Judith Kauffmann (sous la dir. de) : Rires marginaux, rires rebelles
Paris, CORHUM, « Humoresques », n° 19, janvier 2004, 185 p.
p. 261-263
Texte intégral
1L’humour suppose toujours l’existence d’une marge, à partir de laquelle l’humoriste transforme son étrangeté par rapport au centre en esprit exercé sur le centre. L’espace liminaire est le lieu par excellence où s’élabore une mise en question du monde qui prend volontiers la forme de l’ironie et de l’humour, lieu où l’intelligence s’allie au rire pour produire cette sorte d’« anesthésie momentanée du cœur » dont parle Bergson. « L’humour et la marge, affirme Evanghélia Stead à propos des autoportraits grotesques d’Aubrey Beardsley, en jouant de l’interstice d’une fêlure salutaire dans l’édifice des normes, sauvent la culture de ce qu’elle peut colporter en elle de présomptueux, de suffisant et d’orgueilleux » (p. 143). Ce lien étroit entre rire et marginalité est l’objet du numéro de la revue Humoresques intitulé « Rires marginaux, rires rebelles ». Il s’agit d’une série de textes, réunis par Judith Kauffmann, qui analysent ce thème selon deux directions principales : celle des « rires rebelles », où l’humour est prêté aux exclus de la société, aux marginaux au sens propre, et revient à une forme de contestation explicitement politique, et celle des « rires marginaux » qu’assument à la première personne des artistes et des philosophes hétérodoxes, visant plutôt au renversement axiologique des valeurs esthétiques.
2Si l’on excepte l’article de Bernard Sarrazin qui envisage le rire comme une forme d’autodérision chez l'homme (ce marginal face au « Grand Autre » qu’est Dieu), la suite des articles consacrés aux « rires rebelles » montre comment cette rébellion commence par une manipulation moqueuse des stéréotypes linguistiques et des expressions figées. Ainsi Elisabeth Pillet prend-elle pour objet les productions linguistiques des paysans dans l’œuvre de Gaston Couté et montre comment, à travers des chansons et des poèmes conçus en un français populaire et régional, ces personnages bafouent l’ordre social bourgeois et toute forme d’autorité. Roland Landheer, lui, analyse les caractéristiques rhétoriques des slogans humoristiques de mai 1968, et parvient à la conclusion que la révolution n’est peut-être en partie qu’une révolution des mots : « On est même en droit de se demander si l’essentiel du message sloganisé réside ici davantage dans la condamnation de l’ordre établi ou dans l’affichage d’une certaine virtuosité verbale qui provoque le sourire » (p. 54). Même point de départ pour la réflexion de Christian Morin sur les œuvres de Romain Gary signées Émile Ajar. « D’une part – écrit Christian Morin – être marginal (…) c’est agir, penser, voir ou même s’exprimer différemment par rapport à un groupe de références. (…) Il est vrai aussi que l’humoriste transgresse les codes sociaux et discursifs » (p. 63). En effet, par-delà l’invention de ses tournures bizarres, la langue humoristique utilisée par les personnages de Gary se propose en tant que véhicule de changement social, alors que la langue normative reste associée à l’ordre établi, au « prêt-à-porter » mental (p. 69). Quant à Judith Kauffmann, elle considère le roman de Didier Van Cauwelaert, Un aller simple. Dans ce cas aussi, le rire rebelle naît de pirouettes verbales : comme les autres marginaux Aziz, le héros du récit, aime le jeu de la création linguistique et l’univers évoqué par son vocabulaire loufoque annonce « une “poétique du divers” où le pluriel, multiple, imprévisible, improbable (…) se développe en contraste avec le modèle centralisé – un, unifié, unifiant » (p. 87). Enfin, l’article de Cyril Aslanov qui clôt cette première série de contributions est consacré au roman de Michaël Sebban La Terre promise, pas encore. À travers la récupération littéraire du vernaculaire juif français, l’auteur joue ici sur la tentative de transgresser les barrières entre codes écrits et codes parlés, mais l’humour se réalise aussi grâce à un travail sur la polysémie et à un recours aux tropes qui apparaît comme « l’application des vieilles recettes de la rhétorique classique au matériau littérairement vierge du parler branché » (p. 97).
3Envisageant l’univers romanesque, Mikhaïl Bakhtine a montré comment le personnage du marginal est capable de bousculer notre vision du monde en nous faisant rire : son point de vue détaché lui permet de tourner en dérision tout cliché que nous, gardiens myopes du centre, nous risquons de ne plus percevoir comme tel. Par ailleurs, là où le discours du roman visait à court-circuiter le centre et la marge, le système esthétique classique gardait soigneusement une distinction complémentaire entre ces deux termes : la sublimation opérée au centre permettait, et même exigeait, que les figures du bas s’épanouissent et grouillent aux marges. L’effondrement du cloisonnement étanche entre sérieux et comique a commencé vers la fin du xviie siècle et s’est poursuivi tout le long du xviiie ; cependant, ce sont les Romantiques qui ont définitivement jeté à bas l’édifice classique de la séparation des styles et, par conséquent, de l’ordre social que cette dernière reflétait. Comme le dit Raphaëlle Pache, dans son intervention sur Les Grotesques de Théophile Gautier, « à l’image de la Révolution de 1789, qui frappe la tête de l’État et tente de lui substituer ce qui jusqu’alors était voué aux marges, le Romantisme, tout au moins avec certains de ses représentants s’évertue à détrôner les valeurs centrales du classicisme et à inclure dans les champs de l’esthétique des catégories marginales » (p. 117). Ce brassage révolutionnaire du haut et du bas fait l’objet des derniers articles du recueil, où la marginalité est saisie à la limite supérieure de la société : non pas en tant que fonction d’une exclusion forcée d’ordre économique ou culturel, mais comme fonction d’un rejet intellectuel du statu quo pratiqué volontairement par une élite. Ainsi, Joë Friedmann nous présente-t-il le portrait d’Alexandre Weill : un écrivain doué d’un goût très fort du paradoxe chez qui l’humour se double d’une signification utopique et mystique. Et Mathieu Liouville, de son côté, met en valeur le rôle que la marge monstrueuse joue dans le credo esthétique des Frénétiques de 1830 et des Fumistes de la fin du siècle qui s’opposent avec dérision à « une culture de la beauté harmonieuse » (p. 161) et qui, par leur goût de l’outrance, parviennent à découvrir des espaces inexplorés de la sensibilité artistique. En fait, la réhabilitation de l’esthétique baroque que fait Gautier vers 1830-40 témoigne d’une volonté de retrouver le Beau parmi les aspects « bas » que la tradition littéraire dominante avait rejetés aux marges : à partir de cette époque, le grotesque et le rire vont devenir l’essence paradoxale d’un art moderne qui a partie liée avec la fascination pour l’excentrique et qui y voit la marque puissante d’une libération de l’esprit.
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