Laurent Gourmelen, Kékrops, le Roi-Serpent
Imaginaire athénien, représentations de l'humain et de l'humanité en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, coll. "Études anciennes", Série grecque, 2004, 472 p.
p. 251-254
Texte intégral
1À l’origine de cet ouvrage, une thèse de doctorat soutenue à Paris IV-Sorbonne en 1998 (jury : P. Demont, F. Jouan, G. Lachenaud, F. Lissarague et J.-J. Maffre).
2La première partie s’intitule à juste titre « Un personnage déroutant ». Kékrops n’est certainement pas la figure la plus connue de la mythologie grecque. Son nom se rencontre surtout dans l’expression « aux temps de Kékrops » pour désigner une époque très reculée, comme nous dirions : « vieux comme Hérode » ou « vieux comme Mathusalem ». Si cette formule est légitime, c’est qu’il est le premier roi d’Athènes, d’une « Athènes d’avant Athènes ». Roi primordial, c’est aussi un roi monstrueux, comme beaucoup d’êtres nés à l’époque la plus reculée : le haut de son corps est celui d’un être humain et le bas celui d’un serpent. C’est un être double. Seconde caractéristique : il est Gègenès, c’est-à-dire « né de la terre ». C’est un autochtone. Le Pseudo-Apollodore (Bibl., III, 14, 1-2) nous apprend en outre qu’il épousa Agraulos, fille d’Actaios, dont il eut un fils, Erysichton (qui mourut sans enfant), et trois filles, Agraulos (comme sa mère), Hersè et Pandrosos. Deux divinités se disputèrent le parrainage de la cité qu’il fonda en Attique, Poséidon et Athéna, qui l’emporta. Kékrops opéra le synœcisme des douze cités primitives de l’Attique (dodécapole). Selon un fragment de Philochore, c’est à l’époque d’Ogygos qu’eut lieu le déluge et, après la mort de celui-ci, l’Attique resta sans roi jusqu’à Kékrops, pendant 189 ans.
3Deuxième partie : « Sur les traces du roi-serpent ». L’autochtonie reste un élément clé du mythe de Kékrops. C’est un « vrai fils de la Terre ». Gaia, en effet, l’enfanta seule, comme Héra enfanta seule Héphaïstos, par une parthénogenèse. Outre les textes, L. Gourmelen s’appuie sur les sources iconographiques rassemblées des p. 163 à 202. Ce travail très méticuleux rassemble toutes les sources antiques, les ouvrages contemporains jusqu’au Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae ; il est classé selon les épisodes mythiques et les variantes (Kékrops apparaît tantôt comme anguipède, tantôt comme anthropomorphe). De ce catalogue il ressort clairement que si Héphaïstos est l’engendreur, « Kékrops tient, pour Erichthonios, le rôle du père qu’Héphaïstos n’assume jamais ». Cet aspect positif de Kékrops se retrouve dans son rôle de roi civilisateur, législateur et inventeur (p. 209ss.), dont témoignent cinq fragments de Philochore (93-98) ainsi que plusieurs vases : rassemblement de la population en douze cités (dodécapole) que Thésée, par la suite, réunit en une seule (synœcisme). C’est le passage à la civilisation. De la même façon en Arcadie on est passé d’une proto-humanité se dégageant à peine d’un mode de vie animal, mais encore proche des dieux, à une humanité pleinement civilisée.
4À l’opposé de ces héros fondateurs et civilisateurs, l’Arcadien Lykaon le lycanthrope laisse l’image d’un être monstrueux sacrifiant sur l’autel de Zeus Lykaios un nouveau-né humain (ou un otage ou un hôte) et osant apporter cette offrande à Zeus (mythème du renversement de la table, trapeza). Rejeté hors du monde des hommes, le coupable est métamorphosé en loup et le déluge noie la terre. Entre le monde des dieux et celui des hommes, c’est la rupture, de même que Prométhée, par le partage et le repas trompeurs, provoque la rupture avec le monde des dieux et le bonheur originel de l’âge d’or. Vient ensuite un catalogue des représentations figurées de Kékrops, héros éponyme, possédant son tombeau sur l’Acropole et honoré d’un culte, catalogue à partir duquel l’auteur dégage plusieurs conclusions : la concentration des représentations de Kékrops sur une période relativement restreinte, du début du ve siècle av. J.-C. à la moitié du IVème siècle ; une iconographie presque exclusivement attique ; un répertoire thématique très limité ; sa présence en tant que témoin dans les représentations de l’éris divine (mais rarement) ; sa présence lors du premier labour ; son caractère d’anguipède sauf dans trois cas : la représentation de la punition des Kékropides ; les scènes de poursuite ; le héros éponyme. En tant que figure anthropomorphe, il est le premier maillon d’une chaîne qui d’Erichtonios/ Erechtée conduit à Thésée. Contrairement à ce qu’on pourrait penser pour un personnage aussi primitif, il se révèle finalement d’une grande complexité : personnage primordial, ancêtre des Athéniens, roi civilisateur, père, héros de la cité.
5Troisième partie intitulée « Derniers replis cachés du serpent ». À Athènes le serpent était à la fois emblème de l’origine autochtone et animal protecteur de la cité. Pourtant, ce n’est pas Kékrops, malgré son corps serpentin qui est associé à Athènes, mais le couple Erichtonios/Erechtée, avec la déesse Athéna. Dans l’Ion d’Euripide la thématique du serpent est présente partout : Créüse, fille d’Erechtée, confie son enfant à la protection de deux serpents. Selon une thématique de l’ambivalence, elle porte à son poignet une chaîne d’or avec une capsule qui écarte les maux, entretient la vie, tandis que l’autre capsule, qui contient le venin des serpents de Gorgone, tue. Jusqu’au bout Athènes reste liée au serpent puisque, six siècles après Euripide, Philostrate déclare : « Le serpent d’Athéna qui réside encore maintenant sur l’Acropole ».
6Un autre animal, la cigale que l’on porte fixée dans les cheveux sous la forme d’un bijou d’or (c’est la « tettigophorie ») est également un symbole d’autochtonie, un signe d’appartenance à une communauté ionienne et athénienne. Elle entretient des liens privilégiés avec la Terre (dans laquelle elle enfante, de sorte que la jeune cigale semble naître de la Terre elle-même) et constitue par-là un symbole chthonien. Le nom de Kékrops ressemble d’ailleurs à celui d’une espèce de cigale nommée kerkôpè (Elien, De la nature des animaux, X, 44). Nous ne quittons pas le domaine de l’autochtonie : « Athènes s’est pensée, s’est voulue la cité autochtone par excellence » (p. 369ss). Elle est aux antipodes des autres cités qui, pour dire l’origine, utilisent la notion d’altérité fondatrice : Pélops, Cadmos, Egyptos, Danaos… autant de héros venus d’ailleurs, des émigrants.
7La conclusion dégage les traits principaux de Kékrops, être hybride, homme et serpent, et par-là même apte à remplir les fonctions déterminantes du médiateur. Par son aspect ophiomorphe, il revêt l’apparence de l’animal chtonien par excellence. Mais il n’est aucunement l’allié des forces du chaos et du désordre. C’est un héros civilisateur, associé aux origines de la cité et jouant un rôle bénéfique. L’ouvrage s’achève par une bibliographie de 17 pages, textes anciens, iconographie, épigraphie, ouvrages contemporains, plusieurs index et un catalogue iconographique.
8Par une étude minutieuse de tous les textes et le recensement de l’iconographie, ce très riche et important ouvrage de Laurent Gourmelen montre l’intérêt de ce personnage clé de l’histoire primitive d’Athènes. Certes, ce n’est pas un héros flamboyant comme Achille, Hector ou Agamemnon. Il n’en reste pas moins qu’il est un père fondateur et civilisateur qui fit passer les Athéniens de la sauvagerie à la civilisation en leur apprenant à construire des villes, à ensevelir leurs morts et même, selon certaines sources, en inventant l’écriture.
Auteur
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