Pierre Dufief (éd. établie, présentée et annotée par) : Edmond et Jules de Goncourt, Correspondance générale, tome I (1843-1862)
Paris, éd. Champion, 2004, 709 p., 110 euros
p. 245-247
Texte intégral
1Les spécialistes des frères Goncourt possèdent deux précieux avantages sur les mirbeaulogues : l’existence du fameux Journal, qui donne, pendant près de quarante-cinq ans toutes les informations biographiques et littéraires souhaitables ; et la conservation, dans le département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, de toutes les lettres reçues par les Bichons, comme les appelait Flaubert, et soigneusement classées par ordre alphabétique des épistoliers. Alors qu’Alice Mirbeau, la veuve abusive, a dispersé aux enchères tous les précieux trésors accumulés par notre imprécateur, œuvres d’art, manuscrits et lettres autographes (pensons qu’on n’a jamais retrouvé les lettres de Rodin et de Monet !), Edmond de Goncourt a pris un soin jaloux de l’image posthume d’une œuvre abondante et polymorphe et a gentiment balisé le terrain des goncourtologues de l’avenir. Est-ce à dire que tout a été dit et qu’il n’y a plus rien à trouver ? Évidemment non. Car, outre leurs propres lettres, qui ont été dispersées comme il se doit (mais ils en ont parfois conservé une copie…), il est clair qu’il faut livrer ces documents au filtre de l’analyse critique. Les Goncourt ne disent naturellement pas tout, ni sur leur vie affective et sexuelle, encore largement terra incognita, ni sur leurs secrets de fabrication, et ils tâchent à se présenter sous un jour un peu trop favorable pour qu’on puisse leur faire aveuglément confiance – pas plus qu’à Mirbeau, d’ailleurs, qui affabule souvent et n’a que trop tendance à caricaturer ou à exagérer !
2Il n’en reste pas moins que l’édition de la Correspondance générale des Goncourt est un outil extrêmement précieux pour la connaissance d’un demi-siècle de notre histoire littéraire, et il faut savoir gré à notre ami Pierre Dufief d’en avoir entrepris la publication et d’avoir considérablement enrichi les éditions antérieures, grâce à des recherches personnelles qui lui ont permis de faire de précieuses découvertes, et aussi par ses notes et les index. L’originalité de cette édition, c’est de publier également, dans l’ordre chronologique, les lettres reçues et conservées par les Goncourt, parmi lesquelles celles de Flaubert, Sainte-Beuve, George Sand, Aurélien Scholl, Montalembert et Saint-Victor, qui sont globalement beaucoup plus nombreuses que leurs propres missives : il s’agit donc d’une correspondance à voix multiples, ce qui évite de recourir aux “lettres-fantômes” et limite du même coup la longueur des notes, placées en bas de page. L’édition y gagne en sobriété et la lecture en est largement facilitée.
3Le tome I s’étend sur vingt ans : de 1842 (et non 1843, comme indiqué sur la couverture) à 1862, couvrant ainsi toute la période d’apprentissage et les débuts littéraires des fraternels écrivains qui, une fois orphelins et dotés d’une rente bien suffisante à leur goût (dix mille francs par an, soit environ 30 000 euros), peuvent se permettre de décider froidement de ne rien faire d’autre que d’écrire. Ce qui est frappant, si on compare leur carrière littéraire à celle d’Octave Mirbeau, c’est que l’écriture n’est pas pour eux un gagne-pain, mais tout au plus un petit complément de leurs rentes : plusieurs de leurs premiers ouvrages sont publiés à compte d’auteurs, toutes leurs pièces de théâtre sont impitoyablement refusées par des directeurs qui ne leur cachent pas la priorité de leur tiroir-caisse sur la littérature, et par la suite leurs contributions à des revues et leurs livres ne leur rapportent qu’une très modeste rémunération qui serait bien en peine de leur suffire s’ils avaient à en vivre. Il n’en est pas moins intéressant de les voir, dans la bataille littéraire, confrontés aux exigences des imprimeurs, éditeurs, rédacteurs en chef et directeurs de salles, dont les lettres sont souvent édifiantes, et soucieux de mettre à profit leur réseau de relations familiales et littéraires pour parvenir quand même à percer.
4Ne pouvant, dans un simple compte rendu, les suivre pas à pas dans leurs tribulations, je me contenterai de signaler ce qui m’a frappé. Tout d’abord, leur extrême productivité : ils produisent ainsi, quasiment à la chaîne, quantité d’opuscules et d’ouvrages plus copieux sur des actrices du xviiie siècle, sur les maîtresses de Louis XV, sur Marie-Antoinette, sur la femme au xviiie siècle, sur les mœurs françaises sous la Révolution et le Directoire, sur des peintres (Prud’hon, Greuze), à quoi s’ajoutent leurs premières fictions narratives (En 18.., Les Hommes de lettres, qui sera rebaptisé Charles Demailly, et Sœur Philomène), sans parler de leurs tentatives théâtrales multiples et avortées, qui ne manquent pas d’étonner. Même s’ils n’en vivent pas, ce sont vraiment des professionnels de la plume, de véritables “gensdelettres” probes et consciencieux, qui collectent et collationnent les documents inédits et consacrent tout leur temps à peaufiner leur prose. Ne serait-ce que par leur conscience professionnelle, ils mériteraient le respect. Nous n’avons aucune indication, malheureusement, sur la façon dont ils organisent leur travail et se partagent les tâches. Mais ce qui est clair, c’est que c’est Jules qui est le plus doué pour écrire : la plupart des lettres recueillies dans ce premier volume sont de sa plume, c’est lui qui rédige le Journal, et il lui arrive même de dire “je” pour parler d’une œuvre écrite en principe à quatre mains, comme Sœur Philomène. Et force est de constater, en comparant aux siennes les rares lettres d’Edmond, qu’il a beaucoup plus d’aisance, et infiniment plus d’esprit que son aîné. On comprend qu’Edmond, au moment d’attaquer seul La Fille Élisa, six ans après la mort de Jules, se soit demandé avec angoisse s’il aurait la force, et surtout le talent, de mener seul à son terme une œuvre bien lourde pour ses épaules de ce laborieux des lettres.
5Une autre source d’étonnement vient de ce que, au début de la Seconde République, Edmond ait pu envisager un temps de se porter candidat aux élections législatives. Il apparaît aussi que les deux frères, tout en étant incontestablement des hommes d’ordre, avaient du moins l’intelligence de comprendre que des concessions étaient indispensables pour empêcher l’avènement du socialisme, qu’ils jugeaient d’autant plus proche que la sanglante et aveugle répression des journées de juin 1848 ne pouvait que contribuer à radicaliser le mouvement ouvrier. Après ce bref intérêt manifesté pour la vie politique, ils ne se sont désormais consacrés qu’à leur besogne littéraire. Si la littérature y a à coup sûr gagné, il est douteux que l’histoire politique y ait perdu grand-chose.
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