Witold Gombrowicz : Les Envoûtés
Trad. du polonais par Albert Maille et Hélène Wlodarczyk, 1977, Stock, 1986. Éd. polonaise : Opetani, Wydawnitctwo, Krakow, 1999.
p. 254-257
Texte intégral
1Plus connu des initiés que du grand public, l’écrivain polonais Witold Gombrowicz, né en 1904, mort à Vence en 1969 après avoir résidé en Argentine de 1939 à 1963, est l’auteur de romans et nouvelles dans lesquels l’absurdité apparente de l’action dévoile un trouble profond quant à l’ordre des choses et la pertinence du monde : paradoxalement, le caractère dérisoire des péripéties mène fréquemment à la tragédie et à la mort. Il suffit de penser à Pornografia (1960) où l’obsession du narrateur parvient, sans la moindre intervention matérielle de sa part, à provoquer une mort intermédiaire entre le meurtre, le suicide et l’exécution, ou encore à Cosmos (1965) qui commence par la découverte d’un cadavre de moineau et s’achève sur une mort humaine.
2Les Envoûtés ─ dont le titre original appellerait la traduction plus forte de ‘Possédés’ ─ est une œuvre de jeunesse de l’écrivain, différente de ses autres textes, car publiée en 1939 dans un grand journal de Varsovie sous forme de feuilleton et sous le pseudonyme de Z. Niewieski. La déclaration de guerre en interrompit la parution et le public n’en connut donc jamais la fin. Son auteur s’était embarqué en août pour un voyage d’agrément en Argentine, sans se douter qu’il partait pour un exil définitif.
3Le manuscrit ne fut retrouvé qu’en 1969, sous sa forme tronquée ; l’épilogue ne reparut que quelques années plus tard et la première édition du roman date de 1973. Lorsque l’on découvrit enfin qu’il en était l’auteur, Gombrowicz n’assuma cette paternité qu’avec réticence. D’une part en effet il considérait le roman comme un texte purement commercial, ‘alimentaire’, jouant sur le goût du public pour le mystère et le suspens ; d’autre part il s’était engagé littérairement dans une voie infiniment plus ambitieuse, où l’interrogation sur le langage, qu’il relève de la parole articulée ou du corps, sous-tend le questionnement de la relation existant entre l’individu et le monde d’une part, avec la transcendance de l’autre.
4S’ils semblent se situer aux antipodes de ses graves préoccupations, les Envoûtés sont néanmoins tout sauf une œuvre insignifiante. Ils anticipent en effet les interrogations existentielles, tout en reprenant, le plus souvent sous forme de pastiche, des genres littéraires très appréciés, notamment le gothic, traité ici d’une manière très particulière, qui l’apparente autant au Gormenghast de Mervyn Peake, par la description du château de Myslotch, qu’aux romans de Radcliffe et de Walpole par l’épilogue rationnel ou pseudo rationnel qui clôt l’ouvrage. D’autre part, les analogies avec les ‘grandes’ œuvres ultérieures, sont discrètes mais indéniables. Le roman repose en effet sur une série de coïncidences apparentes qui répondent en fait à un déterminisme implacable et confrontent les jeunes protagonistes, Maya et Walczak, à la question du libre arbitre employé dans le sens du mal ou du bien. L’écartèlement entre la tentation protéiforme (succès facile, richesse mal acquise, vengeance) et la libre détermination (loyauté, pardon) est le leitmotiv sous-jacent à l’action qui, superficiellement, présente en effet tous les éléments nécessaires à un feuilleton promis au succès populaire. Elle repose sur une structure binaire à travers laquelle deux faisceaux de personnages se rejoignent autour d’un double thème central : d’une part l’accès au succès sportif, d’autre part la main mise sur des trésors artistiques enfouis au sein d’un vieux château. Ce dernier figure tout naturellement l’élément ‘gothique’ ; sombre, délabré, il est habité par le très vieux prince Holchanski, à demi fou, ultime représentant d’une aristocratie dégénérée, tombé sous la coupe de son secrétaire Kholawitski. Soupçonnant l’existence d’objets d’art d’une valeur inestimable et s’étant fait instituer légataire universel de son maître, il n’attend plus que la mort de ce dernier qui, étrangement, se cramponne à la vie, moins par amour de celle-ci que parce qu’il se trouve dominé par un sentiment de culpabilité aussi inexpliqué que terrible dont il voudrait se libérer avant de mourir.
5Le couple antagoniste et complémentaire à la fois, est représenté par Maya, une jeune aristocrate désargentée, fiancée à Kholavitzky, qui rêve d’acquérir gloire et fortune en devenant championne de tennis, et son entraîneur, Walczak, personnage ambigu, tour à tour voyou en puissance et pastiche de jeune premier. La propriété familiale de Maya se situe non loin de château : la convergence géographique rejoint la convergence thématique. Si Kholavitzy incarne le traître de mélodrame sans l’ombre d’une hésitation, la relation entre Maya et Walcaz est infiniment plus trouble, car elle se situe non seulement sous le signe de l’attirance répulsion, mais aussi de la similitude dans le mal, qui se trahit par une étrange ressemblance physique. Dès qu’ils se trouvent réunis, les deux jeunes gens voient se déchaîner la partie la plus négative de leur être : ambition démesurée, perte totale des valeurs, absence de scrupule, violence. Dans cette communion aussi noire que la messe du même nom, ils ne cessent de se perdre pour mieux se retrouver ; tandis que la jeune fille s’effraie de la bassesse dans laquelle elle se sent tomber, Walczak devient de plus en plus énigmatique et inquiétant, comme s’il était possédé par la personnalité d’un autre, lié au château et au secret de son propriétaire. Pour échapper à cette fascination, Maya s’enfuit à Varsovie où elle fraie avec le demi-monde et se trouve mêlée à un meurtre. La rencontre avec le voyant Hincz va lui permettre de mettre fin au mystère et de délivrer Walczak de sa possession.
6Les rebondissements sont multiples de part et d’autre. Le mystère du château se cristallise autour d’une cuisine désaffectée d’où émane une atmosphère délétère, matérialisée par un vieux torchon, qui a coûté la raison et parfois la vie à ceux qui ont tenté d’en percer l’énigme. Derrière l’interrogation réelle sur la nature du mal perce la parodie du gothic, de même que le retournement du personnage du médium, chargé ici d’incarner une forme de rationalité, marque le pastiche du fantastique. Le roman se termine d’une manière pseudo rationnelle, faussement rassurante, qui ne réussit nullement à en faire oublier les troublantes ambiguïtés et convergences. La logique purement humaine, représentée essentiellement par Hincz, livre un message banal : la serviette matérialise les forces mauvaises, qui se sont déchaînées au château près un drame familial : parce que le prince a eu honte de reconnaître son fils illégitime, François, celui-ci s’est suicidé de dépit en s’étouffant avec la serviette. Sa haine a rejailli sur l’ensemble de la demeure, qu’elle a littéralement empoisonnée. Enfermé par Kholavitzky dans la cuisine maudite, Walczak a eu le courage de s’en emparer, donc de se réclamer des forces du bien, et de la jeter par la fenêtre ; il n’en fallait pas plus pour rompre le maléfice. Hincz croit ainsi détruire l’hésitation entre explication naturelle et causalité surnaturelle qui caractérise le fantastique, en lui substituant une injonction morale. Tout aurait donc été pour le mieux dans le meilleur des mondes feuilletonesques si le roman noir de la réalité n’avait oblitéré le pastiche littéraire.
7De plus, et surtout, cette fin si optimiste qu’elle en devient lénifiante contraste par sa brièveté avec l’abondance des éléments ‘noirs’. Ces derniers relèvent du domaine matériel, comme la traversée de souterrains, mais aussi symbolique. En témoignent les métamorphoses corporelles de Maya et de Walczak : leurs lèvres enflent et noircissent dès qu’ils communient dans le mal. Les stigmates corporels signent leur appartenance à une démonie, une obscurité omniprésente, dont les souterrains du château sont la matérialisation et la transposition. Cette noirceur est, paradoxalement, relevée par l’épilogue conventionnel, contrastant avec la fulgurance et l’intensité d’une exploration du mal qui a fasciné le lecteur et qu’il ne parvient pas à supplanter. Or la platitude – délibérée ? – de cette conclusion, annihilant en apparence l’irrationnel, apparaît également et surtout comme une manière détournée de reconnaître le caractère irréductible, irrésistible de celui-ci. Loin d’en être la négation, la rationalité est une mise en abyme de l’inexplicable, du monstrueux qui assied de manière définitive sa suprématie sur la ‘normalité’.
Auteur
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