Julien Gracq, l'errance du poète
xxe siècle
p. 137-148
Texte intégral
1Marche, vagabondage, déambulation poétique et physique, suivi au hasard des chemins de fortune, ces impressions ou ces images fortes nous sont laissées à la lecture des textes de fiction comme des écrits fragmentaires à caractère autobiographique de Julien Gracq. L'auteur du Rivage des Syrtes n'est pas un grand voyageur mais il s'est toujours présenté comme un grand marcheur, un homme qui aime particulièrement les chemins, les routes ou les itinéraires, un homme pour qui l'idée même de circulation semble être un élément constitutif d'une œuvre. Si l'on évoque ici les écrits de Gracq dans leur ensemble, si nous associons le fictif et le réel c'est pour prendre la mesure d'une idée qui lui en est inséparable, celle de l'errance.
2Mais comment évaluer cette attitude poétique et existentielle chez l'auteur du Rivage des Syrtes ? En quoi cette différenciation apporte-t-elle un degré de connaissance supérieur à l'œuvre ? Certaines entreprises littéraires sont pourtant à l'image de leurs auteurs, errantes, vagabondes ; elles pointent une origine, indiquent un ordre, un sens, un commencement : comme une genèse où un personnage, un poète se met en chemin. L'image de Rimbaud s'impose chez Breton, Gracq ou d'autres encore, mais les notions de quête et de partance sont en fait primordiales dans une large partie de la littérature du vingtième siècle.
3L'errance constitue chez Julien Gracq une sorte de figure de pensée qui s'inscrit dans le contexte particulier de la création littéraire du début de la seconde moitié du vingtième siècle, elle renvoie le lecteur à une perception particulière de l'intime. Dans la mesure où le regard sur l'ensemble de l'œuvre de Gracq nous permet d'en dégager les manifestations poétiques, nous sommes en mesure de mieux cerner l'importance accordée au paysage et au chemin.
Une figure dans son contexte
4L'errance est l'une de ces figures hautement visibles de l'œuvre de Julien Gracq, elle est révélatrice de l'importance du débat qui anime la littérature en cette seconde moitié du vingtième siècle. Au moment où Gracq publie en 1948 son essai sur l'auteur de Nadja : André Breton, quelques aspects de l'écrivain, le surréalisme ressemble plus à un moment historique qu'à un mouvement d'avant-garde. Les temps semblent bien plus propices, désormais, à la littérature de l'engagement, les centres d'intérêt et les enjeux de l'actualité sont plutôt tournés vers les questions d'engagement politique et social. Gracq, pourtant, préfère la poésie, la fiction à haute teneur mythique et tout imprégnée d'Histoire à une forme d'écriture directement ancrée dans le temps contemporain. Est-il pour autant si résolument antimoderne ?1 Gracq, réaffirme dans "Pourquoi la littérature respire mal"2, l'importance du "sentiment du oui "porté au sommet d'un instant que traversent frissons, battements d'ailes""3, il oppose les "valeurs d'intégration" aux "valeurs d'exil"4 dont l'Etranger ou La Nausée nous donnent l'image. Dans quel contexte, alors, l'errance s'inscrit-elle ?
5Quelles que soient ses formes, la manifestation de l'errance est puissante dans la littérature française du vingtième siècle. Elle est préparée par de nouvelles tendances poétiques exprimées largement chez Baudelaire5 ou Rimbaud qui inspirent la modernité du début du siècle et elle préoccupe grandement les surréalistes. Au début du vingtième siècle, tout particulièrement, l'errance ne se comprend pas sans l'idée de création littéraire et poétique. Julien Gracq occupe une place particulière dans cette évolution de la conception de l'acte créateur, ses écrits ne peuvent être véritablement perçus sans la conscience singulière d'un langage poétique qui se trouve chargé de nous faire accéder à une connaissance nouvelle de notre monde intérieur, beaucoup plus profonde et féconde
6Aborder la question de l'errance chez Julien Gracq, c'est nécessairement aborder la notion d’espace c'est-à-dire, ce qui « tient lieu (…) de psychologie et de morale »6. En postulant d’abord que l’être est par son rapport au monde, Julien Gracq ne peut donc échapper aux dimensions les plus profondes et les plus essentielles de l'espace judéo-chrétien. Avant même la Quête du Graal qui inspire déjà les débuts de son œuvre, c'est la Genèse qui nous avait offert les premières manifestations de l'errance. L'histoire d'Abel et Caïn se présente comme la matrice dont les variations sont infinies. Ulysse, dans la lignée de Caïn, s'inscrit dans ce souci de donner une représentation, une forme, quand il ne s'agit pas plus simplement de donner un sens à l'existence humaine.
7L'errance de Julien Gracq est bien au-delà d'un thème ou d'un motif qui circulerait dans l'œuvre. L'errance nous invite ici à retrouver les multiples positions de la personne dans sa dimension ontologique d'être-au-monde : l'écriture poétique prend une figure humaine désorientée, elle cherche sa forme première, originelle, en quête de sens, et par conséquent elle cherche à prendre mesure de l'espace. L'œuvre de Gracq, elle aussi, est un chemin, un paysage dont la critique a maintes fois cerné les rapprochements avec le domaine littéraire. Du Château d'Argol aux Carnets du grand chemin, se trouve représenté un imaginaire de l'errance fait de circulations nocturnes, de contournements plus ou moins conscients de la mort. Dans les différents types de textes sont dessinés autant de lieux, d'espaces où l'on a des raisons de se perdre. L'œuvre de Gracq peut se comprendre selon une orientation particulière : elle commence par le souci d'affranchissement et par la volonté de rupture à l'endroit des repères et des codes. L'œuvre s’engage par la fiction, le roman mais des manifestations poétiques accompagnent en parallèle le travail de création. Ainsi, les poèmes en prose, puis les textes fragmentaires, semblent suivre cette volonté de tracer une ligne de faîte7 ou le souci constant de rejoindre une ligne d'horizon. L’écriture s’affirme comme position existentielle.
Le sens matériellement palpable
8Affirmer la vertu poétique de l'errance dans la littérature de Julien Gracq, c'est se situer volontairement dans une dimension optimiste et porteuse d'avenir ; c'est-à-dire au-delà des règles imposées ces deux ou trois dernières décennies : illusion lyrique, affirmation excessive de l'autobiographie ou des contraintes formelles. L'affirmation de la valeur même de l'errance nous conduit parallèlement à celle du sujet, sujet lyrique, doté d'un rapport nouveau à l'objet. Sur ce terrain fondamental, Julien Gracq est l'héritier d'une tradition lointaine en même temps qu'il assure le renouveau d'une écriture poétique débarrassée de ses scories, de ses excès. L'errance poétique ne va pas, depuis ces dernières années, sans la prise en compte d'un matériau poétique qui ne se situe pas seulement dans les recueils de poèmes au sens le plus traditionnel. Dans la littérature d’aujourd’hui, la poésie erre, cherche sa place dans une circulation à travers les formes, réaffirmant sans cesse ses possibilités. En somme, à ce jour, notre perspective doit être guidée par une prise de distance à l'égard d'une matérialité langagière ou verbale excessive et nous devons nous tourner du côté de ce qui produit l'émotion à la base de toute activité poétique. Or, la construction très originale de La Forme d'une ville témoigne bien de cette exigence requise à l’égard du texte littéraire : nul attendrissement sur tel moment de l'enfance, nulle attention curieuse pour un événement singulier ou pour un mot8, mais plutôt un livre accordant une importance à quelques images privilégiées et à l'impression qu'elles suscitent. La Forme d'une Ville, est comme un livre labyrinthe, un livre de l'errance, Bernhild Boie considère ces parcours nantais comme écrits "autour d'un manque et d'un écart : distance qui sépare l'élève enfermé de la liberté des rues (…) on trouve des trajets épars, des prospections interrompues, incomplètes, perpétuellement alertées par le désir qui se porte au-devant du regard, perçues, rêvées, transfigurées par l'imagination."9
9Ainsi, tout s'écrit et tout se bâtit selon les lois de la sensation, de la mémoire et de la transformation poétique d'un matériau perçu selon les lois de l'errance. L'émotion poétique a besoin d'une rencontre aventureuse avec l'univers extérieur qui pourra offrir la possibilité de matérialiser l'espace de l'intime.
10L'être au monde tel que le conçoit Julien Gracq ne peut s'accomplir sans le sentiment de cette unification du sujet et de l'objet, sans une part d'indistinction entre le ressenti émotionnel et la forme poétique définitivement fixée. Une telle attitude ne peut aller sans une forme de réticence plusieurs fois signalée dans les ouvrages autographes ; on lit dans les Carnets : "La secondarité est dans mon caractère, partagé entre l'anticipation et le souvenir"10, ou encore dans la Forme d'une ville : "Je ne cherche pas ici à faire le portrait d'une ville. Je voudrais seulement essayer de montrer - avec toute la part de gaucherie, d'inexactitude et de fiction que comporte un tel retour en arrière -comment elle m'a formé"11.
11Dans tous les cas, Julien Gracq a certainement médité la nature de cet acte créateur Ses écrits ne peuvent être véritablement perçus sans la conscience particulière d'un langage poétique qui se trouve chargé de nous faire accéder à une connaissance nouvelle de notre monde intérieur, beaucoup plus profonde et féconde. Pour le seul domaine surréaliste, il suffirait de se reporter à l'importance du célèbre hasard objectif, aux rapprochements soudains et aux "pétrifiantes coïncidences" illustrant les récits de Nadja pour concevoir la richesse de l'errance dans la sphère poétique.
12Comment comprendre alors l'errance poétique de Julien Gracq ? Il semble d'abord totalement justifié de reconnaître l'importance d'un thème qui habite les personnages importants des récits, au premier chef, Aldo, le principal protagoniste du Rivage des Syrtes ou le lieutenant Grange dans Un balcon en Forêt. La manifestation de l'errance imprègne, en fait, l'œuvre de Gracq tout entière parce qu'elle se trouve être intrinsèquement liée à une conception poétique. Pour bien cerner les enjeux de cette manifestation, il faut faire appel à une durée diégétique et énonciative séparée du temps entendu en un sens traditionnel. Chez Julien Gracq, le chemin, la route sont inséparables de cette dimension poétique qui irradie l'œuvre dans sa totalité.
L'errance intime de l'écriture
13Lire Gracq aujourd'hui, l'écrivain du retrait, qui s'est tenu volontairement à l'écart de la scène médiatique, c'est assurément rechercher au fond de soi un parcours, c'est pour tout lecteur, se situer dans les conditions mêmes de la quête, sans chercher dans la littérature des réponses toutes faites à des questions trop hâtivement posées, sans chercher à se conforter dans des certitudes bien en phase avec le milieu ambiant. Entrer dans un univers littéraire, c'est pourtant bien pour ce lecteur que nous sommes, suivre le chemin de l'errance : nulle certitude ne vient s'établir dans notre parcours parce qu'il est rare qu'un écrivain trace d'emblée avec certitude le projet définitif de son œuvre, projet de toute sa vie créative. Il y a dans ce simple fait quelque chose de partagé entre l'auteur d'une œuvre et son lecteur, ainsi que dans le continuum très gracquien lecture et écriture. Lorsque Julien Gracq formule ses conceptions de l'écriture dans un passage bien connu de En lisant en écrivant12 on retrouve l'image archétypale de Thésée dans le dédale. Consciemment ou non, l'initiateur du projet littéraire utilise une image très parlante qui désigne un travail et aussi le nourrit poétiquement. Cette idée du contrepoint lecture- écriture est plusieurs fois reprise dans son œuvre à tel point que l'on peut considérer que nous sommes au-delà d'un motif ou de simples conceptions esthétiques, mais plutôt dans un rapport profond à la littérature. Gracq déclare se référer avec autant de force au monde et à la bibliothèque, "à condition de laisser de côté la "science de la littérature" et de ne lire qu'en fonction de ce qui, pour vous, dans les livres, vit réellement"13.
14Mais les conceptions mêmes de la littérature ne suffisent pas à caractériser cette position errante de l'écriture. Un regard global sur l'œuvre de Julien Gracq invite véritablement à prendre en compte l'harmonie du paysage et de l'écriture ; Ce que dit Julien Gracq dans l'entretien avec Jean Louis Tissier est remarquable à cet égard :
Au fond, un grand panorama, c'est une projection d'un avenir dans l'espace, et c'est une sorte de chemin de la vie – mais un chemin de la vie que l'on choisirait librement. Parce que dans ce paysage on a le sentiment que l'on peut aller partout, on a une impression de liberté étonnante14.
15On voit comment l'exaltation du regard implique l'écriture mais aussi la circulation et le chemin, chemin poétique, de l'écriture, qui appelle à de multiples manifestations scripturales.
16Le cas de Julien Gracq est d'autant plus sensible que son cheminement esthétique n'a effectivement rien de prémédité, sans être une quête, il subit, en revanche, de multiples influences constituées en objets de fascination. Le chemin propose une véritable errance au narrateur, au poète ou à l’auteur des textes fragmentaires.
17Dans sa définition de l'errance, le Trésor de la Langue Française met bien en évidence "l'action de marcher sans but, au hasard". Or, précisément, pour l'écrivain qui reconnaît dans le surréalisme un courant d'influences tout à fait majeur pour son œuvre, le terme "hasard" occupe une fonction tout à fait centrale dans l'esthétique surréaliste. Julien Gracq n'en fait pas un dogme, son intérêt pour André Breton est profond et durable mais celui pour le mouvement constitué comme une école demeure, on le sait, distancié.
Une forme d'écriture
18Formes, manifestations, les termes sont ici d'une extrême importance, la réalisation concrète de l'écriture poétique est appelée par l'idée du parcours, de quelque chose de l'ordre des retrouvailles avec un lointain légendaire à jamais perdu si l'on ne déploie pas force, énergie à recomposer une forme pressentie, puis imaginée et redécouverte. Nantes, dans La Forme d'une ville, en constitue le modèle exemplaire et il n'est pas rare de retrouver Gracq dans une situation d'errance, faisant d'une circulation dans la ville où il fut interne au Lycée Clemenceau, comme un principe accompagnateur d'écriture pour le présent. Gracq souligne cette démarche avec beaucoup de netteté au début de l'ouvrage, montrant ainsi que les chemins accompagnent toute espèce de voie, de parcours ou de pente de la rêverie où pourrait circuler l'énergie imaginative :
Reprenons donc le chemin des rues de Nantes, non pas à la rencontre d'un passé que je ne voudrais mettre à ressusciter aucune complaisance, mais plutôt de ce que je suis devenu à travers elles, et elles à travers moi15.
19En de telles circonstances d'écriture, l'appartenance au strict genre narratif ou poétique importe peu. Retenons plutôt, l'idée d'itinéraire d'écriture et de vie, et, soulignons-le encore, de projection dans le futur. La ville de Nantes qui fut des années entières "à demi interdite finit par symboliser l'espace même de la liberté"16, et cela même à condition de considérer l'objet de l'ouvrage comme une errance dans les rues de Nantes. Car le livre est lui-même un mouvement : il reproduit celui d'une circulation physique dans la ville, comme dans la mémoire. Le lieu nantais ne saurait être seulement l'objet d'une réminiscence. Gracq le disait dans Lettrines : "fourmillante cité, cité pleine de rêves"17. La ville devient plus encore, elle était le germe de l'œuvre à venir, elle conduisait l'auteur vers une force imaginative singulière en quête d'une forme poétique :
J'ai davantage rêvé là, entre onze et dix-huit ans, que dans tout le reste de ma vie : que faire d'une vie commencée à vivre si irrémédiablement sur le mode de l'ailleurs ?18
20Cette réflexion en apparence anodine semble annoncer aussi en partie le motif poétique de l'errance, celle qui dans le second versant de l'œuvre de Julien Gracq concilie textes fragmentaire et poétique.
21Le labyrinthe offre la possibilité de se perdre, c'est la figure, la représentation même de l'errance, avec tout ce qu'il peut comporter de contradictoire : enfermement et liberté. C'est bien cette figure qui surgit dès que Gracq cherche à retrouver la sensation intime ou le souvenir d'un paysage d'élection. C'est ainsi qu'en 1948, Gracq traverse la Flandre lors d'un voyage aux Pays-Bas, puis revient en 1949 à la demande de Suzanne Lilar. Gracq retrouve un moment de son passé : lorsqu'il se trouva sur les bords de l'Escaut en 1940, dans un sentiment profond d'étrangeté sur lequel il reviendra à plusieurs reprises. Pour évoquer un espace endigué, qui vient de sortir de l'eau, dans un silence intriguant, Gracq a recours à une évocation minutieuse du paysage et de l'impression qu'il procure. Le rappel de ce sentiment se fait dans "La sieste en Flandre hollandaise" sur un mode qui lui est très propre : celui du passage de la frontière et de la perdition. Le labyrinthe, dans son jeu complexe et contradictoire, semble dans un premier temps appeler la perte, la disparition, la mort, mais, peu à peu, se manifeste l'idée d'une fusion entre l'homme et la nature :
La frontière passée, la sensation intime qui nous renseigne, en l'absence même de tout repère visible, sur les approches d'un lieu à l'écart s'insinue très vite dans l'esprit du voyageur(…) aucun lieu du monde peut-être où l'on doive se sentir aussi indifféremment vivre quelque part – quelque part perdu dans le lotissement hospitalier de la savane, dans le large aménagé des herbes, muré au cœur du labyrinthe sans repères de l'écran mille fois replié et redoublé sur lui-même des peupliers. (…) l'idée tout à coup vous traverse qu'on pourrait s'étendre là, ne plus penser à rien, enfoui dans le manteau épais et l'odeur des feuilles fraîches, le visage lavé par le vent léger, le bruissement doux et perpétuel des peupliers dans les oreilles vous apprivoisant à la rumeur même de la plénitude19.
22En fait, le labyrinthe hollandais est à un carrefour de la poésie, de la géographie et de l'histoire, une alliance que Gracq aime à privilégier :
C'est pour moi au voisinage de tels carrefours de la poésie, de la géographie et de l'histoire, que gîtent pour une bonne partie les sujets qui méritent ce nom. De tels sujets ne s'éveillent sous les doigts qu'à la manière des grandes orgues : grâce à la superposition de multiples claviers20.
23Ce labyrinthe, en effet, renvoie à un paysage de polders particuliers, à la défaite de l'armée française en 1940, comme à la possibilité d'un anéantissement de soi.
24À partir des années 1970, celles où l'écrivain abandonne la fiction envisagée d'un point de vue classique sur le mode du récit, Gracq semble réinvestir le souvenir, la réminiscence sous une autre forme : l'idée d'une biographie imaginaire accompagne bien cette errance et permet de comprendre aujourd'hui l'œuvre entière : fort de tous ses souvenirs qui n'ont rien perdu de leur dynamique créatrice, l'écriture utilise toujours le jeu des combinaisons multiples de l'écrit fragmentaire ou du récit qui combine l'expérience de la vie, du lecteur et la création d'images poétiques. En d'autres termes, Gracq continue de suivre sa pente poétique en privilégiant l'activité poétique et la pérégrination par chemins, sentiers, passages et rues. Un poème en prose de Liberté grande, "L'explorateur", indique parfaitement cette intention sur un mode énonciatif poétique et autobiographique, un décor urbain rappelant la peinture métaphysique de Chirico ou l'univers onirique de Paul Delvaux. Comme il arrive souvent dans d'autres poèmes en prose ou dans Le Rivage des Syrtes, les traces de civilisation tendent à l'effacement pour laisser place à une pente secrète et intime de la poésie qui laisse le narrateur – poète "au balcon de sa nuit sauvage"21 :
J'ai vécu de peu de choses comme de ces ruelles vides et béantes en plein midi (…) leurs maisons évacuées comme un raz-de-marée sous l'écume des feuilles. (…)L'après-midi me retrouve devant un haut mur de parc aveugle, tendant l'oreille, comme on surprend un bruit de feuille derrière une porte22.
25Pour parvenir à cette forme de disposition poétique, il faut que l'écriture poétique suive cette pente secrète sans plan déterminé, acceptant ainsi la manifestation de l'errance, comme Aldo sensible à la "vibration intime de bonheur et de légèreté. (Se sentant) de connivence avec la pente de ce paysage glissant au dépouillement absolu"23. Sujet et paysage se confondent ou s'unissent fréquemment dans ces circonstances, qu'il s'agisse de l'homme, du végétal ou d'une perspective urbaine, dans le cas du Rivage des Syrtes, d'une visite aux ruines de Sagra, ville surgie du sol et destinée à la dégradation, "fin et commencement"24. Aldo nous dit alors marcher dans la "bonne direction", mais ce type de précision peut sembler étrange, il représente la figure même du poète dans l'errance, dans une étendue sauvage.
26Un autre principe de disposition poétique nous est donné en incipit des Eaux étroites :
La sécurité inaltérée du retour n'est pas garantie à qui se risque au milieu des champs de force que la Terre garde, pour chacun de nous sous tension ; plus que par le "baiser des planètes" cher à Goethe, il y a lieu de croire que la ligne de notre vie en est confusément éclairée25.
27Au moment où Gracq a écrit ses œuvres majeures, quand il a indiqué clairement la tonalité de l’ensemble de ses livres, on peut observer que demeure intacte l'idée du "larguez les amarres" dont le texte "Les yeux bien ouverts"26 constitue le manifeste : impression de réitérer ce qui constitue "un pli de l'imagination (…) qui joue à peu près régulièrement. (Gracq) remarque d'ailleurs que les grandes légendes qui [lui] parlent directement sont presque toujours celles qui placent au centre un voyage magique ou angoissant" (OC I, 849 ).
L'errance, l'intimité du chemin
28Par l'importance que Gracq accorde au chemin à la route mais aussi au parcours et à l'itinéraire jusque dans ses derniers ouvrages, on peut donc considérer que nous sommes au-delà d'une simple pente poétique illustrée par un thème traversant les époques. Chemins et routes sont autant d'espaces capables d'orienter, de matérialiser la direction, d'indiquer des repères. Les chemins sont, dans le fragment, la trace visible de la réminiscence, la forme de la remémoration, le tracé du chemin sur la surface textuelle peut alors participer, à des degrés divers, au souvenir autobiographique lointain ou proche. Sur ce point, il ne saurait être question de distinguer trop nettement entre un genre et un autre. Les premiers textes fragmentaires rassemblés dans Lettrines ne manquent pas d'évocations de parcours, promenades, itinéraires. Ils ont autant d'importance que les considérations sur le temps intime ou sur l'Histoire. On observe parallèlement un lien entre l'évocation de la route ou d'une voie quelconque et des instants de mémoire pure touchant à l'intemporalité. Dans cet aspect de l'écriture, se lit une marque de l'errance scripturale : l'ordre de la description semble tendre vers des dimensions plus poétiques ou ontologiques, cela n'est pas un mince projet...
29Ainsi, la route qui relie Poitiers à Limoges est pour l'auteur des Carnets, depuis longtemps, certainement, puisqu'il est question de "(sa) mythologie routière" – l'objet d'une initiation, un point de départ "aux confins des bocages de l'ouest trop familiers, du voyage vers une terre mal connue, plus aventureuse et plus attachante"27. L'espace le plus familier devient donc la possibilité d'un dépassement poétique, attitude rendue possible par une quête errante. Le parcours semble infini, à la recherche de l'élément fusionnel poétique et pur :
Y a-t-il un motif unique dans la quête qui m'aiguillonne au long de telles routes ? Quelquefois il m'a semblé que j'y poursuivais le règne enfin établi d'un élément pur – l'arbre, la prairie, le plateau nu à perte de vue - afin de m'y intégrer et de m'y dissoudre << comme une pierre dans le ciel>>, pour reprendre un mot d'Éluard qui m'a toujours laissé troublé28.
30Sur d'autres routes, comme celle reliant Bort à Neussargues, une forme de travail du langage poétique s'opère, faisant éveiller des sensations qui font "chavirer en nous une mémoire très ancienne : comme si l'homme se souvenait encore, par-delà le long sevrage de l'espèce, d'un temps où elle broyait à même la terre la verte écume native"29. C'est là une constante de l'écriture gracquienne qui revient à relier poétiquement l'expression enthousiaste du paysage à une temporalité à la fois intime, subjective et universelle.
31Les textes autographes évoquant les origines familiales sont à considérer comme précurseurs de cette forme de la poésie errante, tout particulièrement lorsque Julien Gracq évoque son père dans un portrait minimal prenant précisément sa place dans la section de Lettrines 2 intitulée Distances30. Ce seul fragment illustre dans sa simplicité, la convergence entre l'ascendance familiale, le paysage et l'émotion poétique que l'écrivain reconnaît en lui et sent grandir.
32Le père de Julien Gracq est voyageur de commerce pour une mercerie en gros, faiseur de récits, chroniqueur d'un temps perdu mais surtout initiateur de la poésie, "celle qui monte de la terre" (351), poésie pure, en quelque sorte puisque Monsieur Poirier n'avait aucune culture littéraire. Le voyageur de commerce dessinait pourtant et aimait la musique, contribuant ainsi à donner à son fils le goût de l'émerveillement31. L'une des toutes premières manifestations de cette attirance se trouve dans la représentation du paysage, le parcours, le chemin, mais, cette fois, la direction annoncée peut nous écarter de la réalité du monde, associer la représentation géodésique et le rêve, c'est le chemin intime de Julien Gracq, proche d'une réalité poétique et non plus seulement mimétique.
33Or, il s'agit bien de ce mouvement de fascination ou d'élan pur que Gracq semble retenir de l'errance, d'une recherche poétique, il construit une mobilité inspirée qui conduit à une compréhension du monde. Gracq se veut l'héritier de tout un courant littéraire romantique passant par Chateaubriand, Stendhal, Balzac ou Nerval : écrivains du paysage, écrivains du parcours ; mais sa rencontre avec le surréalisme et sa propre pente imaginative le conduisent non plus seulement vers des parcours mais dans des errances beaucoup plus incertaines. Le grand chemin est producteur d'une pensée, certes, riche d'associations et de réflexions, il nous place aussi dans les méandres de l'imagination ou dans des formes labyrinthiques qui, sans relever directement d'un univers clos, en possèdent aussi les caractéristiques. Le regard global sur l'œuvre de Julien Gracq nous offre un exemple captivant de saisie de la modernité. On voit, en effet, comment Gracq s'empare constamment des mythologies fondatrices, et tout particulièrement celles liées au motif de l'errance pour en construire une réalité littéraire qui appartient bien en propre aux préoccupations du vingtième siècle : errance de Caïn, d'Ulysse, labyrinthe ou descente orphique vers les enfers perceptible dans Un balcon en forêt. S'agit-il d'une simple répétition thématique ? L'expression poétique procède aussi d'une représentation du travail de la langue dans l'espace et le temps. Ce travail de l'émotion est un cheminement errant par nature parce qu'il nous renvoie à une expérience essentielle.
34L'errance poétique de Julien Gracq ne répète donc pas le mythe mais reste profondément reliée à l'idée d'une association entre la forme matérielle et la pensée ou son cheminement. L'errance ne saurait perdre son sens sacré, mais la particularité de Julien Gracq est de mettre en avant le sens de l'émerveillement et l'idée d'une nécessaire mise en route perpétuelle.
Notes de bas de page
1 Nous renvoyons le lecteur pour une analyse approfondie à l'ouvrage d'Antoine Compagnon : Les antimodernes, Gallimard, 2005.
2 I, 874. Les Œuvres complètes de Julien Gracq sont publiées aux éditions Gallimard (deux tomes dans la bibliothèque de la Pléïade), nous utilisons les signes I et II ou OCI et OC II pour mentionner ces ouvrages. La première édition des œuvres a été effectuée chez José Corti.
3 C'est Jules Monnerot qui est ici cité.
4 Ibid., 874.
5 Parmi d'autres exemples, signalons cet extrait de "Crépuscule du soir" des Petits Poèmes en Prose de Baudelaire. La magnificence de la nuit porte en elle l'alliance de l'errance labyrinthique et la possibilité d'une liberté infinie. Cette expression lyrique se retrouve dans Liberté grande :
O nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d’artifice de la déesse Liberté ! "
"Crépuscule du soir" in Petits Poëmes en Prose, éd. Gallimard, col. Poésie Gallimard, 1973.
6 Michel Murat, L'enchanteur réticent, Paris, José Corti, 2004, p. 10.
7 Voir Gilles Deleuze, Dialogues, Flammarion – Champs, 1996. Deleuze nous conforte dans la nécessaire distinction entre voyage et errance ; "La ligne de fuite est une déterritorialisation (…), il indique bien dans sa réflexion la connexion intime entre le projet d'écrire et la matérialité de la poétique :
"Écrire, c'est tracer des lignes de fuite, qui ne sont pas imaginaires, et qu'on est bien forcé de suivre, parce que l'écriture nous y engage, nous y embarque en réalité" (p. 47 et 54).
8 Il faut bien sûr se référer au caractère très novateur de L'âge d'homme ; même si Gracq ne reconnaît pas de dette particulière envers cet auteur, les récits de rêves insérés dans les textes fragmentaires ne sont pas sans nous rappeler l'essai de Leiris.
9 B. Boie, notice de La Forme d'une ville, éd. La Pléiade, OC II, p. 1555.
10 CGC, in OC II ,939.
11 FV, OCII, 774.
12 "Pourquoi écrit-on ? […] On écrit d'abord parce que d'autres avant vous ont écrit (…) Quand j'ai commencé à écrire, il me semble que ce que je cherchais, c'était à matérialiser l'espace, la profondeur d'une certaine effervescence imaginative débordante, un peu comme on crie dans l'obscurité d'une caverne pour en mesurer les dimensions après l'écho (…) ; pas d'écrivains sans insertion dans une chaîne d'écrivains ininterrompue>> (OCII, 656-657)
13 Voir l'entretien avec Jean –Louis Tissier paru en 1978, repris dans le tome II des Œuvres complètes de la Pléiade (Gallimard 1995). On peut y déceler, déjà, comme la motivation de l'attitude poétique que nous nous apprêtons à définir. La carte géologique fut très tôt conçue par le jeune Louis Poirier, comme un cryptogramme, provoquant ainsi la nécessité de déchiffrer quelque chose de mystérieux, que l'on n'a pas l'impression de posséder. L'idée de Vidal de la Blache, présente aussi chez Michelet, à laquelle Julien Gracq demeure très attaché, qui considère la France comme un organisme vivant, conduit aussi à une sorte de quête, d'attitude poétique errante dans la lecture du paysage et dans sa transcription : la mise en évidence des "symétries, des oppositions, des communications"(OCII, 1196) conduit l'écriture dans une quête des "harmoniques, des liaisons en tous sens" (id).
14 OC II, 1205
15 OCII, 775.
16 Id, 773.
17 In Lettrines2 (OCII, p. 273) où il cite l'extrait du poème de Baudelaire <<Les sept vieillards>>.
18 Id.
19 Liberté grande, OCI, 319.
20 Carnets du Grand Chemin, OCII, 989
21 Liberté grande, OCI, 309.
22 Id.
23 OCI, 611
24 Id.
25 OC II, 527
26 In préférences, OC I, 843)
27 CGC, II, 973.
28 Id, 975.
29 Id, 972.
30 OC II, 349.
31 Moment particulièrement révélateur de cette genèse poétique, le "chœur d'enfants qui répétait dans l'église, pendant quelques minutes il a été dans le ravissement, et je me sens brusquement tout proche de lui, si différent de moi" (OC II, 352)
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