Avant-propos
p. 13-15
Texte intégral
1Si l’on observe l’étymologie du mot errance, on trouve que errer vient de iterare, voyager. Errant a pris le sens de « qui voyage sans cesse » comme dans les expressions « chevalier errant » ou « juif errant ». L’homonymie avec le verbe errer qui vient de errare, « aller çà et là à l’aventure » puis faire fausse route, d’où se tromper a donné peu à peu au mot une valeur péjorative. On retrouve curieusement dans les mots divaguer de « vagari » qui signifie aussi « aller çà et là » la même évolution, la langue classique permettant de dire qu’un chemin divague avant que divagation ne s’applique à la rêverie et à ses dérives loin de la réalité. Le vagabond est frère de l’errant comme vagabonder est synonyme d’errer. Ils s’éloignent du « droit chemin » ce qui met d’emblée l’errance en rapport avec la marginalité et jette sur elle la suspicion. L’erreur n’est-elle pas la rançon ou la cause de cette errance hors des repères protecteurs établis par les sédentaires ?
2L’errant effraie parce qu’il vient d’ailleurs, qu’il est instable, différent. L’errance a été vue comme une punition, voire une malédiction comme dans le cas du hollandais volant dans l’œuvre de Wagner, Le Vaisseau fantôme. Mais cette punition peut être une épreuve conduisant à une régénération. L’errance qui marque alors l’étape de rupture avec le groupe est caractéristique du voyage initiatique. Cette pérégrination met en péril l’identité, voire l’intégrité du moi qui se dissout pour renaître autre. C’est se perdre pour mieux se trouver. Il y a un risque dans l’errance. Mais qui ne quitte jamais « les sentiers battus » ne sortira jamais des ornières de l’habitude pour découvrir l’inconnu. Aussi le poète divague-t-il loin des réalités quotidiennes, cette « divagation » étant souvent associée à la marche à pied. Promenades et rêveries vont de pair pour Rousseau comme les promenades de Nerval dans le Valois accompagnent ses rêveries qui deviendront dans Aurélia visions délirantes à la recherche de l’étoile salvatrice. C’est toute l’ambivalence de cette errance à la fois géographique et mentale, dangereuse et créatrice.
3Car les promenades de Rousseau impliquent liberté, enchantement, disponibilité. Plus que subie et cause d’insatisfaction existentielle, l’errance est alors élue. Loin des errements de la folie, elle se fait sœur de l’espérance. L’instant est alors vécu dans sa plénitude en dépit du dénuement, comme dans « ma bohême » de Rimbaud ou les haïkaï de Matsuo Bashô.
4Les exemples littéraires ne manquent pas, de la littérature antique avec l’Odyssée, à la littérature médiévale avec les romans de chevalerie et au Don Quichotte de Cervantès, où l’héroïsation du personnage liée à son déplacement dans l’espace et aux multiples épreuves et aventures qui l’accompagnent, fait place à la parodie. De même, dans la littérature picaresque, le héros ballotté à travers l’espace manifeste sa dégradation sociale. Dans le Roman comique de Scarron, les comédiens ambulants illustrent encore ce lien de l’errance avec la marginalité au xviie siècle.
5Le xxe siècle redonne toute sa force au thème de l’errance avec les déplacements massifs de population, liés aux guerres et aux purifications ethniques. La littérature se fait l’écho de ces malheurs collectifs comme la poésie arménienne. L’errance liée à la misère et à la désintégration de la personnalité est encore illustrée par la figure de la mendiante dans le Vice Consul de Marguerite Duras. Rejetée par sa famille parce qu’elle est enceinte, elle mène une vie de paria : la perte des repères géographiques entraîne la perte de la raison, l’errance mentale va de pair avec l’errance géographique car avec la perte de la langue disparaît la mémoire des origines, de toute identité, de toute féminité.
6Si l’errance subie peut aboutir à la dissolution du moi, elle peut, pour qui l’a choisie, être source de régénération. Ce thème est développé par Cendrars dans La Prose du Transsibérien, par Gide dans les Nourritures terrestres qui chante les vertus du déracinement, la joie de n’avoir point d’attaches, par Saint John Perse qui exalte, dans Lettres d’Asie, « l’esprit des grandes aventures » ou, dans Discours de Florence, la liberté du poète « transhumant » qui s’accorde au mouvement des vents et des forces cosmiques. Parce qu’il est « hors de coutume », « hors de saison » (Vents IV, 6, p. 81), « l’Émissaire d’autres contrées », le poète apporte l’espoir et les créations inédites. Ces « grands itinérants du songe et de l’action » (Vents III, 49), ces « Chevaleries errantes par le monde à nos confins » (Vents III, 54) dont Saint John Perse fait l’éloge, sont des transgresseurs, bousculant limites et balises, dans « l’acclamation des choses en croissance » (Vents I, 6, 25) quand les institutions sont suspectes de sclérose et d’académisme. C’est une vision épique, aristocratique et constructive de l’errance.
7Le thème de l’errance implique aussi une écriture particulière : par exemple les haïkaï du journal de voyage de Bashô, sont des poèmes pareils à des blocs erratiques, qui élèvent une forme dépréciée et marginale au rang de forme poétique majeure. Le verset persien est à l’image de la démesure des migrations qu’il évoque.
8Ce numéro des Cahiers de l’imaginaire explore le thème de l’errance de l’antiquité au Moyen Àge et au xviie siècle, en privilégiant la littérature contemporaine, en France et à l’étranger.
Auteur
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