Brigitte Émile-Zola et Alain Pagès (éd. établie, présentée et annotée par) Émile Zola, Lettres à Jeanne Rozerot, 1892-1902
Paris, Gallimard, 2004, 389 p., 22,90 euros
p. 249-251
Texte intégral
1Si dans certains cas, on doit rejeter l’homme pour apprécier l’écrivain, force est de reconnaître qu’avec Zola on ne risque rien de tel : l’homme et l’écrivain forment un tout et il est impossible d’aimer l’auteur des Rougon-Macquart sans aimer en même temps le défenseur de Dreyfus. C’est pourquoi on ne peut que se féliciter qu’une partie des lettres à Jeanne Rozerot soit enfin accessible au grand public.
2Alain Pagès rappelle utilement les circonstances de la rencontre entre le romancier déjà reconnu et la jeune femme. Jeanne Rozerot, née le 14 avril 1867 à Rouvres-sous-Meilly entre au service de Zola en mai 1888 et c’est quelques mois plus tard, fin de l’été de la même année, que l’un et l’autre tombent amoureux. Naturellement la liaison est rapidement connue de tout le monde, à tel point qu’Edmond de Goncourt, avec toute la goujaterie qu’on lui connaît, consigne la nouvelle dans son journal.
3« Tout le monde », avons-nous écrit ? À vrai dire, pas vraiment, car ce n’est qu’en novembre 1891, peu après la naissance du second enfant, Jacques, qu’Alexandrine, l’épouse légitime, découvre brusquement la réalité de l’adultère. On retrouve évidemment les échos de sa détresse, de sa colère, de ses « nuits de larmes » dans les lettres rassemblées. « Depuis quatre jours, je n’ai pas eu une minute. Toujours, on a été derrière mes talons », confie ainsi l’écrivain le 14 juin 1893.
4Écrire des lettres, en envoyer, en recevoir, en attendre, en porter, en transmettre : voilà durant ces années 92-93, l’obsession principale de Zola, surtout pendant les mois d’été, alors qu’il voyage et qu’il n’a que ce seul moyen pour garder le contact avec « ses trois mignons », en villégiature sur les côtes bretonnes ou normandes. Il suffit d’un retard de courrier pour qu’il se désespère, d’un mot tendre enfin arrivé pour qu’il revive. Car les temps sont douloureux, comme le prouvent quelques phrases déchirantes relevées ici ou là : « Tout pour moi a maintenant un goût de cendre » (22 juillet 93), « Ma vie est dévastée, puisque je ne puis la vivre comme je voudrais » (25 août 93). Il a beau se plonger dans le travail – notamment pour la préparation de ses nouveaux romans, Lourdes et Rome –, il n’empêche qu’il souffre de la séparation, des visites trop rapides.
5Heureusement, il y a Denise et Jacques dont Zola ne cesse de se préoccuper en bon père de famille, tantôt s’inquiétant de leur santé (on sait que Jacques est de santé fragile), tantôt surveillant leur éducation, songeant déjà à assurer leur avenir : « Un jour, il faudra bien qu’ils soient mes enfants pour tout le monde (…). Je veux qu’ils partagent tout le nom de leur père. »
6Et surtout il y a Jeanne. Il nous manque malheureusement les lettres écrites par « l’épousée du discours épistolaire », selon l’expression d’Alain Pagès, mais on peut, au moins en creux, se faire une idée des relations qu’elle avait nouées avec Zola. Elle l’aimait assurément au point de lui offrir « le royal festin de sa jeunesse ». Certes, on devine une grande pudeur entre les deux – surtout dans les écrits –, mais il suffit que Zola se laisse aller pour que la passion charnelle éclate : « Tu te rappelles le soir où je suis monté vous surprendre, et où j’ai baisé ta belle tresse, que je n’avais jamais vue, ainsi nattée. J’en rêve, depuis ce moment-là, de cette tresse si tiède et qui sent si bon » (28 juin 93) ; « cette tresse qui sent bon et qui est si douce et si tiède, vivante de toute sa jeunesse » (8 septembre 93).
7Jeanne représente tout ce que Zola espérait. Non seulement le renouveau (« J’aurais été si heureux d’être jeune avec toi, de me rajeunir avec ta jeunesse », 29 juillet 93) mais aussi sans doute une certaine forme de douceur, voire de soumission. Alors qu’Alexandrine, plus hypocondriaque que jamais, joue la sévère maîtresse de maison, la jeune femme reconnaît volontiers l’autorité de son amant au point d’accepter – surtout dans les premiers temps – les leçons qu’il lui donne : « Le soir, quand les enfants sont couchés, copie deux ou trois pages d’un livre quelconque » (12 juin 93) ; « Je me suis amusé à corriger ta lettre. Tu fais de grands progrès. Les deux premières pages n’ont pas de fautes ; et les fautes ensuite sont presque toutes des fautes d’inattention » (29 juillet 93) ; « Tu sais que tu fais des progrès » (15 novembre 94).
8Ne tombons pas cependant dans la caricature. Même si le ton employé par Zola a des accents paternalistes, Jeanne laisse entrevoir un vrai caractère au fur et à mesure que les années s’écoulent. C’est ainsi que, loin de l’image un peu lisse qu’on a donnée d’elle, elle marque parfois son impatience devant la situation qui lui est faite (lettre du 31 décembre 92 ; « Tu m’écris que tu commences à te fâcher », note Zola, le 12 février 99) ; ailleurs, elle laisse percer son ennui d’une vie devenue trop routinière (« Ta bonne lettre, que je te renvoie, m’a un peu chagriné, car je vois que tu t’ennuies », 6 décembre 94) et se désespère, « se fait beaucoup de tristesse inutile » (3 août 98) ; il lui arrive enfin de se révolter, notamment au moment de l’affaire Dreyfus, quand les dangers s’accumulent, que sa vie privée est chamboulée et qu’elle doit supporter « les gens qui espionnent [sa] maison » (28 juillet 98), les mauvais voisins que la victoire des dreyfusards « ne fera que rendre (…) plus méchants » (1er janvier 99).
9Il lui a fallu alors « s’armer d’une grande patience » (22 juillet 98), faire preuve d’un grand courage pour vivre cette vie à laquelle elle n’était sans doute pas préparée. Seule avec ses deux enfants, elle a accepté d’attendre encore et toujours : attendre l’heure du thé, attendre que la crise de 92 se termine, attendre la fin de l’exil. Elle les méritait bien, ces simples mots de Zola : « Chère femme bien aimée » !
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