Entre le désir d’enracinement et l’errance. Franz Kafka : Das Schloß ; Amerika
p. 189-200
Texte intégral
1Publiés respectivement en 1926 et 1927, Das Schloß et Amerika illustrent la dichotomie entre le désir d’enracinement du personnage central et une errance qui lui est imposée par des circonstances échappant à toute causalité rationnelle ainsi que par un environnement sournois et hostile. Le héros tente de fonder une nouvelle existence dans un lieu qui lui est inconnu et qu’il a rejoint après un long voyage. Le jeune Karl Roßmann de Amerika a dû quitter Prague après avoir été séduit par la domestique de ses parents. Débarquant en Amérique, il connaît une éphémère stabilité lorsqu’il est recueilli par un oncle richissime jadis émigré lui aussi, mais cette promesse d’enracinement se transforme en exclusion car son bienfaiteur le chasse six semaines plus tard pour un motif futile. Dans Das Schloß K. désire s’établir dans un village misérable, pris dans un éternel hiver ; à cette fin il se prétend mandaté pour des travaux d’arpentage par les administrateurs de l’énigmatique château dominant le village et régissant les moindres faits et gestes de ses habitants. Amerika montre l’errance d’un personnage naïf aux prises avec le gigantisme et la modernité agressive d’un Nouveau Continent peuplé de personnages monstrueux dans leur amoralisme et leur brutalité ; le roman adopte la forme d’un road movie où le déplacement géographique accompagne la déchéance progressive du sujet. Das Schloß au contraire se joue sur le mode intimiste et ne sort jamais des confins du village. L’arpenteur K. enchaîne les démarches pour se faire admettre au Château et obtenir le droit de vivre dans un lieu inhospitalier où l’hostilité générale le contraint à des déménagements successifs qui constituent une forme d’errance frénétique au cœur d’un périmètre restreint.
2Les impasses qui se succèdent ouvrent de part et d’autre des perspectives inédites. L’errance à laquelle Karl Roßmann et K. sont tous deux contraints, représente pour le premier une fuite en avant, pour le second une recherche à la fois aveugle et méthodique au sein d’un labyrinthe existentiel. Elle s’inscrit en corrélation avec un espace subdivisé en trois larges composantes qui délimitent à leur tour des modalités annexes : la grand route et le vaste espace libre associé à l’indifférencié ; le lieu clos, connotant selon les cas l’attente, l’intimité ou l’immobilisation et la régression ; le labyrinthe, intersection de l’espace et du lieu clos, figure première de l’errance et point de départ de cette étude.
Le labyrinthe
3Le labyrinthe est un lieu complexe où évoluent des personnages non seulement égarés, mais placés au seuil d’une existence nouvelle à laquelle rien ne les a préparés. Connotant l’incertitude, l’obscurité –matérielle et métaphorique-, la solitude, il absorbe celui qui s’y est aventuré sans autre forme de réflexion, pensant en ressortir facilement et comprenant trop tard qu’il a été pris au piège. C’est le premier moment où le personnage naïf fait l’expérience d’une altérité protéiforme, complexe, toujours insoupçonnée. En ce sens, le labyrinthe figure le prélude à une découverte importante, mais aussi un premier avertissement, paradoxalement inexploitable pour son destinataire. Premier contact avec un destin sournois, il marque le passage de la liberté relative de l’univers connu au désarroi et au déterminisme de l’inconnu.
4C’est le sens que revêt l’intérieur du navire dans lequel Karl Roßmann, le jeune héros de Amerika, a effectué la traversée Hambourg-New York. S’apercevant au moment de débarquer qu’il a oublié son parapluie, il tente de regagner rapidement l’entrepont pour le retrouver, mais en quelques instants tout a changé : des coursives ont été barrées, des panneaux enlevés, son premier contact avec une existence nouvelle intervient donc sous le signe de l’errance, bien qu’elle se termine, pour cette fois, de manière apparemment positive. C’est là en effet qu’il fait la connaissance de l’oncle Jakob, qui sera, pour un temps très bref, son bienfaiteur. La seconde fois par contre, le labyrinthe est une anticipation de la catastrophe. Confortablement installé à New York chez son oncle, Karl est invité un jour par un ami de celui-ci, le banquier Pollunder, à passer le week-end à la campagne. Or ce que Pollunder qualifie modestement de ‘petite maison’ se révèle être une villa gigantesque, en pleine réfection, dépourvue d’électricité et parcourue de courants d’air. Armé d’une minuscule bougie, le jeune garçon, qui tente de gagner la salle à manger, affronte un espace impénétrable et imprévisible, ne répondant nullement à l’idée d’une habitation :
À quoi servait donc cette salle vaste et profonde ? On se serait cru dans la haute nef d’une église (…) Comme le corridor était interminable, qu’aucune fenêtre ne montrait quoi que ce fût, que rien ne bougeait, ni en haut ni en bas, Karl commençait à penser qu’il tournait en rond, refaisant toujours le même parcours, et qu’il retrouverait peut-être la porte de sa chambre, mais elle ne revint pas, non plus que la balustrade1.
5Deux labyrinthes se superposent ici, à la manière d’un décalque ou d’un palimpseste. Le premier est d’ordre matériel, architectural ; le second est une préfiguration métaphorique de la suite du roman : l’errance de Karl au sein d’un monde qui lui demeure incompréhensible. En effet, lorsqu’il parvient enfin dans la salle à manger, Karl apprend que son oncle le chasse. Son périple prend dès lors la forme d’une spirale descendante, car il va d’échec en échec. De déconvenue en dégradation, il perd jusqu’à son identité et c’est sous le nom de Negro qu’il tente, dans le dernier chapitre, de s’ouvrir une existence plus réussie.
6Le labyrinthe est le lieu où le sens potentiel évolue sans cesse au fil d’une perception toujours partielle, car insuffisante, donc perpétuellement faussée. En ce sens, c’est une première mise à l’épreuve, une incitation indirecte pour le sujet à suppléer par ses propres moyens au défaut d’information. Or Karl commence par ignorer le premier avertissement qui lui est imparti ; il se montre imprudent en confiant ses bagages à quelqu’un qu’il connaît à peine ; il sous-estime la complexité et la taille du navire ; et surtout : il n’a pas compris qu’il devait poser des priorités et que la disparition d’un parapluie était secondaire par rapport à la perte potentielle de ses maigres effets. Au seuil de sa nouvelle existence, il n’a pas compris qu’il ne pouvait et ne devait compter que sur lui-même et que l’Amérique n’a rien de commun avec le monde clos de la famille et du lycée qu’il a connu jusqu’alors.
7Le labyrinthe que présente Das Schloß est infiniment moins vaste et moins impressionnant, mais tout aussi énigmatique. Il s’agit en premier lieu des ruelles du village misérable où K. a l’intention de s’installer. Son doublet complémentaire est le Herrenhof, l’auberge où descendent les employés du Château lorsque leurs affaires les amènent au village. Le bâtiment recèle de nombreux couloirs abritant leurs chambres ; ces couloirs bruissent d’activité, ce qui l’apparente à une ruche. Dans les deux cas, le labyrinthe signe ici l’opposition entre apparence et réalité. Ainsi, K. pense gagner facilement le château, mais s’aperçoit rapidement que la route ne mène nulle part. Le village paraît minuscule, mais il se trouve absorbé sans cesse par de nouvelles ruelles, toute progression lui est interdite et il sera même incapable de regagner seul son logis :
S’il s’obligeait, dans l’état qui était le sien aujourd’hui, à poursuivre sa promenade au moins jusqu’à l’entrée du château, il en aurait fait assez. Il continua donc d’avancer, mais le chemin était long. En effet, la route, la route principale du village, ne menait pas à la colline du Château, elle ne menait qu’à proximité de celui-ci et, si elle ne s’éloignait pas du Château, elle ne s’en approchait pas non plus. K. s’attendait toujours à ce qu’elle s’incurve en direction du Château, et c’est seulement parce qu’il s’y attendait qu’il continuait de marcher. (…) Il s’étonnait par ailleurs de la longueur du village qui n’en finissait pas. Toujours les mêmes maisonnettes et les vitres enneigées et la neige et la solitude – Il finit par s’arracher à cette route qui semblait le retenir, une ruelle étroite le recueillit ; la neige était encore plus profonde ; il avait du mal à décoller ses souliers de la neige. Couvert de sueur, il s’immobilisa brusquement, incapable d’avancer2.
8Placé sous le signe du froid, de la neige, de l’obscurité, ce labyrinthe plonge le nouveau venu dans un épuisement inexplicable. Cette léthargie crée le lien entre les deux pôles du roman, le village déshérité et l’auberge confortable dont les couloirs bien chauffés, les chambres douillettes provoquent chez K. une irrésistible envie de dormir. Se heurtant à la mauvaise volonté des villageois, renvoyé sans cesse d’un lieu à un autre, d’un personnage à un autre, K. est confronté à de continuelles modifications de sens, de signification. Ainsi, il reçoit plusieurs lettres du Château, apparemment encourageantes et sans équivoque, mais lorsqu’il les produit pour appuyer sa demande de séjour, il s’entend répondre que la réalité est tout autre. La signification et l’importance de ces courriers se trouvent constamment relativisées, ce qui le prive de tout point d’appui objectif pour défendre sa position, comme le montre son entrevue avec l’administrateur du village qui, après l’avoir accueilli aimablement, entreprend de lui démontrer l’inanité de ses démarches :
Cette lettre n’est pas du tout un courrier administratif, c’est un courrier privé. Cela se voit déjà nettement à son intitulé « Cher Monsieur ». En outre, on n’y trouve nulle part écrit en toutes lettres que vous êtes engagé comme arpenteur ; on y parle plutôt, en termes généraux, de travailler pour le Château ; et cela également, n’est pas expressément indiqué. Mais « vous êtes engagé, comme vous le savez », signifie que c’est à vous d’apporter la preuve que vous êtes engagé. En dernier lieu, on vous demande de vous adresser à moi, en tant que votre supérieur hiérarchique direct, chargé de vous donner tous les enseignements nécessaires, ce qui est déjà pratiquement fait. Pour quelqu’un qui a l’habitude de lire des courriers administratifs et qui, par conséquent, sait encore mieux lire les courriers privés, tout cela est plus que clair. Que vous, un étranger, en soyez incapable, ne me surprend pas. Au total, la lettre ne signifie rien de plus que Klamm a l’intention de s’occuper de vous personnellement pour le cas où vous seriez pris au service du château3.
9L’administrateur se livre à des implications abusives et gratuites, introduit une opposition entre officiel et privé qui ne répond guère au style de la missive. Il se livre surtout à une distorsion manifeste du sens de ‘vous êtes engagé, comme vous le savez’. Le vocabulaire courant cesse d’être fiable et le langage perd sa fonction de communication en même temps que sa nature de signifiant. Il fonctionne désormais en système clos, sous le signe de la réflexivité. De la même manière que les corridors de la villa Pollunder annonçaient les errances de Karl, les affirmations de l’administrateur préfigurent la progression hasardeuse de K. qui va avancer à tâtons, reculer, tourner en rond, progresser pour parvenir à un résultat différent de celui qu’il escomptait. Le langage représente ici une structure logique sous-tendue par une - mauvaise - volonté qui joue un rôle déterminant. Loin d’instaurer la compréhension et l’échange, il dresse des barrières, introduisant une césure entre les dépositaires du savoir, de l’autorité et de la stabilité d’une part, et ceux qui n’ont rien, de l’autre. Les relations entre personnes s’établissent alors spontanément en termes de hiérarchie, d’autorité, d’arbitraire. Mais cette distorsion perverse a un effet inattendu : alors que le discours des villageois a pour but de décourager K., il excite au contraire son désir de pénétrer dans le Château, quels que soient les moyens employés. A la distorsion du sens opérée par l’Autorité répondront le mensonge, l’absence de scrupules, le sophisme du pauvre hère intelligent et décidé4. Le moment d’errance débouche dans les deux œuvres sur l’ambivalence du lieu clos, positif lorsqu’il semble développer les possibilités de recherche ou promettre une intimité, négatif lorsqu’il signifie l’immobilisation, assimilée à la régression.
Le lieu clos
10Le labyrinthe est chargé d’une dimension symbolique et d’une mission narrative ; il est le moment de tâtonnement précédant une révélation. Dans Amerika, c’était la disgrâce de Karl, prélude à une nouvelle façon d’être et de vivre. Dans Das Schloß, les ruelles désertes mènent K. à un lieu lourd de significations et de promesses. Egaré, épuisé et transi, il. frappe à une porte au hasard et découvre une scène en clair-obscur aux résonances breughéliennes et surréalistes à la fois : l’atmosphère est obscurcie par les buées de lessive, deux hommes se baignent dans un baquet gigantesque, des enfants jouent, dans un angle se tient une jeune femme d’apparence délicate et maladive, un nourrisson dans les bras. Elle fascine immédiatement K. par cette délicatesse qui la met à part des autres villageois. Cette maison devient un lieu unique, valorisé, car lorsqu’il l’interroge sur son identité, elle lui répond qu’elle est ‘une jeune fille du Château’. Le Château se fait présent de manière métonymique et K. espère que l’inconnue lui servira de tremplin pour réaliser son vœu, mais il est mis à la porte avant d’avoir pu pousser plus loin ses recherches. La promesse est donc immédiatement suivie de sa négation, l’accès à l’intimité, du rejet. Il n’en va pas autrement dans l’enceinte du Herrenhof que K. fréquente assidûment, car il a appris qu’un haut fonctionnaire, nommé Klamm, qui pourrait lui être utile dans ses démarches, s’y rend régulièrement. De fait, il peut l’apercevoir dès le premier soir, par un oeilleton spécialement aménagé ; mais cette première fois est également la dernière, en dépit de la surveillance obstinée à laquelle se livre K. Le lieu clos rend indissociables l’espoir et la frustration.
11Amerika commence par faire du lieu clos une promesse de bonheur et de stabilité. Elle est illustrée par l’appartement de la cuisinière en chef de L’Hôtel Occidental qui apparaît au quatrième chapitre, lorsque Karl tente sa chance sur les routes américaines. L’hôtel est un complexe gigantesque, infiniment plus vaste que le Herrenhof, mais il présente lui aussi la dualité d’une face exotérique négative et d’une face ésotérique valorisée. La première se manifeste à travers le restaurant, bondé, immense, sale, où personne ne prête attention à Karl lorsqu’il veut acheter des provisions. La seconde est représentée par ces trois petites pièces que l’on atteint après avoir emprunté un dédale de couloirs. La cuisinière est une femme corpulente, d’un certain âge, qui a spontanément pris en charge le jeune garçon. Elle l’emmène vers la perspective d’une nouvelle vie qui commence au sein du confort et de la bienveillance, par opposition aux aléas de la grand-route. Dans cette perspective l’hôtel représente le doublet positif de la villa Pollunder. Au contraire de celle-ci, qui inaugure la perte de statut, il semble annoncer une insertion dans l’existence, une première forme de retour à la stabilité assortie de la promesse d’un travail, d’abord modeste, celui de garçon d’ascenseur, mais qui peut être le marchepied d’une carrière plus prestigieuse. Or ces promesses ne se réaliseront pas ; à la suite d’un incident dont il n’est nullement responsable, Karl se voit contraint de reprendre la route, incapable d’échapper à ce qui semble être son destin.
12Ce coup du sort est moins inexplicable qu’il n’y paraît si l’on observe que, derrière sa dimension positive, l’hôtel connote une régression, discrète mais réelle, liée en premier lieu au personnage de la cuisinière en chef. C’est une femme intelligente, énergique et bienveillante, pleine de sens pratique, mais elle n’en signifie pas moins un retour en arrière, car elle est d’origine allemande et connaît bien Prague, la ville natale de Karl. Elle recrée par ailleurs un semblant de famille, car elle fait preuve à son égard d’une sollicitude maternelle et elle a également pris sous sa protection une jeune orpheline, qui devient la ‘sœur’ de Karl. Ainsi apparaît un embryon de famille reconstituée, infiniment plus chaleureuse que la famille d’origine. L’Hôtel Occidental se trouve également dans une ville nommée Ramsès. Ce nom connote l’Egypte ancienne, antonyme de la modernité, du dynamisme agressif, du matérialisme américain. La détermination spatiale et celle du mouvement se chargent d’une connotation simultanément temporelle et existentielle. L’Egypte antique est en effet liée au mythe, à l’imaginaire, à la sagesse, la spiritualité et la mort alors que l’Amérique offre le visage brutal, injuste, d’une modernité souvent haïssable mais dont la vitalité ne saurait être évacuée. Karl doit donc repasser du côté exotérique de l’existence, qui ne peut se vivre que dans la progression.
13Das Schloß associe de la même manière le lieu clos à une promesse d’intimité affective et de stabilité. Ainsi, la serveuse du Herrenhof, nommée Frieda, tombe instantanément amoureuse de K. et quitte l’auberge pour le suivre. La chambre qu’elle aménage pour eux deux exprime une volonté d’ancrage dans l’existence, sous le signe de la sérénité :
Par bonheur, la chambre était à peine reconnaissable, tant Frieda avait bien travaillé. On avait bien aéré, le poêle avait reçu du combustible en abondance, le plancher avait été lavé, le lit fait, les affaires des servantes (…) avaient disparu, la table qui agressait auparavant le regard avec son plateau incrusté de crasse, était recouverte d’une nappe blanche tricotée. On pouvait se mettre à accueillir des visiteurs5.
14Là encore, K. ne pourra qu’entrevoir ce bonheur. A peine a-t-il commencé à se laver qu’il reçoit la visite de l’instituteur du village, venu lui proposer le poste de concierge de l’école primaire. Cette proposition réduit à néant la perspective de foyer, car le couple devra loger dans une salle de classe qu’il libèrera chaque matin à l’arrivée des enfants et prendra ses repas à l’auberge. C’est le contraire de l’intimité et, d’une manière significative, la conversation entre les deux hommes se tient sur un balcon un peu à l’écart de la chambre, obscur et parcouru par un vent glacé. Il convient en effet de noter que le lieu clos, lorsqu’il est valorisé, est associé à la chaleur, ainsi les petites chambres du Herrenhof réservées aux employés du château sont-elles très bien chauffées et l’exemple du lieu exigu, chaud, luxueux et confortable par excellence est représenté par le traîneau de Klamm, avec ses fourrures, ses coussins de cuir et ses flacons de liqueur succulente dissimulés dans les portières.
15Le lieu clos négatif se caractérise au contraire par l’entassement, comme le montre l’appartement de Brunelda dans Amerika. Monstrueusement obèse, elle vit dans deux chambres minuscules où s’entassent des meubles et des vêtements fanés, vestiges de son ancienne splendeur. Elle est présentée comme un monstre d’amoralité et, exhibitionniste, elle ne ménage pas les invites sexuelles à l’adresse de Karl. La même sexualité dégradée apparaît dans Das Schloß, avec le personnage de Pepi, la jeune serveuse qui a remplacé Frieda au Herrenhof. Elle offre à K. de le dissimuler dans le réduit où elle dort avec ses compagnes, ce qui lui permettrait d’être assez proche de Klamm pour espérer le rencontrer. En échange, elle s’attend à des faveurs sexuelles de sa part. De manière significative, sa chambre n’est qu’un placard où se superposent les couchettes occupées par les servantes. L’appartement de Brunelda est un ramassis d’objets hétéroclites et sales. Ces lieux étouffants sont l’image de la médiocrité sordide, de l’échec et de la rancœur.
16Le labyrinthe et le lieu clos se situent en prolongement l’un de l’autre au sein d’un univers réglé par des lois et des normes échappant à un sujet qui se place spontanément sous le signe du mouvement. Une troisième modalité, qui ne réfute qu’en apparence les errances du labyrinthe et les frustrations du lieu clos est la ligne droite. Diaïrétique, indiscutable, elle semblerait introduire la clarté au sein de l’ambiguïté, l’ordre dans le chaos. Ainsi, lorsque Karl s’entend signifier son congé de la bouche de Green, un ami de son oncle, celui-ci lui conseille de traverser le continent et de se rendre en Californie car c’est là qu’il a le plus de chances de réussir. Or cette ligne droite subit une mutation de sens considérable si l’on considère la modalité du mouvement. Pour Green, il ne fait aucun doute que le voyage doit s’effectuer par le train ; mais, après avoir quitté la villa Pollunder, Karl rencontre deux vagabonds Delamarche et Robinson, et bien qu’il ait de l’argent pour payer un billet, il se rend à la proposition de Delamarche : gagner à pied la ville de Butterford afin d’y trouver du travail. L’opposition entre le voyage à pied et le voyage en train est riche de sens. Le train est diaïrétique, il mènerait Karl à destination rapidement, sans erreur de trajet et en le préservant du danger. De plus Kafka insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il a suffisamment d’argent pour cela. Le voyage à pied au contraire est lent, difficile, hasardeux, car la route est le lieu tortueux de l’errance potentielle, des mauvaises rencontres, de l’incertitude. Par un souci d’économie mal placée, Karl fait le mauvais choix, dont les conséquences le poursuivront durant tout le roman. L’erreur commise avec les meilleures intentions du monde transforme l’espace diaïrétique en labyrinthe de l’indifférencié. Au dernier chapitre, il ne possède plus rien, ni bagages, ni argent, ni identité, mais il a survécu à toutes les expériences pénibles qu’il a rencontrées. Ayant touché le fond sans avoir sombré, il est prêt à recommencer à zéro, vérifiant par là un nouveau cliché associé à l’Amérique : le pays des possibilités infinies. Engagé par l’énigmatique mais généreux Grand Cirque d’Oklahoma, il plonge dans un autre mythe, celui du Pays Neuf. Il a laissé derrière lui le New York de son arrivée, la ville de l’oncle Jakob qui symbolise une Amérique scindée irréversiblement entre l’univers des possédants et celui des déshérités. New York est un monde déjà façonné, donc figé. Ramsès est régressif et lié à l’imaginaire. En revanche le Grand Ouest, avec ses paysages grandioses, presque terrifiants, est à l’image d’un rêve américain non encore faussé :
Ils roulèrent deux jours et deux nuits. C’est seulement maintenant que Karl comprenait la grandeur de l’Amérique (…) Le premier jour, ils traversèrent de hautes montagnes. Des masses pierreuses d’un bleu tirant sur le noir avançaient leurs aspérités vers le train ; on se penchait par la fenêtre et c’est en vain que, se penchant par la fenêtre, on cherchait à en distinguer les sommets ; de sombres vallées encaissées, au profil déchiqueté, s’ouvraient (…) ; de larges torrents se précipitaient à toute vitesse comme de grandes vagues sur le terrain couvert de collines, charriant des milliers de vaguelettes chargées d’écume ; ils se précipitaient sous les viaducs sur lesquels roulait le train et ils étaient si proches que le souffle de leur fraîcheur faisait frissonner le visage6.
17Parallèlement à l’expérience du déplacement, l’errance est pour Karl Roßmann et pour K. l’occasion de rencontres toujours inattendues et toujours lourdes de conséquences avec les personnages peuplant le labyrinthe.
Les personnages
18Les habitants du labyrinthe se subdivisent en trois catégories : les tentateurs, les initiés, les monstres, répartis de manière différente selon le roman considéré. Dans Das Schloß par exemple, la tentation est d’ordre affectif et sexuel, elle s’exprime à travers la tentative de corruption à laquelle se livre Pepi. Cette tentation n’en est pas une à proprement parler car à aucun moment K. ne désire cette jeune fille au physique ingrat. De plus, il s’estime lié à Frieda, qui a quitté le Herrenhof pour le suivre. Il a néanmoins un instant d’hésitation, se demandant s’il ne doit pas faire flèche de tout bois : aucun moyen n’est interdit au cœur du labyrinthe, c’est l’individu qui doit faire la part des choses au sein de l’indifférencié. L’arpenteur échappe au piège de l’opportunisme et de la compassion déplacée. Plus lucide que Karl, il a saisi d’emblée les motivations de Pepi ; à l’invite sexuelle s’ajoute la rancœur, car la jeune fille a failli dans le travail de serveuse qui lui a été confié et qui est porteur d’un prestige considérable car il représente un contact direct avec le personnel du Château. La connaissance qu’elle lui offre, la rencontre avec Klamm qu’elle lui fait miroiter, doivent s’acheter au prix de l’avilissement personnel. K. surmonte la tentation en réfutant sans ménagement les arguments de la jeune fille. La lucidité et l’absence d’états d’âme de l’homme mûr s’opposent à l’immaturité de l’adolescent :
Quelle imagination débordante tu as, Pepi’, dit K. (…) ‘Vous autres, femmes de chambre, vous avez coutume d’espionner par le trou de la serrure et vous en gardez l’habitude de raisonner ainsi : partir d’un détail que vous voyez vraiment pour en tirer des conclusions aussi impressionnantes que fausses sur l’ensemble. (…)
Tu prétends sans cesse avoir été dupée parce que cela te flatte et t’émeut. Mais la vérité, c’est que tu n’es pas faite pour cette place7.
19C’est précisément ce que Karl se révèle incapable de faire lors de son premier contact avec le labyrinthe. S’étant égaré dans les coursives du paquebot à la recherche de son parapluie, il parvient à un réduit où il rencontre un soutier dont il espère recevoir les renseignements qui lui permettraient de retrouver son chemin. Mais il se trouve pris dans les récriminations de ce personnage éternellement insatisfait –comme Pepi- s’estimant lésé et persécuté par tous, en particulier son supérieur direct, le contremaître Schubal. Karl est littéralement vampirisé par ce personnage négatif et oubliant la précarité de sa propre situation, entreprend de plaider la cause de celui-ci devant les plus hautes autorités du navire. Dans cette aliénation volontaire, cette abdication de son libre arbitre, le caractère paradoxal de la situation lui échappe totalement : l’adolescent seul au monde prend un homme plus âgé sous sa protection. Il argumente en sa faveur alors que lui-même vient de perdre, par absence de discernement, ses maigres possessions. De fait, il s’engage dans la défense de l’indéfendable soutier avec une spontanéité que l’on peut expliquer par la sympathie instinctive d’un personnage victime à l’égard d’une autre victime. Il le valorise parce qu’il lui attribue une plus grande expérience du monde et de la vie, sans percevoir son caractère destructeur. Refusant de comprendre que le soutier est avant tout victime de lui-même, il excuse spontanément ses faiblesses et recherche auprès de l’adversaire tout ce qui pourrait devenir argument à charge. Or le soutier est en réalité un personnage infantile, un éternel mineur, l’image exacte de ce que Karl, propulsé malgré lui dans l’âge adulte, n’a plus le droit d’être. Le chapitre liminaire, intitule précisément ‘Le soutier’, présente ainsi, en miniature, le spectacle de l’aliénation vis-à-vis du monde auquel Karl est livré sans défense, et sans jamais le comprendre. L’écouter équivaut à se laisser enfermer dans le labyrinthe doublement régressif de l’argutie verbale et de l’inadéquation :
Mais il fallait absolument se montrer rapide, clair et très précis. Or que faisait le soutier ? Il parlait tant qu’il transpirait ; il était depuis longtemps incapable de tenir dans ses mains tremblantes les papiers posés sur l’appui de fenêtre ; il se répandait en plaintes contre Schubal (…) Mais tout ce qu’il arrivait à produire devant le capitaine n’était qu’un triste galimatias (…) ; si seulement le chauffeur avait fait meilleure figure ! Mais il semblait totalement incapable de lutter (…) Il se tenait les jambes écartées, les genoux vacillants, la tête légèrement relevée et l’air passait à travers sa bouche ouverte comme s’il n’y avait plus de poumons pour le retravailler à l’intérieur8.
20Si Pepi est la caricature de la sirène et le soutier l’antonyme de la figure paternelle, le labyrinthe renferme également ses minotaures. Dans Amerika, le monstre est d’abord bicéphale, féminin et masculin. Sa part féminine est représentée par Clara, la fille de son hôte, qui insulte et humilie Karl au moment où il s’apprête à entamer le périple qui le mènera à la salle à manger ; sa part masculine, par le monstrueux Mr Green qui, à minuit précise, lui lit la lettre de son oncle. Clara Pollunder et Mr Green, qui ouvrent et ferment respectivement le premier labyrinthe, incarnent l’ogresse et l’ogre. La première est animale, vigoureuse, elle déborde de sensualité et de violence ; le second, qui a dévoré son repas avec un appétit féroce, exsude une force athlétique allant de pair avec une énergie dévastatrice : le dynamisme de l’Américain qui a réussi. Ces nantis impitoyables font entrevoir à Karl le monde de richesse et de vie facile qu’il perd avant d’avoir pu le découvrir pleinement. Par opposition au fade et grassouillet Pollunder, ils symbolisent le Nouveau Monde : énergie sexuelle, amoralisme, vitalité de la chère et de la chair pour dévorer l’Européen innocent et désarmé. Ils s’opposent au chauffeur, représentant dérisoire du monde ancien, d’une vieille Europe dépassée.
21L’autre monstre, qui participe de manière considérable aux avatars de Karl, est également bicéphale, c’est le couple infernal Delamarche Robinson, avec lequel Karl se lie peu après avoir quitté la villa Pollunder. Chômeurs et vagabonds, les deux aigrefins vont successivement le dépouiller de son argent et de sa valise, faire échouer son début d’intégration à l’Hôtel Occidental et enfin le séquestrer chez Brunelda, qui est devenue la maîtresse de Delamarche. Ils font régulièrement échouer les projets raisonnables de leur victime. Le plus dangereux est Delamarche, personnage actif et figure de père dévoyé. L’erreur commise par Karl lors de leur rencontre est une réitération de l’épisode liminaire du soutier. Karl s’en est en effet remis à Delamarche, en dépit de l’aspect à la fois misérable et inquiétant de celui-ci, car il a estimé que son expérience de la vie américaine était supérieure à la sienne. A aucun moment il n’a perçu la dynamique du mal que recèle son compagnon. Très vite, Delamarche prend l’ascendant sur lui, n’hésitant pas à le rouer de coups lorsqu’il tente de lui résister. Robinson fait figure de famulus, d’alter ego inférieur de Delamarche. Là où ce dernier impose sa volonté, il incarne la tentation du laisser-aller, de l’abdication de soi. Karl se trouve pris de la sorte dans une double immobilisation : la tyrannie de Delamarche et la veulerie de Robinson.
22Das Schloß, par contre, ne présente guère de personnages monstrueux ; en revanche, les initiés y jouent un rôle important. Ils sont représentés par les employés du Château. Durant son séjour au village, K. est mis en présence d’un certain nombre d’entre eux, qui sont tous présentés comme des personnages importants du simple fait de leur appartenance à celui-ci, notamment Momus (chapitre 6) ou Erlanger (chapitre 17). Ce sont des secrétaires, ou des adjoints de secrétaires, des intermédiaires ou des chargés de mission. Tous se situent donc sous le signe de la communication, mais aucun ne semble honorer cette vocation. Aucun ne renseigne K. Aucun ne fait avancer ses affaires. Tous ceux qui parlent d’eux à K. les présentent comme des personnages fort occupés, surmenés, prenant sur leur sommeil pour venir à bout de la masse de travail qui leur est impartie. Mais, lorsque K. se rend au Herrenhof où ils résident, il apprend qu’ils dorment, qu’ils mangent ou qu’ils jouent à des jeux de société. Aucun ne travaille. Ces personnages sont dilatoires. Lorsqu’il les rencontre, K. se sent envahi par la léthargie et jamais le lieu valorisé qu’il désire ne lui apparaît plus lointain qu’à leur contact.
23Cette vision négative de l’initié contraste avec l’image qu’en donne Amerika. Au cours de ses pérégrinations au cœur de la villa Pollunder, alors qu’un courant d’air a soufflé sa bougie, Karl rencontre un vieux domestique qui le guide jusqu’à la salle à manger : le subalterne des Enfers, le gardien du seuil, se charge d’amener le personnage ignorant à destination, afin que son destin puisse être consommé. Il n’est plus question ici de connaissance ou de contact avec l’ineffable, mais d’efficacité.
24Dans les deux romans, l’errance équivaut à une forme d’emprisonnement au cœur d’un univers dominé par l’arbitraire alors que le sujet cherche à atteindre une forme d’entité objective, indiscutable, qui représente son idéal. Dans Amerika Karl Roßmann tente de bâtir une existence qui, d’une part, effacerait la ‘faute’ personnelle qu’il a, très involontairement, commise à Prague et, de l’autre, marquerait la victoire de la modernité, de l’efficacité sur les valeurs vieillies d’une Europe dépassée. Or il s’épuise face à une réalité qui se dérobe et le maltraite car il l’appréhende sur des bases erronées. Il continue en effet de raisonner et de se conduire en collégien studieux et moyennement doué, échafaudant des plans raisonnables et vertueux comme s’il se trouvait encore chez ses parents, alors que l’Amérique cauchemardesque dans laquelle il a été jeté exige une aptitude à la survie qui le dépasse. Isolé face à une altérité protéiforme, mutable, désarmé face à des personnages résolus et sans scrupules, il est voué à l’échec, à la passivité et en fin de compte à l’effacement.
25Il en va tout autrement pour l’arpenteur de Das Schloß qui possède au plus haut point la souplesse, l’adaptabilité, la faculté d’anticipation qui font défaut à Karl. Face aux déconvenues, à l’hostilité, K. parvient à garder l’initiative de l’action ; quand elle lui échappe, il fait en sorte de la recouvrer, sans jamais perdre la face ou se figer dans une attitude défensive. D’autre part, il maîtrise toutes les formes du discours, y compris et surtout le mensonge.
26Amerika équivaut de la sorte à un démontage ; les échecs de Karl procèdent des erreurs qu’il commet. Das Schloß, illustre au contraire la résistance de K., une résistance qui, si elle ne triomphe pas des obstacles, n’en permet pas moins de poser l’énergie et la volonté du sujet, qui introduisent une forme de dignité face à une négativité protéiforme.
Notes de bas de page
1 Amerika Fischer Taschenbuch Verlag 132 Frankfurt/Main, p. 55, trad. Anne-Marie Baranowski.
2 Das Schloß, p. 13-14.
3 Ibid., p. 61-62.
4 Un autre exemple flagrant de raisonnement perverti apparaît au chapitre 9, lorsque l’aubergiste Gardena veut contraindre K. à adresser une supplique à un secrétaire nommé Momus car, dit-elle, c’est là sa seule chance de succès. Mais elle s’empresse de relativiser ce qu’elle vient de dire jusqu’à le réduire au non-sens, sans perdre pour autant son ton impérieux : ‘Mais je ne veux pas exagérer : le chemin ne vous mènera peut-être pas jusqu’à Klamm ; peut-être s’arrêtera-t-il bien avant ; sur ce point, c’est le bon vouloir de Monsieur le Secrétaire seul qui en décidera. C’est pourtant, en ce qui vous concerne, la seule voie qui vous mènera à Klamm’. [Das Schloß p. 96] K. n’est pas en reste ; il pénètre sans difficulté les méandres du vrai et du faux, comme en témoigne par exemple son absence apparente de surprise lorsque, au chapitre 6, le Château lui dépêche deux personnages qu’il n’a jamais vus en qualité d’aides, alors qu’il avait jusqu’à présent toujours parlé de ‘son vieil aide’. A menteur, menteur et demi, pourrait-on dire, mais ni K. ni ses interlocuteurs n’en ont cure.
5 Das Schloß, p. 77.
6 Amerika, p. 218.
7 Das Schloß, p. 255-256.
8 Amerika, p. 16-19.
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