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La vie errante selon Marcel Schwob

xxe siècle

p. 123-135


Texte intégral

1Point cardinal de l’imaginaire schwobien, l’errance est omniprésente dans les récits de l’écrivain, de ses premiers contes, recueillis dans Cœur Double et Le Roi au masque d’or, aux Vies imaginaires. L’étude des manifestations de ce motif littéraire dans l’œuvre de Schwob permet de dégager sa singularité parmi les auteurs de la fin du xixe siècle qui donnent au vagabond ses lettres de noblesse. À la différence des œuvres d’Octave Mirbeau, de Charles-Louis Philippe, de Jean Richepin, d’Aristide Bruand ou de Jean Rictus, les fictions de Schwob ne revêtent aucune dimension sociale ni humanitaire. Excepté quelques figures peu caractérisées, on ne trouvera pas dans les textes du conteur le type du vagabond ou du gueux mis en scène et valorisé par ses contemporains. Chez Schwob, l’errance constitue avant tout un embrayeur de l’aventure et un tremplin pour l’imaginaire. Son érudition sur les classes dangereuses du passé, son excellente connaissance de Villon et des bandes qui parcouraient les routes de France au xve siècle, sa fascination pour la pègre et les marginaux de son temps, expliquent l’originalité et la diversité des personnages errants qui hantent son œuvre : goliards, lépreux, hérétiques, routiers, bohémiens, boutefeux, chauffeurs, gueux des mers, trimardeurs et autres chemineaux. Au croisement d’une esthétique de la terreur et d’une éthique de la pitié, l’errance apparaît dans l’imaginaire schwobien comme un motif ambivalent, tantôt désirée, tantôt subie, symptôme d’une déchéance ou truchement d’une révélation, manifestation d’une revendication de liberté ou signe d’une malédiction.

2Le motif de l’errance traverse tous les recueils de Schwob. Il est repérable dès un texte de jeunesse, « Poupa, scènes de la vie latine », dans lequel la plupart des thèmes fondamentaux de l’imaginaire schwobien sont en gestation. L’un des fragments de ce texte inachevé manifeste une première image de l’errance, seulement ébauchée, à travers le personnage de Poupa, fillette allant à pied, « toute seule, comme çà, par les grands chemins1 ». La figure de l’enfant errant, promise à un bel avenir dans l’œuvre de Schwob, est incarnée aussi par le jeune Alain, dans le dernier conte de l’écrivain, « L’étoile de bois », dont la diégèse reflète la marche vagabonde du garçonnet à la recherche de son étoile. Entre ces deux bornes qui marquent le début et la fin de l’œuvre de fiction de l’auteur, les récits de Schwob donnent à voir un défilé d’individus errants, remarquables par leur diversité et leur permanence de l’Antiquité gréco-romaine au xixe siècle. Chez Schwob, deux périodes historiques sont particulièrement riches en personnages errants, la fin du Moyen Àge et l’époque contemporaine de l’écrivain. La première fut le terrain des investigations du linguiste et de ses recherches sur l’Histoire et la littérature du XVe siècle ; la seconde témoigne de l’intérêt du conteur pour la survivance de l’argot et des pratiques des malfaiteurs du passé chez les marginaux de son temps.

3C’est précisément à cette période que se déroulent des récits en partie autobiographiques, comme « Podêr » et « Les Noces d’Arz », qui expriment la fascination de l’auteur pour la vie errante. Emanations des souvenirs du jeune soldat au régiment d’artillerie de Vannes, ces deux histoires évoquent les silhouettes, qui d’un trimardeur connu à la caserne, qui d’une petite mendiante rencontrée lors d’une permission. Podêr « avait mangé de la grand’route » (p. 167) tandis que la jeune fille « avait vagué par les chemins » (p. 170). L’un a fréquenté des bandes de détrousseurs, l’autre des mendiants qui parlent « une langue inconnue » (p. 170). La curiosité du narrateur à l’égard de la « mendigote » révèle indéniablement son attirance pour les gueux qui parlent encore l’argot et qui vivent selon les traditions séculaires des vagabonds. L’intimité avec Podêr offre aussi au jeune érudit un sujet idéal pour enquêter sur l’idiome des voleurs ainsi que sur leurs habitudes. Ainsi, les explications de Podêr sur le foutreau permettent à l’auteur de concevoir les règles d’un jeu pratiqué par Cartouche lui-même. Cependant, l’attrait de ces individus ne s’explique pas seulement par un intérêt d’ordre linguistique ou par le plaisir de fréquenter de joyeux buveurs qui gardent la mémoire des jeux de la pègre éternelle. En recherchant leur conversation ou leur amitié, Marcel cherche à partager à son tour la vie de ces marginaux, à vivre leur existence par procuration, comme s’il fréquentait lui-même les vagabonds ou les malfaiteurs des temps plus anciens qui le passionnent. De ce point de vue, Schwob est bien un « aventurier passif », selon l’expression de Pierre Mac Orlan : « Podêr » se termine sur la désertion du protagoniste et le songe du narrateur dévoilant le bonheur du trimardeur dans sa roulotte. L’ultime phrase du récit, dans laquelle l’écrivain déclare ne jamais avoir revu son camarade, apparaît comme une invitation pour le lecteur à poursuivre la rêverie de l’écrivain et à imaginer à son tour la vie errante de Podêr.

4Chez Schwob, ce désir de partir vaguer sur les routes correspond à une quête de l’aventure dont l’auteur désire limiter la représentation à une crise. Nombre de ses fictions s’ouvrent sur la figure d’un personnage errant, sorti de nulle part. « Le Sabot », « Le Loup », « Blanches-Mains », Le Livre de Monelle sont exemplaires à cet égard. Le plus souvent, le récit correspond à une pause dans l’errance des protagonistes. Dans cet arrêt momentané, la crise survient puis le conte se clôt sur un nouveau départ. Ainsi, dans « Le Loup », le couple de chemineaux se remet en route dans la clausule du texte, une fois la crise passée : le temps d’un combat, le parricide est consommé et la fuite du couple peut continuer. Le conte intitulé « Les Embaumeuses » obéit à un scénario similaire : l’incipit montre l’arrivée de deux voyageurs dans une nécropole mystérieuse. A la fin du récit, après la mort de son frère victime des magiciennes, le narrateur reprend sa marche errante et désormais solitaire. L’errance peut se transformer parfois en quête, comme dans « La démoniaque » ou dans Le Livre de Monelle, mais le conte ne parvient jamais à mettre un terme à la marche incessante du personnage, à l’exception de quelques Vies imaginaires où la clausule de la biographie coïncidant avec la mort du protagoniste, l’errance prend fin avec le récit.

5La dilection de l’auteur pour le motif de l’errance trouve en partie son origine dans les écrits de ses auteurs préférés, Pétrone, Rabelais, Poe, Nerval, Quincey, et bien sûr Villon, dont l’ombre plane sur la plupart des contes de Schwob relatifs au Moyen Àge.

« Les gens du Moyen Àge ont beaucoup vagabondé2 »

6L’homo viator du Moyen Àge est bien représenté dans l’œuvre de Schwob, eu égard à sa passion pour cette période. Mais loin de se référer aux grandes figures mythiques de l’errance médiévale exhumées par le Romantisme (pensons à celles de La Légende des siècles de Hugo ou aux héros wagnériens), Schwob ne met en scène ni chevaliers errants ni pèlerins ni troubadours. Le Moyen Àge qu’il dépeint procède moins d’un substrat légendaire que de documents historiques et des recherches de l’auteur aux Archives nationales : c’est l’époque de Villon, des clercs errant d’une abbaye à l’autre, des bandes d’hommes de guerre qui sillonnent la France et des truands qui parcourent les routes du royaume.

7Dans le sillage des travaux d’Auguste Longnon sur Villon, Schwob a concouru à une meilleure connaissance du poète vagabond en révélant ses relations avec les Coquillards, compagnie organisée de voleurs et d’assassins qui vivaient de larcins et qui erraient sur les routes au xve siècle. A partir de ses études philologiques sur l’argot3, Schwob a établi les liens de Villon avec deux membres de cette société ainsi que le rapport étroit entre la langue du poète et le jargon des Coquillards, une des langues secrètes du Moyen Àge que pratiquaient les malfaiteurs. Dans son article le plus achevé sur Villon, Schwob tente de reconstituer la vie errante du poète - contraint de fuir Paris par deux fois, suite à une rixe mortelle et à sa participation au vol du collège de Navarre, puis condamné au bannissement pour dix ans - en mêlant au récit de son existence des explications sur les vagabonds de son époque.

Ainsi, cette population errante des routes de France, faite de mendiants, de faux clercs, de pillards et de traîneurs d’armée, était prête à accueillir les gens qui fuyaient la justice ; et on comprend aisément que ces éléments variés aient pu constituer une grande association criminelle qui tint le pays pendant plus de sept ans de 1453 à 1461 dont faisaient partie presque tous les malfaiteurs de profession, et où François Villon allait entrer pendant sa vie vagabonde. (p. 560)

8Les multiples lectures de Schwob sur la société médiévale au xve siècle lui ont appris qu’à côté des clercs mendiants, souvent faux pauvres et vrais fripons, existaient d’autres catégories de vagabonds, beaucoup plus hétérogènes et nettement plus dangereuses, comme celles des bandes d’hommes armés issues de la dissolution des grandes compagnies qui combattaient au cours de la Guerre de Cent ans, et s’étaient reconverties en associations de pillards et de fraudeurs.

9Les personnages errants évoqués dans l’essai biographique sur Villon apparaissent également dans les contes de l’écrivain, tant l’imagination de Schwob se nourrit de son érudition. Ainsi retrouve-t-on au début de « La Croisade des enfants » la figure d’un goliard, défini dans l’article sur Villon comme un clerc vagabond et mendiant qui transportait d’abbaye en abbaye des rouleaux de parchemin sur lesquels les moines inscrivaient le nom des derniers morts de leur confrérie. Bientôt associés à une mauvaise renommée, ces goliards sont décrits dans l’une des rubriques du Liber vagatorum, sorte de catalogue des classes dangereuses, de leurs tours et de leurs termes techniques, qui parut à Bâle dans les dernières années du xve siècle4. Un récit de Schwob intitulé « Les "Rouges" à Bâle » se situe précisément dans cette cité et constitue un texte hybride entre Histoire et fiction, pas encore tout à fait sorti de la gangue de l’érudition de l’auteur. La majeure partie de ce texte, constitué de la liste des ruses pratiquées par les vagabonds afin d’extorquer de l’argent aux citadins, se présente comme un amalgame d’emprunts au Liber vagatorum. Encore très marqué par les recherches du linguiste, ce récit est serti de termes de rotwelsh, langue des mendiants rouges qui désolaient les bords du Rhin aux xive-xve siècles. Dans Vies imaginaires, l’érudition est tout aussi présente mais beaucoup mieux dissimulée. La Vie d’Alain le Gentil, « soldat, faux clerc et commun larron5 » a également été en partie conçue à partir des lectures de Schwob sur la constitution des bandes évoquées dans l’essai sur Villon. L’existence vagabonde du protagoniste est inspirée par la description des activités des Coquillards : leurs divertissements et leurs mauvaises actions, leurs ruses pour échapper à la justice royale ainsi que leur châtiment, sont transposés de l’essai de l’érudit dans la biographie fictionnelle d’Alain le Gentil qui, imaginé selon le modèle des compagnons errants de Villon, devient lui aussi vagabond, joueur, tricheur, voleur et assassin.

10Si les compagnons de la Coquille n’apparaissent pas nommément dans l’œuvre de Schwob, - pas plus que Villon, dont l’auteur préféra reconstruire scientifiquement l’existence obscure plutôt que de lui consacrer une vie imaginaire - d’autres associations criminelles font l’objet d’une fiction, comme les « faulx-visaiges », dans Le Roi au masque d’or, ainsi que la théorie de routiers qui forment le cœur de « La Légende des gueux », deuxième volet de Cœur double. La première partie du conte intitulé « Les Faulx-Visaiges » se présente comme un résumé des connaissances de Schwob sur la vie vagabonde et violente des gens de guerre livrés à eux-mêmes à la suite de la trêve de Charles VII et de Henri VI en 1444. Après cette expositio autonome donnant un cadre à l’histoire qui suit, le récit se focalise sur la bande des faulx-visaiges, particulièrement cruels et terribles. Autre récit, « Mérigot Marchès » se réfère au célèbre routier dont Schwob a lu les pièces du procès dans le Registre criminel du Châtelet et met en scène truands et anciens soldats à la recherche du trésor du fameux chef de bande, provenant de la mise à sac des campagnes et des villes. D’autres associations de vagabonds sont évoquées dans les contes qui suivent : bohémiens pillards, empoisonneurs de bétail et meurtriers, dans « Le Papier rouge » ; incendiaires et infanticides dans « Les Boute-feux ». De manière constante, l’évocation de ces compagnies errantes engendre la peur des citadins et alimente leurs superstitions, elles-mêmes ferments de terreur6. Dimension essentielle des premières œuvres de Schwob, la terreur est une clé herméneutique proposée par l’auteur pour appréhender son premier volume, Cœur double :

Toutes les terreurs que l’homme a pu éprouver, la longue série des criminels les a reproduites d’âge en âge jusqu’à nos jours. Les actions des simples et des gueux sont des effets de la terreur et répandent la terreur7.

11La relation entre les bandes de vagabonds et l’imaginaire de la terreur ne doit donc pas surprendre sous la plume de l’écrivain.

De la terreur à la pitié

12Les personnages errants de ces contes sur le Moyen Àge suscitent d’abord l’effroi par leur aspect physique et par leur altérité. Les individus qui sortent de l’inconnu pour rejoindre les trois soldats en quête du magot de Mérigot Marchès font froid dans le dos par le mystère de leur surgissement subit et par l’étrangeté de leur physionomie. L’un d’eux « avait une mine qui portait la terreur » (p. 147) : manchot d’un bras, la bouche fendue, il est de surcroît mutilé à la tête, dont les oreilles coupées ras portent la marque de la justice. Par sa « main osseuse » et son « rire féroce » (p. 147), il incarne une image de la mort et, plus terrifiant encore dans l’imaginaire personnel de l’écrivain, il exprime la hantise du corps démembré, récurrente dans Cœur double. Dans d’autres récits, l’angoisse née de l’arrivée des vagabonds meurtriers est liée à leur caractère exogène et à leur idiome incompréhensible : les « bohémiens » sont avant tout des « larrons étrangers » venus « du pays d’Egypte » et ils communiquent par un « langage propre » (p. 149). Les « boute-feux », eux, sont « de Naples » (p. 154), du moins le présume-t-on, conformément à l’idée reçue selon laquelle le péril ne peut provenir que de l’extérieur des frontières, du pays ou de la cité. Les « faulx-visaiges » aussi « semblaient de pays divers » (p. 231). Quant aux mendiants rouges, ce sont « des gens libres qui venaient d’ailleurs » (p. 1056) et qui parlent le rotwelsh, la langue secrète des voleurs dont Schwob traduit systématiquement les nombreux termes dont il émaille son récit : « On ne pouvait comprendre leur langage » (p. 1056). Un autre point commun à ces bandes de malfaiteurs est leur grande capacité à se dissimuler : les « boute-feux » changent de déguisement quotidiennement et demeurent insaisissables ; les « rouges » sont de parfaits simulateurs ; et si quelques « faulx-visaiges » se font pendre, leur provenance, leur sexe même, ne peuvent être identifiés car le masque qu’ils portent redouble leur mystère, de même qu’il accroît la terreur inspirée par leurs actions cruelles.

13Les récits de Schwob sur les soldats errants du Moyen Àge mettent l’accent, en effet, sur leur sauvagerie et leur cruauté impitoyable, à travers quelques images obsédantes : « Les Faulx-Visaiges tuaient cruellement, éventrant les femmes, piquant les enfants aux fourches, cuisant les hommes à de grandes broches pour leur faire confesser les cachettes d’argent, peignant les cadavres de sang pour appâtir les métairies et les réduire par la peur. » (p. 230). Dans la « Vie d’Alain le Gentil », « on écorchait les jambes des laboureurs, (…) on jetait les fillettes à bas sur les lits de sangles » (p. 412) ; dans « Mérigot Marchès », ils « rôtissaient les bourgeois pour savoir les cachettes d’écus » (p. 145). A la violence des soudards se mêle leur licence, manifeste à travers leur attirance pour les filles communes qu’ils violent ou qu’ils tuent. A leur arrivée aux étuves, les « faulx-visaiges […] bâillonnaient la maîtresse, jetaient la paille par les fenêtres, forçaient les fillettes sur les bahuts » (p. 229). Dans la « Vie de Katherine la Dentellière », la prostituée périt la gorge tranchée par « un ruffian qui contrefaisait l’homme de guerre » (p. 411). Ces vagabonds font du pays un « royaume rouge » (p. 361), où règnent la torture et le crime. Cette couleur apparaît en filigrane de tous ces récits, tissant un riche réseau de signes connotant la violence et la terreur, caractéristiques de l’errance de ces bandes de malfaiteurs.

14D’autres contes mettent en scène des personnages errants de l’époque médiévale sans rapport avec les compagnies précédentes8. Parmi eux, deux figures majeures de l’imaginaire schwobien se distinguent, l’hérétique et le malade, emblématiques du régime de la terreur et de celui de la pitié.

15Aux yeux du pouvoir civil et de l’institution religieuse, l’hérétique représente un péril qu’il faut mater. Dans « La Croisade des enfants », ce sont les discours du clerc François Longuejoue et du pape Innocent III qui expriment le plus clairement les dangers de l’hérésie, symbolisée par la marche errante des jeunes croisés. Pour le clerc François Longuejoue, l’arrivée à Marseille de cette « turbulence étrangère » (p. 460) est perçue comme une menace de disette pour les citadins. Aussi les enfants sont-ils conduits prestement en Méditerranée malgré les tempêtes et les pirates qui les y attendent. En dépit de sa pitié pour ces enfants en proie au danger, Innocent III condamne cette croisade impie menée par « des vagabonds qui errent sur la lisière de la foi autorisée » (p. 457). En rapprochant errance et hérésie, le pape rappelle l’origine commune de l’errance et de l’erreur. Comme celle des petits croisés, la marche de Frate Dolcino et de ses compagnons, « errants et forcenés » (p. 397), témoigne d’un cheminement de pensée qui s’écarte de l’orthodoxie et conduit les hérétiques à leur perte : la noyade en mer ou la condamnation au bûcher.

16Chez Schwob, la maladie et l’errance sont souvent associées. Simuler la maladie est une ruse employée par les gueux errants pour obtenir la charité : quelques-uns de leurs stratagèmes exposés dans « Les "Rouges" à Bâle » sont tirés du Liber vagatorum qui visait à prémunir les citadins contre les fraudes des mendiants. Dans « La Peste », Schwob tire parti de cette habitude des vagabonds de feindre un mal. Dans ce conte, cependant, la finalité de la mascarade ne consiste plus à éveiller la compassion mais à engendrer la terreur chez l’autre : les deux routiers italiens qui errent sur les routes d’Europe feignent à tour de rôle d’avoir contracté la peste afin de sortir des prisons où ils sont enfermés (d’abord dans un sac à l’hôtellerie de Buda puis dans la geôle papale en Avignon). Dans « La Croisade des enfants », le lépreux se présente comme un personnage terrible et malfaisant mais l’enfant qu’il rencontre au cours de son errance lui révèle que les humbles n’éprouvent pas de répulsion pour les malades : l’absence de crainte à son égard, qui s’explique par l’ignorance du petit croisé et par son attirance pour la blancheur, est la première étape de la longue marche vers le « royaume blanc » (p. 362), où le simple est capable de pitié pour les vagabonds, malades ou misérables.

17Dans l’imaginaire schwobien, l’errance n’entraîne donc pas systématiquement la terreur mais peut engendrer aussi la compassion. Dans la préface de Cœur Double, c’est par la métaphore du cheminement que l’écrivain propose à son lecteur de franchir les étapes qui mènent de la terreur à la pitié. Le conte qui clôt la première partie de Cœur Double, « Le Dom », anticipant la leçon du « Roi au masque d’or », est fondé sur la rédemption du héros par la souffrance et la compassion. Dans ces deux récits, le cheminement du héros obéit au même scénario : renoncement aux richesses et au pouvoir, puis départ pour une vie vagabonde qui mène à la révélation de la pitié. L’errance du protagoniste est ici une nécessité pour accéder à la transfiguration finale. Ainsi, dans « Le Dom », le Rajah « marcha d’un soleil à l’autre, d’une lune à la nouvelle, tant que ses sandales lui tombèrent des pieds » (p. 132). Le roi au masque d’or, lui, erre dans son palais en quête d’un miroir et se résout à le quitter pour se connaître lui-même. Ayant découvert qu’il était lépreux, le roi se condamne à un bannissement qui l’entraîne une nouvelle fois hors de son palais vers le monde. Sa seconde déambulation « sur la grande route » s’accompagne d’une errance intérieure, « dans cette plaine sombre des pensées » (p. 212). Ce double cheminement, douloureux comme un chemin de croix, est la condition qui permet au roi d’ouvrir son cœur à la jeune fille misérable qu’il rencontre, de guérir de la lèpre et de mourir sereinement.

18D’autres personnages errants de l’œuvre de Schwob éprouvent de la compassion à l’égard des humbles ou des misérables. Dans Vies imaginaires, Cratès choisit de mener une existence vagabonde en poussant à leur extrémité les préceptes de son maître Diogène. Son errance dans la cité d’Athènes au nom d’un idéal de dénuement total le conduit à secourir ses semblables et à partager leurs maux les plus terribles. Dans « La Croisade des enfants », le goliard et le kalandar prennent également en pitié les petits croisés. Malgré l’appartenance des deux hommes à des religions adverses, les paroles de l’infidèle errant reflètent celles du clerc vagabond et illustrent l’éthique de la pitié prônée par Schwob. Par conséquent, ces deux individus apparaissent au lecteur nettement plus sympathiques que François Longuejoue et Innocent III, auxquels ils sont opposés symétriquement. Avec cet exemple, on conçoit que le personnage errant puisse être aussi bien celui qui éprouve que celui qui suscite la compassion.

19Dans la plupart des contes de Schwob, la pitié naît lors de la rencontre de deux personnages errants. C’est le cas du roi au masque d’or et de la jeune lépreuse, du goliard, du kalendar et des petits croisés, mais aussi de Cruchette, de Monelle et de leurs compagnons respectifs. Jeune fille pauvre, allant nu-pieds, « Cruchette errait parmi les prisonniers » (p. 281). Compatissante, elle leur apporte réconfort en pleurant avec eux, en leur donnant à boire et en leur offrant parfois son corps. Aussi misérable que le détenu qu’elle console, elle est désignée comme lui par un surnom : sans identité propre ni origine connue, les marginaux qui traînent dans l’œuvre de Schwob n’ont que le crime ou la compassion pour exister. L’ouverture du Livre de Monelle présente également la rencontre du narrateur et de la petite prostituée comme la convergence de deux errances9. A l’instar de Cruchette, Monelle est « celle qui n’a pas de nom » (p. 319) et qui vient soulager la souffrance du narrateur en pleurant avec celui dont elle a pitié. Les motifs de cette compassion pour le narrateur, nullement caractérisé sinon par son errance, ne sont pas explicites. Un détail semble suggérer qu’il soit peut-être atteint d’une maladie, eu égard aux « écailles de [s]a peau qui tombent » (p. 323), image utilisée par Schwob dans « La Croisade des enfants » et dans « Le Roi au masque d’or » pour décrire le lépreux. En mettant face à face deux misérables errants, l’incipit du Livre de Monelle rend compte d’une situation dysphorique. En revanche, à la fin du livre, après la résurrection de l’héroïne, l’errance est associée à la liesse, quoique au mépris de la réalité : « Nous allons (…) et nous mentons à tout venant afin de donner de la joie » (p. 363). Le narrateur préfèrera se désolidariser de Monelle et reprendre sa propre route, quitte à souffrir, plutôt que d’errer dans un monde d’illusions.

20Ce désir d’une vie imaginaire chez Monelle et les enfants qui l’accompagnent est déjà présent dans quelques contes antérieurs, comme « Le Sabot », où l’errance manifeste le fantasme d’une autre existence. Dans « Les Trois gabelous », transposition de la légende du vaisseau fantôme sur les côtes bretonnes, les douaniers n’ayant pu rattraper le galion mystérieux s’abandonnent aux mouvements de la haute mer qui les emporte vers le large. La dérive des trois compères sur les flots consacre la substitution de l’illusion à la réalité : le récit détaille les rêves dorés de chacun des protagonistes, avant de les abandonner à leur sort funeste. L’errance est donc pour eux l’occasion d’une aventure fantasmatique mais elle débouche aussi sur une situation désastreuse qui mène à la mort.

Marginaux, aventuriers et maudits

21Si l’errance aboutit parfois à une révélation, elle peut conduire aussi le personnage schwobien à sa perte, comme le montrent « Les Trois gabelous » ainsi que les Vies imaginaires de Clodia, de Pétrone, de Nicolas Loyseleur et de Katherine la Dentellière, dont la fin de l’existence sur les routes coïncide avec leur déchéance ou leur disgrâce et les destine à une mort violente. Cette bipolarité du motif de l’errance dans l’imaginaire de l’écrivain se double d’une autre ambivalence : il peut être aussi bien le signe d’une revendication de liberté que la marque d’une malédiction à laquelle il est impossible de se soustraire.

22L’errance d’un certain nombre de personnages de l’œuvre de Schwob procède d’une décision délibérée de leur part. Le choix d’une existence nomade fondée sur la pauvreté volontaire et la mendicité est présentée par eux-mêmes comme une source d’allégresse : le kalandar se réjouit « d’être pauvre et d’errer par les villes » (p. 460) tandis que le goliard, « clerc misérable errant par les bois et les routes » est « rempli de joie » (p. 453). C’est parce qu’ils se considèrent comme les disciples d’une figure exemplaire de leur religion, dont ils soulignent la misère ou l’errance (le prophète Mohammed pour l’un, saint Jean pour l’autre), que ces deux marginaux voient dans leur situation une source de satisfaction. Dans Vies imaginaires, pas de « plus grand plaisir » (p. 395) non plus pour Dolcino que d’aller mendier de ville en ville puis de prêcher la charité. Lui aussi désire vivre à la manière d’autrui, à savoir le prédicateur errant qu’il rencontre à Pise. Si l’errance n’est plus jubilatoire dans la « Vie de Cratès », elle résulte encore néanmoins d’une volonté de rupture avec une vie sédentaire, incompatible avec la volonté du protagoniste de s’opposer à tous les conformismes sociaux et avec sa recherche d’ascèse corporelle et d’autarcie totale. Par son errance dans les rues d’Athènes et sa marginalité affichée, le philosophe cynique cherche avant tout à se distinguer de la communauté des hommes. Dans ces récits, l’errance est liée au désir de conformer son existence à ses principes religieux ou philosophiques ou de s’identifier à un personnage marginal pris pour modèle. L’errance peut être recherchée aussi pour l’aventure qu’elle promet : après avoir côtoyé les bas-fonds de Rome, puis avoir vécu par l’imagination les « aventures d’une populace ignorée » (p. 390), Pétrone est mû par le désir de vivre à son tour les histoires des esclaves errants qu’il a racontées dans son œuvre. Dans la dernière des Vies imaginaires, l’errance de M. Burke, en quête d’une victime dans les rues d’Edimbourg, procède d’une quête similaire, explicitée par la comparaison avec Haroun-Al-Raschid : « Semblable au calife errant le long des jardins nocturnes de Bagdad, il désira de mystérieuses aventures, étant curieux de récits inconnus et de personnes étrangères » (p. 438). Pour Pétrone ou M. Burke, l’errance apparaît comme l’un des meilleurs moyens de connaître l’aventure, en vivant à la manière des personnages du Satiricon ou du fameux calife des Mille et une nuits.

23L’errance peut cependant revêtir un caractère tragique, lorsqu’elle s’impose à la volonté d’un personnage. Elle correspond parfois à la tentative d’échapper à un fléau menaçant : dans « La Peste », Bonacorso et Matteo courent le monde, eux aussi, en quête d’aventure, mais c’est l’épidémie qui les contraint à quitter Florence et à vagabonder ; dans « L’Incendie terrestre », un cataclysme est à l’origine de la fuite vers l’inconnu des deux enfants qui tentent d’échapper à l’embrasement de la terre et du ciel ; dans « La Mort d’Odjigh », enfin, la marche du héros est motivée par le dépérissement du monde que le tueur de loups doit ressusciter par le sacrifice de sa vie. Le terme de sa longue pérégrination fait coïncider la mort de l’homme primitif avec la renaissance du monde mais se clôt sur l’image sinistre d’un loup qui lui ronge la nuque, déniant au héros toute apothéose. Cette histoire insolite et cruelle appartient au cycle des contes tragiques de Schwob, comme l’a souligné Monique Jutrin10. L’errance y est présentée comme une malédiction. Dans « Le Roi au masque d’or », la lèpre, symptôme d’une faute ancestrale, fait du roi un nouvel Œdipe, aveugle errant hors de sa cité. Un autre maudit, le lépreux de « La Croisade des enfants » interprète sa maladie comme une damnation et se considère comme un oublié de Dieu. Deux récits sur la piraterie mettent particulièrement en évidence les liens entre errance et châtiment divin : il s’agit de « La Flûte » et de « La Cité dormante », recueillis dans Le Roi au masque d’or. Ces deux contes s’ouvrent chacun sur une navigation incertaine suite à une tempête ayant fait perdre tout sens de l’orientation à l’équipage. Perdus au milieu de l’Océan, les pirates sont incapables de se repérer aux signes ambigus de l’horizon et leurs boussoles sont brisées. Cette absence de repères va favoriser la découverte d’une terre inconnue et d’hommes étranges qui révèlent aux « errants de la mer » (p. 265) leur condition maudite. Dans « La Flûte », leur marche vers l’inconnu aboutit à la rencontre d’un vieillard joueur de flûte, solitaire et aveugle11. Le son de l’instrument réveille chez les pirates leurs souvenirs d’enfance enfouis sous leurs actions sanglantes et leur fait réaliser la malédiction qui s’attache à leur destinée : l’impossibilité de revenir à l’innocence des enfants et de se projeter dans l’avenir par la procréation « car nous étions damnés au balancement des flots » (p. 265). Dans « La Cité dormante », les pirates abordent dans une contrée où la vie immobile est parfaitement silencieuse. À la place du Pays Doré qu’ils espèrent avoir découvert, cette terre inhospitalière offre le spectacle d’une nature stérile et inanimée et d’une ville dont les habitants sont figés dans une posture somnolente. Au lieu d’être réveillés par les nouveaux venus dont ils reflètent les diverses physionomies, ces êtres entre la vie et la mort leur communiquent leur sommeil léthargique en ravivant les souvenirs que les pirates avaient fuis dans le bruit et la fureur de leurs méfaits. Si l’errance de l’équipage s’achève dans cette cité où règne la malédiction du silence, le Capitaine au pavillon noir tente de s’en extraire et de continuer sa route en regagnant l’océan. Seul à ne pas subir le sortilège qui frappe ses compagnons, ce personnage semble frappé d’une malédiction encore plus grande : apatride et sans souvenirs, il pourrait bien incarner la figure mythique du juif errant, chemineau éternel sans patrie et sans but.

24Au-delà de son caractère multiforme et ambivalent, l’errance constitue une sorte d’être au monde du personnage schwobien. Aussi peut-on se demander si cette pérégrination éternelle du personnel des contes de Schwob ne consiste pas pour certains d’entre eux en une réactualisation de la légende du juif errant. De par ses origines sémitiques, Schwob connaissait bien l’histoire du cordonnier juif condamné à une errance perpétuelle pour avoir refusé un instant de repos au Christ portant la croix. Quoique la référence à cette figure mythique soit rare dans l’œuvre de l’écrivain12, une conversation rapportée par son ami Bijvanck révèle que Schwob considérait le juif errant comme le symbole des écrivains de son temps :

J’ai pensé quelquefois que la parabole de l’Enfant prodigue se prêterait peut-être aussi bien à symboliser la pensée intime de notre temps que celle du xve siècle avant la renaissance de l’esprit humain (…) Mais non ! Le fils prodigue sur sa route pénible voyait devant lui la maison paternelle, et nous, agités par des désirs aveugles, nous marchons vers l’inconnu. C’est un autre symbole qui nous convient : la figure d’Ahasvérus, du Juif-Errant, du voyageur sans trêve, qui a rencontré l’Idéal sur son chemin, mais qui lui a tourné le dos, parce qu’il ne le reconnaissait point dans la forme où il se présentait à lui ; et il s’est mis à marcher, furieux contre lui-même, poussé par la folie de l’espérance vaine et il marche toujours13.

25L’œuvre de Schwob n’échappe pas à cette vision tragique de la vie vagabonde. Dans ses contes, pourtant, l’errance représente aussi bien une affirmation d’autonomie et une revendication de liberté qu’une déchéance ou une malédiction. Loin de stigmatiser marginaux et vagabonds, l’auteur cherche à rendre sympathiques les personnages errants qu’il affectionne. Chez lui, celui qui répand la terreur inspire aussi le plus souvent la pitié. Proposant une vision idéalisée d’individus en marge de l’ordre social, Schwob ne s’inscrit pas pour autant dans la littérature de combat où s’illustrent certains de ses contemporains et amis. Son œuvre est avant tout un hymne à l’aventure, qu’elle soit jubilatoire ou terrible, au mystère fascinant.

Notes de bas de page

1 Marcel Schwob, « Poupa, scènes de la vie latine », Œuvres, édition établie et présentée par Alexandre Gefen, Les Belles Lettres, 2002, p. 486. Toutes nos références entre parenthèses renvoient à cette édition.

2 Marcel Schwob, « François Villon », Revue des Deux mondes, 15 juillet 1892, repris dans Spicilège, Œuvres, op. cit., p. 558.

3 Schwob est l’auteur de plusieurs articles de linguistique, dont une Etude sur l’argot français, en collaboration avec Georges Guieysse, E. Bouillon, Paris, 1889. Contemporain de Saussure, il est l’un des premiers à avoir appliqué à l’argot la méthode de la linguistique synchronique.

4 Schwob possédait une édition rarissime du Liber vagatorum datant du début du xvie siècle ainsi qu’une édition usuelle : Liber vagatorum. Le Livre des gueux, Berger-Levrault, Strasbourg, 1872. Les dernières rubriques du Catalogue de la Bibliothèque de Marcel Schwob (Allia, Paris, 1993) donnent une idée de l’impressionnante collection d’ouvrages sur les langues secrètes de l’Europe qu’il possédait.

5 C’est le sous-titre exact de la Vie imaginaire d’« Alain le Gentil, soldat », parue le 5 juillet 1895 dans le Journal.

6 Ces textes souvent empreints de fantastique appartiennent à la première période créatrice de Schwob et furent tous publiés à l’Echo de Paris entre 1890 et 1891.

7 Marcel Schwob, « La Terreur et la Pitié », préface remaniée de Cœur Double, Spicilège, Œuvres, op. cit., p. 609.

8 Errance et terreur se conjuguent également chez d’autres protagonistes n’appartenant pas à cette période, comme dans les Vies imaginaires de Pétrone et de MM. Burke et Hare.

9 Schwob précise au début du Livre de Monelle que l’héroïne a pour modèle littéraire la petite prostituée que rencontra Thomas de Quincey lors de son errance dans Londres.

10 Monique Jutrin, « Relecture des contes tragiques de Schwob », Marcel Schwob d’hier et d’aujourd’hui, Champ Vallon, Seyssel, 2002, p. 117-124.

11 Ce personnage apparaît comme un double du devin mendiant qui interpelle le roi au masque d’or et qui le fait réfléchir sur son vrai visage.

12 Les seules allusions de Schwob au juif errant se trouvent dans un texte intitulé « En Lorraine », publié dans L’Echo de Paris, le 7 octobre 1893, et dans la vie imaginaire de « Cecco Angiolieri, poète haineux ».

13 W. G. C. Bijvanck, Un Hollandais à Paris en 1891, préface d’Anatole France, Perrin, 1892, p. 303-304.

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