Conclusion
p. 271-274
Texte intégral
1Les rapports entre les musiques, les rythmes et les danses éclairent bon nombre de traits de la mentalité antique. L’association de ces trois éléments permet d’exprimer les émotions évoquées par les poètes. Le rythme exprime naturellement un état d’esprit ou une émotion, par exemple la peur. Les anapestes de l’entrée des Perses, bien que marquant une entrée calme, sont utilisés aussi pour l’angoisse des vieux conseillers perses (1-64 et 140-154). De tels sentiments peuvent être aussi mis en évidence par un rythme différent. Les ioniques sont utilisés aussi pendant la parodos des Perses (65-139) : ce rythme ternaire rompt naturellement le rythme précédent qui était processionnel. Et, dans les Sept contre Thèbes, le chœur féminin, après la sortie du messager, d’Étéocle et des Thébains, entre en désordre, sur le rythme des dochmiaques pour tenter de contrôler son épouvante à l’approche de l’armée de Polynice (78-180), sans pour autant y parvenir. Pour peindre d’autres sentiments, les auteurs dramatiques ont utilisé d’autres rythmes. Ainsi, dans Œdipe Roi, les vers 1086-1109 expriment, à travers des vers dactylo-épitrites, la pitié du chœur qui décide de ne pas détromper le héros. Le rythme iambique est souvent utilisé pour marquer la joie, notamment dans les hyporchèmata, qui ont pour fonction de faire ressortir par contraste, la catastrophe qui va suivre. Ainsi lorsque Créon décide de ne pas faire mourir Antigone, le chœur se livre à une danse joyeuse (1151-1154) mais c’est déjà trop tard car l’héroïne s’est pendue. L’utilisation successive de plusieurs rythmes peut marquer une progression dans les évolutions chorégraphiques, comme l’a montré A. I. Muñoz à propos de la parodos des Bacchantes : le passage du rythme ionique à des rythmes éoliens après ἲτε βάκχαι, ἴτε βάκχαι, (avec un aristophanien (–UU– U ––) lors de la description du tympanon) puis un retour de ce même rythme ionique (après le vers 113) marquent des étapes dans la progression de la transe ménadique. Le rythme exprime encore mieux les émotions quand on possède la musique qui lui correspond. Pour E. Moutsopoulos, « la musique est la sensibilisation de sentiments vécus. Chants, danses et paroles constituent des charmes dont la structure mélodique et rythmique influence le rythme des mouvements de l’âme et du corps ». Le présent colloque a permis de constater que la musique prime sur le mouvement dans l’extériorisation de l’émotion : pas d’émotion sans musique, mais l’absence de mouvement n’est pas un obstacle à l’expression de l’émotion comme l’ont démontré A. Bélis et B. Lançon. Ce qui reste essentiel, c’est la théorie de l’ethos, telle que P. Otaola l’a exposée, et I. Tsimbidaros, et B. Sabatini en ont présenté plusieurs exemples d’application. Il existait donc de la musique instrumentale mais, en Grèce, elle n’était pas destinée à la danse, car dans cette civilisation aucune danse ne pouvait se concevoir sans musique vocale. Cette musique s’exprimait sur un genre, un mode et un rythme qui avaient un impact non seulement sur les danseurs mais aussi sur leur public. Le concert donné par l’orchestre Kérylos (dir. A. Bélis) à Brest à l’occasion du colloque, a permis à un large public de découvrir cette musique, telle qu’elle a été conservée sur les partitions antiques.
2Lorsque les partitions anciennes ne sont pas conservées, nous nous trouvons bien souvent dans la situation de quelqu’un qui possède un livret d’opéra sans en connaître les mélodies. Il est impossible de retrouver des airs de musique égyptienne, dans l’état actuel des sources égyptiennes, même si H. Hickmann (1908-1968) croyait y parvenir en se fondant sur l’observation de la chironomie et des positions des doigts sur les instruments dans les représentations figurées. La langue grecque étant musicale par nature, et sa poésie fondée sur l’alternance de syllabes brèves et longues, nous connaissons les éléments rythmiques sur lesquels pouvait s’appuyer la musique. On sait par Denys d’Halicarnasse (La composition stylistique, VI, 11, 19-23) que le poète était libre de suivre ou non les valeurs métriques du texte quand il composait sa musique. Le présent colloque a montré plusieurs applications de ces possibilités. Ainsi, pour M. Steinrück, dans la mesure où les accents, qui étaient des accents de contours, musicaux par nature (comme l’a montré E. Lascoux), jouaient un rôle essentiel dans la composition mélodique, de l’époque archaïque à la fin du Ve siècle avant J.-C., le poète pouvait créer des mélodies différentes pour les strophes et les antistrophes, mais qui possédaient sans doute des éléments communs aux points stratégiques de la métrique du texte. Ce sont ces éléments communs qui ont permis peu à peu l’évolution vers une mélodie commune à la strophe et à l’antistrophe. Mais il reste difficile, lorsque nous ne possédons pas la musique d’un texte, ni d’indications pour en préciser la chorégraphie, de savoir s’il était dansé ou pas. L’analyse métrique des odes monostrophiques de Pindare par J. Päll conclut qu’elles étaient peut-être dansées mais ne donne pas de certitude sur cette question. Le texte grec poétique est rythme, il est musical, et cela même lorsqu’il s’agit de prose, comme le pensait Denys d’Halicarnasse et comme l’a rappelé E. Salm en élargissant le débat aux rapports entre musique et rhétorique, mais il n’est pas la musique pour autant. Cependant, malgré ces limites, le rythme du texte grec peut encore nous dire beaucoup et renouveler profondément l’histoire des mentalités de l’Antiquité. Ainsi, pour la Grèce antique, l’analyse métrique repose la question de l’ethos des rythmes, puisque pour A.-G. Wersinger, la définition grecque de la pudeur est liée à un ensemble de combinaisons métriques spécifiques et non à un comportement humain. Et c’est aussi notre vision de la pudeur qui s’en trouve totalement changée.
3Les rapports entre musique, rythmes et danses peuvent être éclairés aussi par différentes méthodes d’étude, lesquelles peuvent être bien différentes, même lorsqu’elles ont recours à des sources similaires. Les approches de M.-H. Delavaud-Roux et d’A. Lazou diffèrent parce que la première pratique une démarche d’archéologie expérimentale lorsqu’elle crée des chorégraphies et tend assez souvent à refuser de moderniser le texte théâtral antique, au contraire de la seconde qui, intègre à la fois les éléments antiques et contemporains, notamment la danse grecque traditionnelle. Le dialogue entre les deux chercheuses, qui s’est poursuivi bien au-delà du colloque, a permis à M.-H. Delavaud-Roux d’utiliser davantage la danse grecque folklorique dans les œuvres théâtrales antiques, qui pouvaient s’y prêter, comme pour les vers 327-355 des Oiseaux d’Aristophane, où le chœur est censé danser une pyrrhique : les mouvements de la pyrrhique, étudiés depuis 1993 par M.-H. Delavaud-Roux, qui s’est enrichie également des travaux de P. Ceccarelli (notamment sur le rythme de la pyrrhique), ont été associés aux mouvements de la danse grecque traditionnelle sigathisthos, qui permettait de rendre l’envolée des oiseaux tout en conservant l’énergie terrienne nécessaire à l’exécution d’une pyrrhique. Les méthodes d’étude peuvent aussi différer en raison de la nature des sources utilisées. Les approches de N. Yioutsos et de F. Naerebout, qui ont trait pourtant toutes deux à l’histoire des religions, présentent des points communs (dans les deux cas il y a une approche anthropologique pour connaître la nature des danseurs, les raisons pour lesquelles ils dansent, ce que leur apporte leur activité) diffèrent profondément parce que le premier croise sources littéraires et archéologiques tandis que le second ne fait appel qu’aux sources épigraphiques. En conséquence, les renseignements obtenus ne sont pas du tout du même ordre : c’est la nature du sentiment religieux qui ressort de chez N. Yioutsos, tandis que F. Naerebout donne surtout accès à l’organisation matérielle des actes cultuels. Musiques et rythmes ne sont jamais absents dans les discours de ces deux chercheurs, mais deviennent sonores chez N. Youtsos, matériellement visibles chez F. Naerebout. La méthode d’A. Le Coz, essentiellement fondée sur l’étude des sources littéraires (surtout la chronique de Jean Malalas), sans pour autant exclure les inscriptions, donne accès aux plus célèbres danseurs de l’époque byzantine : Caramallos, Helladios, Phabaton et inscrit ces danseurs emmaloi (chevelus) dans l’histoire de la pantomime mais aussi des enjeux politiques liés aux factions byzantines.
4La portée du présent colloque a été non négligeable pour l’ensemble des chercheurs réunis. Plusieurs des recherches qui y ont été présentées ont pu se poursuivre en 2007 et au-delà, dans le cadre d’un colloque, dont la structure d’organisation est bien antérieure au nôtre : la réunion annuelle du groupe de métrique Damon, organisée par Martin Steinruck, Janika Päll et Alessandra Lukinovitch au Diablerets (Suisse). Nous remercions au passage Martin Steinrück d’avoir permis à plusieurs d’entre nous de présenter des communications à ce colloque. Une autre direction impulsée par ce colloque a été de réfléchir aussi sur la profession de musicien et de danseur. Celle-ci a été ensuite développée plus largement par Sibylle Emerit dans le colloque qu’elle a organisé à Lyon en 2008 sur « Le statut du musicien dans la Méditerranée ancienne : Égypte, Mésopotamie, Grèce, Rome ».
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