Errance et désespoir dans Aurélia
xixe siècle
p. 69-78
Texte intégral
Voyageur nocturne
1Nerval était considéré en son temps comme un écrivain voyageur qui note ses impressions de route, mêlées à des anecdotes intéressantes selon sa fantaisie1. On s’émerveille de la « désinvolture » du style des Nuits d’octobre ou des Promenades et souvenirs2. Certes, son Voyage en Orient est composé d’une manière bien originale ; les récits mythologiques sont intercalés dans les récits de voyage. Au lieu de s’émerveiller devant les monuments historiques, Nerval se livre à une causerie fantaisiste avec un archéologue étranger. Ses itinéraires sont parsemés d’incidents incroyables, et on a l’impression qu’il se livre volontiers aux aventures équivoques pour son plaisir.
2Mais nous savons que son vrai itinéraire était tout différent de ce qu’il présente dans le Voyage en Orient. Il n’a jamais descendu le Danube pour arriver à Civitta Vecchia, mais il a passé par Marseille comme tout le monde pour prendre la mer. Ces récits symboliques sont aussi insérés là pour souligner le caractère irréel ou livresque du voyage. Il se souvient des aventures romanesques d’un moine vénitien dans les îles grecques. Aux pyramides, il évoque la Flûte enchantée de Mozart, et au Liban, il parle du calife Hakem, dont l’histoire se passait au Caire. Il en est de même pour l’histoire de la Reine de Saba qu’il raconte à Istamboul, lieu qui n’a rien à voir avec la reine de Saba3. Ces décalages montrent que ses « voyages » se passent dans un autre monde que le monde physique. Et ce sont des étoiles qui le guident selon le système ésotérique de l’astrologie4.
Les Nuits d’octobre
3L’écart entre la réalité et l’écrit est manifeste dans les Nuits d’octobre ou dans les Promenades et souvenirs. Si le narrateur dit que ce sont les impressions fidèles de trois nuits d’octobre qu’il relate, ce n’est que coquetterie d'écrivain qui veut apparaître comme un simple bourgeois, pour qui les nuits passées à l’extérieur ou dans le cachot sont des choses inouïes, à raconter d’une manière exagérée. En fait, ces endroits n’avaient aucun secret pour l’auteur pour qui une nuit passée dans la rue ou sur la colline de Montmartre était plutôt habituelle. La folie, les visions, les cauchemars, les doctrines occultes, l’alchimie, l’astrologie, « l’amas bizarre de la science de tous les temps » était son univers, dans lequel il erre sans en être le vrai maître5. Mais il essaie de ne pas se montrer trop bizarre, voire dérangé, car il voulait être accepté par la société des citoyens, des petits bourgeois, tout en ayant horreur de leur mesquinerie. Au moment de la première crise de folie en 1841, il constate que la société veut le rejeter comme élément perturbateur. À l’hôpital, il essaie de convaincre les médecins de la normalité de son esprit en se gardant des comportements qui paraîtraient suspects à leurs yeux. Mais pour divertir le public, il fallait simuler une légère folie6. Donc il se présente comme un bourgeois un peu étourdi qui se laisse tromper par l’illusion d’une femme mérinos ou par des histoires extravagantes. Il affiche un vagabondage innocent, tandis que son esprit a tendance à dériver infiniment dans la nuit profonde.
4L’esprit de l’auteur, obscurci par des idées noires dues à la mélancolie demandait l’air libre, et la promenade distrayante. Seulement la promenade nocturne sans but le conduit dans des labyrinthes équivoques qu’il qualifie de Cloaca Maxima. Il ne peut pas échapper aux cauchemars même en s’éloignant de sa chambre remplie de chimères redoutables. Dans une chambre d’hôtel à Meaux, il se réveille avec des maux de tête. Sa nuit était remplie de fantômes. Mais s’il erre de cauchemar en cauchemar, il veut montrer ses nuits hantées comme une scène d’opéra-comique ou de marionnettes.
5Car il écrit des feuilletons dans le journal l’Illustration. Même s’il avait voulu décrire fidèlement ses nuits et ses cauchemars, la rédaction du journal aurait exigé le contraire. Il lui fallait emprunter un style désinvolte, et faire alterner Paris et le Valois, les nuits et les jours, les caprices et les désillusions, le rêve et le retour à la réalité pour que le texte puisse divertir le public. Il cite les noms de Dickens, Cicéron, Diderot ou Fichte sans aucune conviction, pour justifier ses fantaisies7.
6Quand il parle d’Esus ou de Cernunnos, (« Esus ou Thot ou Cernunnos, les dieux redoutables de nos pères »), il est évident qu’il les cite de mémoire incertaine. C’est comme la phrase rituelle d’Eleusis qu’il cite à tort dans Sylvie8. Amateur d’histoire des religions, il s’amuse à citer les noms et les mots bizarres qu’il retient approximativement. S’il les connaissait bien, il n’aurait jamais commis la faute d’appeler Cerunnos le dieu Cernunnos, ce qui n’est pas une faute d’impression.
7Ici le nom de Thot nous surprend. S’il s’agit du Thot égyptien, il n’y a aucune raison pour qu’il apparaisse dans une grotte de Montmartre9. Si c’est Thor, cela pourrait être moins surprenant, mais aucun amateur d’histoire des religions ne mélangerait ces noms. Si c’est Taranis, ce serait mieux, mais comme c’est l’époque du début de l’Académie Celtique, les noms des dieux celtiques n’étaient pas encore connus du grand public ni de l’auteur.
8Aujourd’hui, nous pouvons voir le fameux pilier des nautes de Seine au musée de Cluny et là, ce dieu cornu, Cernunnos règne majestueusement. Bien qu’au temps de Nerval, ce pilier ne fût pas connu de tout le monde, cela n’excuse pas la faute d’orthographe au nom de Cernunnos.
9On peut en conclure que la connaissance mythologique de Nerval était limitée. Il faut considérer que son écrit n’est qu’un « amas bizarre de la science de tous les temps ». Ce ne sont que des curiosités épisodiques que le flâneur nous rapporte. S’il faut établir un juste équilibre entre l’ignorance des citoyens et la connaissance un peu pédante des spécialistes, la flânerie est le prétexte idéal pour maintenir cette position médiane ni celle du spécialiste, ni celle du vulgaire.
Flânerie à la belle étoile
10De toutes façons, ce que l’auteur présente comme les curiosités du Paris nocturne ou la couleur locale du Valois est loin de nous surprendre. Mais nous pourrons dire comme le narrateur lui-même : » ton histoire est jolie, mais je la connaissais, et je ne l’ai écoutée que pour l’entendre raconter par toi ». Sa manière de raconter, c’est le style du labyrinthe qui mélange rêve et réalité, fantaisie et réflexions ; disons la causerie du flâneur. Les nuits de Montmartre, les soupes au marché des Innocents, et le cabaret Paul Niquet, tout cela est raconté d’une manière détachée, humoristique. Les faits ne sont pas originaux. Mais le charme du discours fantaisiste et l’enchaînement des événements pittoresques nous entraînent. Et surtout, il ne faut pas l’oublier, il y a de belles étoiles qui l’observent. « Quelle belle nuit ! » dit-il « en voyant scintiller les étoiles au-dessus du vaste emplacement ». Il y a d’ailleurs « l’Observatoire de Catherine de Médicis ». Il admire la silhouette de Saint-Eustache éclairée par les rayons de la lune. Seulement quelquefois, l’incohérence saute aux yeux10 : la causerie nonchalante cache mal l’angoisse, le bavardage, les inquiétudes.
11Après le cabaret Paul Niquet qu’il quitte au petit matin, il prend le train de sept heures pour Meaux, où il arrive une heure plus tard. Il est alors attiré par une affiche vantant la merveille de la femme mérinos. Le Prix d’entrée est de 25 centimes, mais la séance commence vers 20 heures. Que faire en attendant ? Il n’en dit rien11. Le texte dit tout de suite que le sommeil après le spectacle était bien agité, et le chapitre suivant s’intitule « Je m’éveille » : le temps passe vite. Ou bien, il s’autorise à ignorer les journées. C’est une flânerie à la belle étoile, et non une promenade matinale. Ou bien comme il n’avait pas dormi la veille, il a dormi toute la journée. Dans Sylvie aussi, nous rencontrons cette sorte de renversement du rythme des heures. De toutes façons, il n’a pas jugé que la ville de Meaux méritait d’être décrite minutieusement, sauf ce qui concerne la représentation de la femme mérinos. Mais tout le monde sait qu’une femme mérinos est une fabrication de charlatan, comme le cadavre d’une sirène péché dans la mer du nord. On y voit une tête de singe attachée au corps d’un phoque12. Le narrateur s’intéresse plutôt à sa compagne, la fausse Espagnole. Mais avec le chant de coq, tout s’évanouit.
12L’histoire de la femme mérinos, les démêlés avec les gendarmes, tout est inventé pour amuser le public et en même temps pour tromper ses propres inquiétudes. Mais il les trompe mal. Ce qui est vrai, c’est que l’auteur a fait comme d’habitude de petits voyages autour de Paris, surtout dans son « Valois ». Et comme il ne préparait aucunement ses voyages, de petits incidents de toutes sortes étaient inévitables ; il manquait un train ou un poste, et il était obligé de passer la nuit en allant d’un café à un autre. En arrivant dans une ville, comme il n’a aucun but précis, il se promène au hasard dans la rue, et s’il trouve quelque affiche bizarre, alléchante, il entre soit dans un café-concert, soit dans un cabaret qui présente des spectacles plus ou moins équivoques13. Il a une préférence pour les spectacles de saltimbanques : le genre funambule, où les tours de prestidigitateurs étaient son passe-temps favori, et il nous invite à une de ces performances pittoresques. « Pas un cercle entourant quelque chanteur ou quelque marchand de cirage, pas une rixe, pas une bataille de chiens, où il n’arrête sa contemplation distraite. » Il le dit pour son « ami », mais c’est aussi pour lui-même.
13Avant de commencer, le narrateur dit qu’il a « formé le projet d’un simple voyage à Meaux ». Mais à Meaux, il dit qu’« il n’a rien à faire dans ce pays ». Il dit ensuite qu’ « un limonadier de Creil » l’a invité à une chasse à la loutre. Il est inutile de chercher les traces de cette « invitation ». Il se peut qu’il ait entendu parler de ces chasses, et que quelque « ami » l’ait « invité », mais ce sera sans fixer ni date, ni lieu. L’auteur doit s’apercevoir qu’à Meaux il n’y a ni fête provinciale ni ronde de jeunes filles. C’est une ville assez maussade. Alors pour remplir encore un peu la page, il ajoute un parcours fantaisiste. De Meaux à Creil, il n’y a évidemment pas une correspondance directe. Tous les chemins convergent à Paris, et entre les petites villes de province, il n’y a aucun service de poste ni de chemin de fer. Donc, son itinéraire doit être forcément compliqué : « la spirale célèbre que traça en l’air le bâton du caporal Trim n’était pas plus capricieuse que le chemin qu’il faut faire, soit d’un côté, soit de l’autre. » Mais cette spirale lui procure un prétexte pour raconter ses phantasmes d’incarcération14. Il dit qu’il fut arrêté à Crespy.
14L’évocation de ses flâneries est loin d’être fidèle à la réalité ; il réunit plusieurs promenades en essayant de cacher les vrais mobiles15 et ses fantasmes qui se laissent entrevoir de temps en temps : peur de l’enfermement, peur de l’arrestation16, peur d’être coincé dans une cellule, peur d’être à bout d’inspiration. Quand il reste enfermé, son imagination tourne en rond, il lui faut sortir. Mais il ne sait où fuir, ni comment. Même en restant sur place il se livre à la divagation pour libérer son esprit de l’emprise des chimères nocturnes17. En écrivant ses flâneries, il s’imagine libre, et en réalité son esprit est malade. S’il en joue, c’est pour ne pas se laisser entraîner par ses fatales obsessions. S’il raconte ses promenades avec des anecdotes invraisemblables, d’un ton humoristique, c’est pour cacher son angoisse. Dans Aurélia, il dit qu’il marche « pour apaiser l’orage qui grondait dans ma tête ». La flânerie était pour lui une sorte de thérapie d’urgence. Mais cette thérapie était considérée comme un vagabondage par l’autorité.
Errance nocturne dans Aurélia. À la recherche de son Étoile
15Sur la terre, partout, il y a des gendarmes, des prisons, et des médecins18. Partout où il va, il trouve des obstacles. La seule issue possible semble la mort. Dans Aurélia, il erre en proie au désespoir dans les rues de Paris. Il n’emprunte plus le style désinvolte du flâneur. Le narrateur d’Aurélia se reconnaît « malade ». Tout au début, il dit qu’il va vers l’Orient19, et il se met à marcher dans la direction de son étoile : « je me mis à chercher dans le ciel une Etoile que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée ». Quelle est cette étoile ? L’étoile des bergers, l’étoile des mages ? Il ne la nomme par aucun nom particulier. Elle doit être une étoile inconnue20. Il croit l’avoir trouvée dans le ciel, mais à ce moment-là, il sent que sa vie, entraînée par cette étoile, va quitter son corps21. Pris de panique, il s’agrippe à la terre22, et il perd de vue son « étoile » qui aurait pu diriger sa marche (vers le sauveur). Sans son guide, déboussolé, sa marche devient incertaine. Tout Aurélia raconte une série d’errances à la recherche de son étoile23. Dans la deuxième partie, l’errance devient plus obsessionnelle. Parti le matin, il continue à marcher. Arrivé à la place de la Concorde, sa pensée est de se détruire, dit-il. À ce moment-là, ses yeux se dirigent vers le ciel comme s’il y cherchait un salut. Et il y voit un soleil noir et la lune cramoisie. Désespéré, il continue son chemin en longeant la Seine, et auprès du Louvre il voit plusieurs lunes se précipiter à une vitesse fantastique. C’est la fin du monde, pense-t-il. Il consulte tout le temps le ciel, et le désordre apparent du cosmos le précipite dans le désespoir.
16Peur de l’arrestation, désir d’autodestruction, son esprit vagabond oscille entre deux illusions ; est-il encore possible de s’enfuir ? Ou faut-il choisir la mort ? Le ciel qu’il consulte ne répond pas. Dans ses Chimères, il dit : » ma seule étoile est morte ».
17Dans la première partie d’Aurélia, le narrateur ne cherche le salut que dans ses rêves. Il les recompose de manière à y voir la promesse de son salut. Mais ses rêves qui étaient cohérents deviennent troubles et catastrophiques. Les rêves heureux ne reviennent plus, il voit des monstres hideux et des scènes de carnage.
18C’est après ces rêves de désolation, qu’il voit une scène de la genèse ou de la reconstruction de l’univers, et c’est là qu’il retrouve son étoile : « une étoile plus lumineuse puisait les germes de la clarté » (p. 712). Un peu plus tard, il voit une déesse qui, « rayonnante guidait, dans ces nouveaux avatars, l’évolution rapide des humains ». Elle peut être la déesse de cette étoile.
19Encore un peu plus tard, il voit une scène du déluge universel24, et sur un pic baigné des eaux, il voit une déesse abandonnée. « Au-dessus de sa tête brillait l’étoile du soir ». Il ne dit pas que l’étoile du soir est l’étoile de Vénus ; son histoire doit remonter plus avant que la naissance de la déesse gréco-romaine25. Elle peut être Astarté ou bien encore une autre divinité plus archaïque, par exemple la mère des dieux.
20Mais son image à peine retrouvée va disparaître car dans le rêve suivant, il commet ce qu’il qualifie de faute grave, une sorte de sacrilège26. Il a « troublé l’harmonie de l’univers magique ». Tout devient désordre, chaos. Il ne retrouve plus ni sa déesse, ni son étoile. La deuxième partie du récit commence par une errance désespérée à travers Paris. Et à la place de la Concorde, il s’aperçoit que toutes les étoiles scintillantes dans le firmament se sont éteintes. Non seulement « son étoile », mais toutes les étoiles sont mortes. C’est à ce moment-là qu’il voit un soleil noir et une lune rouge de sang. Est-ce l’avertissement de ce qui l’attend après la mort ? En cherchant son « étoile », il ne trouve que le néant. « En cherchant l’œil de dieu, je n’ai vu qu’un orbite vaste, noir et sans fond » (Christ aux Oliviers). Et un peu plus tard, il voit plusieurs lunes passer avec une grande rapidité. C’est un désordre universel. Ici, les lunes doivent être des planètes en dérive. Il pense que « la terre est sortie de son orbite et qu’elle erre dans le firmament comme un vaisseau démâté »27. Le vaisseau démâté, c’est lui-même. Il erre sur la terre comme les lunes dans le ciel.
Lune ou étoile ?
21La lune lui était chère, il la voyait comme le refuge des âmes sœurs (p. 741). Il s’attribuait « une influence sur la marche de la lune » (p. 738) mais il constate qu’elle a reçu « un coup de foudre du Tout Puissant ». Enfin, il se demande : « que peut-elle, vaincue, opprimée peut-être, pour ses pauvres enfants ? » « Pâle et déchiré, le croissant de la lune s’amincissait tous les soirs et allait bientôt disparaître. » (p. 741)
22Il éprouvait de la compassion, il influençait même son mouvement, mais ce n’est pas d’elle qu’il pouvait attendre le salut. C’est une épouse vaincue du Tout Puissant, elle ne peut rien faire pour sauver « ses enfants ». Et ce n’est pas elle qui vient lui annoncer la fin des épreuves. Quand il s’épuise à monter et à descendre dans une tour, un esprit vient à lui, et l’amène dans une campagne inondée de la clarté des étoiles. C’est la première fois qu’il voit les étoiles depuis la scène de la Concorde. « Aussitôt une des étoiles (...) se mit à grandir » et la divinité de ses rêves vient à lui souriante. Cette étoile lui révèle le secret du monde28. Elle lui dit : « je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que toutes les femmes tu as toujours aimées (p. 736) ». Si elle se dit la même que Marie, elle ne serait pas Marie elle-même. Dans Isis, la même formule est employée pour dire que toutes les déesses se retrouvent dans une seule : « tous les autres peuples, me rendent hommage sous mon vrai nom de la déesse Isis ». Mais le nom d’Isis n’apparaît que deux fois dans Aurélia. Ce n’est ni Marie, ni Isis, ni la déesse lunaire qui vient vers lui en descendant d’une étoile : c’est toutes ensemble, et en même temps toutes inconnues. Et c’est à ce moment qu’il croit que ses épreuves ainsi que ses errances se terminent.
23Élevé dans une doctrine panthéiste qui lui enseignait : « Dieu c’est le soleil », il était éloigné de l’église. Quand il voulait revenir au christianisme, il lui fallait renier un peu son ancien dieu, le soleil. La lune est considérée comme l’épouse du soleil et s’il cherchait son salut en dehors du culte du soleil, il ne pouvait pas garder confiance en la lune29. D’ailleurs, la lune est déjà vaincue, et impuissante pour le sauver. Si la lune est le refuge des âmes fraternelles, il ne dit pas que les âmes des femmes aimées se retrouvent dans la lune30. Même si la lune est réincorporée dans une grande déesse universelle, s’il s’attache uniquement à la lune, qui n’en est qu’une phase, il ne saurait voir l’ensemble de la grande divinité cosmique. En dessinant la figure de sa « déesse », le narrateur d’Aurélia a peint la lune à la place de la figure, mais cela ne le convainc pas lui-même. Surtout les vicissitudes des phases de la lune le déconcertaient. Les traces des meurtrissures sur sa face sont aussi le signe de son impuissance. Il lui fallait ainsi renier sa déesse chère, imaginée une fois sous les traits de la lune. Et cela lui apportait un désordre de plus, mais en traversant les épreuves, il arrive maintenant à comprendre que toutes les femmes qu’il aimait étaient des incarnations d’une seule grande déesse31.
Fin de l’alternance
24Son errance était dirigée par l’étoile qu’il perd de vue, cela provoque son désespoir. En remontant l’histoire, il entrevoit une sorte de scène primitive de l’univers, et il y retrouve la figure de sa déesse, éclairée par la clarté de son étoile. Mais au paroxysme du désarroi, il croit que toutes les étoiles sont éteintes, et que plusieurs lunes se précipitent dans le gouffre du ciel. C’est la dernière étape de ses épreuves, et en traversant ce tunnel noir, il sort enfin dans le champ inondé de clarté des étoiles, et la déesse vient lui annoncer la fin des épreuves.
25C’est une errance cosmique à travers les constellations. Il fallait « rétablir le monde dans son harmonie première, (...) par le magnétisme des astres ». Retrouver des lettres perdues, c’était rétablir la « chaîne non interrompue (qui) liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale » (p. 704). Dans son rêve il ne voit jamais le soleil. La lune elle-même n’y apparaît pas, et même en l’apercevant dans le ciel, il ne pouvait pas être réconforté par sa présence ; la lune lui paraissait symboliser son propre destin douloureux. C’était par les retrouvailles avec “son étoile” que l’univers retrouvait l’harmonie universelle. Il ne connaît pas la vraie figure de la grande déesse à travers ses nombreux avatars. Il dit qu’il y a trois Vénus, et que la grande déesse se présente sous plusieurs aspects.
26Dans son rêve, la déesse lui dit qu’elle est à la fois la Vierge Marie, Astarté, Artémis et Aphrodite ou Isis, mais la profusion des noms ne fait qu’augmenter son désarroi. S’il les cherche dans le ciel, dans chaque constellation, son esprit chancelant ne peut les fixer d’une manière certaine. Le firmament tourne sur sa tête de façon vertigineuse. Il se croit perdu dans le « désert des cieux ». D’ailleurs la nuit était « noire et blanche », cela veut dire, sans étoile. Ce n’est qu’après le long tunnel qu’il traverse qu’il se trouve inondé de la clarté des étoiles. Aurélia relate la longue traversée de plus en plus angoissante dans ce tunnel initiatique qui se termine par une fin heureuse. Cette fin ne semble pas correspondre à la fin de la vie de l’auteur, mais c’est la fin d’un texte littéraire que la logique du récit exige. Il faut qu’un roman se termine par un mariage ou par une mort, qu’un récit de voyage se termine par le retour à Ithaque.
27Vers la fin du texte, le narrateur retrouve son “Étoile”, et toutes ses angoisses laissent place à l’euphorie, un peu trop facilement. Cette fin euphorique peut être conventionnelle ou dérisoire. Peu importe. Cette fin termine bien un récit du voyage au bout de la nuit32.
28Aurélia est le document qui relate l’errance à travers les constellations dans le désert des cieux. La fin du texte présente la scène du renouveau. Et le chœur des astres se déroule à l’infini. Ce n’est pas la peine que nous nous rappelions la fin tragique de l’auteur. Le texte se termine par cet hymne des astres, et non par la mort de l’auteur.
Notes de bas de page
1 Même Raymond Jean le qualifie de « voyageur-né » p. 34, Nerval par lui-même, 1964.
2 Ou encore d’Angélique, dont Ross Chambers relève la forme labyrinthique. (La poétique du voyage, 1969, Corti)
3 Le conteur rattrape toujours le voyageur en avance.
4 C’est surtout l’étoile de Vénus qui le guide : « l’étoile de Vénus grandissait comme un soleil magique et versait des rayons dorés sur ces plages désertes », (p. 239, Oeuvres Complètes t. 2, 1984)
5 Jean Richer a le grand mérite d’avoir relevé toutes les doctrines ésotériques chez Nerval, seulement il a le tort de les considérer un peu trop sérieusement. Nerval s’amusait à citer ces noms sans y croire vraiment.
6 Nous nous rappelons que son maître, Nodier voulait présenter le récit d’un fou par un autre fou moins excentrique (la préface de la Fée aux miettes).
7 Comme il le fait dans Angélique avec les noms de Diderot, Sterne, Swift, Rabelais, etc.
8 « J’ai mangé du tambour, et bu de la cymbale ». Ce n’est pas d’Eleusis, mais de la Dionysie.
9 Même si Thot était assimilé à Hermès, il n’est jamais un dieu gaulois. Quant à son rôle de divinité lunaire, il l’aurait ignoré.
10 Par exemple ses itinéraires sont souvent invraisemblables. Ross Chambers signale que ses itinéraires dessinent une courbe (p. 326), et on peut dire que tout son itinéraire dessine une courbe contre la montre, de droite à gauche. Est-ce pour remonter le temps ?
11 Cela veut dire que cette histoire du passage à Meaux est une pure invention. Mais il voulait remplir ses nuits de monstres et de fantômes, et c’était symboliquement vrai : ses nuits passées soit dans une cellule d’hôpital, soit dans la rue, étaient remplies des chimères effrayantes. S’il emploie le terme « Chimères » pour ses rêves (« n’est-il pas possible de dompter ces chimères attrayantes et redoutables, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? », ce n’est pas une simple rhétorique, il s’agissait de vrais cauchemars : il avait peur de ses nuits. Il dit encore : « je n’ai jamais éprouvé que le sommeil fût un repos ».
12 On peut se rappeler entre autres que le narrateur a couché à la Syrène, chez le Vallois. Le Vallois pour le Valois, la sirène pour la femme fée ; tout est calembour.
13 S’il voulait vraiment aller à Creil, il aurait pris la voiture tout de suite après l’arrivée à Meaux. Bien sûr, il aurait pris un autre chemin de Paris. Il semble vouloir repousser l’approche du but. Freud aurait dit qu’il s’agirait de pulsion de mort, qui nous éloigne du but désiré. Il avait peur d’atteindre son but.
14 Michel Jeanneret pense que l’incarcération n’est pas toujours négative : « L’incarcération n’est pas nécessairement négative : elle offre au vagabond une chance d’arrêter son errance » (p. 37, La lettre perdue), mais est-ce qu’il voulait arrêter son errance ? La vie sédentaire ne lui était pas forcément idéale.
15 Habituellement on dit qu’il retournait dans le Valois pour y retrouver son enfance. Mais il n’y avait plus rien qui puisse rappeler son passé.
16 Cet épisode de l’arrestation est bien sûr fictif. Dans les Promenades et souvenirs ou dans la Bohème galante, il rapporte un fait parallèle, mais sans arrestation. En fait, un citoyen ne risquait jamais un cachot pour l’oubli d’un passeport aux environs de Paris. Ce n’est qu’une obsession. Et Jeanneret pense qu’il s’agirait d’une crise d’identité. À un sans domicile fixe on peut demander ses papiers, et il a peur de ne pas pouvoir répondre convenablement, car il ne sait pas toujours qui il est. Voilà la source de cette obsession.
17 Ross Chambers pense que pour Nerval, le rêve était la fête de l’esprit (p. 119), et pourtant chez Nerval, le rêve était le reflet de la fatale journée. Il dit encore : « je n'ai jamais éprouvé que le sommeil fût un repos ». Le narrateur de Smarra de Nodier voit avec horreur l’approche de la nuit.
18 Selon Ross Chambers, ce serait un conflit du voyage et de la prison (p. 347).
19 Le manuscrit précise l’endroit, c’est la rue Cadet, où il y a le siège du Grand Orient de France.
20 Corinne Bayle pense que c’est équivalent de la femme aimée (Corinne Bayle, La marche à l’étoile, Champ Vallon, 2001).
21 Dans Une heure, ou la vision, Nodier raconte une scène semblable.
22 Comme dans Octavie, sur la falaise de Naples.
23 Comme le narrateur des Promenades et souvenirs part à la recherche de son appartement.
24 Le narrateur dit que le déluge est causé par les constellations d’Orion. Tout est influencé par les astres.
25 En général, il ne cite pas la mythologie grecque officielle. C’est surtout la mythologie néo-platonicienne ou orphique.
26 Il y avait aussi ce qu’il dit de la « conspiration de tous les êtres animés ».
27 Cet aspect de l’imagination cosmique n’a pas attiré l’attention des chercheurs.
28 Ici, François Constant veut voir la résurrection du Christ (Le soleil noir et l’étoile ressuscitée, in G. de Nerval devant le destin, 1979, Nizet).
29 Il ne semble pas qu’il partageait le culte de la lune des anciens. S’il pensait intituler Aurélia Artémis, ce ne serait pas comme divinité de la lune.
30 Et dans aucune mythologie, la lune ne guide le voyageur.
31 Il ne semble pas qu’il rende un culte à la déesse lunaire. La lune était le refuge des âmes sœurs. La lune pouvait être l’âme en souffrance.
32 On dit qu’au fond d’un puits profond nous pouvons voir les étoiles même pendant la journée. C’est au fond du désespoir que nous pouvons entrevoir la lumière.
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