Philippe Dufour, La Pensée romanesque du langage
Seuil, “ Poétique ”, 2004, 320 p.
p. 265-266
Texte intégral
1Le xixe siècle fut celui où s’accomplit la séparation entre les mots et les choses. Lorsqu’elles en rendent compte, les études littéraires traitent avant tout du discours poétique tant il est vrai que jamais autant qu’alors les poètes n’ont questionné le langage même. C’est donc le grand mérite de l’ouvrage de P. Dufour que de repenser cette mutation des Lettres en interrogeant le roman.
2La rupture dans l’imaginaire du langage qu’opère, selon lui, la Révolution française interdit désormais aux auteurs de considérer les mots avec la même candeur. Le rêve d’une langue universelle s’estompe au profit de l’émergence de paroles particulières et de la confrontation des sociolectes dans ce qu’il nomme le “roman philologique”. Divisée en trois parties, l’étude restitue l’évolution formelle des paroles dans le roman selon une approche poéticienne, puis tâche d’en dégager la dimension socio-historique avant d’appliquer ses acquis sur un corpus triple : Stendhal, Flaubert et Hugo.
3Le passage du “dit” au “dire” ou au “non-dit” entre l’âge classique et le xixe siècle rend compte de la mutation qui s’opère à la charnière des deux siècles. De l’idéal mimétique au “déport ” et à “l’indirect”, la mise en question du langage transforme les modalités de transcription des discours rapportés. Par le détour de l’ancienne rhétorique, et de son “langage d’action” étudié en regard des accidents du dialogue, se dégage l’importance du “dialecte corporel” dans ces œuvres où le narrateur scrute désormais autant les hiatus entre corps et discours que leur fusion. Car les nouvelles “scènes” érigées dans les textes sont celles du siècle. Loin de l’artifice – institué en naturel – des Salons d’Ancien Régime, la parole du “roman philologique” est celle du réalisme langagier, qui va de la restitution gourmande de voix confisquées par les dominants à la bêtise de “l’idiome moderne”. Travail sur le langage, l’écriture de ces romanciers interroge la Vérité du monde. Et, loin de se payer de mots en offrant une réponse, les textes maintiennent le doute par la fluctuation du sens.
4Stendhal est ainsi présenté comme l’auteur le plus suspicieux à l’égard du langage. Ce dernier est, en effet, contradictoirement susceptible d’étouffer l’individualité par son abstraction ou d’être l’objet de manipulation de la part du sujet qui en use et mésuse. Le sensualiste et l’héritier des Lumières se débat donc avec l’une des entraves majeures à l’accession au bonheur. Pour sa part, Flaubert exhibe dans ses textes la vanité des mots : sensations, émotions et pensées sont toujours de l’ordre de l’indicible. Chez Hugo, enfin, le langage est revitalisé par la politique dans ses romans démocratiques. L’éloquence de la tribune, héritée de 1789, et mise à mal durant le siècle, sera le fil rouge de son œuvre.
5Hâtons-nous de dire combien cet ouvrage est primordial pour la lecture des romans mirbelliens : entre les premiers personnages en quête d’une parole authentique et les derniers textes, qui mettent en scène la vacuité de la conversation, sans oublier l’incommunicabilité entre l’homme et la femme présente dans la plupart, Mirbeau s’inscrit dans la lignée des romanciers “philologiques”. Ajoutons, pour conclure, tout l’intérêt de la réflexion de Philippe Dufour pour l’étude des romans et contes symbolistes. Tandis que leurs confrères poètes ou dramaturges sont abondamment étudiés dans leur diversité, les prosateurs voient leur production réduite à quelques œuvres emblématiques (Bruges-la-Morte, Sixtine, etc). Le retour à la prose symboliste dans une perspective autre que mythocritique, par le biais de la parole, langage exhibé, détourné, amendé, rachèterait bien des œuvres traditionnellement cantonnées dans le mysticisme diffus, l’idéalisme de mauvais aloi ou le spiritualisme de bazar pour leur redonner toute leur place dans l’histoire des idées et de la littérature.
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