L’errance des Proetides : sauvage initiation de jeunes filles
Antiquité
p. 17-36
Texte intégral
1Aux origines de la littérature occidentale, le récit d’une errance, celle d’Ulysse, que retracent les chants V à XII de l’Odyssée. Une errance imposée, alors même que le héros ne souhaite qu’une seule chose : rentrer chez lui. Une errance qui est une punition divine, causée par l’offense faite à Poséidon. Une errance périlleuse, dont Ulysse restera l’unique survivant, tout au long de laquelle il risque constamment la mort, la voit même en face, quand viennent à lui les âmes des Enfers. Une errance, enfin, qui lui apprendra beaucoup, le transformera et lui permettra enfin de « renaître » roi d’Ithaque.
2Telle quelle, le fait est bien connu, l’aventure d’Ulysse s’apparente à une initiation et son errance en est l’épreuve obligée. Ce rapprochement s’impose si l’on retient le modèle canonique établi par Arnold Van Gennep1. Celui-ci fait apparaître trois moments successifs : la rupture avec le groupe, sous la forme très fréquente d’une faute ou d’une transgression ; la phase de ségrégation, durant laquelle le personnage est exclu du groupe, souvent contraint à de longues pérégrinations, au cours desquelles il subit une suite d’épreuves mettant en péril son intégrité et son identité, symboles répétés de la mort initiatique ; le moment de l’agrégation, enfin, permettant à l’initié de renaître, transformé et enrichi, et de réintégrer le groupe, pourvu d’une nouvelle identité ou d’un autre statut.
3Ainsi envisagée, l’errance d’Ulysse apparaît comme un modèle emblématique pour de nombreux récits mythiques ou littéraires grecs. Il est possible de le vérifier en considérant l’errance subie par les Proetides comme une sauvage initiation, au terme de laquelle les jeunes filles pourront, non sans peine, devenir femmes.
Un mythe et ses variantes
4Le mythe des Proetides est bien connu et attesté par un nombre important de textes2. Comme tous les mythes, dont la « plasticité » est une des conditions les plus nécessaires à leur survie, il se caractérise par la diversité de ses variantes qui enrichissent considérablement son interprétation. Mais, en plus de ce foisonnement normal et attendu, se révèle une dualité troublante de l’intrigue, répétée en son origine et en son dénouement, qui se manifeste par l’évocation de lieux et de personnages différents selon les versions. À tout cela, enfin, s’ajoutent divers phénomènes de « contaminations » inhérents à l’évolution de tout récit mythique. Malgré tout, à la lecture de l’ensemble des témoignages littéraires, par-delà ces différences, un canevas identique apparaît clairement : la « partie cristalline » du mythe, pour reprendre la formule de C. Lévi-Strauss.
5Les Proetides sont, comme l’indique leur nom formé par ajout du suffixe -ides, les filles de Proetos, devenu roi de Tirynthe après avoir été contraint de renoncer au pouvoir sur sa cité d’origine, Argos, à l’issue d’une lutte sans merci contre son frère rival Acrisios. La tradition la plus ancienne veut qu’il ait épousé Anteia, fille du roi de Lycie, lors d’un exil temporaire3. Néanmoins, dans la quasi-totalité des sources, la mère de ses filles porte le nom de Stheneboia qui a sans doute été identifiée avec l’Anteia homérique. Ses filles sont au nombre de trois et portent les noms de Lysippè, Iphinoè et Iphianassa, comme l’atteste un fragment du Catalogue des Femmes d’Hésiode, notre plus ancienne source sur ce mythe4. Le premier de ces noms doit retenir l’attention : Lysippè est « Celle qui délie les chevaux ». Ce nom révèle certainement des connotations initiatiques, en évoquant la rapidité du guerrier5. Mais on ne peut manquer d’y voir aussi une allusion au joug civilisateur, seul capable de maîtriser et dompter les forces naturelles et sauvages, auxquelles seront soumises les trois sœurs ; le joug qui est aussi, par métaphore, symbole du mariage et de l’emprise de l’époux sur sa femme, thème tenant un rôle essentiel dans le mythe. La référence à l’animal, qui implique très certainement une identification symbolique, doit être notée. Elle impose de revenir sur le nom de la mère des Proetides, Stheneboia, composé qui associe un mot désignant la vigueur et l’abondance (sthenos) au nom de la vache (bous). Vache et cavale indomptées : ces deux animaux tiendront également une place importante dans le mythe.
6Les Proetides sont des jeunes filles vierges, des parthenoi, mais déjà parvenues au terme de leur adolescence : elles sont en âge de se marier et un autre fragment du Catalogue des Femmes évoque le nombre important de leurs prétendants parmi les Grecs6. Et, de fait, en dehors de la mort éventuelle de l’aînée, le mythe n’envisage pour elles d’autre issue que le mariage, qui demeure constamment l’horizon d’attente du récit. On ajoutera enfin qu’elles forment une triade de jeunes filles, groupe féminin fréquemment attesté dans les mythes et textes littéraires grecs et pour lequel Euripide créa l’expression « un attelage de trois parthenoi (zeugos triparthenôn) »7. Ces triades de sœurs endurent très souvent de périlleuses mésaventures, liées à une punition divine, et connaissent parfois un tragique destin. On pense, en particulier, aux Minyades, trois sœurs, filles du roi d’Orchomène, cruellement châtiées par Dionysos et dont le mythe a souvent été rapproché de celui des Proetides8. Epouses parfaites, vertueuses et fidèles, elles refusèrent d’honorer le dieu et de suivre les autres femmes dans leurs errances bachiques. Frappées de folie, elles tuent l’enfant de l’une d’entre elles, en le déchirant comme « un tendre faon », puis se lancent dans une course effrénée, avant d’être métamorphosées en oiseaux.
7Les Proetides, elles aussi, commettent une faute impardonnable, qui est également un outrage à l’encontre d’une divinité : Dionysos ou Héra. Le pseudo-Apollodore, dans son souci constant d’exhaustivité, rend compte de cette double version :
De Stheneboia, Proetos a Lysippè, Iphinoè et Iphianassa. Ces dernières, devenues adultes, furent frappées de folie, soit parce qu’elles refusaient d’accueillir les rites mystiques (teletai) de Dionysos, comme le dit Hésiode, soit parce qu’elles avaient méprisé la statue de bois (xoanon) d’Héra, comme le dit Acousilaos9.
8Ces deux versions, anciennement attestées, se maintiendront constamment par la suite, même si l’outrage à Dionysos constitue souvent un implicite du récit dans des textes qui évoquent essentiellement la guérison des Proetides par Melampous10. L’autre tradition fait intervenir la déesse poliade d’Argos, Héra, et il est plus que certain qu’elle constitue la version locale originelle : Acousilaos, auteur originaire d’Argos, nous en donne le témoignage le plus ancien (fin du vie siècle, début du ve siècle). Le plus riche nous est offert par Bacchylide qui, dans une de ses Epinicies, évoque longuement le mythe des Proetides11 :
Elles, Héra toute puissante les avait fait fuir de l’aimable demeure de Proetos, ayant soumis leur esprit au joug (zeuxasa) de la puissante contrainte de la folie. Car, n’ayant toujours qu’âmes de jeunes filles (parthenia gar eti / psucha), elles se rendirent au sanctuaire de la déesse à la ceinture de pourpre ; elles prétendirent que leur père l’emportait de beaucoup en richesse sur l’épouse aux cheveux d’or de Zeus, dieu vénérable à la vaste puissance12.
9La version de Phérécyde concorde avec celle de Bacchylide : selon lui, les Proetides comparèrent l’opulence du temple d’Héra avec celle, bien plus imposante, du riche palais de leur père13. Une version, sensiblement différente, doit être relevée, car elle ne fait plus état de moquerie et de persiflage : selon Servius, commentateur de Virgile, qui évoque furtivement les Proetides dans les Bucoliques, les trois sœurs auraient osé revêtir les vêtements en or couvrant la statue en bois de la déesse14. Cet acte, gravement sacrilège, doit faire songer à un personnage féminin important, dont la destinée évoque sur bien des points celles des Proetides : Io. Comme elle, les Proetides avaient la charge d’habiller Héra, dont elles étaient les prêtresses. Comme elle, également, elles vont subir de sa part un terrible châtiment.
10Ce châtiment est immédiatement infligé et tous les textes en font état : les jeunes filles sont frappées de folie (le terme le plus souvent employé étant celui, attendu, de mania). Elles sont « soumises à son joug », pour reprendre la métaphore de Bacchylide, alors même qu’elles seront présentées, quelques vers plus loin, comme des « filles indomptées ». Les Proetides endurent les effets du joug de la folie et, par là-même, ne connaissent plus de frein dans leur comportement. Elles se lancent alors dans une fuite éperdue, en une longue errance à travers les montagnes et forêts d’Argolide, puis d’Arcadie. Dans l’imaginaire grec, montagnes et forêts sont les lieux traditionnels de la sauvagerie, des forces incontrôlées et inquiétantes de la nature, échappant à tout contrôle et toute règle civilisée15. L’Arcadie, quant à elle, région limitrophe de l’Argolide, enclavée au centre du Péloponnèse, fermée sur elle-même, n’a rien, aux yeux des Grecs, du charme bucolique que ce nom peut nous évoquer. Elle est terre de la sauvagerie par excellence, patrie de Lykaon, le loup-garou, dont la fille Kallistô fut métamorphosée en ourse. Elle est le lieu de toutes les errances, de toutes les confusions, où se brouillent les frontières entre l’homme et l’animal, le sauvage et le civilisé. C’est en cette sombre et inquiétante contrée que parviennent les Proetides. Le poème de Bacchylide évoque cette errance qui dura treize mois16 :
(Héra), en colère contre elles, jeta dans leur cœur un esprit à l’envers (palintropon noèma) : elles s’enfuirent (pheugon) dans la montagne aux forêts touffues en poussant des cris terribles, laissant la ville de Tirynthe et ses rues bâties par les dieux (…). C’est de là que s’enfuirent (pheugon), bondissantes, les filles de Proetos, indomptées (admatoi thugatres), aux boucles sombres. Quant à lui, le chagrin s’empara de son cœur et un étrange souci le frappa : il résolut de s’enfoncer dans la poitrine une épée à double tranchant. Mais ses gardes le retinrent par des paroles apaisantes et la force de leurs bras. Durant treize mois pleins, par l’ombre épaisse des forêts, elles errèrent (èluktazon) et s’enfuirent (pheugon) par l’Arcadie nourricière de moutons17.
11La répétition anaphorique du verbe pheugô, placé trois fois en début de vers, l’usage concerté de l’asyndète et de la parataxe retranscrivent la fuite éperdue. Cette errance est la conséquence directe de la folie qui saisit l’esprit des Proetides, un esprit littéralement perverti (« à l’envers »), soumis à tous les dérèglements qui constitueront autant d’inversions.
12Dans leur errance, les princesses de Tirynthe se conduisent fort mal. Le Catalogue des Femmes associe leur démence à un comportement que la langue grecque nomme machlosunè, terme désignant une conduite lascive, provocante et sensuelle18. Une notice de la Souda en témoigne : « machlosunè : insolence, folie féminine – mot employé par Hésiode. Il dit en effet au sujet des filles de Proetos : « Leur odieuse impudeur a fané leur tendre jeunesse19 » ». Voici donc les pures et tendres jeunes filles rendues folles de désir, « lascives », courant « nues et en furie » à travers les bois, selon Elien20. Leurs « cris terribles (smerdalean phônan) » évoqués par Bacchylide, qui reprend un adjectif typiquement homérique, sont mentionnés par d’autres auteurs qui se montrent plus précis : dans leur folie, les Proetides se croient transformées en vaches. Virgile l’affirme de façon allusive dans la sixième Eglogue des Bucoliques, au détour d’un vers du chant de Silène, qui vient d’évoquer Pasiphaè, en proie elle aussi à une « démence » inouïe : sa passion monstrueuse pour le taureau, qui la contraint à se « transformer » également, d’une autre manière encore, en vache : « Les Proetides emplirent les champs de leurs faux mugissements21 ». Probus, le commentateur de Virgile, explicite l’allusion, en citant un passage du Catalogue des Femmes d’Hésiode mentionnant déjà ce thème : « Parce qu’elles avaient méprisé la puissance de Junon, elles furent frappées de folie et, croyant être métamorphosées en vaches, elles quittèrent la patrie d’Argos22 ». Errant dans la nature sauvage, les Proetides transgressent les frontières séparant l’humain de l’animalité.
13À cette métamorphose certes imaginaire ou symbolique, imitant celle, bien réelle, subie par Io, mais vécue comme si elle était elle aussi bien réelle, s’ajoutent des atteintes à l’intégrité physique, au tendre et charmant corps des Proetides parvenues à la fleur de l’âge. Leur beauté est anéantie par une effroyable maladie qui blanchit leur peau et fait tomber leurs cheveux, comme l’atteste un fragment du Catalogue des Femmes, qui évoque ainsi les effets de « la terrible gale » : « la blancheur a chu sur leur peau, et leur chevelure leur est tombée du crâne : elle est chauve, leur tête splendide23 ». Une fois encore, il n’est guère difficile de repérer le jeu symbolique des inversions : la souillure affecte les personnages incarnant la pureté absolue, les jeunes filles, qui, par un cruel renversement, deviennent semblables à des vieillardes monstrueuses. Au désordre mental et moral vient donc s’ajouter la confusion terrifiante entre le pur et l’impur, la jeunesse et la vieillesse, la beauté et la laideur, les forces vitales et les puissances mortifères. L’errance est le temps de tous les errements.
14Cette errance ne pourra cesser que lorsqu’un terme sera enfin mis à ce qui en est la cause : la folie, mania, qui affecte l’esprit des Proetides. Cette guérison donne lieu à deux versions différentes, comme c’était le cas pour son origine : l’une est associée à Dionysos, l’autre à Héra. Mais de l’une à l’autre, glissements et confusions peuvent se produire. La plus ancienne attestation de la guérison se trouve, une fois encore, dans un fragment très lacunaire du Catalogue des Femmes. Tel qu’il a pu être restitué, ce passage fait intervenir un personnage important, Melampous, le devin. Par son art prophétique, il parvient à guérir les trois sœurs et obtient, pour lui-même et pour son frère Bias, une part de terre dans le royaume de Proetos24. Phérécyde est plus explicite : Proetos promet à Melampous une partie de son royaume et le droit de se choisir pour épouse une de ses filles en récompense de ses services. Par des supplications et des sacrifices, le devin réussit et choisit Iphianassa25. Cette partie du mythe révèle de nouvelles implications politiques qui ne sauraient être examinées dans le cadre de cette analyse : contentons-nous donc de noter que l’intervention de Melampous et de son frère Bias permet d’expliquer la particularité exceptionnelle du royaume d’Argos, où le pouvoir royal était divisé en trois, sous la forme d’une triarchie26. Mais l’intervention déterminante de Melampous implique d’autres significations essentielles pour notre propos. Melampous, « l’Homme au pied noir », est « le grand initié » et sa noirceur est aussi celle de la mort initiatique27. Il vient d’ailleurs, de Pylos, et ses pouvoirs sont considérables : il est devin, lié avec Apollon, et hérite de ce dieu des pouvoirs de guérisseur qui sont ceux du iatromantis. Il connaît les simples, les remèdes et les rites de purification, les incantations et les formules de supplication. Il est par ailleurs étroitement associé à Dionysos, dont il est l’exégète, l’introducteur en Grèce, ce qui ne saurait surprendre28. Son rôle dans la guérison des Proetides est donc tout naturellement attesté par plusieurs auteurs qui en donnent diverses évocations en situant, très fréquemment, leur récit en Arcadie, terme de leur errance, plus précisément en Azanie, à Kleitor où se trouvait une source29. Le plus souvent, il agit au moyen d’incantations et de plantes et purifie ainsi les Proetides. Il leur donne de l’ellébore noir, qui doit ainsi son nom grec à son inventeur, melampodion30. Puis il jette herbes et objets souillés dans la source, laquelle passe désormais pour inspirer le dégoût du vin31. Cette particularité essentielle se comprend aisément : elle est à rattacher au rôle de Dionysos dans le destin des Proetides et au refus de son culte par ces dernières. Il n’est pas dit que cette explication n’en cache pas d’autres, moins explicites au premier abord.
15La guérison permise par Melampous se conforme donc à un modèle parfaitement établi. Mais de quelle manière le devin a-t-il pu entrer en contact avec les Proetides ? Sur ce point, le texte du pseudo-Apollodore ajoute une séquence mythique particulièrement riche de significations. Pour mettre un terme à leur errance, Melampous et son frère Bias, accompagnés d’une troupe de « vigoureux jeunes gens », se lancent à la poursuite des jeunes filles, dans une véritable chasse : « en poussant des hurlements et en dansant comme des possédés, ils traquèrent les femmes hors des montagnes jusqu’à Sicyone ». Au cours de la traque, l’aînée des sœurs, Iphinoè, meurt d’épuisement. Les deux autres, après avoir été purifiées, retrouvent la raison et épousent, comme convenu avec leur père, Melampous et Bias32. Se marier ou mourir : il n’est d’autre alternative possible pour les Proetides. Cette version confirme, d’autre part, une interprétation déjà suggérée de l’errance des Proetides : en vagabondant dans les montagnes et forêts, lieu par excellence des forces subversives de la nature sauvage et de l’éloignement de tout ordre civilisé, en se croyant métamorphosées en vaches, en ignorant le joug, « jeunes filles indomptées », les Proetides s’ensauvagent littéralement : elles deviennent semblables à des animaux sauvages, que l’homme doit chasser, domestiquer et maîtriser. Nul doute, non plus, qu’il faille voir dans cette « expérience limite » une épreuve de type initiatique.
16L’autre version de la guérison des Proetides fait intervenir Artémis, en un lieu à nouveau situé en Arcadie, non loin de Kleitor, Lousoi, sur les rives du fleuve Lousos. Dans un paysage montagneux très escarpé, à proximité de la source Styx, cadre naturel inspirant effroi et respect sacré, la déesse possède un sanctuaire et un temple sur la plate-forme d’un rocher, s’avançant au-dessus de la vallée. Elle y est honorée sous l’épiclèse Hèmera, « la Douce », celle qui apaise, désignation très importante, dont la signification révèle des enjeux symboliques essentiels dans ce mythe, sur lesquels il faudra revenir33. Il s’agit très certainement, à l’origine, d’une désignation par antiphrase, apotropaïque, du même type que l’appellation « douces enfants (glukeiai paides) » réservées aux terribles Erinyes. Néanmoins, hèmeros est aussi employé au sujet d’Asklépios à qui l’on demande une guérison34 : Artémis Hèmera est donc également « celle qui apaise ». Par ailleurs, l’adjectif, si souvent employé dans les textes grecs avec le sens de « domestiqué », par opposition à sauvage, doit aussi, dans le cadre de ce récit mythique, se comprendre comme « celle qui civilise, qui domestique ». Dans ces deux dernières acceptions, il prend alors un sens factitif qu’il ne pouvait en aucun cas avoir à l’origine35. Cette évolution s’est certainement produite à la faveur d’un rapprochement : la déesse apporte aux autres la qualité qui la caractérise, même si elle s’oppose, de toute évidence, à d’autres aspects de sa personnalité, terrible et farouche. Cette opposition peut déconcerter, mais ne doit pas surprendre : comme souvent dans l’imaginaire mythique, Artémis est l’une et l’autre à la fois, paradoxale. C’est parce qu’elle préside au monde sauvage de la chasse qu’elle peut aussi intervenir dans le domaine opposé de l’ordre civilisé. Elle est douce, parce qu’elle est également terrible ; elle apaise comme elle sait châtier terriblement. En l’occurrence, Artémis apaise les Proetides, les ramène à l’ordre civilisé, en même temps qu’elle les guérit de leur folie. Ce dernier pouvoir ne saurait en aucun cas surprendre : Artémis purifie les troubles de l’esprit et tient, par exemple, un rôle considérable dans la guérison d’Oreste égaré par les Euménides36. Son sanctuaire de Lousoi, outre un temple, comportait une source et un bassin. L’idée d’un bain purificateur, sans doute suggérée également par le rapprochement du nom Lousoi avec le verbe lousai, « baigner », constitue donc l’originalité et la caractéristique de cette version. Sur cette tradition, le témoignage le plus ancien est fourni par l’Epinicie XI de Bacchylide :
Mais lorsque vint le jour où leur père fut parvenu aux rives du Lousos au beau cours, alors, après s’y être baigné le corps, il invoqua la fille aux yeux de génisse (thugatra boôpin), au voile de pourpre, tendant les mains vers les rayons du soleil aux rapides chevaux, en la priant de soustraire ses enfants à la funeste Rage (Lyssa) qui égare l’esprit : « Je te sacrifierai vingt vaches au pelage de pourpre, qui ne connaissent pas le joug (bous azugas) ». Elle entendit sa prière, la fille d’un noble père, celle qui guette les bêtes (thèroskopos). Après avoir persuadé Héra, elle mit un terme, pour les jeunes filles couronnées de corolles de fleurs, à la folie d’où sont absents les dieux. Elles, aussitôt, lui construisirent un enclos et un autel, qu’elles teignirent du sang des moutons, et instituèrent des chœurs de femmes (chorous istan gunaikôn).
17Il y a beaucoup à retenir de ce texte très riche. Tout d’abord, la disparition de Melampous et le rôle essentiel dévolu à Proetos qui se purifie avant d’invoquer Artémis. Cette dernière est désignée de façon exceptionnelle par l’épithète boôpis (« aux yeux de génisse »), traditionnellement et exclusivement réservée à Héra, lorsqu’il s’agit d’évoquer les divinités olympiennes : un lien étroit se devine entre les deux déesses37. Par ailleurs, cet adjectif doit être rapproché de la promesse faite par Proetos : un sacrifice de « vingt vaches au pelage de pourpre », rite extrêmement rare. Artémis reçoit l’offrande des vaches de substitution, « qui ne connaissent pas le joug (azugas) », comme les Proetides sont des jeunes filles « indomptées (admatoi) ». A travers ces évocations animales, un processus subtil d’assimilation s’établit donc entre Artémis, Héra et les Proetides. A quoi s’ajoute le jeu délicat des notations de couleur : la couleur pourpre du pelage des vaches est aussi celle du voile d’Artémis, comme elle était déjà, précédemment, celle de la ceinture d’Héra. Artémis parvient à persuader Héra, obtient son consentement et met fin à la folie des Proetides, selon une procédure qui n’est pas mentionnée. On a suggéré qu’il devait s’agir d’un bain purificateur, ce qui semble probable pour bien des raisons38. En remerciement, les Proetides offrent un sacrifice d’action de grâces attendu, mais qui marque aussi, symboliquement, leur retour à un « état normal », humain, qui les différencie des animaux auxquels elles s’étaient tant identifiées auparavant. Elles fondent le sanctuaire (il s’agit donc d’un mythe étiologique) et instituent « des chœurs de femmes (chorous gunaikôn) ». L’usage du terme est capital, car il révèle un changement définitif de statut et d’identité : les Proetides ne sont plus des parthenoi ; elles sont devenues des gunaikes, femmes adultes et mariées. On notera enfin que l’évocation de la fondation du sanctuaire d’Artémis renvoie, selon une construction annulaire si fréquente dans la poésie grecque, au début du récit mythique, à l’ouverture du poème (fin de la première triade) :
Aujourd’hui, Artémis chasseresse (agrotera), à la quenouille d’or (chrusalakatos), la Douce (Hèmera), la glorieuse archère (toxoklutos) lui (Alexidamos) a donné la victoire brillante. C’est à elle que jadis les fils d’Abas et ses filles au beau voile construisirent l’autel aux mille prières39.
18Il faut être attentif, cette fois, à la présence importante et significative des épiclèses attribuées à Artémis : d’une certaine manière, elles résument l’évolution de la déesse tout au long du récit, en faisant écho à celle des Proetides40. Artémis est « chasseresse », « glorieuse archère » : elle est la déesse des forêts, de la nature sauvage, qui pourchasse les bêtes, mais les accompagne également ; elle peut se révéler violente et terrible comme elles. Mais Artémis est aussi « la Douce », celle qui apaise la sauvagerie, qui guérit la folie et apporte calme et douceur. Elle, la farouche vierge des forêts, est associée enfin, par sa quenouille d’or, de façon véritablement exceptionnelle, à l’emblème de la femme et de l’épouse parfaite, dont l’activité principale demeure le tissage, auquel, pour leur malheur, furent trop attachées les Minyades. Néanmoins, par-delà cette symbolique bien connue, le tissage révèle aussi d’autres significations, en pouvant être considéré notamment, par le croisement entre stemon et krokè, comme une métaphore de la sexualité. Du reste l’union physique entre époux est souvent désignée par le nom même donné à l’entrelacement des fils du tissu, sumplokè41. Inversement, le tissage peut être aussi considéré comme « une métonymie de la virginité42 » et, lorsqu’il est patronné par Athéna, autre déesse vierge, comme une « production asexuelle43 ». Le destin des Proetides se voit ainsi, pour ainsi dire, condensé : leur salut vient d’Artémis Hèmera, qui leur permet de devenir femmes accomplies, épouses et mères, en les réconciliant avec Héra. Mais la déesse incarne et porte aussi en elle tout ce qui fit leur malheur : la sauvagerie et l’animalité notamment, mais aussi l’attachement farouche et exclusif à la virginité et le refus absolu de la sexualité.
19L’importance d’Artémis Hèmera se voit confirmée par un passage de l’Hymne que Callimaque dédie à la déesse :
Proetos t’éleva deux temples aussi : l’un d’Artémis Koria, car tu ramenas ses filles (kouras) de leurs courses errantes par les monts d’Azanie, l’autre à Lousoi, d’Artémis Hèmera, car tu adoucis leur humeur sauvage (agrion thumon44).
20Le rôle d’Artémis, indiqué par son épiclèse, est ici clairement exprimé. L’autre temple, sans doute situé à Kleitor45, rappelle la protection qu’Artémis réserve aux jeunes filles (kourai), celles qu’étaient les Proetides avant leur outrage à Héra, qu’elles cesseront d’être grâce à l’intervention de la déesse en leur faveur.
21De la guérison des Proetides, il existe enfin, une ultime version, sorte de conciliation entre ces deux récits mythiques faisant intervenir Dionysos ou Artémis, à Kleitor ou à Lousoi. Pausanias, au second siècle de notre ère, s’en fait l’écho46. Selon lui, les filles de Proetos frappées de folie (le terme mania est répété à deux reprises), parviennent au terme de leur errance en Arcadie et trouvent refuge dans une grotte, dans les monts Aroaniens, au-dessus de Nonakris47. Que la grotte constitue l’un des lieux emblématiques de l’initiation, cela ne fait aucun doute48. Il n’est besoin de songer qu’au long séjour d’Ulysse dans la grotte de Calypso. Espace clos, sombre et fermé sur lui-même, la grotte est l’image d’un lieu d’épreuve et de mort symbolique ou bien réelle (la grotte où Ulysse et ses compagnons rencontrent le Cyclope Polyphème, par exemple). Mais elle figure aussi l’espace protecteur et rassurant d’une renaissance, métaphore du ventre maternel, d’où l’initié pourra ressortir vivant, né une seconde fois, enrichi et transformé. Melampous, par des sacrifices et des purifications, parvient à faire redescendre les Proetides jusqu’à Lousoi. Là, « il les guérit de leur folie dans le sanctuaire d’Artémis et, pour cette raison, les gens de Kleitor appellent cette Artémis Hèmerasia49 ».
22Ainsi, Pausanias parvient-il à concilier les deux traditions en préservant le pouvoir de Melampous et l’intervention divine et décisive d’Artémis50. Ainsi également et surtout, par-delà ses versions opposées qui composent un ensemble complexe de variantes, le mythe garde-t-il l’ensemble de ses nombreuses significations, différentes, parfois contradictoires, qui font toute sa richesse symbolique et permettent d’en proposer, à présent, un essai d’interprétation.
Une interprétation du mythe : l’errance et l’initiation des jeunes filles
23La faute des Proetides est une transgression irrémédiable. Elle marque une rupture avec le groupe, avec l’ordre civilisé et au sein d’un parcours normalement prévu : les jeunes filles devraient devenir des femmes.
24À la lecture des textes, ce qui frappe avant tout est, bien évidemment, l’opposition entre Héra et Dionysos. Cette dualité des versions ne doit pas surprendre. Les deux divinités outragées et vengeresses frappent souvent les simples mortelles de cette façon : par la folie et l’errance qui l’accompagne. Les victimes de Dionysos sont les plus connues : Bacchantes, Minyades… Mais Héra punit également ainsi l’infortunée Io. Et, surtout, on ne saurait oublier que Dionysos, dispensateur de folie, l’éprouva lui aussi, en sa prime jeunesse, par la volonté d’Héra, pourchassant de sa fureur le fils illégitime de Zeus, le contraignant à errer longuement en Orient. Dionysos doit son pouvoir à Héra : tous deux punissent en infligeant la mania. Pour autant, ce point commun ne doit pas faire perdre de vue une différence essentielle : si Dionysos s’attaque exclusivement aux femmes mariées, Héra, quant à elle, s’en prend aux jeunes filles qui refusent le mariage légitime ou qui le mettent en péril, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de rivales ou de malheureuses victimes de son époux volage. Cette différence implique, de toute évidence, une opposition et un conflit de puissance entre les deux divinités51. Dionysos punit les femmes honorant excessivement Héra, déesse protectrice des épouses et mères, telles les Minyades. Inversement, on peut rapprocher la faute commise par les Proetides envers Héra d’actes attribués à une Bacchante outrageant la divinité en son temple, en fouettant sa statue à l’aide des emblèmes de Dionysos52.
25Le mythe, en ses deux versions, envisage donc le problème majeur posé par le destin des Proetides : le mariage. En refusant le culte de Dionysos, elles se comportent comme des femmes mariées, comme si leur statut d’épouses légitimes était déjà acquis. En revanche, en outrageant Héra, elles refusent le mariage, en souhaitant demeurer pour toujours les pures jeunes filles qu’elles sont, en demeurant sous la protection d’Artémis. En ce cas, c’est une nouvelle rivalité divine qui apparaît, au travers d’une opposition entre la sphère d’Héra et celle d’Artémis.
26Cette rivalité n’est pas « normale », car la norme voudrait qu’il n’y ait entre les deux divinités que complémentarité et simple transition : la jeune fille vierge, protégée par Artémis, doit passer sous la juridiction d’Héra, en devenant femme mariée53. En s’en prenant à la statue de la déesse, en profanant son temple, les Proetides refusent son culte. Sur ce dernier, rendu dans le grand Heraeon d’Argos, nous ne disposons que d’informations disparates. Les témoignages semblent indiquer que la fête principale devait consister en un rite répétant le mariage sacré (hieros gamos) de Zeus et Héra. Un texte tardif de Denys d’Halicarnasse révèle que l’entretien du temple était assuré par des prêtresses, que les sacrifices étaient rendus par une jeune enfant vierge, tandis que la déesse était célébrée par des chœurs de jeunes filles54. On le voit, les jeunes filles tenaient déjà un rôle important dans le culte d’Héra et c’est ce rôle que les Proetides refusent par leur geste sacrilège. A cause de cette faute, elles s’excluent du groupe des jeunes filles de leur âge, elles s’excluent du temple, du palais et de la cité de leur père. Elles sont désormais en marge, en rupture : elles vont connaître une épreuve initiatique.
27L’errance des Proetides rendues folles sera cette épreuve : elle correspond à la phase de ségrégation, marquée par un isolement total, une mise en péril de l’intégrité de la personne, une succession de dangers qui sont autant d’expériences de la mort initiatique et de la perte d’identité, toutes deux nécessaire à l’accession à un nouveau statut.
28L’errance transporte les jeunes filles dans l’espace de l’altérité et de l’étrangeté absolues. En quittant leur univers, les Proetides abandonnent l’ordre civilisé et renoncent à leur statut de princesses destinées au mariage. Elles entrent alors dans l’univers de la sauvagerie. Sans retenue, uniquement guidées par leur « esprit à l’envers », elles vont commettre toutes les transgressions et leur comportement comme leur apparence font apparaître inversions et aberrations paradoxales. Cette errance s’accompagne, comme on l’a vu, de toutes les divagations. Ces transgressions ont ceci en commun qu’elles évoquent toutes le thème du mariage et, implicitement, les statuts opposés et pourtant successifs de jeune fille et de femme mariée.
29La lubricité dont sont atteintes les Proetides détruit leur pureté virginale, mais de façon excessive elle s’oppose aussi à la juste mesure et à la retenue de l’épouse légitime, à laquelle s’oppose si fortement la courtisane (hétaïre). Elle s’apparente ainsi à une perversion de la découverte nécessaire de la sexualité. Car les trois sœurs sombrent dans un excès effrayant, sous l’effet évident de la transe dionysiaque autant que de la colère d’Héra : ni jeunes filles ni épouses, elles sont prisonnières d’un désir vain car ne pouvant être assouvi. Elles ne sont plus que corps exposés à la solitude des forêts.
30Corps outragés qui, du reste, ne sauraient inspirer le désir masculin. L’atteinte physique qui les disgracie si affreusement, sous la forme d’une terrible maladie de peau blanche, est une nouvelle souillure, faisant d’elles des vieillardes monstrueuses. Mais, au travers de rapprochements lexicaux et imagés, elle révèle aussi d’autres significations qui renvoient à leur statut de jeune fille, aux peurs qu’elles peuvent éprouver, notamment celle de perdre cette identité. Le terme désignant la croûte blanche, alphos, évoque le nom de la farine, to alphi et, par conséquent, la poudre de farine, to alphiton, dont étaient couverts les cheveux des canéphores athéniennes. Ces jeunes filles dans la fleur de l’âge, dernière période de l’adolescence qui va les conduire au mariage, portent la corbeille du sacrifice, lors des Grandes Panathénées, fête par laquelle la cité célèbre sa déesse poliade, Athéna, la déesse vierge, parthenos, entre toutes. Par ailleurs, Artémis, l’autre déesse vierge du panthéon, est connue pour être honorée sous l’épiclèse d’Alpheiaia (de l’Alphée). Pausanias évoque son sanctuaire, dans la région de l’embouchure du fleuve Alphée. Ce dernier s’était épris de la déesse et, malgré sa résistance, voulut lui faire violence. Artémis « se couvrit le visage d’un enduit de boue et toutes les nymphes qui étaient là en firent autant ; quand Alphée entra, il ne put distinguer Artémis des autres et, puisqu’il ne pouvait faire la distinction, il repartit sans avoir mis son projet à exécution55 ». Voilà comment Artémis demeura vierge pour l’éternité. Ce mythe, de toute évidence, constitue l’explication (l’étiologie) d’un rituel initiatique destiné aux jeunes filles, au cours duquel ces dernières s’enduisaient le visage de boue56.
31La perte des cheveux, quant à elle, renvoie très certainement à un rite spartiate bien attesté au cours duquel la jeune mariée devait se faire couper les cheveux à ras57. Elle est bien « la transcription mythique du rasage rituel de la jeune fille avant le mariage58 ».
32Enfin, et surtout, la métamorphose imaginaire en vache constitue la transgression ultime qui abolit toute frontière entre homme et animal et remet en cause l’ordre même de la nature. Elle évoque, on l’a dit, les destins terribles de Pasiphaè et Io. Néanmoins, on peut aussi penser qu’elle implique une possible référence à une initiation faisant songer au rite athénien pratiqué à Brauron, aux confins du territoire attique, dans le sanctuaire d’Artémis. De jeunes Athéniennes y devenaient petites Ourses et vivaient ainsi leur initiation, « en faisant les ourses ». Il s’agissait, comme souvent, de purger les pulsions naturelles propres à l’enfance et à l’adolescence, pour favoriser, par avance, l’entrée dans l’âge adulte et l’intégration à l’ordre civilisé59. A travers l’identification animale, les jeunes filles subissaient un ensauvagement codifié et temporaire, cathartique et salvateur. Par ailleurs, le modèle animal, étroitement associé à la déesse, permettait aux jeunes filles de mener à terme leur transformation pour, d’adolescentes, devenir femmes adultes. L’ours est un animal aux pouvoirs sexuels considérables ; l’ourse, quant à elle, fait figure de mère admirable. Les Ourses de Brauron apprenaient aussi à devenir épouses et mères. En était-il de même à Tirynthe et Argos ? Les Vaches (ou Génisses, pourra-t-on préférer) de Tirynthe étaient-elles les équivalentes des Ourses de Brauron ? L’hypothèse a été soutenue et semble séduisante60. Néanmoins rien, en l’état de nos connaissances, ne peut la prouver formellement, en dépit d’un faisceau d’indices. Mieux vaut donc s’en tenir à une interprétation symbolique. Les Proetides, au travers d’une identification animale, s’ensauvagent. Elles échappent au joug civilisateur et doivent être littéralement domestiquées. Cette image de l’apprivoisement, après une période de réclusion au sein de la nature sauvage, doit se comprendre par référence à « une série de représentations qui illustraient en Grèce l’éducation de l’adolescente et son accession à son statut adulte de femme mariée par le domptage des animaux61 ». L’image la plus fréquente pour désigner une jeune fille vierge est celle de la jeune pouliche, pôlos, indomptée, comme l’atteste une notice du lexicographe Hésychios62. Néanmoins, la jeune génisse, damalis, est également évoquée et l’auteur comique Epicrate peut ainsi mettre en scène une vieille entremetteuse voulant se faire passer pour une jeune fille, qui prend les attitudes d’une jeune génisse, d’une parthenos, d’une jeune cavale indomptée et, pour parfaire l’illusion, invoque Korè et Artémis63. Cette série d’images renvoyant à la domestication rappelle une certitude unanimement admise par les Grecs : le temps de la jeunesse, tout particulièrement féminine, est une période de la vie menacée par la fougue et les pulsions incontrôlées, par une forme de retour à la sauvagerie naturelle64. Seul le mariage, dans le cas des jeunes filles, après divers rites initiatiques, permet de canaliser et maîtriser ces forces dangereuses, en assurant une purification définitive. Dans la langue grecque, le mariage ne porte pas de nom : comme le remarque Aristote, « l’attelage (suzeuxis) de l’homme et de la femme est anonyme65 ». Bien plus qu’une métaphore, il s’agit véritablement d’un mode de désignation usuel66. Les Proetides sont donc semblables à des animaux indomptés, tout simplement parce qu’elles sont des jeunes filles refusant le mariage. L’outrage commis envers Héra et la folie qui les punit ne font bien sûr qu’aggraver et dramatiser cette assimilation. Frappées par Dionysos, on ne s’étonnera aucunement qu’elles s’apparentent également aux Bacchantes mises en scène par Euripide, « telles des pouliches dételées du joug ouvragé67 ». Le mariage dompte la jeune fille, mais il n’est pas le seul : Erôs possède également le même pouvoir68. La jeune fille doit se marier sous l’égide d’Héra, mais aussi connaître la soumission aux forces de la sexualité incarnées par Erôs et Aphrodite, sans jamais céder exclusivement à leur pouvoir exclusif. Ainsi se comprend mieux le comportement aberrant des jeunes filles, saisies par la lubricité, machlosunè : elles sont alors sous l’emprise absolue des puissances érotiques, sans la contrepartie du joug marital qu’elles refusent, comme le prouve leur fuite éperdue.
33Lors de leur errance, dans la folie qui les frappe, les Proetides subissent une suite d’épreuves terribles, qui sont autant de preuves des dangers de leur refus du mariage. Elles font le cruel et sauvage apprentissage du passage nécessaire : les jeunes filles doivent mourir pour renaître femmes.
34La guérison qui met un terme à leur folie et à leur errance confirme cette interprétation. Elle correspond de toute évidence au moment de l’agrégation qui voit l’initié renaître sous une nouvelle identité et réintégrer le groupe, en trouvant sa place, son rôle et son statut.
35Les jeunes filles peuvent à présent quitter la sphère d’Artémis, protectrice des jeunes pouliches, et reconnaître le pouvoir d’Héra, déesse des femmes adultes, épouses et mères. Par le sacrifice qu’elles accomplissent, par les chœurs de femmes qu’elles instituent en son honneur, elles sont prêtes à entrer en son domaine. En remerciement, Proetos peut donc dédier deux temples à Artémis, comme l’évoquait Callimaque : l’un à Artémis Koria, l’autre à Artémis Hèmera qui adoucit « leur humeur sauvage ». L’épiclèse Hèmera n’appelle guère de commentaires tant sa signification est à présent évidente : grâce à elle, les jeunes filles ont été apaisées, mais aussi domestiquées, comme toute jeunes fille, après leur longue initiation sauvage. Koria, Artémis protège les jeunes filles sauvages et indomptées à son image ; mais Hèmera, elle leur permet enfin de quitter ce statut et de devenir femmes69.
36Cette interprétation du mythe peut également s’appliquer à l’autre version faisant intervenir Melampous, sous l’égide de Dionysos. La course-poursuite permettant de « rattraper » les jeunes filles et de mettre un terme à leurs errances, s’apparente, on l’a vu, à une véritable chasse au terme de laquelle l’une meurt, mais les deux autres, « capturées » et guéries, peuvent être mises au joug en épousant Melampous et son frère Bias. Aussi n’est-ce certainement pas le fait du hasard si Bias, dans un fragment du Catalogue des Femmes, est désigné par l’épithète « dompteur de chevaux (hippodamos70) ». Cette séquence mythique constitue donc une parfaite illustration du thème de la domestication des jeunes pouliches que sont les adolescentes. Il convient assurément de la rapprocher d’un rituel argien, les Agrionies, célébrant la mort de la jeune fille71. Plus largement, ce récit doit être compris par référence à un ensemble de traditions mythiques et rituelles révélant l’importance de la course pratiquée par les jeunes filles adolescentes. Cet exercice revêt une importance capitale, en assurant « une fonction de passage, une fonction initiatique, permettant aux jeunes filles qui s’y soumettent d’accéder au statut de femme adulte72 ».
37Cette fonction initiatique trouve, enfin, confirmation dans le rite purificateur pratiqué par Melampous. On s’en souvient, la source de Kleitor qui permit la purification des Proetides, présente cette particularité notable qu’elle provoque le dégoût et l’horreur du vin. Symbole du rejet de Dionysos ou des rapports illégitimes, pensera-t-on tout naturellement. Néanmoins, une autre interprétation peut être suggérée à la lecture d’un texte médical, extrait de la Collection Hippocratique, qui met en rapport le dégoût du vin (misoinia) et le début de la grossesse où la femme l’éprouve73. Le bain purificateur se voit donc étroitement associé à l’enfantement, ce qui concorderait, du reste, parfaitement avec le rôle protecteur important tenu par Artémis auprès des femmes enceintes.
38À l’issue de leur guérison qui les délivre de leur errance, les Proetides sont bien devenues femmes adultes : elles sont désormais prêtes à se marier et à devenir mères.
39L’errance à laquelle sont soumises les filles de Proetos s’apparente donc bien à une épreuve initiatique. Certes, elle est d’abord une punition infligée pour une faute chèrement payée. Elle est également étroitement liée à la folie qui saisit l’esprit des trois sœurs. C’est pourquoi se multiplient ainsi toutes les divagations qui l’accompagnent, qui constituent autant de transgressions psychiques, morales et physiques. Mais, plongées dans l’univers de l’étrangeté absolue, dans un monde inversé, à l’image de leur esprit, sans orientation comme leurs errances interminables, où toutes les valeurs se trouvent perverties, les Proetides subissent une initiation sauvage. Cette sauvagerie est, du reste, inhérente à leur statut de jeunes filles indomptées que le mariage doit « domestiquer » : les épreuves qu’elles subissent transcrivent également cette nécessaire purgation. Mais comment ne pas voir que les errements qui les affectent sont aussi la conséquence de leur attitude anormale et dangereuse. A refuser obstinément de renoncer à leur statut de jeunes filles, à nier la nécessité de devenir femmes, les Proetides se condamnent à ne plus pouvoir évoluer, à ne plus suivre le chemin tracé et, finalement, à être nulle part. Leur destin se résume alors en une fuite éperdue, tournoyante et sans fin, image d’un temps circulaire, figé sur lui-même, sans perspective d’évolution. Les divagations terribles qui l’accompagnent révèlent une interrogation sur la nécessité absolue de ce changement de statut, sur les problèmes et peurs qu’il génère, mais aussi sur les risques encourus à le refuser.
40Telle quelle, l’errance est une épreuve initiatique et rend compte de ce moment transitoire, périlleux et instable, entre adolescence et âge adulte. L’errance sauvage des jeunes filles, tout en permettant un tel questionnement sur ce difficile mais nécessaire passage, se révèle en être la plus parfaite image.
Notes de bas de page
1 A. Van Gennep, Les Rites de passage. Etude systématique des rites, Paris, A. et J. Picard, 1909, 2ème édition augmentée 1969, réimpression 1991.
2 Sur le mythe des Proetides, voir H. Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1951, réimpression 2001, p. 208-219, F. Vian, « Mélampous et les Proetides », Revue des Etudes Anciennes, 67, 1965, p. 25-30, W. Burkert, Homo Necans. Interpretationen altgriechischer Opferriten und Mythen, Berlin/New York, de Gruyter Studienbuch, 1972, p. 189-200, C. Calame, Les Chœurs de jeunes filles en Grèce ancienne. I, Morphologie, fonction religieuse et sociale, Rome, Ed. dell’Ateneo e Bizzari, Filologica e critica, 20-21, 1977, p. 214-220, M. Jost, Sanctuaires et cultes d’Arcadie, Paris, J. Vrin, Etudes péloponnésiennes, 9, 1985, p. 419-425, K. Dowden, Death and the Maiden. Girls’Initiation Rites in Greek Mythology, Londres/New York, 1988, p. 118-136, G. Casadio, Storia del culto di Dioniso in Argolide, Rome, Gruppo editoriale internazionale, Filologica e critica, 71, 1994, p. 51-122, C. Acker, Dionysos en transe : la voix des femmes, Paris, L’Harmattan, Histoire ancienne et anthropologie, 2001, p. 97-101, P. Sauzeau, Les Partages d’Argos. Sur les pas des Danaïdes, Paris, Belin, L’Antiquité au présent, p. 127-137.
3 Homère, Iliade, VI, 160.
4 Hésiode, Catalogue des Femmes, fr. 129 M.-W., v. 24 (Papyrus d’Oxyrrhynchos 2487, fr.1). Le nom de la première des sœurs, en début de vers, manque dans le papyrus ; néanmoins, la lacune a pu être comblée par un passage du pseudo-Apollodore, Bibliothèque, II, 2, 2, citant, juste après la mention des trois noms, Hésiode comme sa source. Sur ces trois noms, voir également Servius, ad Virgile, Bucoliques, VI, 48. Phérécyde, FGrH 3 F 114, n’évoque que deux sœurs, Lysippè et Iphianassa, mais, dans leur très grande majorité, les auteurs, sans souvent les nommer, font état de trois sœurs.
5 Cf. P. Sauzeau, op. cit., p. 137. Iphianassa est « Celle qui règne avec puissance » (nom désignant également la fille d’Agamemnon) ; quant à Iphinoè, elle est « Celle qui pense avec force ».
6 Hésiode, Catalogue des Femmes, fr. 130 M.-W. (Strabon, Géographie, VIII, 6, 6) : « les Panhellènes étaient leurs prétendants » (trad. Ph. Brunet).
7 Euripide, Erechthée, fr. 23 Jouan-Van Looy.
8 Sur les Minyades, voir Elien, Histoire Variée, III, 42, passage où vient précisément d’être d’évoqué, juste auparavant, un récit se conformant au modèle que constitue le mythe des Proetides ; voir également Antoninus Liberalis, Métamorphoses, X.
9 Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, II, 2, 2, renvoyant à Hésiode, Catalogue des Femmes, fr. 131 M.-W. et Acousilaos, FGrH 2 F 28.
10 Comme M. Jost, op. cit., p. 422, en fait la remarque.
11 Bacchylide, Epinicies, XI. Cette épinicie, comme toute ode, est d’abord un chant d’éloge : en l’occurrence, il s’agit de célébrer Alexidamos, jeune athlète originaire de Métaponte, vainqueur à la lutte aux Jeux de Delphes, alors qu’il avait été injustement privé d’une victoire à Olympie. Cette victoire, il la doit à Apollon, dieu de Delphes, mais aussi à sa sœur, Artémis, déesse tutélaire de Métaponte et « Maîtresse de la Justice », qui a permis que le droit soit rétabli. Tout naturellement, le poète peut alors évoquer le mythe des Proetides qui fondèrent le temple d’Artémis Hèmera à Lousoi, en remerciement de leur guérison. Cette insertion du mythe est normale et même obligée dans tout poème de ce type. On ne peut entrer ici dans les détails de la composition remarquable de ce poème (insertion du discours mythique, construction annulaire, entrelacement avec le récit des mythes fondateurs d’Argos, jeu sur les temps…) ; sur ces points, voir le commentaire de H. Maehler, Die Lieder des Bakchylides I. Die Siegeslirder, t. II. Kommentar, Leyde, E. J. Brill, 1982, n. 8, p. 202-208, p. 220-221 et p. 226-227, A. P. Burnett, The Art of Bacchylides, Cambridge Mass. – Londres, 1985, p. 109-110, A. Hurst, « Temps du récit chez Pindare (Pyth. 4) et Bacchylide (11) », Museum Helveticum, 40, 1983, p. 154-168, C. Calame, « Temps du récit et temps du rituel dans la poétique grecque : Bacchylide entre mythe, histoire et culte », in C. Darbo-Peschanski (éd.), Constructions du temps dans le monde grec ancien, Paris, CNRS éditions, 2000, p. 395-412. Sur le mythe des Proetides, tel qu’il est évoqué par Bacchylide, voir en particulier R. A Seaford, « The Eleventh Ode of Bacchylides : Hera, Artemis and the Absence of Dionysus », The Journal of Hellenic Studies, 108, 1988, p. 118-136.
12 Bacchylide, Epinicies, XI, 43-52.
13 Phérécyde, FGrH 3 F 114. Il s’agit d’un acte caractérisé d’hubris, faute d’une gravité extrême, par laquelle un humain outrage une divinité. Mais, comme le remarque fort justement P. Sauzeau, op. cit., p. 129, les Proetides commettent un double sacrilège : « La beauté, l’éclat, la richesse en or de la déesse relèvent de la première fonction indo-européenne et signifient la souveraineté. Les filles de Proetos n’y voient que la beauté humaine, la richesse de la troisième fonction, et commettent un double sacrilège ».
14 Servius, ad Virgile, Bucoliques, VI, 48.
15 Sur l’imaginaire des montagnes, voir R. Buxton, La Grèce de l’imaginaire. Les contextes de la mythologie, Paris, La Découverte, Textes à l’appui, 1996, trad. de l’anglais, p. 100-116. L’auteur note, p. 116, que « la présence de femmes sur l’oros (la montagne), peut être perçue comme un signe de folie » et évoque le cas des Proetides : « transgresser les normes de la société ou de la raison, c’est être de l’oros et en quelque sorte lui appartenir ». Sur la présence des Bacchantes, dans les montagnes, à la recherche de Dionysos, voir R. Buxton, ibid., p. 114-115 : la montagne est « le théâtre d’un renversement des valeurs normales : les femmes y sont libres de divaguer, au sens propre, grâce à une légitimation de la « folie » ».
16 Phérécyde, FGrH 3 F 114, très discret sur cette errance, parle lui de dix mois.
17 Bacchylide, Epinicies, XI, 52-58 ; 82-95.
18 Le mot, le plus souvent employé à propos d’une femme, est difficile à traduire : « lubricité », pourrait, dans le cas présent, convenir ; mais il désigne aussi l’impudicité, la luxure. A l’issue de son fameux jugement, Pâris-Alexandre est victime d’Aphrodite qui, en la personne d’Hélène, « lui fit don de la douloureuse machlosunè » (Iliade, XXIV, 30) ; voir également Hérodote, IV, 154. L’adjectif qui lui correspond, machlos, est le correspondant de lagnos, réservé à l’homme : voir Hésiode, Les Travaux et les Jours, 584.
19 Hésiode, Catalogue des Femmes, fr. 132 M.-W. = Souda, s.v. machlosunè.
20 Elien, Histoire Variée, III, 42, qui présente une version sensiblement différente du mythe : les sœurs ne sont plus que deux, elles portent d’autres noms (Elegè et Kelainè) et c’est la reine de Chypre qui les aurait affligées de ce mal.
21 Virgile, Bucoliques, VI, 48.
22 Probus, ad Virgile, Bucoliques, VI, 48. Sur cette métamorphose imaginaire, voir également Lactance Placide, ad Stace, Thébaïde, III, 453.
23 Hésiode, Catalogue des Femmes, fr. 132 M.-W. (Papyrus d’Oxyrrhynchos 2488A), trad. Ph. Brunet.
24 Hésiode, Catalogue des Femmes, fr. 37 M.-W. (Papiri della Societa Italiana 1301), 10-15 : « À Argos, ils s’en furent, chez Proi(to)s (magnifique). Là, il leur offrit en partage… le vaillant Proitos, un lot de terres… à Bias dompteur de chevaux (hippodamos) et (à Melampous)… par son art prophétique il guérit, après qu’(Héra souveraine) eut envoyé la folie, de colère… » (trad. Ph. Brunet modifiée pour la traduction de hippodamos).
25 Phérécyde, FGrH 3 F 114.
26 Voir P. Sauzeau, op. cit., p. 136-137.
27 Cf. P. Sauzeau, op. cit., p. 135.
28 Voir Hérodote, II, 49.
29 D’autres lieux sont attestés néanmoins : le fleuve Anigros, sur la côte ouest du Péloponnèse, au sud d’Olympie, dont les eaux puantes guérissaient les maladies de peau, semblables sans doute à celle dont souffraient les Proetides (Strabon, VIII, 3, 19, Pausanias, V, 5, 10-11) et sont toujours utilisées aujourd’hui pour le traitement des eczémas ; les sources du fleuve Inachos, où Proetos avait fondé un temple d’Artémis Oinoatis sur le mont Artémision, à la frontière de l’Argolide et de l’Arcadie (Pausanias, II, 25, 4 et Etienne de Byzance, s.v. Oinè).
30 Cf. Théophraste, Histoire des Plantes, IX, 10, 2-4. Sur l’intervention de Melampous, voir Ovide, Métamorphoses, XV, 326-327 (per carmen et herbas), Dioscoride, IV, 162 (Melampous est un simple berger), Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XXV, 47 (Melampous, toujours berger, donne du lait de chèvres purgées à l’éllébore noir).
31 La tradition est connue dès le IVème s. avant J.-C., comme le prouve un passage d’Eudoxe de Cnide, Gès periodos, VI, cité par Etienne de Byzance, s.v. Azania. Voir également Phylarque, FGrH 81 F 63, cité par Athénée, Banquet des Sophistes, II, 43, qui parle d’une source « qui éloigne du vin », Ovide, Métamorphoses, XV, 322-328, ainsi que Vitruve, VIII, 3, 21, qui cite une inscription en vers gravée à la source (texte très corrompu, cité également par le pseudo-Sotion, n° 24, éd. Giannini, p. 321-322). Sur ces différents témoignages, voir M. Jost, op. cit., p. 421-422.
32 Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, II, 2, 2 ; on notera la localisation de la fin des errances, située à Sicyone où, d’après Pausanias, II, 7, Proetos édifia un temple en l’honneur d’Apollon et Artémis. Une épigramme retrouvée à Sicyone et publiée par A. K. Orlandos en 1952, apporte confirmation de cette tradition : « C’est ici que Melampous, pour les enfants de Proetos, dissimula les remèdes guérisseurs d’un égarement insensé. Celle d’entre elles qui mourut, lorsqu’elles vinrent ici poursuivies par la colère d’Héra, Iphinoè, l’agora que voici la garde » ; sur ce texte, voir F. Vian, art. cit., p. 27, n. 5.
Sur cette version de la chasse-poursuite, voir également Hérodote, IX, 34, Diodore de Sicile, IV, 68, 4, Pausanias, II, 18, 4, qui n’évoquent plus ni les Proetides ni leur père, mais l’ensemble des femmes d’Argos vivant sous le pouvoir d’un autre roi ; pour les problèmes posés par ces changements importants, voir les remarques de P. Chuvin, La mythologie grecque. Du premier homme à l’apothéose d’Héraclès, Paris, Fayard, 1992, réédition Paris, Champs Flammarion, 1998, p. 122-124.
33 Cette épiclèse est attestée par des inscriptions (IG V 2, 398 et 403) et par des textes littéraires : outre Bacchylide, Epinicies, XI, 39, où le mot a été restitué, voir Callimaque, Hymne à Artémis, 236 et scholie à ce vers ; voir également la notice d’Hésychios, s.v. Hèmera.
34 Pindare, Pythiques, III, 6.
35 La forme serait en ce cas hèmerôsia, formée sur le verbe hèmeroô.
36 Voir M. Jost, op. cit., p. 424-425.
37 Sur l’usage de l’adjectif boôpis, voir P. Sauzeau, op. cit., p. 93 qui conclut ainsi son analyse : « Ainsi, boôpis est attaché à Héra par l’usage formulaire ; il est toujours motivé quand il est étendu à quelque nymphe et héroïne ».
38 Cf. R. Ginouvès, Balaneutikè. Recherches sur le bain dans l’Antiquité grecque, Paris, De Boccard, Bibliothèque des Ecoles Françaises d’Athènes et de Rome, 200, 1962, p. 372-373.
39 Bacchylide, Epinicies, XI, 37-42 ; au début du vers 39 marqué par une lacune, la forme Hè]mèra a été restituée par Blass et est unanimement admise : cf. H. Maehler, op. cit., n. 8, p. 218-220.
40 Sur l’importance de ces épiclèses dans le poème, voir H. Maehler, op. cit., n. 8, p. 218-220, R. A. Seaford, art. cit., n. 13, p. 120-122 et l’analyse menée par Ch. P. Segal, « Bacchylides Reconsidered : Epithets and the Dynamics of Lyric Narrative », Quaderni urbinati di cultura classica, 22, 1976, p. 99-130, qui montre notamment comment la succession de ces adjectifs épithètes peut être rapprochée du mouvement général du poème, menant de la sauvagerie à la civilisation.
41 Voir J. Scheid et J. Svenbro, Le Métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, La Découverte, Textes à l’appui, 1994, p. 37-39 et p. 42-43.
42 Cf. I. Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope. Poétique du tissage dans l’Odyssée, Paris, Belin, L’Antiquité au présent, 1994, p. 101 : « la jeune fille au métier prépare le tissu de son propre corps », le partheneuma (« œuvre de vierge ») ; toute rupture de ce tissage est une malédiction : l’auteur évoque le destin de Perséphone, protégée dans l’antre des Nymphes tisserandes, mais qui y sera pourtant enlevée par Hadès, avant même d’avoir pu achever son tissage.
43 Cf. J. Redfield, « Notes on the Greek Wedding », Arethusa, 15, 1-2, 1982, (p. 184-201), p. 194-195
44 Callimaque, Hymne à Artémis, 233-236 ; voir aussi la scholie au vers 236.
45 Voir M. Jost, op. cit., p. 423.
46 Pausanias, VIII, 18, 7-8.
47 Dans une autre version du mythe, on relève que les Proetides se réfugient, lors de leur errance sur la route menant de Tirynthe à la mer, dans des constructions « cyclopéennes », que les Grecs nommaient « chambres des filles de Proetos » : cf. Pausanias, II, 25, 8.
48 Voir R. Buxton, op. cit., p. 122-126.
49 L’usage de ce terme Hèmerasia, au lieu de Hèmera, que Pausanias est le seul auteur à employer, a intrigué les commentateurs. La correction qu’avait proposée A Wilhelm, n’est pas retenable, car elle imposerait de bouleverser l’ordre des mots des manuscrits. Il faut, en fait, sans doute voir une influence du nom des Jeux (les Hèmerasia) célébrés à Lousoi en l’honneur d’Artémis Hèmera ; sur ce point, cf. M. Jost, op. cit., p. 419-420.
50 Autre exemple de conciliation des deux versions : Etienne de Byzance, s.v. Lousoi : « Lousoi : ville d’Arcadie où Melampous baigna les filles de Proetos et fit cesser leur folie ».
51 Sur les relations complexes (opposition, mais aussi complémentarité) existant entre Héra et Dionysos, voir H. Jeanmaire, op. cit., p. 215-219.
52 Alkimacheia, originaire de Lemnos, évoquée à plusieurs reprises dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis : voir par exemple, XXX, 195-200 : « Elle avait eu l’audace de pénétrer dans la demeure d’Héra en brandissant un lierre, aussi odieux à la déesse d’Argos que lui est chère la rouge grenade, son attribut ; et elle avait fustigé sa belle statue avec son thyrse garni de pampres, flagellé son corps de bronze à coups de rameaux de vigne, insulté la rancunière marâtre de Lyaios (Dionysos) » ; la déesse provoquera sa mort ; voir également XXVII, 330 et XXXV, 376-377.
53 Voir sur ce point C. Calame, op. cit., p. 216, qui évoque « le contact entre Artémis et Héra à propos des rites prématrimoniaux » et renvoie à un passage de Pollux, III, 38.
54 Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines, I, 21, 2.
55 Pausanias, VI, 22, 9.
56 Sur ce rituel, voir C. Calame, op. cit., p. 177, P. Ellinger, La Légende nationale phocidienne – Artémis, les situations extrêmes et les récits de guerre d’anéantissement, Bulletin de Correspondance Hellénique, XXVII, Paris, diffusion de Boccard, 1993, p. 40-41, K. Dowden, op. cit., p. 102-105 et P. Sauzeau, op. cit., p. 130. Ce n’est certainement pas le fait du hasard si la première attestation de ce mythe se rencontre dans un fragment de Télésilla, fr. 1 Page, qui devait faire partie d’un chant de jeune fille, parthénée, consacré à des mythes initiatiques.
Sur l’interprétation initiatique de la maladie des Proetides, rapprochée de déguisements rituels (enduits de gypse ou peinture blanche), cf. H. Jeanmaire, op. cit., p. 210
57 Voir Plutarque, Vie de Lycurgue, XV, 5.
58 K. Dowden, op. cit., p. 88.
59 Les petites Ourses de Brauron sont encore de jeunes enfants (les plus âgées ont dix ans) : elles quittent leur vie pour aborder l’étape au cours de laquelle la puberté va les changer en jeunes filles à marier. Elles seront alors dans la fleur de l’âge, jeunes filles en âge de se marier, qui est aussi l’âge des canéphores. Sur le rituel de Brauron, voir L. Kahil , « L’Artémis de Brauron, rites et mystères », Antike Kunst, 20, 1977, p. 86-98, P. Brulé, La Fille d’Athènes. La Religion des filles à Athènes à l’époque classique, Paris, Les Belles Lettres, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1987, ch. 2, p. 179 sq., C. Sourviniou-Inwood, Studies in Girls’Transitions, Athènes, 1988, p. 15-66, L. Bruit-Zaidman, « Les filles de Pandore », in G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des Femmes. I. L’Antiquité (sous la dir. de P. Schmitt-Pantel), Paris, Plon, (p. 363-403), p. 368-370.
60 Voir K. Dowden, op. cit., p. 88 et P. Sauzeau, op. cit., p. 129.
61 C. Calame, op. cit., p. 217-219 ; sur cette série de représentations symboliques, voir l’analyse menée par C. Calame, p. 411-420.
62 Hésychios, s.v. pôlos.
L’image de la jeune fille comme un animal indompté est déjà présente chez Homère, lorsqu’est évoquée Nausicaa, « parthenos admès » : Odyssée, VI, 109 et 228. Une jeune fille indomptée (admès ou admètos, terme employé par Bacchylide au sujet des Proetides) est toujours une jeune fille qui n’est pas mariée : cf. Hymne homérique à Aphrodite, 133, Eschyle, Suppliantes, 149, Sophocle, Œdipe à Colone, 1056. Comme le remarque C. Calame, op. cit., p. 413, l’idée du domptage peut aussi être liée à la violence faite à la jeune vierge le jour de ses noces : voir Homère, Iliade, XVIII, 432. La jeune fille comme pouliche indomptée : Anacréon, fr. 417, vers 1 Page, Euripide, Hécube, 142, Andromaque, 621, Hippolyte, 546.
63 Epicrate, fr. 9 Kock. Le terme damalis, qui désigne le plus souvent un jeune animal devant être apprivoisé, fait apparaître le thème dama- avec son sens de « dompter » : cf. P. Chantraine, DELG, s.v. damnèmi ; autre exemple pour désigner une adolescente : Anthologie Palatine, V, 292, v. 10.
64 À cet égard, il est révélateur de noter l’usage métaphorique du verbe pôlodamnein, « apprivoiser des poulains ou des pouliches » dans des contextes pédagogiques, où il est question de former la jeunesse : voir notamment Lucien, Amours, 45.
65 Aristote, Politique, I, 1253b, 9-10.
66 Voir C. Calame, op. cit., p. 413. Du reste, l’épouse peut être désignée par le terme suzugos (cf. Euripide, Alceste, 314 et 342) et Héra, qui préside au mariage, porte parfois l’épiclèse de (su)zugia
67 Euripide, Bacchantes, 1056.
68 Voir, notamment, Homère, Iliade, XIV, 199 et 316, Hésiode, Théogonie, 120sq., Archiloque, fr. 196 West, Théognis, 1350…
69 Sur cette ambivalence d’Artémis, voir schol. ad Callimaque, Hymne à Artémis, 236 (II, p. 65 éd. Pfeiffer), qui unit dans une même explication les deux épiclèses : « parce qu’elle apaisa les jeunes filles ».
70 Hésiode, Catalogue des Femmes, fr. 37, vers 13 M.-W.
71 Sur ce rapprochement, voir l’analyse menée par W. Burkert, op. cit., p. 189-200, qui prend en compte également le mythe des Minyades (dont deux d’entre elles portent des noms formés sur le mort « cheval » (hippos) : Leucippè et Arsippè) et l’autre rite des Agrionies qui lui est associé, célébré à Orchomène. Voir également G. Casadio, op. cit., p. 83 sq.
72 C. Calame, op. cit., p. 408, qui montre que « les qualités conférées aux jeunes filles par les exercices physiques sont celles-mêmes qui, sur le plan religieux, sont la marque de l’achèvement du processus initiatique ». Parmi ces qualités, la beauté, vertu de « la jeune fille achevée, prête à se marier », qualité ayant pour finalité la procréation de beaux enfants. Sur l’importance de la course dans les mythes et rites, voir les analyses de C. Calame, op. cit., p. 323-333 (mythe et culte des Leucippides et des Dionysiades) et p. 372-381 (l’agelè spartiate).
73 Sur ce texte, voir l’étude qu’en a donnée F. Villard, « Le vin et les femmes : un texte méconnu de la Collection Hippocratique », Revue des Etudes Grecques, CX, Juillet-Décembre 1997, p. 362-380.
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