous les retrouver ici.”
3Le premier essai paru chez Plon s’est étoffé, donc, notamment de quelques missives de et à Mirbeau. Tout devait rapprocher les deux hommes, vision du monde, regard sceptique sur toute chose liée à la contingence humaine, obsession de l’ironie à l’œuvre partout, qu’elle s’exprime sous forme du masque chez Lorrain, de la grimace chez Mirbeau : en définitive le hasard s’est plu à multiplier les obstacles à leur entente. Si de communs noms propres jalonnent les itinéraires respectifs des deux artistes (Barbey d’Aurevilly, Montesquiou, Sarah Bernhardt, Paul Hervieu, Henri de Régnier, Edmond de Goncourt ou Albert Robin, dédicataire de certaines œuvres de Lorrain comme de Mirbeau), c’est, semble-t-il pour mieux souligner, ironie du sort, combien courte fut leur entente, de 1886 à 1899. L’Affaire, les femmes, les mœurs exubérantes de Lorrain, les replis misanthropes de Mirbeau, témoignent des convulsions que connurent les rapports conflictuels entre ces deux hommes qu’on enrôla jadis sous la bannière des “énervés de la “Belle Époque”.
Notes de bas de page
1 Il s’agit de Jules Huret, dédicataire du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau.
Auteur
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