Jean Echenoz ou le roman errant
xxe siècle
p. 113-122
Texte intégral
On dit parfois que le roman a atteint son achèvement quand il a pris pour personnage un anti-héros, un être absurde, étrange et désorienté qui ne cesse d'errer, sourd et aveugle. Mais c'est la substance du roman : de Beckett à Chrétien de Troyes, de Lawrence à Lancelot, en passant par tout le roman anglais et américain1.
1Déplacement, fuite, errance : les termes reviennent régulièrement sous la plume des critiques quand il s'agit de caractériser l'univers narratif de Jean Echenoz2. Présents de manière plus ou moins insistante depuis l'origine, ces motifs s'affirment avec encore plus de force au moment d'Un an3 ainsi que dans chacun des deux romans - Les Grandes Blondes4 et Je m'en vais5 - qui précède et suit cet ouvrage, avant d'être explorés selon des modalités un peu différentes dans le dernier opus6.
2Récit par bien des aspects atypique7, mais non moins relié par toutes sortes de fils, soit ténus soit plus directement visibles, aux deux textes qui l'encadrent8, Un an explicite le motif de l'errance à travers l'itinéraire de Victoire que le narrateur suit l'espace d'une année pendant laquelle sa fuite se transforme en errance géographique et en désorientation psychologique, faisant glisser le personnage vers une progressive marginalité et une dépossession de soi9. Mais si Un an pousse à son extrême10 ces « géographies du vide » dont parle si justement Christine Jérusalem, il ne fait en même temps que déployer le paradigme plus général d'une désorientation fondamentale qui caractérise le roman échenozien et affecte en même temps ses personnages et son lecteur.
Lignes brisées
3Pris dans un mouvement quasi perpétuel qui consiste à aller sans cesse d'un point à un autre de l'espace géographique11, les personnages d'Echenoz apparaissent en effet mus le plus souvent par le hasard12 ou le choix d'un autre13. Leurs trajectoires improvisées s'avèrent erratiques et la ligne qu'elles tracent sur la carte ressemble étrangement à ce dessin privé de signification auquel se heurte dans Les Grandes Blondes le personnage de Kastner, poursuivant paradoxal puisque égaré, qui, incapable de reconnaître la personne même qu'il est censé rechercher, finira prématurément son existence au pied de la falaise d'où Gloire croira bon de le précipiter :
Jean Claude Kastner fit se joindre au crayon rouge, à même la carte routière, les agglomérations qu'il faudrait visiter. Une fois celles-ci reliées par une ligne brisée, comme dans les jeux de magazines, le parcours ne dessinait pas de figure identifiable et cela déçut distraitement Kastner. (GB, 1314)
4La forme volontairement atténuée par laquelle s'exprime la déception de Kastner renforce l'impression de vacance d'un sens dont on se demande de toute façon comment un jeu dans un magazine pourrait jamais le livrer et sous la forme de quelle « figure identifiable ».
5C'est la même « ligne brisée » que l'on retrouve dans Un an quand il s'agit d'évoquer les trajets de Victoire au plus fort de son errance15 :
Cela produirait une errance en dents de scie, pas très contrôlée (...) Son itinéraire ne présenterait ainsi guère de cohérence, s'apparentant plutôt au trajet brisé d'une mouche enclose dans une chambre. (Un an, 63)
6Même ligne brisée encore que dessinent virtuellement dans l'espace métropolitain les déplacements désordonnés et incohérents de Max cherchant, dans la première partie de Au Piano, à rejoindre une improbable Rose qu'il n'a plus croisée depuis trente ans. Quant à la figure dénuée de véritable signification qu'est susceptible de dessiner une série de points reliant entre eux des lieux eux-mêmes choisis de façon volontairement arbitraire, elle avait déjà trouvé ailleurs une première forme d'actualisation :
Sélectionnez quand même vingt lieux que nul point commun n'apparente, ni la nostalgie ni le cynisme, l'utile ou le volatil, le résiduel ou le monumental, même pas celle de l'éclectique. Reliez ces repères par une série de traits de crayons : étudiez un instant la figure obtenue, sait-on jamais16.
7C'est que la ligne de fiction proposée par Jean Echenoz à son lecteur est elle-même une ligne brisée par laquelle s'échappe en permanence le sens plein que le lecteur pourrait tenter de donner au texte. C'est le cas avec Les Grandes Blondes où, selon les dires mêmes de l'auteur « la fin du roman ne coïncid(e) même pas (...) avec la fin du récit lui-même »17 de sorte que le happy end final en gros plan qui semble proposer une fin outrageusement soulignée est en réalité remis en cause par cet effet de porte-à-faux narratif. C'est le cas également, bien que de manière différente, avec Un an : l'apparente circularité temporelle et spatiale du récit se trouve insidieusement minée elle aussi de l'intérieur18, et ce d'autant que reste volontairement inexpliqué un certain nombre d'éléments19 que Je m'en vais reprendra ultérieurement sans pour autant réellement rejointer les données laissées précédemment en suspens.
8S'il s'agit donc bien sans cesse de bouger et de se déplacer dans les romans d'Echenoz, il s'agit de le faire sans pour autant aller quelque part et sans que l'on sache nécessairement où l'on va, du fait d'une sorte de dévectorisation de l'espace et du temps qui affecte aussi bien l'histoire et les personnages20 que le récit et le lecteur. En fait, le roman échenozien s'emploie sous bien des aspects, nous semble-t-il, à construire un univers fictionnel qui relève de cette errance constitutive du roman mise en avant par Gilles Deleuze - en particulier dans Dialogues - et en des termes qui, concernant les chevaliers errants d'un Chrétien de Troyes, résonnent étrangement en écho de l'itinéraire erratique de Victoire, les voitures "autostoppées" de l'une remplaçant seulement la charrette des autres.
Chrétien de Troyes n'a pas cessé de tracer la ligne des chevaliers errants (...) qui ne savent plus leur nom et leur destination, qui ne cessent de partir en zigzag, et montent dans la première charrette venue, fût-elle d'infamie21.
9Mais encore faut-il préciser en quoi consiste le défi de faire exister concrètement, au-delà de l'expérience beckettienne d'une errance qui est aussi épuisement de l'espace22, une écriture qui soit propre à relancer le roman vers une exploration de nouvelles modalités de cette errance qui lui est constitutive.
Espaces en mouvement
10Ce qui caractérise d'abord le travail d'écriture d'Echenoz c'est la façon dont il s'efforce de faire échouer chez le lecteur toute tentative de « faire le point », toute tentation de se réfugier au sein d'un « système de points et de positions »23, rompant par là avec une tendance qui, selon toujours Gilles Deleuze, est trop souvent celle des écrivains français par opposition à leurs homologues anglo-américains24. En effet, l'impression d'errance généralisée constitutive du récit échenozien tient d'abord à la mobilité permanente et à l'instabilité chronique des points de vue, mobilité qui a valu au travail de Jean Echenoz nombre de rapprochements avec un art cinématographique auquel d'ailleurs lui-même se réfère volontiers25, en particulier quand, insistant sur le souci du mouvement qui doit être celui du narrateur, il établit un parallèle entre le jeu de variations des pronoms tel qu'il le pratique et une scène de cinéma tournée avec plusieurs caméras.
(...) Recourir à la première, deuxième, ou troisième personne du singulier ou du pluriel comme on filmerait une scène avec trois caméras. (...) C'est (...) pour moi un moyen de me déplacer dans le récit, parce qu'étant assis toujours à la même place, devant la même machine à écrire, j'apporte un soin extrême à ce que l'immobilité de ma position ne contamine pas ma narration. Parce que j'aimerais aussi que la lecture se fasse dans le même sens que l'écriture, je veux dire littéralement dans tous les sens26.
11On peut comprendre mieux dans cette perspective, la référence d'Echenoz au cinéma et le sentiment qui hante le lecteur d'avoir affaire à un univers où l'image cinématographique s'interpose en permanence entre la fiction et le réel. C'est qu'il s'agit moins pour l'écriture échenozienne d'imiter le cinéma selon une quelconque démarche de transfert sémiotique que de reprendre à son compte une exploration du temps, de l'espace et du mouvement qui a été justement rendue possible dans et par le cinéma27.
12C'est ainsi que, outre le jeu permanent sur les pronoms, qui, de la même façon que le montage, a pour propriété de produire du mouvement, l'effet d'instabilité du point de vue et de désorientation du lecteur dans un espace narratif désancré naît également du redoublement même du mouvement que permet la caméra mobile. Telle cette caméra montée sur une bicyclette qu'utilise par exemple Murnau dans Le Dernier des hommes28 et à laquelle semble renvoyer, même si c'est lointainement, ce passage d’Un an dans son souci de mettre en mouvement, à travers le regard-caméra de Victoire, un paysage lui-même fortement géométrisé de verticales et d'horizontales, et dans lequel tout centre se trouve paradoxalement aboli, ce qui met à mal l'idée même de repères possibles dans un espace qui se recompose sans cesse pour mieux multiplier ses lignes de fuite.
Elle roulait, elle erra sur des routes rectilignes et plates, parfaitement perpendiculaires aux arbres. Artificielle comme un lac, la forêt consiste en rangs parallèles de conifères, chacun ressemble à ses voisins disposés de part et d'autre de la route en glacis géométrique. Et comme Victoire se déplace les rangs se déplacent aussi, son regard découpe un mouvement perpétuel de perspectives, un éventail sans cesse redéployé, chaque arbre tient sa place dans une infinité de lignes qui fuient en même temps, forêt soudain mobile actionnée par le pédalage. (Un an, 57-58)
13D'une façon un peu différente mais avec des effets largement identiques de déstabilisation des repères spatiaux, on peut voir comment, dans le passage qui suit, Echenoz s'emploie par son écriture à produire du mouvement à partir d'une situation où semblerait théoriquement prévaloir l'immobilité, amenant ainsi le lecteur, embarqué dans un vaste mouvement tournant doué d'une mobilité proprement cinématographique, à perdre toute position stable et à flotter dans un espace devenu mouvement pur.
(...) Accoudée à la barre d'appui, elle considéra la mer vide.
Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d'un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoudé au bastingage, le radiotélégraphiste affecté à ce cargo considérait dans sa longue-vue la côte pointillée de pavillons, les drapeaux flaccides hissés sur les plages et les dériveurs aux voiles fasseyantes, affaissées comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiotélégraphiste observa le bimoteur à hélices traînant une banderole publicitaire environnée d'oiseaux marins traçant des chiffres, sur fond de nuages passant du même à l'autre et du pareil au même. Puis, d'un coup, le vent soudain relevé fit battre sèchement les drapeaux, les voiles se gonflèrent en bulle, un dériveur versa, les chiffres se divisèrent, la banderole ondula dans un spasme et la fenêtre faillit à nouveau claquer cependant qu'à la porte on venait de nouveau de sonner. (Un an, 29)
14Ainsi, comme le montrent l'une et l'autre de ces citations, la désorientation progressive qui est celle du personnage au sein de l'espace fictionnel n'atteint sa pleine intensité que tout autant que cet espace dans lequel il se meut est lui-même emporté dans un mouvement qui brouille les repères du lecteur et fait entrer à son tour ce dernier, par la construction d'un espace volontairement désancré, dans une forme d'errance et d'instabilité chroniques qui vient redoubler celle du personnage. Et c'est en ce sens que l'on peut aussi entendre sans doute les propos de Jean Echenoz quand il dit concevoir « idéalement (ses livres) comme des moteurs à double ou triple action »29, moteurs qui, agissant aussi dans la construction du roman, visent à mettre en mouvement par l'écriture l'espace-temps dans lequel se trouvent plongés, chacun à son niveau, personnage et lecteur30, l'errance et la désorientation devenant dès lors, une expérience centrale de la lecture.
Failles et suspens
15S'il en est ainsi toutefois, c'est pour une autre raison encore - peut-être plus fondamentale et plus spécifique à la fois - et qu'il faut chercher dans ce qui fait une des originalités de l'écriture échenozienne, à savoir la démarche, qu'on pourrait dire presque expérimentale, consistant à injecter ou réinjecter de l'action - ou un récit d'action31 - dans un espace-temps où ont été largement défaits voire abolis les repères sensori-moteurs - pour se référer ici encore à des outils d'analyse proposés par G. Deleuze - qui rendent possible l'action et lui sont nécessaires, un espace-temps qui, de ce fait, ne cesse de donner à voir ses failles, ses blancs et ses faux-raccords, dessinant aussi par-là ses propres lignes de fuite et, avec elles, celles du récit. Loin de trouver place dans un univers spatio-temporel homogène et cohérent car entièrement organisé en fonction du régime sensori-moteur où s'articulent et s'enchaînent perceptions et actions, le personnage échenozien se retrouve en effet plongé dans un espace-temps désaccordé d'avec l'action32 et dont les paramètres en se défaisant participent à cette perte des repères qui génère aussi à la lecture une impression de flottement et d'errance.
16Apparaissent par exemple des failles temporelles et/ou spatiales qui remettent en cause la continuité et l'homogénéité de l'espace-temps33 dans lequel se meuvent les personnages, à travers en particulier des effets opposés de rétractation et de dilatation. C'est ainsi que sont particulièrement visibles, dès les premières lignes d'Un an, les distorsions d'un espace dont la continuité est problématique et dans lequel, du même coup, le mouvement est menacé d'effondrement alors même qu'il s'est manifesté d'emblée sous la forme paroxystique de la fuite-panique :
Victoire s'éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée puis découvrant Félix mort près d'elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à la banque et de prendre un taxi pour la gare Montparnasse.
Il faisait froid, l'air était pur, toutes les souillures blotties dans les encoignures, assez froid pour élargir les carrefours et paralyser les statues (...). (Un an, p. 7)
17Paralysie potentielle et dilatation de l'espace à parcourir créent, en effet, un rapport désaccordé entre l'action, le mouvement à accomplir et l'espace dans lequel ils sont censés s'accomplir, introduisant un hiatus entre la dynamique de l'action propre au personnage et la perception que peut avoir le lecteur de l'espace dans lequel cette action trouve à se déployer34.
18Dans ces conditions, les actions des personnages ont tendance à apparaître comme des pseudo-actions dans la mesure où ces derniers semblent comme en décalage par rapport au régime sensori-moteur dans lequel ils auraient besoin de se situer pleinement pour pouvoir réellement agir, et se trouvent en conséquence souvent réduits, comme les poursuivants de Gloire dans Les Grandes Blondes, à faire semblant « d'avoir l'air actif(s) »35. Ces mêmes personnages apparaissent aussi assez régulièrement dans une position de retard, voire d'empêchement quand il s'agit de réagir à une situation, tel Salvador à qui son absence de réaction vaut ce commentaire ironique du narrateur : « Oui, c'est son corps qui n'a pas l'air de suivre »36. D'ailleurs le mouvement et l'action, les déplacements pourtant frénétiques des personnages sont eux-mêmes menacés en permanence d'une plus ou moins brusque suspension, toute activité risquant de se dissoudre dans le ralentissement et la torpeur et tout mouvement dans l'immobilité comme par un effet d’« ankylose »37, avant que ne se relance sur un mode volontiers superlatif le mouvement, selon le régime général d'une errance romanesque qui se caractérise aussi par ses personnages pris « (t)antôt dans une hâte fébrile sur la ligne abstraite qui les emporte, tantôt dans le trou noir de la catatonie qui les absorbe »38 :
Se représentant (il s'agit de Gloire) au bout de ce bas monde une retraite introuvable, inviolable, hors d'atteinte. Une poche de marsupial au fond de quoi se blottir et puis hop, hop toujours plus loin vers l'horizon meilleur pour oublier son nom, tous ses noms. (GB, 92).
19D'où deux autres caractéristiques de l'écriture échenozienne qui viennent ajouter à la désorientation du lecteur et à sa perte de repères. Tout d'abord les accélérations brutales du récit, au demeurant souvent soulignées par les commentateurs, et dont la citation précédente donne un parfait exemple. Elles sont le moyen pour ce récit de franchir les trous de l'espace-temps et de lutter contre la dissolution de ce dernier au sein d'un univers où le brouillard, sous toutes ses formes, menace sans cesse de produire son effet de double délitement de l'espace et du temps jusqu'à ce que le rouge de l'événement permette tant que bien que mal de réactiver les mécanismes asphyxiés de l'action et de réenchaîner les bribes effilochées du récit :
La vie de Baumgartner qui était ces dernières semaines assez effilochée, silencieuse et feutrée comme un mauvais brouillard, connaît un peu d'animation avec l'apparition de ce motocycliste rouge. (JMV, 20439)
20Or si le roman échenozien a sans cesse besoin de relancer un mouvement et de reconnecter des espaces qui, pour leur part, n'ont de cesse que de s'interrompre ou de se déconnecter, c'est parce que les failles qui naissent de cet espace-temps désaccordé qui lui est propre créent la possibilité d'une dérive de cet espace et de ce temps, le régime toujours menacé de l'action se désactivant au profit de moments où toute logique sensori-motrice se trouve suspendue, comme c'est le cas par exemple pour Gloire, lors de son séjour campagnard et normand40, en un passage qui ne peut que faire penser, dans une sorte de démarquage sans nul doute voulu, à la célèbre scène de « J'sais pas quoi faire. Y'a rien à faire » dans Pierrot le fou41. Moments et états ouverts qui, pour Deleuze, sont ceux de la « balade » et de l'« errance » et définissent « des situations optiques et sonores pures »42, à la faveur desquelles peuvent être incorporées au roman « (e)es irruptions d'images et de sons » dont parle pour sa part Echenoz43, et ce indépendamment de tout ajustement de l'espace-temps à une quelconque logique de l'action. Moments et états dont on a un exemple avec le passage déjà cité de Un an où le paysage de bord de mer est donné à voir dans sa pure dimension colorée et mobile, ou encore avec tels passages de Je m'en vais44 privilégiant selon les cas les sensations sonores ou visuelles :
(D)es espèces de HLM améliorées par les fenêtres desquelles, dans le silence du cimetière, divers lambeaux sonores tombent en voltigeant comme de écharpes, bruits de cuisine ou de salles de bains, de chasse d'eau, exclamations de jeux radiophoniques, disputes et cris d'enfants. (JMV, 76)
Ferrer reposait dans un lit monoplace réglable à matelas ferme et bordé très serré, seul dans une petite chambre, sans autre couleur que celle, émeraude et lointaine, d'un arbre détaché sur le ciel dans le cadre carré d'une fenêtre. Les draps, le dessus de lit, les murs de la chambre et le ciel étaient également blancs. Note verte unique, l'arbre éloigné pouvait être un des trente-cinq mille platanes, des sept mille tilleuls ou des treize mille cinq cent marronniers plantés dans Paris. (Ibid. 163)
21Bref, si le lecteur des romans d'Echenoz éprouve une expérience intense de l'errance, il faut le mettre au compte d'un récit qui lui interdit toute possibilité de se tenir au centre d'un espace-temps homogène et structuré selon un système de repères fixes et cohérents. L’errance des personnages n’y est telle, en effet, que parce que leurs mouvements sont inscrits dans un espace lui-même en perpétuel mouvement et qui tend « à prend(re) sur soi le mouvement que le sujet ne peut plus ou ne peut pas faire »45. Elle n’est telle surtout que parce que l’espace-temps qui s’expérimente n’est jamais réellement organisé selon une logique de l'action, et ce alors même que les textes feignent de tendre au lecteur les repères constitués par les schèmes aisément reconnaissables qu'offre la littérature de genre. Dans ces conditions, le roman échenozien est un roman sans cesse fait de faux raccords, d'échappées, de lignes de fuite par lesquels s'éprouvent non pas seulement le mouvement de marginalisation des personnages mais les voies d'une déterritorialisation bien plus radicale qui, depuis le début sans doute, avait vocation à s’actualiser, comme elle le fait dans Au Piano, à travers le personnage de Max qui, happé en quelque sorte dans les faux raccords du récit, se retrouve voué à l’errance dans l’univers parallèle et dévectorisé de la « section urbaine ».
Notes de bas de page
1 Gilles Deleuze (en collaboration avec Claire Parnet), Dialogues, Paris, Flammarion, (1977), « Champs », 1996, p. 89.
2 Voir en particulier les analyses de Bruno Blanckeman (Les Récits indécidables, Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2000) et de Christine Jérusalem (Jean Echenoz : Géographies du vide, Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2005).
3 Paris, Minuit, 1997.
4 Paris, Minuit, 1995.
5 Paris, Minuit, 1999.
6 Au piano, Paris, Minuit, 2003.
7 Par sa longueur d'abord (cent onze pages), par l'absence de découpage en chapitres ensuite et par le fait que le narrateur suit de façon exclusive son personnage tout au long du récit.
8 L'histoire de Victoire succède à celle de Gloire, deux noms dont C. Jérusalem souligne à juste titre la proximité sémantique et la commune dimension antiphrastique. Quant aux liens entre Un an et Je m'en vais, ils ont été mis en lumière et analysés par B. Blanckeman dans Fictions singulières (Paris, Prétexte éditeur, 2002) ainsi que par C. Jérusalem et Laurent Demanze dans le numéro de Roman 20/50 consacré à Echenoz (n° 38, déc. 2004). On se reportera aussi à ce qu'en dit J. Echenoz lui-même dans l'entretien qui ouvre ce numéro.
9 D'aucuns ont même suggéré, privilégiant la dimension sociologique de cette plongée dans la marginalisation, un rapprochement avec Sans toit ni loi d'Agnès Varda vis à vis duquel J. Echenoz tient néanmoins à marquer une relative distance. On rappellera par ailleurs que dès L'Equipée malaise un personnage de clochard du nom également antiphrastique de Pontiac occupe une place non négligeable dans la fiction.
10 Y compris à travers ces « non-lieux » (Marc Augé) qui caractérisent, comme cela a été souvent souligné, l'espace échenozien (routes, croisements, zones péri-urbaines, hôtels, etc.)
11 Il suffit pour s'en convaincre d'essayer de suivre les déplacements de Gloire ou de Victoire, de Ferrer et Baumgartner...
12 Un an, p. 63 et Je m'en vais, p. 106.
13 C'est Béliard qui, dans l'urgence il est vrai, décide pour Gloire du vol qu'elle prendra pour quitter l'Australie ; c'est Delahaye qui manipule Ferrer dans son voyage au pôle nord ; quant à Victoire, elle semble elle aussi tributaire dans sa fuite des apparitions répétées et mal expliquées de Louis-Philippe.
14 Nous indiquerons désormais dans le texte et entre parenthèses les références aux citations des textes d'Echenoz (avec, en abrégé, GB pour Les Grandes Blondes et JMV pour Je m'en vais).
15 Signalons que C. Jérusalem a elle aussi rapproché les deux formules dans son ouvrage (Jean Echenoz : géographies du vide, op. cit., p. 140).
16 « Le sens du portail », préface des Articles de Paris, de Pierre Marcelle, Paris, Le Dilettante, 1994, pp. 7-8.
17 « Il se passe quelque chose avec le jazz », entretien avec Olivier Bessard-Banquy, Europe, n° 820-821, août-sept. 1997, p. 201.
18 Certes Victoire revient au bout d'un an dans les mêmes lieux (Paris, Le bar du Central) mais pour retrouver bien vivant un Felix qu'elle croyait mort et pour apprendre la mort d'un Louis-Philippe qu'elle a pourtant croisé à cinq reprises pendant son année d'errance. Soit donc un même espace apparent mais qui se trouverait réfléchi en une sorte de miroir où s'inverseraient les données du réel, la figure du cercle laissant place à celle de la spirale.
19 Voir à ce sujet le commentaire d'Echenoz : « Après Vertigo, Hitchcock répond à Kim Novak qui lui demandait des explications : "Il y a des choses qui ne sont pas faites pour être élucidées." Une phrase emblématique de Un an. » (Entretien avec Frédérique Valat, Le Figaro Grandes écoles Universités, 22 avril 1997).
20 Rappelons ici que cette dévectorisation trouve une de ses expressions les plus fortes dans la célèbre réécriture hypertextuelle de Flaubert qu'Echenoz insère dans Je m'en vais : « Il connaît la mélancolie des restoroutes, les réveils acides des chambres d'hôtels pas encore chauffés, l'étourdissement des zones rurales et des chantiers, l'amertume des sympathies impossibles. » (196).
21 G. Deleuze, Dialogues, op. cit., p. 89. On signalera aussi à ce sujet que B. Blanckeman, jouant sur les sonorités du nom de Gloire Abgrall, propose, en particulier, de le décomposer en un A privatif suivi du mot Graal... (Les Récits indécidables, op. cit., p. 86).
22 Nous renvoyons ici au passage de Dialogues cité en épigraphe : l'inversion délibérée de la chronologie qu'y pratique Deleuze marque bien l'idée que Beckett participe sous la forme radicale qui lui est propre de ce roman errant mais sans pour autant en signifier la fin.
23 G. Deleuze, Dialogues, op. cit., p. 48.
24 On notera que cette impossibilité de « faire le point » au sens photographique de l'expression s'actualise dans Un an et Je m'en vais à travers les personnages de Victoire et Baumgartner qui n'ont de cesse d'éviter que leur image soit captée par et dans un cliché. On notera inversement la présence fréquente de jumelles, longues-vues et autres appareils de vision et le souci qui leur est souvent associé de « faire le point » pour voir dans les meilleures conditions possibles.
25 Comme en témoignent aussi bien les propos de l'écrivain à l'occasion de divers entretiens que les multiples références cinématographiques présentes dans les textes, avec, en particulier, Vertigo d'A. Hitchcock dans Les Grandes Blondes.
26 « Il se passe quelque chose avec le jazz », entretien avec Olivier Bessard-Banquy, Europe, art. cit., p. 201.
27 De ce point de vue, nous nous écartons des analyses qui voudraient voir dans l'écriture échenozienne une réappropriation distanciée et critique de l'univers cinématographique. Il ne s'agit pas tant en effet pour Echenoz de jouer avec un arrière-plan culturel contemporain où le cinéma a largement imposé sa présence que d'inventer une écriture interrogeant elle aussi et pour son propre compte les catégories du temps, de l'espace et du mouvement.
28 Pour cette référence à Murnau et le commentaire qui en est fait à propos de l'image-mouvement cinématographique, voir G. Deleuze, Cinéma I. L'image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 37.
29 Roman 20/50, op. cit., p. 5.
30 On sait aussi que l'on a pu analyser le cinéma hitchcockien auquel se réfère volontiers Echenoz comme un cinéma qui fait « entrer le spectateur dans le film » (voir G. Deleuze, Cinéma I. L’Image-mouvement , op. cit., p. 276).
31 De ce point de vue, le travail au demeurant très riche et souvent salué, accompli par Echenoz sur les différents sous-genres du roman, en particulier dans ses premiers textes, apparaît comme un moyen plus que comme une fin en soi : il s'agit avant tout d'aller chercher l'action là où elle est, soit dans la littérature « de genre ».
32 Il faut ici encore, bien sûr, faire référence à Hitchcock comme celui par qui arrive (ou se réactualise) « la crise du cinéma-action » (G. Deleuze, Cinéma I. L’Image-mouvement, p. 270-76).
33 Il va de soi que la faille majeure qui menace la continuité de l'espace échenozien trouve à s'exprimer dans Les Grandes Blondes à travers le double motif du vertige et de la chute dans le vide, Béliard étant le seul, notons-le, à pouvoir interférer pour rétablir les continuités rompues.
34 On trouve de même dans Je m'en vais des effets de rétractation/dilatation du temps et de l'espace, eux-mêmes liés à une suspension de toute action possible : « Le reste du temps c'est dimanche, un perpétuel dimanche dont le silence de feutre ménage une distance entre les sons, les choses, les instants mêmes : la blancheur contracte l'espace et le froid ralentit le temps. » (p. 36).
35 Les Grandes Blondes, op. cit., p. 198.
36 Ibid., p. 238. On notera qu'Echenoz retrouve là un des moteurs potentiels du burlesque.
37 C'est le terme employé à propos de Ferrer lors de son voyage à bord du brise-glace Des Groseilliers (Je m'en vais, op. cit., p. 37).
38 G. Deleuze, Dialogues, op. cit., p. 90.
39 On trouve ailleurs dans Je m'en vais (p. 20) une image similaire où sont liés la brume et le temps qui s'effiloche. On trouve également diverses occurrences où la comparaison avec le brouillard sert à marquer la perte de repères et la désorientation des personnages comme dans Les Grandes Blondes : « Sur le chemin du retour, le paysage filtré par le film plastique était flou comme par fort brouillard, d'une mouvance indécise de vieux téléviseur. » (p. 76).
40 Les Grandes Blondes, op. cit., p. 210.
41 Voir à ce sujet G. Deleuze, Cinéma I. L'Image mouvement, op. cit., p. 287 où il analyse cette scène comme une des scènes où « tend à disparaître (...) tout une continuité sensori-motrice qui faisait l'essentiel de l'image-action », ainsi que Cinéma 2. L'Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 18.
42 G. Deleuze, Cinéma I. L'Image mouvement, op. cit., p. 169.
43 Jazz Magazine n° 473, sept. 1997.
44 Mais on pourrait aussi bien trouver ailleurs d'autres exemples. Ainsi dans Au Piano lorsque le jeu absurde de lignes brisées en quoi se résout les déplacements de Max en quête d'un improbable personnage féminin conduit à la transformation de ce dernier en un pur regard inventoriant scènes et objets qu'il peut apercevoir dans les appartements depuis la rame de métro aérien dans laquelle lui-même se déplace (p. 69-70).
45 G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 81.
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2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002