Au carrefour du romanesque : l’errance dans Le roman comique
xviie siècle
p. 51-68
Texte intégral
1Bien avant Diderot entraînant, derrière Jacques et son maître, les lecteurs dans les méandres d’un roman du chemin et d’un questionnement sur la fabrique du roman en général, Scarron avait montré la voie au milieu du xviie siècle avec les deux parties du Roman comique, en une période où le questionnement sur le romanesque entraîne les expériences les plus variées dans ce genre. Après le premier tiers de la première partie, le narrateur du Roman comique s’interrompt, selon une habitude déjà bien représentée dans les chapitres précédents, pour, semble-t-il, faire le point sur l’œuvre et les attentes que ce texte dérangeant a déjà pu susciter chez le lecteur :
« Si, par ce qu’il a déjà vu, il a de la peine à se douter de ce qu’il verra, peut-être que j’en suis logé là aussi bien que lui, qu’un chapitre attire l’autre et que je fais dans mon livre comme ceux qui mettent la bride sur le col de leurs chevaux et les laissent aller sur leur bonne foi. Peut-être aussi que j’ai un dessein arrêté et que, sans emplir mon livre d’exemples à imiter, par des peintures d’actions et de choses tantôt ridicules, tantôt blâmables, j’instruirai en divertissant de la même façon qu’un ivrogne donne de l’aversion pour son vice et peut quelquefois donner du plaisir par les impertinences que lui fait faire son ivrognerie1. »
2La mise au point tourne à la tentative d’égarement du lecteur par le narrateur-cocher, d’autant que ce narrateur affirme sa propre hésitation. Pour accroître encore l’incertitude, cette affirmation se fait en outre sur le mode de l’hypothèse (« peut-être »), suivie aussitôt d’une autre hypothèse qui la contredit. La succession de ces revirements ne saurait avoir permis au lecteur d’y voir plus clair : sa fonction est précisément de le dérouter.
3Que penser du programme de lecture qui se dégage de ce passage, comme de l’ensemble de l’œuvre ? Les analyses des dernières décennies se sont attachées à montrer à quel point la structure du texte avait été finement calculée par son auteur ; on s’est concentré en particulier sur l’alternance entre récit principal et histoires insérées2, ce qui amène par exemple Jean Serroy à conclure :
« Les liens que tisse le romancier entre l’action qu’il raconte sous forme de narration directe d’une part, et entre les récits et les nouvelles qui viennent prendre place dans cette narration d’autre part, procèdent d’une composition dont l’apparence décousue repose, en fait, sur une texture très serrée. Le canevas de l’œuvre n’apparaît lâche et embrouillé qu’à qui ne s’aperçoit pas que Scarron choisit, pour tisser sa toile romanesque et agencer les fils de son intrigue, une technique du disparate, faite d’éléments multiples mais tous cousus les uns aux autres : une forme, si l’on veut, de roman-patchwork3 ».
4Force est pourtant de constater que cette lecture vigilante, marquée par l’engouement pour l’analyse des structures, n’a pas toujours prévalu à l’égard du roman de Scarron, comme le montrent le jugement plus ancien de Gustave Reynier selon lequel « chacun sait à quel point la composition en est lâche et incohérente4 », ou celui d’Antoine Adam qui souligne que « l’action principale se développe à travers des digressions, s’arrête pour céder le pas à de longs récits épisodiques5 ». Comme d’autres, ils témoignent du caractère déconcertant d’une œuvre pour laquelle l’effet de la première lecture aboutit moins à l’impression d’une organisation serrée qu’à une confusion manifeste car elle cherche à provoquer l’errance du lecteur. Après nous être attachés à certaines des composantes structurelles de cette errance, en nous intéressant en particulier à l’inachèvement de l’œuvre, nous nous arrêterons sur le thème des identités problématiques qui en est une traduction, pour en venir enfin à la reproduction mimétique de cette errance dans l’expression des déplacements.
5Parmi les points qui semblent avoir, dès la mort de Scarron et jusqu’à nos jours encore, le plus exercé l’imagination du lecteur, il convient (le choix n’est pas paradoxal dans un numéro consacré à l’errance) de commencer par l’inachèvement de l’œuvre. Après les deux premières parties parues en 1651, puis 1657, Scarron, mort en 1660, n’eut pas le temps d’achever son œuvre restée en suspens. En donnant dans son édition un choix des Suites vers lesquelles cet inachèvement a poussé un certain nombre d’auteurs, J. Serroy souligne cette vertu accidentelle de l’œuvre « de provoquer l’imagination du lecteur en quête, toujours, d’une introuvable dernière partie6 ». Effectivement de la Suite dite d’Offray (1663) à la Conclusion donnée par Louis Barré (1858), en passant par la Suite de Préchac (1679) ou celle de M.D.L. (1771), il apparaît que les choix des continuateurs sont loin d’être unifiés, l’un privilégiant une tonalité en détruisant le contrepoint mi-burlesque, mi-romanesque qu’avait si minutieusement tramé Scarron, un autre effaçant tel personnage essentiel à ce contrepoint, un autre encore donnant une place démesurée à tel personnage jusqu’ici de second rang… Avec le baron de Sigognac7 dans Le Capitaine Fracasse, Théophile Gautier s’installe lui aussi partiellement dans la continuité du Roman comique, témoignant de la richesse suggestive de ce texte inachevé.
6Cette inventivité n’est d’ailleurs pas le seul fait de ceux qui s’affichent comme auteurs, car les critiques les plus attachés à débrouiller les fils des intrigues multiples du roman sont précisément ceux qui proposent avec le plus de prolixité de lancer des pistes pour clore la même œuvre. Une certaine unanimité des critiques existe autour de la condition du personnage du Destin à propos duquel on devine une substitution d’enfant et une origine « que la suite, selon J. Rousset, eût probablement révélée de bon lieu8 ». Pour le reste, les propositions sont plus partagées, probablement parce que les pistes laissées en suspens offrent encore trop d’ouverture : R. Garapon qui s’est penché sur les « préparations » « restées pour la plupart sans aboutissement » préfère ranger ses suggestions en allant « du plus sûr au plus délicat et au plus hypothétique9 ». J. Rousset comme J. Serroy signalent l’attente ménagée à l’égard de l’histoire du poète Roquebrune, ou bien J. Serroy reprend les propositions de R. Garapon sur la naissance de L’Etoile10, ainsi que les suites possibles de l’histoire de La Caverne concernant l’origine d’Angélique et l’identité du frère disparu de La Caverne. Mais c’est J. Serroy qui va le plus loin en multipliant, toujours sur le mode de l’hypothèse, les propositions, qui vont pour certaines plus loin que de forger des aventures conformes au caractère de tel personnage, comme Ragotin. Ainsi imagine-t-il pour la troisième partie :
plusieurs récits insérés, l’un portant sur l’histoire de la Rappinière, un autre sur le poète Roquebrune, mais aussi peut-être sur l’Opérateur et enfin sur la Rancune.
des narrateurs affectés à chacun de ses récits, la Garouffière pour l’histoire de la Rappinière, la Rancune pour tous les autres.
7À ces déductions tirées des indications laissées en apparence négligemment dans les deux premières parties, il nous semble que, sacrifiant à cette errance de la lecture à laquelle nous poussent l’inachèvement mais aussi les préparations de l’œuvre, l’on pourrait en ajouter deux autres. Au chapitre I, 15, le narrateur revient sur l’enlèvement du curé de Domfront dont un des responsables a été arrêté par le lieutenant du prévôt la Rappinière ; le texte souligne alors une reconnaissance incomplète de la part de Destin :
« Le Destin le regardait plus attentivement que les autres, pensant le reconnaître et ne pouvant se remettre en mémoire où il l’avait vu. Il travailla en vain sa réminiscence durant le chemin ; il ne put y trouver ce qu’il cherchait11. »
8Trois chapitres plus loin (I, 18), la réminiscence est confirmée :
« Aussitôt que Destin eut quitté sa vieille broderie et repris son habit de tous les jours, la Rappinière le mena aux prisons de la ville à cause que l’homme qu’ils avaient pris le jour que le curé de Domfront fut enlevé, demandait à lui parler12. »
9Rien ne filtrera de cet entretien dans la prison, le texte enchaîne alors brusquement sur les comédiennes, sans jamais revenir sur cet homme qui, s’il n’a pas été nettement identifié par le Destin, l’a, quant à lui reconnu au point de demander à le voir. La préparation demeure donc en suspens et l’on peut imaginer qu’elle aurait pu recevoir des échos ultérieurs. Tout au plus peut-on souligner la ressemblance entre cette confidence d’un prisonnier et celle que Doguin, le valet de la Rappinière, a faite à Destin un peu plus tôt sur son lit de mort à propos du vol commis autrefois à l’encontre du jeune homme par son maître et lui-même13.
10De façon moins visible, une autre préparation est fortement soulignée au chapitre I, 19 où le narrateur évoque dans un style héroï-comique les ravages du dieu Amour sur les personnages les plus ridicules du roman :
« L’Amour, qui fait tout entreprendre aux jeunes et tout oublier aux vieux, qui a été cause de la guerre de Troie et de tant d’autres dont je ne veux pas prendre la peine de me ressouvenir, voulut alors faire voir dans la ville du Mans qu’il n’est pas moins redoutable dans une méchante hôtellerie qu’en quelque autre lieu que ce soit. Il ne se contenta donc pas de Ragotin amoureux à perdre l’appétit. Il inspira cent mille désirs déréglés à la Rappinière, qui en était fort susceptible, et rendit Roquebrune amoureux de la femme de l’opérateur (…). Mais tout cela n’est rien auprès de ce que je vais vous dire. Il triompha aussi de l’insensibilité et de la misanthropie de la Rancune, qui devint amoureux de l’opératrice14 (…). Il y eut encore dans la même hôtellerie d’autres personnes atteintes du même mal, aussi dangereusement pour le moins que ceux dont je viens de vous révéler le secret ; mais nous vous les ferons connaître en temps et lieu15. »
11Cette annonce d’autres amours apparaît problématique. Elle pourrait peut-être renvoyer aux amours de Léandre et d’Angélique qui apparaissent dans le dernier chapitre de la première partie et sont particulièrement développées dans la seconde. Toutefois cette hypothèse semble devoir être repoussée pour plusieurs raisons :
le lien amoureux qui unit Léandre et Angélique est bien antérieur à ce séjour dans l’hôtellerie du Mans : le lecteur apprendra plus tard qu’il date du temps où la troupe donnait des représentations à La Flèche.
ce couple diffère beaucoup des amoureux ridicules qui sont évoqués au cours de ce passage : même s’ils sont de moindre importance que le couple formé par le Destin et l’Etoile, Léandre et Angélique relèvent plutôt de la veine romanesque.
enfin à aucun moment le développement de leurs amours ne viendra donner un écho explicite à cette annonce, contrairement à un usage assez régulier du roman16.
12Il semble donc que cette promesse n’ait pas été tenue et qu’elle aurait pu, elle aussi, donner lieu à des développements ultérieurs.
13À travers toutes ces propositions de suites à donner, on perçoit bien que l’errance du lecteur n’est pas seulement le résultat d’une causalité externe, l’inachèvement de l’œuvre ; c’est bien par l’art de la composition de l’œuvre que cette errance se trouve programmée par Scarron, notamment par le fait qu’il se plaît à annoncer, souvent très longtemps à l’avance, des épisodes qu’il faudra prendre la patience d’attendre, au risque d’oublier même quelquefois qu’ils avaient été préparés : outre la multiplicité des intrigues, c’est la recherche de leur exposition mêlée qui est à l’origine du brouillage de la lecture. Plus que l’inachèvement, c’est donc une raison interne qui explique les errances du lecteur. L’inachèvement est d’ailleurs comme inscrit dans le texte, si l’on en croit un passage de la dédicace de la première partie au coadjuteur Paul de Gondi : Scarron y souligne en quoi l’attention de celui-ci à la lecture du « commencement » de cette œuvre lui « a donné courage de l’achever17 », considérant donc comme fini ce qui n’est encore qu’une première partie ; la suspension en apparaît clairement dans le dernier chapitre qui annonce la poursuite des ravisseurs d’Angélique. C’est aussi que l’inachèvement est une donnée courante de l’édition du roman au xviie siècle, à laquelle les lecteurs ont été largement habitués depuis les nombreux tomes des romans-fleuves du début du siècle publiés de façon successive. Cette récurrence de l’inachèvement, qui n’est pas sans lien avec la pratique de l’écriture fragmentée, est une composante spécifique de la réception du roman au xviie siècle et explique que le lecteur d’alors, non pas naïf, mais habitué à attendre, ait accepté de concéder une part de son contrôle exigeant sur le déroulement de l’œuvre et de se laisser entraîner dans d’agréables mensonges.
14Dans la même perspective, l’ensemble de la composition repose sur ces effets de brouillage, le narrateur se plaisant à renforcer ces effets en affirmant tantôt son ignorance sur les contenus narratifs, tantôt sa maîtrise de la régie, tantôt encore les deux à la fois, comme dans cette fin d’un chapitre évoquant une représentation théâtrale :
« Je ne dirai point si les comédiens plurent autant aux dames du Mans que les comédiennes avaient fait aux hommes ; quand j’en saurais quelque chose, je n’en dirais rien ; mais parce que l’homme le plus sage n’est pas quelquefois maître de sa langue, je finirai le présent chapitre, pour m’ôter tout sujet de tentation18. »
15Si le ton décidé de la première phrase pouvait laisser croire à un choix délibéré du narrateur refusant (pour une fois !) la digression, la seconde évoque la cause plus juste de l’ignorance, alors que la troisième, en suggérant la tentation de parler, remet en question cette ignorance qui vient d’être affirmée.
16Ce double jeu sur la connaissance des faits, qui consiste pour le narrateur à laisser le lecteur dans l’incertitude sur l’issue qu’il donnera -ou pas- à tel fil de l’intrigue, peut d’ailleurs déboucher sur des manifestations inverses de l’inachèvement latent qui, au-delà de son effectivité, menace dès sa conception l’ensemble de l’œuvre : le narrateur s’amuse parfois à donner à l’intrigue une conclusion excessive où chaque détail, même parfaitement secondaire, reçoit un traitement final. C’est le cas de l’excipit du chapitre I, 14 qui conte l’Enlèvement du curé de Domfront :
« Un des archers courut au prochain village pour faire enlever le corps mort et revint avec la nièce du curé et Julian, qui s’étaient rassurés et qui avaient rencontré Guillaume ramenant un cheval pour le brancard. Le curé s’en retourna à Domfront sans aucune mauvaise rencontre où, tant qu’il vivra, il contera son enlèvement. Le cheval mort fut mangé des loups ou des mâtins ; le corps de celui qui avait été tué fut enterré je ne sais où ; et la Rappinière, le Destin, la Rancune et l’Olive, les archers et le prisonnier, s’en retournèrent au Mans. Et voilà le succès de la chasse de la Rappinière et des comédiens qui prirent un homme au lieu de prendre un lièvre19. »
17S’il est normal de revenir, en fin de chapitre, sur le personnage principal de l’épisode, le curé, l’ampleur de la conclusion paraît excessive par bien des aspects. Du point de vue des personnages, le narrateur s’est plu à les passer tous en revue, à commencer par les personnages les plus secondaires qui s’étaient surtout signalés par leur couardise et leur silence. Pour les trois compagnons de route du curé sont aussi données les raisons de leur temporaire absence. L’examen du sort des personnages mène en outre au cheval, qui se trouve ainsi mis sur le même plan que les autres, d’autant que d’un mort à l’autre, on passe de cet animal au ravisseur tué. Enfin sont mentionnés tout à fait inutilement les personnages plus réguliers du roman qui viennent faire nombre. Le pastiche de conclusion se perçoit dans la présence toujours visible du narrateur, se moquant de son curé érigé très temporairement en héros, mais prêt, comme l’indique le futur, à perpétuer par lui-même cette réputation ; le narrateur apparaît aussi dans sa prétendue incertitude sur les prédateurs du cadavre du cheval ou du lieu d’ensevelissement du mort ; enfin la récapitulation ostentatoire par « Et voilà le succès » vient insister sur la satisfaction ironique du narrateur devant cette clôture sans fin.
18Le narrateur se plaît en outre à interrompre les récits, parfois pour ménager un équilibre quantitatif20, mais plus profondément pour jouer avec l’instrument romanesque du suspense, en soulignant auprès des lecteurs les artifices d’un tel jeu. Ainsi est-on amené à sauter d’une histoire à l’autre, au risque de s’égarer, le narrateur s’amusant de la perplexité d’un lecteur à qui il se voit obligé de rappeler ce qu’il n’a décidément pas bien lu ! Nombreuses sont donc les intrigues qui entraînent des rebondissements à longue distance ; c’est notamment le cas de :
l’affaire Saldagne, qui, parce qu’il aime l’Etoile et veut se venger et se débarrasser de Destin, offre un des fils les plus régulièrement convoqués du livre.
l’affaire du vol de la Rappinière préparé dès le début (I, 5 et I, 6), rappelé sous un autre angle plus tard (I, 18) et explicité peu avant la fin (II, 15).
les brancards, dont l’étonnante conjonction occupe tout le chapitre I, 7, puis entraîne un retour en I, 14.
le fou qui bat la campagne : il saute sur le cheval du Destin (II, 1), puis réapparaît en II, 16 pour dépouiller Ragotin et surtout donner lieu à une ample explication sur les raisons de sa présence et de ses interférences dans l’histoire principale.
l’affaire des bottes, volées par la Rancune à un voyageur dans une hôtellerie (II, 2) et qui se retrouvent aux pieds de Ragotin, de sorte que celui-ci se les fasse voler par le fou une quinzaine de chapitres plus loin (II, 16).
19À travers ces deux derniers exemples, on voit en outre que le narrateur n’a pas refusé non seulement de séparer par de nombreux chapitres les occurrences d’une même affaire, mais aussi d’entremêler certaines de ces affaires ensemble. On voit combien Scarron a cherché à produire des effets baroques21 dans un roman qui répond en partie à la définition que donne U. Eco de l’œuvre ouverte, dans la mesure où il tend vers une « indétermination de l’effet » et où l’œuvre « n’est plus un objet dont on contemple la beauté bien fondée mais un mystère à découvrir, un devoir à accomplir, un stimulant à l’imagination22. »
20En dehors de ce travail sur la structure, c’est aussi dans cette perspective que peut se comprendre la multiplication des incidents qui jouent sur la question de l’identité. Ce thème majeur de l’esthétique baroque est aussi une des composantes les plus travaillées dans le genre romanesque, notamment à travers le motif de la reconnaissance23, si fréquemment utilisé dans les romans de la première moitié du xviie siècle ; il trouve par ailleurs tout naturellement sa place dans une œuvre qui montre la vie de comédiens familiers du déguisement. Ce thème est remarquablement illustré dans les quatre nouvelles espagnoles insérées. Ainsi l’Histoire de l’amante invisible (I, 9), racontée par Ragotin, évoque-t-elle les ruses d’une demoiselle masquée, qui, après s’être fait aimer d’un gentilhomme sans qu’il connaisse son visage, se fait passer pour deux femmes différentes en se masquant et se démasquant afin d’éprouver sa fidélité. À trompeur, trompeur et demi (I, 22), dont le narrateur est la femme de l’Opérateur Inézilla, montre comment une jeune femme abandonnée par son amant, change de nom et de costume afin d’empêcher ce dernier, qui ne la reconnaît pas, d’en épouser une autre. L’histoire traduite par la Garouffière, Le juge de sa propre cause (II, 14) joue, pour deux de ses personnages, sur le travestissement des sexes en faisant passer des femmes pour des hommes. Enfin le dernier récit lu par Inézilla, Les deux frères rivaux (II, 19), après avoir engagé l’amour des protagonistes sur un quiproquo maîtrisé par la jeune femme poussera l’exploitation dramatique de ce quiproquo à son comble au dénouement de la nouvelle. On perçoit à quel point ces textes relevant du genre narratif exploitent à la fois les ressorts du romanesque et ceux du théâtre. C’est que ces nouvelles, par bien des points, annoncent ou rejouent les incidents du récit de premier plan, celui qui montre la vie des comédiens chez lesquels se retrouve cette utilisation poussée du thème de l’identité24 ; la double motivation du thème est d’ailleurs manifeste à propos du couple des protagonistes, le Destin et l’Etoile, dont les noms d’emprunt –noms de théâtre- cachent leur identité réelle de Garigues et Léonore de la Boissière : ils cherchent à échapper à leurs ennemis. La première apparition de Destin, avec « un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue25 » et qu’il conservera lors de la représentation de La Mariane, engage la question de l’apparence sur cette double voie, puisqu’on ne tardera pas à apprendre que le comédien use de ce maquillage de théâtre pour se dissimuler aux yeux de ces mêmes ennemis. C’est que l’Etoile est poursuivie par les assiduités du brutal Saldagne, qui depuis leur première rencontre à Rome où il avait arraché le voile qui lui couvrait le visage, n’a eu de cesse de la retrouver et de se venger de Destin qui avait alors pris sa défense. Une autre rencontre à Saint-Cloud amène le même Saldagne à recommencer la même agression à l’égard de la jeune fille, et on le voit encore, lui ou ses sbires, dans leur désir de retrouver la jeune fille, reproduire le même geste envers d’autres jeunes filles, la nièce du curé, qui n’en peut mais, ou Angélique, d’abord enlevée par erreur, puis abandonnée pour cause d’identité décevante au fond d’un bois. Un autre brutal, quasi double de Saldagne et d’ailleurs son ami, Saint-Far, tentera d’ailleurs lui aussi, mais vainement, de faire lever son voile à Léonore26.
21Manifestement Scarron s’est amusé à démultiplier les effets d’écho et de réitération autour de l’identité, non seulement dans les échanges entre premier et second plans narratifs, mais aussi d’une nouvelle à l’autre, comme en témoigne par exemple le fait que des personnages féminins de deux nouvelles différentes portent un nom identique et sont toutes deux originaires de Séville, Lucrèce de Monsalve27 dans À trompeur, trompeur et demi, et Dorothée et Féliciane de Monsalve28 dans Les deux frères rivaux. Une telle coïncidence incite le lecteur à des spéculations sur leur éventuelle parenté et engendre un nouveau mode de lecture qui amène à relier les nouvelles entre elles en négligeant momentanément le récit principal.
22À cela il faudrait encore ajouter le retournement du motif entre les sexes, car si la plupart du temps, ce sont l’identité et la beauté d’une jeune fille qui sont en question, il arrive aussi que ce soit l’identité d’un homme qui devienne problématique. Cette version du motif apparaît discrètement au début des deux frères rivaux mais est beaucoup plus développée lorsque le Destin raconte ses rencontres nocturne puis diurne avec Madelon/ Mademoiselle de Léri : car si l’identité et la condition sociale de la jeune fille amènent des questions, cela n’est pas moins vrai pour Destin, qui se fait alors appeler Garigues, mais qu’elle hésite à son tour à identifier comme le valet bas-breton de Verville « d’une figure fort désagréable et d’un esprit qui l’était encore plus29 ». Ainsi voit-on la jeune fille, dès leur première entrevue de nuit, s’engager dans une invocation inattendue à un esprit auquel elle identifie plaisamment son interlocuteur :
« Je te conjure, esprit muet, de me confesser si tu es valet (…). Dis-moi donc, esprit rebelle, par la puissance que Dieu m’a donnée sur les valets suffisants et glorieux, dis-moi qui tu es. Je suis un pauvre garçon, lui répondis-je, qui voudrais bien être endormi dans mon lit. Je vois bien, repartit-elle, que j’aurai bien de la peine à te connaître ; au moins ai-je déjà découvert que tu n’es guère galant, car, ajouta-t-elle, ne me devais-tu pas parler le premier30… »
23Ce retournement -comique ici- du motif vers les hommes ira même jusqu’au plus indiscret des personnages, en nous procurant une vision beaucoup plus effrayante puisqu’il s’agit de nous « faire voir Saldagne au visage31 » en même temps qu’à Destin.
24On pourrait enfin souligner que le motif s’enrichit encore de son traitement burlesque, par exemple avec la montée nocturne de la peur dans la chambre de la Caverne et l’Etoile qui viennent d’y entendre marcher :
« elles demandèrent qui était là. On ne leur répondit rien ; et un moment après la Caverne vit au pied du lit, qui n’était point fermé, la figure d’une personne qu’elle ouït soupirer et qui, s’appuyant sur le pied du lit, lui pressa les pieds. Elle se leva à demi pour voir de plus près ce qui commençait à lui faire peur et, résolue à lui parler, elle avança la tête dans la chambre et ne vit plus rien. La moindre compagnie donne quelquefois de l’assurance, mais quelquefois aussi la peur ne diminue pas pour être partagée. La Caverne s’effraya de n’avoir rien vu et l’Etoile s’effraya de ce que la Caverne s’effrayait. Elles s’enfoncèrent dans leur lit, se couvrirent la tête de leur couverture et se serrèrent l’une contre l’autre, ayant grand-peur et ne s’osant presque parler. Enfin la Caverne dit à l’Etoile que sa pauvre fille était morte et que c’était son âme qui était venue soupirer auprès d’elle32… »
25Après cette identification d’un fantôme supposé, la peur croîtra encore quand se renouvelle la vision de la même figure, puis au toucher de sa main « fort velue » : l’esprit des personnages comme des lecteurs a le temps de faire bien du chemin avant que l’on découvre enfin qu’il s’agit tout simplement d’un « grand lévrier » qui, comme le décrypte finalement le narrateur sans la moindre économie, en compensation de sa réserve antérieure, « avait eu envie de se coucher sur leur lit et, ne l’osant faire sans le consentement de ceux qui y étaient couchés, avait soupiré en chien et s’était appuyé des jambes de devant sur le lit qui était haut sur les siennes, comme sont tous les lits à l’antique, et s’était caché dessous quand la Caverne avança la tête dans la chambre pour la première fois ». Du côté du versant burlesque de l’œuvre, on pourrait aussi signaler l’erreur qui amène des paysans à prendre Ragotin pour le fou qui va à travers champs (II, 16), ou les bagarres qui brouillent les identités. Ainsi celle que vient interrompre la lumière apportée par la Caverne et sa fille :
« mais la Caverne et sa fille, qui parurent à la porte de la chambre avec de la lumière, comme le feu Saint-Elme après une tempête, virent Destin et lui firent voir qu’il était au milieu de sept personnes en chemise, qui se défaisaient l’une l’autre très cruellement et qui se décramponnèrent d’elles-mêmes aussitôt que la lumière parut33. »
26De telles bagarres vont même jusqu’à effacer les formes humaines :
« Ce hideux chaos de tant de personnes et de sièges mêlés les uns dans les autres fut longtemps à se débrouiller34. »
27Cette multiplication des occurrences du brouillage de l’identité entraîne des va-et-vient du récit premier aux histoires secondes (qu’elles soient hétérodiégétiques ou homodiégétiques) et amène le lecteur à tantôt être pleinement conscient des ressorts d’une histoire qui joue sur l’incertitude de ces identités, tantôt se laisser emporter, errer dans la confusion qui en découle35. L’auteur nous donne lui-même l’explication de son intérêt pour l’utilisation romanesque de l’identité, lorsque le Destin, au cours du récit entrecoupé de ses aventures, finit par renouer les fils de son passé, marqué par son amour pour Léonore, et son présent, occupé de sa respectueuse passion pour l’Etoile, les deux noms ne désignant qu’une seule et même personne :
« Quoi ! interrompit Angélique ; mademoiselle de l’Etoile est donc Léonore ? Et qui donc lui répondit le Destin. Mademoiselle de l’Etoile prit la parole et dit que sa compagne avait raison de douter qu’elle fût cette Léonore dont le Destin avait fait une beauté de roman. Ce n’est point par cette raison-là, repartit Angélique, mais c’est à cause que l’on a toujours de la peine à croire une chose que l’on a beaucoup désirée36. »
28L’exclamation de l’auditrice indique ainsi que les jeux sur l’identité sont moins là pour surprendre le lecteur que pour susciter son plaisir. C’est bien du soulagement que montre Angélique dans cette identification enfin formulée qui vient répondre à une longue attente, celle qui caractérise le lecteur en général, prisonnier qu’il est du bon vouloir d’un auteur : si, intuitivement, le lecteur sent qu’on l’oriente vers une direction bien précise, il reste toutefois suspendu à l’arbitraire de ce narrateur qui pourrait lui faire faux bond : par la joie qu’elle exprime, Angélique témoigne de la satisfaction du désir que le narrateur, par son art, prend soin en général d’entretenir chez ses lecteurs. Cela passe par l’attente, l’inquiétude et l’errance.
29Au-delà de ce thème de l’identité favorable à l’errance du lecteur, il faut enfin signaler que Scarron, dans sa réflexion générale sur la fabrique de l’illusion conjuguant son expérience du théâtre avec une pratique de l’écriture narrative, s’est appuyé sur une troupe de comédiens ambulants dont les déplacements semblent servir d’illustration tout à fait significative à sa conception de la lecture. L’ouverture de l’œuvre est particulièrement révélatrice du désir de Scarron de placer ces comédiens sous le signe du déplacement ; il s’agit de l’entrée de leur charrette dans les Halles du Mans :
« … Il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument poulinière dont le poulain allait et venait à l’entour de la charrette comme un petit fou qu’il était. La charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne37… »
30Le chargement fait de décors de théâtre nous montre que les nouveaux arrivants sont des comédiens itinérants. Leur apparence misérable et hétéroclite indique par la suite que la pauvreté caractérise l’existence de ces individus contraints de porter au quotidien les costumes destinés aux représentations38. Quand le Destin se présente à la Rappinière, il commente leur arrivée comme dans la chanson :
« Nous avons été contraints de nous sauver un pied chaussé et l’autre nu, en l’équipage que vous nous voyez39. »
31Outre la pauvreté, c’est aussi sur la fuite qui motive leur déplacement que se trouve attirée notre attention : le déplacement de ces comédiens ne relève pas seulement du caractère itinérant propre à leur métier, il s’agit d’une fuite. À la charrette plaçant les comédiens sous le signe d’un tel déplacement, il faudrait ajouter le détail donné sur l’attelage de celle-ci : l’auteur prend soin de nous signaler la présence d’un poulain qui « allait et venait à l’entour de la charrette, comme un petit fou qu’il était ». Voilà donc le déplacement associé cette fois à une forme de fantaisie qui touche à la folie. D’ailleurs, avant même que ne soit évoquée explicitement l’entrée de la charrette dans les halles, l’incipit s’ouvrait sur une parodie des romans héroïques40 et faisait intervenir un tout autre char, celui du soleil :
« Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu’il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d’un demi-quart d’heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l’on dit que leur maître se couche toutes les nuits41. »
32Moins tragique que le char de Phaéton, le char du Soleil avec les courbettes de ses chevaux, annonce la fantaisie des déambulations du poulain : c’est donc doublement sur ce mode que le déplacement se trouve mis en écho.
33Ce programme d’un déplacement marqué par une incohérence qui mène à l’errance se retrouve dans l’ensemble du périple des comédiens. Ceux-ci évoluent dans la région du Maine, Le Mans semblant constituer un axe central. Malgré cet axe apparent, les comédiens sont largement soumis à une instabilité géographique. Ils ont d’abord été contraints de quitter Tours à cause du meurtre commis par leur portier. La troupe, dans la fuite, s’est séparée et a rendez-vous à Alençon : avant l’errance apparaît donc le thème proche de la dispersion. Pourtant c’est vers le Mans que les différents groupes convergent, le premier dès l’incipit ; un autre, au chapitre VII, débarque dans la capitale du Maine à la surprise du premier groupe : lors de leur passage par Bonnétable ce dernier groupe a en effet a appris que la peste règne à Alençon, ce qui a empêché de mener à son terme le voyage envisagé. Dans ce regroupement inattendu au Mans, la troupe ne se trouve cependant pas au complet : l’on apprend que l’Etoile s’est démis un pied à trois lieues du Mans et qu’il va falloir aller la chercher en brancard. Les récits des uns et des autres font d’ailleurs intervenir la toponymie de la région du Maine : il est question de Château-du-Loir, Durtal, La Flèche, mais aussi de lieux un peu plus éloignés au Nord, comme Domfront, ou plus au sud, Angers. La Bretagne est également convoquée de façon occasionnelle. Ce qui se dégage de ces mouvements de la troupe, c’est d’abord l’immense désordre qui préside à ces déplacements : le nombre même des comédiens est un obstacle à leurs regroupements, et c’est miracle s’ils arrivent de temps en temps à faire leur métier, tant ils sont occupés à partir à la recherche des uns et des autres : les représentations sont plus rares que les répétitions dont la caractéristique est d’être régulièrement interrompues pour déboucher sur une nouvelle péripétie dont le déplacement sera une composante. On se demande au bout du compte quel est l’objectif réel de leurs déplacements – pas le théâtre en tout cas - et s’ils en ont un : ils sont dans l’errance. Au-delà de leur condition de comédiens ambulants, leurs déplacements sont souvent liés à la perte, la blessure ou l’enlèvement de tel ou tel personnage, particulièrement les femmes, puisque deux longues péripéties de déplacements sont orchestrées autour de chacune des deux jeunes premières de la troupe, l’Etoile dans la première partie, et Angélique dans la deuxième.
34Du coup, ce qui apparaît à propos de ces déplacements centrés autour de figures féminines, c’est qu’ils ressemblent fort, mais à une moindre échelle, à ceux que l’on retrouve dans les grands romans héroïques. Les déplacements ne s’opèrent pas chez Scarron dans les contrées éloignées et les vastes océans, mais dans une région bien française, de taille suffisamment réduite pour que des noms de villes et même de villages puissent y être évoqués ; la grande aventure, à travers un tel traitement des lieux et des déplacements, subit un singulier rapetissement dont le narrateur nous fait par exemple mesurer l’effet de contraste à propos de l’invitation de la Rancune et l’Olive par Ragotin :
« Les deux comédiens qui retournèrent au Mans avec Ragotin furent détournés du droit chemin par le petit homme qui les voulut traiter dans une petite maison de campagne qui était proportionnée à sa petitesse. Quoiqu’un fidèle et exact historien soit obligé à particulariser les accidents importants de son histoire et les lieux où il se sont passés, je ne vous dirai pas fort juste en quel endroit de notre hémisphère était la maisonnette où Ragotin mena ses confrères futurs, que j’appelle ainsi parce qu’il n’était pas encore reçu dans l’ordre vagabond des comédiens de campagne. Je vous dirai donc seulement que la maison était au deçà du Gange, et n’était pas loin de Sillé-le-Guillaume42. »
35Sans oublier un rappel du vagabondage qui caractérise les comédiens, ironiquement associés à la figure du Poverello, le narrateur offre au lecteur une situation qui risque de le faire chercher longtemps ! Comme les personnages des romans héroïques, ceux de Scarron peuvent errer, mais ils ont tout de même plus de chance de se retrouver. On le voit, cette errance en miniature touche à la question du romanesque43.
36L’usage romanesque des lieux et des déplacements des personnages fait en effet clairement apparaître les choix de l’auteur. Dans les romans de chevalerie, avec les chevaliers errants qui vont quêter l’aventure d’un lieu à l’autre, le déplacement est à l’origine de la valorisation du héros. Ce lien entre déplacement dans l’espace et héroïsation se retrouve dans le roman héroïque et sentimental où la valeur des héros semble coïncider avec l’étendue de leur déplacement : cette coïncidence est liée au fait que l’éloignement permet la multiplication des épreuves et aventures qui viennent consolider le héros dans son essence. Pourtant, plus récemment, une autre veine romanesque, celle du picaresque, semble avoir fait un usage inverse des lieux dans leur relation avec la définition de la valeur des personnages. Dans ce cas, le picaro, ballotté à travers différents lieux, ne ressort pas victorieux des aventures qu’il y rencontre : qu’il connaisse ascension ou dégradation sociales, il subit plus qu’il ne maîtrise cette confrontation à la diversité des espaces.
37À la charnière de ces influences, Le Roman comique, qui repose sur une écriture mixte, nous offre une illustration de la subversion du motif de la poursuite en celui de l’errance au début de la deuxième partie. À la fin de la première partie, Angélique, dans le désordre des préparatifs d’une représentation, a été enlevée. Plusieurs hommes se lancent à sa poursuite : on peut distinguer trois groupes, le Destin à cheval, un deuxième groupe formé de plusieurs jeunes gens aussi à cheval dont on précise qu’ils partent lorsque le Destin est déjà loin. Enfin les suivent à pied la Rancune et l’Olive, deux acteurs cantonnés aux rôles secondaires. Dès le chapitre suivant, le deuxième groupe est éliminé si bien que le lecteur assiste seulement aux poursuites de Destin et, parallèlement, de la Rancune et l’Olive. Le motif de la poursuite est en principe un motif caractéristique du roman héroïque puisqu’il permet à l’amant de sauver celle qu’il aime et de faire ainsi preuve de sa valeur. La configuration de la deuxième partie, avec d’une part le valeureux Destin et d’autre part les deux piètres poursuivants à pied que sont la Rancune et l’Olive, devrait permettre l’héroïsation de Destin tout en jetant les deux autres dans une contre-poursuite. Or, si tel est bien le résultat pour les deux piétons, on ne saurait dire que la valorisation de Destin est bien nette.
38Pour la Rancune et l’Olive, la poursuite, à pied, tourne forcément court :
« Cependant que le Destin courait à tâtons après ceux qui avaient enlevé Angélique, la Rancune et l’Olive, qui n’avaient pas si à cœur que lui cet enlèvement, ne coururent pas si vite que lui après les ravisseurs, outre qu’ils étaient à pied. Ils n’allèrent donc pas loin et ayant trouvé dans le prochain bourg une hôtellerie qui n’était pas encore fermée, ils y demandèrent à coucher44. »
39Avec cette nuit de retard, on ne voit guère comment ils pourraient poursuivre un groupe qui sera désormais largement hors de portée. Ce passage ouvre d’ailleurs un chapitre intitulé Des bottes, d’inspiration farcesque, où la Rancune vole les bottes d’un voyageur. Si le récit semble ici errer en s’éloignant de l’objectif de la poursuite pour privilégier celui du dîner, le choix des bottes peut néanmoins apparaître, dans son aspect faussement gratuit, comme un agent de la subversion de la poursuite particulièrement adapté à des piétons.
40Quant au Destin, sa poursuite est travaillée par des éléments contradictoires :
« Notre généreux comédien courait donc après ces ravisseurs plus fort et avec plus d’animosité que les Lapithes ne coururent après les centaures. Il suivit d’abord une longue allée, sur laquelle répondait la porte du jardin par où Angélique avait été enlevée, et, après avoir galopé quelque temps, il enfila au hasard un chemin creux, comme le sont la plupart de ceux du Maine. Ce chemin était plein d’ornières et de pierres ; et, bien qu’il fît clair de lune, l’obscurité y était si grande que le Destin ne pouvait faire aller son cheval plus vite que le pas. Il maudissait intérieurement un si méchant chemin quand il se sentit sauter en croupe quelque homme ou quelque diable qui lui passa les bras alentour du col. Le Destin eut grand-peur et son cheval en fut si fort effrayé qu’il l’eût jeté par terre si le fantôme qui l’avait investi et qui le tenait embrassé, ne l’eût affermi dans la selle45… »
41Cette chevauchée nocturne, qui s’étend encore longuement, joue à la fois sur l’héroïsation (le Destin a l’animosité des Lapithes contre les Centaures), et sur la destruction de celle-ci : le Destin éprouve de la peur, une peur qui, pour comble de dérision, est aussi celle de son cheval, et se laisse emporter « sans savoir ce qu’il faisait ». Qu’en est-il du motif de la poursuite ?
On apprend d’abord que le Destin enfile « au hasard » un chemin creux et il est question de l’obscurité des lieux : il ne s’agit donc pas de poursuite, mais d’un cheminement lié au hasard des obstacles matériels.
Vient ensuite l’épisode du pseudo-fantôme où l’objectif de la poursuite disparaît au point d’entraîner une quasi inversion.
Mais, contrairement à toute attente, le Destin va trouver dans l’émoi du village des indices du passage des ravisseurs : l’héroïsation est relancée.
On retrouve ensuite encore l’errance puisque le Destin s’égare dans un bois, où il ne voit goutte et finit par s’arrêter dans une métairie pour faire repaître son cheval. Jamais un héros de grand roman n’est confronté de si près aux soucis matériels : voilà qui transforme à nouveau la poursuite en errance.
Au-delà de ce premier chapitre, l’issue de la poursuite d’Angélique est significative : l’échec de Destin apparaît une première fois quand Léandre lui apprend qu’il avait, lui, su rattraper Angélique. Cependant, blessé, il avait dû lui-même renoncer à sa poursuite et se borne à attendre longuement à la fenêtre le retour de son valet chargé de le relayer. La même inefficacité dans la poursuite se répète après l’arrivée de trois autres personnages au même endroit :
« Le Destin et les autres s’entredemandèrent des nouvelles de leur quête et ne s’en dirent point46. »
42jusqu’à ce que ce soit un valet, celui de Léandre, qui ramène enfin Angélique qu’il n’a d’ailleurs même pas eu à libérer puisque ses ravisseurs l’avaient abandonnée.
43Ainsi le Destin ne sort-il pas vraiment grandi de cette tentative de poursuite, au cours de laquelle il a finalement plus subi que maîtrisé les aléas du chemin. Il n’est donc pas si opposé au ridicule Ragotin dont l’errance est souvent plus immédiatement perceptible. Après un dîner très arrosé, mu par « un esprit de séparation47 », ce dernier abandonne ses compagnons dans sa propre maisonnette, enfourche son mulet, en tombe ivre-mort, se fait dépouiller par un rôdeur – le fou – de tous ses vêtements. Il est toujours dans un état inconscient quand des paysans qui passent par-là s’emparent de lui, le ligotent sur une charrette, font malencontreusement verser cette charrette dans une rivière où ils l’abandonnent. Si l’eau le réveille, Ragotin continue de subir l’aventure aussi bien que quand il était endormi, se laissant guider au hasard, prenant « le premier chemin battu qu’il trouva », couvert de boue, attaqué par des moucherons, se laissant à nouveau mener par le chemin qui « allait au gué d’une petite rivière ». Ce n’est pourtant pas le salut qui l’y attend mais une bande de nonnes et leur directeur qui envoient leur cocher et un paysan le rosser, tandis que Ragotin fuit en enfilant « une longue planche qui était là pour la commodité des gens de pied ». Tout lié de cordes, il ne saurait résister à tant d’adversaires, et c’est de nouveau au hasard de ce que lui offre l’espace qu’il se dirige dans une errance incontrôlée qui le mène de Charybde en Scylla. Un moulin se présente au pauvre homme comme un asile ; la porte ouverte de la basse-cour semble lui offrir un refuge, mais le met en réalité face à un vigoureux mâtin qui l’oblige à gagner un jardin lui aussi opportunément ouvert : c’est là que, dans sa précipitation, il renverse six ruches qui le conduiront au comble de ses infortunes.
44Le roman s’acharne à plusieurs reprises à montrer ces disgrâces de Ragotin, seul capable de s’égarer dans une chambre48, tombant de ses différentes montures49, entravant par sa petite taille la marche de celles qu’il accompagne50, s’entravant lui-même en tentant une action d’éclat qui fait aboutir son pied dans un pot de chambre51 : la scène entraîne l’hilarité des comédiens et du narrateur qui se gausse de son « pied de métal » et l’abandonne à la faveur de la fin du chapitre « foulant l’étain d’un pied superbe ».
45Mais la mise en valeur chez Ragotin de ces difficultés dans le déplacement qui en font, lui l’avocat, encore plus que les comédiens, un errant, demeure indissociable d’une conception subversive du roman qui, pour s’exprimer, a choisi cette métaphore des déplacements problématiques. Au chapitre I, 7 nous est contée L’aventure des brancards dans laquelle, un, puis deux, puis trois, enfin quatre brancards convergent vers une même hôtellerie au grand étonnement de plusieurs personnages ; leurs propos font remarquer aux lecteurs l’artifice d’un tel rassemblement : contrairement à l’usage, le lieu n’est plus un point de ralliement pour des personnages, mais pour des brancards, dont la coïncidence désincarnée dénonce l’utilisation romanesque du hasard.
46Cette valeur métaphorique du déplacement apparaît d’ailleurs dans bien des interventions du narrateur rendant compte de sa composition, nous parlant d’aller52, revenir53, retourner54 à travers les différentes histoires, signalant qu’il « laisse55 » tel personnage, rendant finalement au mot « digression56 » son sens le plus concret. La même valeur affleure dans les noms d’emprunt des deux protagonistes, Léonore étant bien l’Etoile située au bout du « destin » du vertueux Garigues. L’image du livre de Ragotin, dérobé par ses auditeurs qui s’amusent à le faire aller de main en main sans que le petit homme puisse le récupérer et « se promenant toujours dans la moyenne région de la chambre57 » vient corroborer cette errance du livre qui renvoie à l’errance dans le livre.
47Le Roman comique, en mettant à jour les procédés de l’écriture romanesque, nous permet aussi de comprendre la lecture qu’elle suppose : Scarron fait voir l’extrême disponibilité d’esprit des lecteurs de roman, en dénonçant les conventions, sans toutefois en récuser l’usage. Le lecteur a beau être prévenu, il ne peut que s’engager dans des abîmes d’invraisemblance, d’accumulations, de retournements qui permettent d’évaluer après coup à quel point nous avons été emportés dans cette errance. Le lecteur n’est pas seul responsable, entraîné qu’il est par des personnages jetés également dans l’errance par un auteur qui a privilégié une mobilité souvent déconcertante. Au cours de l’un de ces déplacements, l’auteur nous faisait voir Ragotin récitant Pyrame et Thisbé assis sur son mulet devant des paysans qui le prennent pour « un prédicateur de grands chemins », mais dont il nous indique qu’il déclame « comme un forcené » : le tableau nous invite alors à rapprocher le petit homme de ce fou récurrent qui bat la campagne. Autant de figures auxquelles le lecteur « bénévole », mais malmené, de Scarron a souvent l’impression de ressembler.
Notes de bas de page
1 Scarron, Le Roman comique, Paris, Gallimard, folio classique (éd. Jean Serroy, 1985 (1ère éd. 1651 et 1657), I, 12, p. 86. Toutes les références seront données dans cette édition sous l’abréviation RC.
2 Voir Roland Mortier, « La Fonction des nouvelles dans Le Roman comique », dans C.A.I.E.F., 1966, n° 18, p. 41sqq ; Jacques Morel, « La composition du Roman comique », dans L’Information littéraire, 1970, n° 5, p. 212sqq ; Jean Rousset, « Insertions et interventions. Le Roman comique », dans Narcisse romancier. Essai sur la 1ère personne dans le Roman, Paris, J. Corti, 1973, p. 69-82 (paru dans L’Esprit Créateur en 1971) ; Jean-Pierre Chauveau, « Diversité et unité du Roman comique », dans Mélanges historiques et littéraires sur le xviie siècle offerts à Georges Mongrédien par ses amis, Publications de la Société d’Études du xviie siècle, 3, 1974, p. 163-176 ; Robert GARAPON, « Les Préparations dans Le Roman comique de Scarron », dans Actes du colloque Renaissance-Classicisme du Maine. Le Mans 1971, Paris, Nizet, 1975, p. 11-18 ; Jean Serroy, Roman et réalité. Les histoires comiques au xviie siècle, Paris, Minard, 1981, 2ème partie, chap. III. « Le Roman comique », p. 437-521.
3 Jean Serroy, O. c., p. 470.
4 Cité par Jean Serroy dans l’édition folio p. 8. L’ouvrage de G. Reynier, Le Roman réaliste au xviie siècle, date de 1914.
5 Cité par M. Lever, Le Roman français au xviie siècle, Paris, PUF, 1981, p. 152.
6 RC, p. 367.
7 Le baron de Sigognac est un des personnages qui apparaît dans un récit inséré lui aussi inachevé, L’histoire de la Caverne (II, 3).
8 J. Rousset, l.c., p. 74.
9 R. Garapon, l.c., p. 11.
10 Les hypothèses formulées sur cette naissance me paraissent plus conjecturales car moins nécessaires à une fin menant à la reconnaissance par les deux jeunes gens de leur condition noble : en demeurant la fille de Melle de la Boissière et d’un gentilhomme inconnu, L’Étoile est déjà de condition noble.
11 RC, p. 115.
12 RC, p. 144.
13 RC, I, 6, p. 53 : cette confidence devait initialement être faite non à Destin mais à la Rancune.
14 Cette indication infirme la proposition de la suite dite d’Offray qui imagine que la Rancune est depuis longtemps épris de l’Etoile, faisant de lui, avec Ragotin, un autre rival de Destin.
15 RC, p. 158.
16 Sur cette pratique, on peut donner l’exemple du fou récurrent qui bat la campagne et qui, au chapitre II, 16, dépouille Ragotin ivre-mort de tous ses habits : « Nous laisserons courir avec son butin cet homme, qui était le même fou qui avait autrefois fait si grand-peur au Destin, quand il commençait la quête de mademoiselle Angélique… » (p. 296).
17 RC, p. 35.
18 RC, I, 16, p. 144.
19 RC, p. 113-114.
20 C’est en partie le cas pour expliquer que l’histoire insérée de Destin soit donnée en trois fois.
21 J. P. Chauveau, en confrontant le texte de premier plan avec les nouvelles insérées, parle d’« une unité baroque » qui « ne s’identifie pas à la perspective unique, mais à la cohérence perçue au delà de la diversité des perspectives grâce à un jeu subtil de rappels et d’harmoniques. » (l.c., p. 165).
22 Voir Umberto ECO, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965 (1ère éd. en italien 1962). En ce qui concerne cette catégorie de l’œuvre ouverte appliquée au Roman comique, je n’adhère pas au jugement de Daniel Maher fondé sur l’inachèvement accidentel du texte (voir http://fis.ucalgary.ca/Maher/631/anti-roman.htm
23 C’est une commodité romanesque devant laquelle Scarron ne saurait reculer, mais qu’il tend plutôt à exhiber, par exemple lorsqu’après avoir retrouvé l’Etoile (II, 13, p. 256) et exprimé, sans grande illusion, le souhait néanmoins ardent de retrouver le valet-traître responsable de l’enlèvement de la jeune fille, le Destin a la surprise de reconnaître celui-ci sous les traits de l’ivrogne étendu au sol qui vient de se présenter sous les pas de leurs chevaux effrayés.
24 J.-P. Chauveau a particulièrement mis en lumière les liens qui unissaient de ce point de vue le dénouement de la nouvelle Les deux frères rivaux et, au premier plan, le quiproquo construit autour des deux sœurs de Saldagne ainsi que de Verville et Saint-Far.
25 RC, I, 1, p. 39-40.
26 RC, I, 14, p. 109.
27 RC, I, 22, p. 174.
28 RC, II, 19, p. 309.
29 RC, I, 15, p. 124.
30 RC, I, 15, p. 122-123.
31 RC, I, 15, p. 126.
32 RC, II, 3, p. 211-212.
33 RC, I, 12, p. 89-90.
34 RC, II, 17, p. 306.
35 Voir J.P. Chauveau, l.c., p. 168, 170, 173, 174.
36 RC, I, 18, p. 151.
37 RC, I, 1, p. 37.
38 Sur la vie des troupes de province, voir Georges Mongredien, La Vie quotidienne des comédiens au temps de Molière, Paris, Hachette, 1966, Troisième partie, p. 201 sqq.
39 RC, I, 2, p. 40.
40 Sur les ouvertures parodiques dans les histoires comiques, voir Martine Debaisieux, « L’histoire comique, genre travesti », dans Poétique, avril 1988, n° 74, p. 169-181. Le début de la deuxième partie donne également lieu, dans de moindres proportions, à une parodie comparable.
41 RC, I, 1, p. 37.
42 RC, II, 16, p. 293.
43 Sur cette réduction, on peut penser au récit par la Rancune du vol de diamants dont fut victime le Destin : le malveillant narrateur signale que ces diamants n’étaient « peut-être que d’Alençon » (I, 5, p. 48). Cette expression du temps désigne de faux diamants, mais le choix de la formule qui fait référence à la toponymie du roman, renvoie encore à ce jeu de dévaluation : les diamants du Destin ne sauraient être vrais comme dans les grands romans.
44 RC, II, 2, p. 197-8.
45 RC, II, 1, P. 196.
46 RC, II, 7, p. 254.
47 RC, II, 16, p. 295 sqq.
48 RC, I, 11, p. 85.
49 RC, I, 19 ; I, 20 ; II, 16.
50 RC, I, 17, p. 144 sqq.
51 RC, II, 7, p. 231. On peut rapprocher cela du pot de chambre qui orne curieusement le brancard du curé de Domfront (I, 14, p. 110).
52 RC, II, 7, p. 231.
53 RC, II, 6, p. 220.
54 RC, I, 1, p. 86.
55 RC, I, 3, p. 42 ; II, 3, p. 202 ; II, 7, p. 232.
56 RC, I, 12, p. 87 ; II, 17, p. 303.
57 RC, I, 10, p. 78. L’épisode rappelle le vol du libelle d’Hortensius dans le Francion (l.XI) de Sorel.
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