Trois Europes ?
p. 33-36
Texte intégral
1Les Réformes qui traduisent la quête de l’unité perdue et du retour aux origines authentiques de la communauté des chrétiens ont contribué, quasi à contrecœur, à créer une pluralité religieuse constitutive de l’Europe de la première modernité. En mettant en cause les fondements patiemment bâtis au cours de la genèse et l’affirmation du christianisme latin, les individus, groupes et courants à la quête de nouvelles formes d’expression du besoin de transcendance et de salut, ont ouvert la « boîte de Pandore » et remis les vieilles questions sur la table qui ont donné lieu à autant d’« hérésies » et de schismes dans l’histoire du christianisme : la double nature du Christ, la Trinité, l’eucharistie, la grâce.
2Les troubles de religion et les guerres entre les partis confessionnels et puissances européennes, loin de rétablir l’unité ancienne ou de créer une topographie nette des différences, ont de manière paradoxale consolidé la pluralité confessionnelle et ont par les paix conclues donné à la conflictualité religieuse des fondements juridiques et de nouvelles formes d’expression, telle la juridification des conflits ou l’intégration dans le répertoire du harcèlement dans la vie quotidienne.
3Les formes concrètes de la lutte contre la Réforme protestante ou de son acceptation invite les historiens à une topographie tripartite de l’Europe occidentale. À une Europe du nord caractérisée par une « Réforme royale », la création d’une Église d’État (Angleterre, la Suède et le Danemark), et l’imposition d’une uniformité protestante, répond en quelque sorte une Europe du Sud, où les idées réformatrices sont combattues vigoureusement par les monarchies et les princes catholiques (péninsules ibérique et italienne), une uniformité religieuse défendue par la glaive qui contraint les adeptes des idées hétérodoxes à la dissimulation, à une existence semi-clandestine ou à l’exil. Entre les deux se situe une « troisième Europe » pluriconfessionnelle, de la France à la Hongrie, en passant par l’espace germanique et helvétique, qui est celle des négociations, des compromis et des cohabitations réglementées et institutionnalisées – qui correspondent non à l’abolition des affrontements mais à de nouvelles formes d’expression de la conflictualité religieuse.
4Ce schéma, proposé au XIXe siècle par le sociologue-folkloriste Wilhelm H. Riehl dans son analyse de la « tierce Allemagne »1, se retrouve, à l’échelle européenne, et avec des nuances dans l’analyse du « temps des réformes » du XIIIe au XVIe siècle et de la crise de la chrétienté par Pierre Chaunu. Il distingue trois ensembles de l’espace européen : une « vieille Chrétienté latine », l’Italie, avec « ce legs d’une très ancienne implantation », et la péninsule Ibérique, qui « constitue un peu la variante “frontière” de la plus ancienne Chrétienté » ; une « autre Europe », celle « du monde plein » et de la communication intense (France, Pays-Bas, l’axe rhénan) ; et enfin, une « Europe du Nord et de l’Est » où la distance de Rome, à commencer pour l’Allemagne, joue en faveur de la Réforme. (Évoquons, pour être complet que dans cette analyse, les îles Britanniques constituent un monde à part2.) De nos jours, on n’oserait plus proposer une « théorie générale de la Réforme », mais l’idée d’une path dependency dans le refus ou l’acceptation des idées réformatrices est bien présente dans les historiographies nationales.
5L’exemple classique est le lien étroit qu’on a établi entre la Réforme luthérienne et la naissance d’un patriotisme politique et culturel. À travers Martin Luther, peut-on lire dans la grammaire de Jean Clajus (1578), le Saint-Esprit a parlé allemand, et Jacob Grimm définira au XIXe siècle la langue allemande comme un « dialecte protestant qui a envahi aussi les poètes catholiques3 ». Or les contributions ici réunies, si elles tiennent compte de tels liens dans un contexte précis, soulignent plutôt les discontinuités et les télescopages troublants, surtout si l’on pense à l’identification des Provinces-Unies avec les Hébreux dans la construction de l’identité nationale et religieuse. La révolte contre l’Espagne est interprétée comme une réactivation de l’épopée biblique des Hébreux passant de l’esclavage à la liberté, avec Philippe II dans le rôle du pharaon persécuteur et Guillaume d’Orange représenté en nouveau Moïse4.
6Tout schéma est discutable car il est en réalité l’habillement typologique d’une interprétation problématique proposée. Le regroupement des contributions dans cette première partie esquisse les contours d’un espace de circulation culturelle de formes institutionnalisées pour traiter des conflits, ou son apparent refus – la répression féroce des hétérodoxies dans l’Europe du Sud, mais dont la face cachée est une autre forme d’institutionnalité, ordonnée par le code culturel de la dissimulation caractéristique d’une civilité et d’une urbanité sophistiquées.
7Cette circulation est manifeste dans l’évolution des positions concernant le droit à la résistance entre Magdebourg, Strasbourg, Genève, Anvers, Emden, Londres, Paris et les Provinces-Unies5. Un autre exemple, moins discuté dans les contributions, serait le débat international sur l’Intérim6 et plus largement sur l’étendue des adiaphora qui définit les points fondamentaux du conflit et par exclusion le terrain d’une possible entente religieuse qui repose sur des zones d’incertitudes entretenues. Étienne de La Boétie désigne en 1561 la politique de non-intervention dans les affaires culturelles de la Réforme par le mot « dissimulation7 ».
8Vue de près, l’apparente uniformité religieuse dans les royaumes du roi catholique ou dans celui du « Lion de Minuit », si elle ne disparaît pas, cache au moins une réalité plus nuancée et plus riche ce qui facilite des comparaisons. Et si l’on doit souligner la part de contrainte dans les régulations précises de la cohabitation religieuse – tant du cuius regio, eius religio que des régimes de parité, du simultaneum et de toutes les formes de bi- ou triconfessionnalité – l’analyse fine des pratiques sociales et religieuses qui font fi des prescriptions confessionnelles invitent à un rapprochement avec les pratiques de ruses sociales dans une situation d’interdit total.
9Les graduations de la visibilité de la différence religieuse, de l’accessibilité des lieux, par qui et à quelles fins, du jeu de l’inclusion et exclusion forment les éléments d’un répertoire de la manière de souligner et de gérer la différence tout en orchestrant la coprésence de l’insupportable dans l’espace social. L’exemple des Provinces-Unies est à cet égard instructif par sa différenciation entre une Église publique, dominante mais pas d’État (heersende kerk), et les graduations des espaces disponibles pour vivre d’autres religions ou d’autres formes de spiritualité. Laboratoire des possibilités de la cohabitation religieuse, cette « grande arche de Noé pour tous les réfugiés et persécutés » (Pierre Bayle) le devient au XVIIe siècle par la réduction de la contrainte religieuse à celle du public worship envisagée comme solution minimale par Thomas Hobbes.
10Les contributions ici réunies contribuent à la critique déjà très développée de la « thèse de la confessionnalisation » en soulignant la pluralité des comportements à l’intérieur d’une apparente uniformité confessionnelle, l’existence de positions transconfessionnelles, voire hors du champ confessionnel, tels les « gens sans Dieu » dénoncés à Zurich8. Cela ne signifie pas qu’il faut nier les efforts des autorités pour fixer ce qu’il faut croire, pour moraliser et discipliner la vie commune mais d’en nuancer et limiter la portée et les effets. Or la virulence et le potentiel critique de cette thèse réside dans la place centrale qu’elle accorde à la religion dans le projet européen de la modernité. Loin d’être une théorie molle de la « sécularisation » de cette Europe confessionnelle, elle montre au contraire la puissante sacralisation du pouvoir temporel (de l’État moderne en construction)9. Pour le dire avec les mots de Wolfgang Reinhard : l’Église a été le premier État, et l’État sera peut-être la dernière Église. « L’Église est dans l’État », voire « la religion dans l’État » a été la leçon quelque peu amère tirée des guerres de Religion en France10.
11La surenchère dans la recharge sacrale du prince, de l’État apparaissait comme la seule issue des guerres civiles et de religion dans cette Europe confessionnelle. Or ce fut au prix d’une rupture avec le christianisme médiéval et de la réduction à une religion d’État (dans tous les sens) incapable de satisfaire les quêtes spirituelle qui trouvera au XVIIe siècle d’autres voies et d’autres formes d’expression.
Notes de bas de page
1 Étienne François, Protestants et catholiques en Allemagne. Identités et pluralisme, Augsbourg, 1648-1806, Paris, Albin Michel, 1993, p. 15, qui cite Wilhelm-Heinrich Riehl, Land und Leute, Stuttgart, 1862, p. 433.
2 Pierre Chaunu, Le Temps des réformes. La crise de la chrétienté. L’éclatement, 1250-1550, Paris, Fayard, 1975, p. 478-482.
3 Heinz Schilling, « Nationale Identität und Konfession in der europäischen Neuzeit », dans : Bernhard Giesen (éd.), Nationale und kulturelle Identität. Studien zur Entwicklung des kollektiven Bewusstseins in der Neuzeit, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1991, p. 248-249.
4 Simon Schama, L’embarras de richesses : une interprétation de la culture hollandaise au siècle d’Or, traduction française, Paris, Gallimard, 1991 (Berkeley, 1987).
5 Outre les contributions de C. Gantet, de M. Greengrass et d’A. Nijenhuis dans ce volume, voir Martin Van Gelderen, « Antwerpen, Emden, London 1567. Der Streit zwischen Lutheranern und Reformierten über das Widerstandsrecht », dans Luise Schorn Schûtte (dir.), Das Interim 1548/50. Herrschaftskrise und Glaubenskonflikt, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2005, p. 105-116 ; et Robert von Friedeburg (dir.), Widerstandsrecht und Konfessionskonflikt. Notwehr und Gemeiner Mann im deutsch-britischen Vergleich, Berlin, Duncker & Humblot, 1999.
6 Schorn Schûtte (dir.), Interim, op. cit.
7 Étienne de La Boëtie, Mémoire sur la pacification des troubles, éd. avec introduction et notes par M. Smith, Genève, Droz, 1983, p. 9.
8 Voir Kaspar von Greyerz et al. (éd.), Interkonfessionalität-Transkonfessionalität-binnenkonfessionelle Pluralität. Neue Forschungen zur Konfessionalisierungsthese, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2003.
9 Wolfgang Reinhard, Geschichte der Staatsgewalt. Eine vergleichende Verfassungsgeschichte Europas von den Anfängen bis zur Gegenwart, Munich, C. H. Beck, 1999, p. 267.
10 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez, Les ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 33.
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