Richard et Cosima Wagner – Arthur de Gobineau : Correspondance
Présentation par Eric Eugène, Nizet, 2000
p. 245-247
Texte intégral
1Comme l’explique le présentateur, auteur déjà d’un ouvrage sur Wagner et Gobineau (Wagner et Gobineau – Existe-t-il un racisme wagnérien ? Le Cherche-Midi, 1998, préface de Serge Klarsfeld), cette correspondance est totalement inédite en ce qui concerne les lettres de Gobineau, conservées aux Archives de Richard Wagner Gedenkstätte der Stadt de Bayreuth, et en partie pour les lettres de Cosima que détient la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg. Une seule lettre est de Wagner lui-même. Le commentaire est nourri, mais malheureusement inscrit dans une perspective restrictive et partiale.
2S’agit-il d’opposer à un Gobineau “raciste”, un Wagner ouvert à l’universalité du genre humain, de dénier au premier toute notoriété (il serait resté sans doute “quasiment inconnu” sans la rencontre avec Wagner), de mettre en doute l’admiration de Wagner à l’égard de Gobineau ? Passons sur les bévues, hypothèses saugrenues, etc., qui jalonnent cet appareil critique. Pas davantage nous risquerions-nous, entrant à notre tour dans une dialectique infernale, à suggérer ce qui de la part de Wagner, certes moins délibérément fataliste que Gobineau, effleurerait, dans Héroïsme et christianisme, écrit contemporain amorçant un débat d’idées avec Gobineau, quelques thèmes que dévoiera l’idéologie allemande du xxe siècle. À l’anti-judaïsme très vif de Cosima, Gobineau ne fait guère écho. Comme on sait, ou comme on devrait savoir, il n’était nullement antisémite et plusieurs israélites ont été de ses proches amis (il évoque ici le baron d’Eckstein). Chamberlain le récuse et Rosenberg affecte de l’ignorer. En effet, ainsi que l’a bien observé Julien Freund, après Jean Boissel et Janine Buenzod, la thèse centrale de l’Essai sur l’inégalité des races, que Wagner découvre alors, est beaucoup moins l’idée de race que celle d’une décadence irrémédiable de la civilisation européenne. Cosima dit le grand intérêt de son mari et d’elle-même pour le chapitre de l’Essai sur le christianisme et la civilisation ; Gobineau y refuse l’évolutionnisme darwinien au nom de la dignité imprescriptible de toute personne humaine.
3Wagner que nous voyons ici transporté par la lecture des Nouvelles asiatiques, est à l’évidence très marqué par l’œuvre de Gobineau comme il l’est par celle de Schopenhauer. C’est Wagner qui alors fait lire à Gobineau, qui dévore l’ouvrage, Le monde comme volonté et comme représentation. Selon Edouard Sans, Wagner avait connu Gobineau par Schopenhauer, qui le cite dans les Parerga et Paralipomena. Mais c’est aussi dans les dernières années de leurs deux vies, de 1880 à 1882, que Wagner et Gobineau se fréquentent, et que se situe la présente correspondance. Gobineau, qui se rendra à Bayreuth et à Berlin pour entendre le Ring, meurt en 82 (et Wagner l’année suivante), et ses lettres à Cosima évoquent le délabrement de sa santé : il est presque aveugle et écrit avec peine. Brouillé avec sa femme, avec ses filles, empli de rancœur à leur endroit, son existence errante se partage principalement entre Rome, l’Allemagne, le château de Chaméane en Auvergne où l’héberge son amie Mathilde de La Tour, Paris, où Renan intervient pour favoriser ses publications. Gobineau se démarque au demeurant de la sympathie de Renan à l’égard de Marc-Aurèle auquel celui-ci vient de consacrer un livre : signalons l’ancienneté de la relation de Gobineau avec Renan, et avec son épouse, sœur du peintre Ary Scheffer ; dés 1859 Gobineau en faisait état auprès de Tocqueville, dont il convient de rappeler également qu’il favorisa la carrière diplomatique de Gobineau, lequel fut notamment ambassadeur à Téhéran, et à Rio (voir la correspondance Tocqueville - Gobineau, Tome IX des Œuvres complètes de Tocqueville publiées chez Gallimard).
4Chez les Wagner, Gobineau s’en prend un soir à Cervantès, qui a eu le tort à ses yeux de ridiculiser la noblesse des chevaliers errants. Sans prêter aux Allemands aucune des qualités des Germains, dont il les distingue soigneusement, il tient, plus que jamais, que les Français sont “un peuple d’imbéciles” et “qu’ils ne valent pas un coup de pied, eux, monsieur Grévy, monsieur Gambetta, les polichinelles qui les mènent et la prise de la Bastille qui les charme”. En ce moment d’amertume sublimée, la musique de Wagner est, semble-t-il, la seule chose qui en ce monde lui soit heureuse, ainsi qu’il s’en ouvre en une autre correspondance, avec l’empereur Don Pedro II du Brésil ; après la représentation du Ring à Berlin, qui a mis cette ville en liesse, il exprime sa joie un peu étonnée, de voir que de belles œuvres peuvent engendrer l’enthousiasme “autant que des sottises”. Il rejoint là le point de vue wagnérien du salut par l’art.
5“Faut-il que j’aie rencontré si tard le seul écrivain original que je connaisse”, Cosima fait part dans ses lettres – comme dans son journal – de la grande admiration de Wagner pour Gobineau. La lettre unique de Wagner, qui invite Gobineau à s’établir à Wahnfried avec Cosima et lui, est vibrante de sincère amitié. Amitié, tendresse peut-on dire, partagée : “N’oublions pas, déclare le misanthrope Gobineau à Cosima, combien je vous aime, et ce que vous êtes tous pour moi, grands et petits”. Mais Gobineau n’aura pas la consolation de finir ses jours auprès de ses amis. Il meurt seul, à Turin, le 6 octobre 1882, un mois après la dernière lettre de Cosima, évoquant les représentations de Parsifal, auxquelles Gobineau avait passionnément espéré assister. Il présentait à Cosima l’Histoire d’Ottar-Jarl, consacré à sa mythique filiation, comme la quête de “l’idéal de chaque sang” ; il n’avait pu “traiter un tel sujet qu’avec ce que la langue dont on se sert conçoit de plus élevé et de plus parfait et c’est la poésie”.
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