Jean-Michel Bonet, L’If ou l’olivier, Sagesse et perdition d’après le Conte du graal de Chrétien de Troyes
Paris, l’Harmattan, Ouverture Philosophique, 2003
p. 243-245
Texte intégral
1On posera comme principe général le rattachement de ce livre au domaine des idées plus qu’à celui de l’étude littéraire. En titre deux objets symboliques sont posés : “l’if ou l’olivier”, annonciateurs d’une libre lecture de l’œuvre de Chrétien de Troyes sous l’angle de la spiritualité et de la philosophie médiévale. La bibliographie confirme cette impression première puisqu’elle exclut délibérément – l’auteur tente de s’en expliquer – toute référence à la critique littéraire médiévale. On peut toutefois regretter l’absence des meilleurs commentateurs du Conte du Graal : F. Dubost, J. Dufournet, P. Gallais, H. Rey-Flaud J. Ribard, etc. La démarche paraîtra d’autant plus curieuse que cette œuvre est probablement la plus étudiée.
2Le projet peut se formuler en ces termes : J.-M. Bonet propose d’explorer les fondements de “l’expérience intérieure” qu’il souhaite appliquer au Conte du Graal, une conception chère à Cîteaux, aux chartreux et aux victorins, qui plonge ses racines dans le néo-platonisme d’un Scot-Erigène. Seules les images visibles nous permettent d’approcher les réalités invisibles, c’est-à-dire “l’âme”, le “souffle vital”, ce principe invisible et impalpable qui peut se définir comme une expérience intérieure. Le monde extérieur est constitué de matière, il est perceptible par les sens ; le monde intérieur, quant à lui, renvoie à des réalités invisibles et donne accès à un état spirituel. De la sorte, les événements relatés et considérés comme historiques (en particulier les Évangiles) figurent les perturbations et les restaurations qui se produisent dans l’âme. Dans le Conte du Graal les péripéties, les personnages et les éléments matériels du décor pourraient, de la même façon, refléter de tels modes de pensée et offrir une représentation sensible des transformations de l’âme intérieure telle qu’elle semble révéler la vie psychique d’un jeune homme sans expérience, Perceval.
3En préliminaire l’auteur resitue Chrétien de Troyes dans son contexte culturel. On y relève des imprécisions à propos du corpus convoqué — des titres notamment sont à revoir : La Queste del saint Graal et non La Quête du Graal (p. 22), l’Historia regum Britanniae (p. 21) et non le titre français qui est un choix de traducteur.
4J.-M. Bonet entreprend ensuite de décrypter les motifs susceptibles d’être porteurs d’un sens parabolique et par conséquent d’une forte charge spirituelle. La scène emblématique de “La demoiselle à la tente” sert de démonstration préalable à cette “lecture-traduction”. Puis l’auteur s’emploie à explorer, séquence après séquence, le texte dans son intégralité au prix d’une grande linéarité. On regrettera ici que le Conte du Graal ne soit jamais cité en ancien français. Le passage est résumé (sans référence à l’édition choisie) et l’on peut craindre que seuls les éléments servant la démonstration ne soient retenus. Dans ce premier chapitre le matériau philosophique, si riche soit-il, ne cède pas suffisamment la place au texte de Chrétien qui fait l’objet d’un rapide relevé thématique, longuement ressaisi à l’aune de la pensée spirituelle.
5Les chapitres suivants empruntent une voie plus classique — les références patristiques et philosophiques s’effacent au profit d’une démarche plus nettement psychologique et symbolique. L’ouvrage expose les premiers élans d’une curiosité encore enfantine, qui devraient permettre au héros, naïvement attaché à sa mère, de se former à l’amour et à la courtoisie chevaleresques. Pour l’heure la rencontre avec les chevaliers (célèbre épisode inaugural) rapporte que Perceval possède une “âme animale” (en référence à Guillaume de Saint-Thierry) n’ayant accès qu’aux réalités matérielles. Puis en s’éloignant de sa mère évanouie l’enfant quitte cet état de nature pour s’ouvrir à l’inconnu et se déprendre de la féminité qui l’habite. Il accède alors à une domination masculine qui se manifeste à chaque rencontre particulière (la demoiselle de la tente, le charbonnier, le roi), mais son âme strictement “ charnelle ” continue d’être son seul guide…
6L’auteur poursuit son exploration des symboles et des correspondances afin d’éprouver chez le jeune héros la mutation de ses comportements et de sa psyché. Il le confronte au parcours d’un autre héros arthurien, qui n’accédera jamais à la dimension symbolique de l’expérience par la méditation et le retour sur soi : Gauvain.
7Dans l’ensemble, chaque page offre au lecteur l’interprétation d’une spatialisation particulière, d’un élément du décor, la traduction d’une couleur, d’un chiffre, qui sont à lire comme autant de projections sensibles du domaine intérieur et qui font du Conte du Graal une allégorie morale. Reste que l’on pourra mettre en doute certaines interprétations comme celle qui concerne l’épisode central du récit : la critique s’accorde à penser que Chrétien de Troyes n’a certainement pas voulu faire de la “scène du graal” une figuration de la Passion. En outre les schémas proposés sont éclairants, ils viennent toujours préciser les correspondances entre images matérielles et concepts métaphysiques ainsi que leurs transformations. Le lecteur sera sensible aux nombreuses mises au point lexicologiques (cependant sans référence aux dictionnaires classiques), aux études onomastiques, à la cohérence du propos qui offre une progression bien étayée.
8Reste que l’auteur n’évite pas toujours l’épanchement (p. 10, 24, 422, etc.), il convoque volontiers l’expression d’un “moi” soucieux de mettre en avant une spiritualité toute personnelle. Il nous semble qu’une telle posture et une telle appropriation du texte ne conviennent guère à l’étude sérieuse d’une œuvre aussi nettement plurielle et polysémique qu’est le Conte du Graal.
9On appréciera surtout dans cette étude le désir de traquer l’image signifiante et d’en produire le sens.
Auteur
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