Questions sur l’anormalité du corps peint chez quelques artistes allemands et autrichiens au début du xxe siècle
p. 227-237
Texte intégral
1Depuis le début du xxe siècle, l’artiste ne vise plus la représentation d’une norme anatomique – de la simple déformation physique, on peut aller jusqu’à la défiguration la plus radicale. Pourquoi ? Avec l’impressionnisme déjà, s’amorçait une désintégration du corps. L’imagerie séculaire était définitivement ruinée. Par la suite, malaise dans la civilisation et cataclysme de la guerre bouleversent plus radicalement encore la vision que l’homme a de lui-même, que l’artiste a de l’humain.
2Dans le domaine choisi, celui des artistes allemands et autrichiens de la première moitié du xxe siècle, l’aspect du corps, souvent, se détériore selon trois paradigmes : l’atroce, le grotesque ou le pathologique – registres qui parfois se confondent et se rejoignent dans une forme d’excès. Au fond, les images du corps que nous proposent alors les artistes ne sont que des tentatives pour approcher la part obscure de l’être : la cruauté, l’absurdité ou le refoulé.
3L’atroce, d’abord – domaine où deux catégories se superposent : le physique et l’esthétique, la souffrance et la laideur. Le corps des soldats d’Otto Dix, dans le cycle de La Guerre (1924), ses « gueules cassées » ou celles de Beckmann, au début de L’Enfer (1918/19) rivalisent d’horreur. Quand le supplice est porté à son comble, c’est en même temps l’œil du spectateur que l’on torture. Le passant1 qui cherche à regarder le mutilé dans les yeux ne peut rencontrer son regard : l’œil droit, sans vie, ressemble à un cratère souligné par un profond cerne noir ; l’autre a été arraché avec une partie de la joue – surface raturée de griffures sombres. À la place du nez, une tache et une balafre ; la bouche remonte en travers, les lèvres en partie écrasées laissent voir quelques dents. Le crayon s’est escrimé sauvagement sur le papier. Chez Dix, rien de lisse non plus : tout est mordu par un acide corrosif qui dévore les corps ; il met la chair en sang en l’incisant d’entailles violentes, utilisant des instruments acérés. Le regard du Blessé de Bapaume (automne 1916) se révulse. Le visage semble lacéré dans toute sa diagonale. Un pauvre bougre, mal rasé, usé, les yeux très écartés, perdus dans deux cavités noires. Il a ouvert la bouche pour crier, les doigts refermés violemment sur sa veste. L’autre bras, figé dans un ultime effort, n’est plus dans l’axe de l’épaule. Le buste pèse et menace de s’effondrer.
4Être au plus près. On perçoit tout ce qui n’est pas d’ordre visuel : palpitations du corps, vociférations. L’atroce ne se situe pas au niveau de l’œuvre dans son ensemble, mais dans le corps même de l’homme, par certains détails. Ce qui implique une forme de réalisme suggestif. Désastres de la guerre auxquels fait écho l’atrocité du viol et du meurtre. Avec Meurtre (ill. 1) et Crime passionnel (1922), Dix nous montre deux crimes sadiques. Sur le premier, la femme violée gît dans une flaque rouge ; la tête renversée a heurté le sol. La bouche crache quelques filets de sang, la gorge a été tailladée. Ce n’est plus un corps qui s’offre au regard, mais une main, un bout de bras, un sein, une jambe chaussée d’une bottine, les poils d’un sexe taché - l’image d’un acharnement, non d’une personne. Le procédé est d’ailleurs repris dans le triptyque de La Guerre (1929/32) où le soldat mort n’est pas perçu comme un tout : au centre sa main aux doigts écartés, crispés ; en haut à droite, ses jambes nues pointées vers le ciel et criblées de toutes parts ; plus bas, le visage renversé crachant un sang épais. On pense à la déchéance constatée par G. Bataille : la séquence noble (visage – parole – idée) se transforme en séquence triviale (trou – excrétion – ordure). Bilan de ce que l’homme inflige à l’homme. Le viol : acte et métaphore à la fois. Le rapprochement que fait Dix dans un dessin à la plume de 1923 est révélateur : Prostituée et mutilé de guerre. L’un et l’autre sont violés dans leur dignité d’êtres humains, victimes aussi de leurs pulsions ou de celles des autres.
5Il y a une contamination réciproque de la haine et du hideux2. C’est ce qui ressort des critiques consacrées à Kokoschka lors de l’exposition de 1911, à Vienne3 ; y figurent entre autres les portraits d’A. Forel, A. Loos, du Conte Verona et du Marquis de Montesquieu. Le peintre se voit accusé de concocter les pires mixtures de couleurs « à partir d’une pourriture toxique et d’humeurs purulentes qui fermentent », de les enduire comme de la « pommade » pour qu’elles prennent l’apparence d’une « croûte galeuse » et « durcissent avec des cicatrices ». « Peau mitée, chair qui suppure […], bouffée par la maladie4. » Ici, le critique ne dissocie pas la matière picturale (objective) et ce qu’elle lui évoque subjectivement (pus, croûte…). Rejet radical de ces corps pourtant indemnes, mais saisis comme s’ils étaient voués à une décomposition imminente.
6À travers cette image désastreuse de l’homme, on perçoit une ambiguïté. Pour Dix, la guerre est « quelque chose de monstrueux, mais de puissant ». Une force qui fascine. On va repousser les limites de la figuration dans la même proportion que celle du vécu. L’artiste est séduit. Beckmann avoue le désir brûlant d’avoir sous les yeux tout ce qui serait susceptible de lui échapper, la « volonté d’empoigner ce monstre de vitalité atrocement convulsif, […] de l’étrangler dans des lignes et des plans nets comme du verre5 ». De ce programme naîtra une esthétique de la déformation, manifeste dans l’écartèlement des figures. Dans la Descente de croix (1917), son Christ a des membres exagérément étirés, d’un jaune soufre. Horreur exorcisée afin d’être mise à distance. Dans La Nuit (1918/19) aussi, les personnages sont écartelés. Carl Einstein interprète l’œuvre comme « un rêve de tortures raffinées ». Rêve ou réalité ? Là encore, on hésite. Les limites sont floues, fragiles. Même chez Dix, parfois, qui affirme : « La guerre, c’était une chose horrible et pourtant sublime. Il me fallait y être à tout prix. » À bien regarder l’Autoportrait en soldat (1914), on s’interroge : le visage dans l’ombre, contre le bord gauche de la toile, est ravagé par les coups de pinceau qui se présentent comme autant d’éraflures mettant la chair à vif. Seul le blanc des yeux ressort qui jettent un regard soupçonneux vers le spectateur. On en retire une forte impression de violence sans pouvoir dire si elle est subie ou infligée, si Dix tente de cacher une face bestiale de bourreau ou de se poser en victime prise dans le feu de la guerre. Terreur ou rage ? L’expression ne permet pas toujours de décider. Il y a même un certain cynisme à « animer » les morts : le Cadavre pris dans les barbelés6 semble prêt à bondir, tel un animal agressif tapi dans les fourrés, quand il se sent menacé. Même sentiment devant les Morts (près de Tahure) : ces deux crânes semblent dialoguer dans un face à face déroutant ; l’un rit tandis que l’autre réplique avec hargne.
7L’affiche que Kokoschka compose en 1909 pour son drame Assassin espoir des femmes reprend le schéma de la Pietà, mais dans une conception bien différente, sur le thème de la lutte des sexes : la femme domine, malgré le blanc cadavérique du visage et des bras. Elle semble planter ses ongles dans la chair rouge de l’homme qu’elle enserre fortement en lui maintenant le menton plaqué contre la poitrine. Les contorsions du corps masculin témoignent d’une tension et d’une résistance extrêmes. Le visage n’a plus rien d’humain ; les yeux sont réduits à deux fentes grises, vides et cernées de noir ; la bouche, entrouverte, se limite à un cercle rouge dans lequel apparaît le blanc des dents. Kokoschka souligne les paradoxes de son projet : « L’homme est rouge comme le sang. C’est la couleur de la vie, mais il gît sur les genoux de la femme qui est blanche. C’est la couleur de la mort. » La brutalité dont l’individu fait preuve le défigure tout autant que sa victime.
8Pourquoi tous ces spectacles d’agressions atroces ? Il y a là un parti pris de cruauté. L’artiste veut nous forcer à voir. Il ne s’épargne pas plus qu’il ne nous épargne, mais cherche à « conjurer la guerre », « à se débarrasser de tout ça » (Dix), d’un vécu traumatisant. Manière de « fixer le mal hors de soi en le transposant sous ses propres yeux », pour reprendre une formule de David Le Breton. Fonction libératrice ? Oui, pour une part. Mais il y a aussi l’image emblématique de ces corps s’enfonçant dans la boue ou ensevelis sous les décombres7 : ils risquent de disparaître à notre insu ; l’oubli serait redoutable. Il faut confronter le spectateur à la vérité, l’empêcher de se dérober. Alors Dix montre aussi celui qu’il déterre8 : un dos se dessine, un bras encore levé. Forcer à voir, donc – au nom de l’efficacité, en isolant des détails, en juxtaposant l’insoutenable et l’insouciance, comme dans les panneaux latéraux du triptyque de la Grande ville (1928) où les mutilés côtoient les demi-mondaines. Ou en disant la déchéance de l’homme qui ne tient plus debout. Une dénonciation dictée par l’urgence, quand il ne reste de l’homme que des membres déchiquetés, un corps éventré ; ou au contraire, quand il se déchaîne furieusement contre l’autre.
9Les artistes travaillent avec leurs yeux et leur mémoire. De là naît l’image atroce du corps, issue d’une forte charge émotive, d’une sensation brute ; non de l’intellect. Dans ce registre, aucune concession n’est possible.
10Le reportage véridique impose une expression qui rende l’excès d’horreur. Quand le regard ne le supporte plus, une dérivation peut s’avérer nécessaire. Elle sera plus ou moins marquée. Les déformations que Kirchner inflige au corps de la prostituée, dans les scènes de rue, ne provoquent pas une difformité ; elles génèrent un style – celui d’une figure particulièrement allongée. Cette tendance est accentuée par l’utilisation d’accessoires tels que les souliers à talon et le chapeau à aigrette. Les silhouettes semblent parfois emplumées des pieds à la tête ; elles tiennent de l’oiseau, façon de détourner leur humanité. Exhibant leurs plumes, elles sont renvoyées à leur caractère volage, ce qu’indique clairement un titre comme Cocotte rouge (1914) où la femme est poursuivie par une meute de mâles. C’est en tout cas ce caractère hybride qui confère à l’être un aspect grotesque. G. Grosz en a d’ailleurs largement tiré parti, pour insister, entre autres, sur la bestialité de l’homme et mettre en évidence un processus de déshumanisation. Dans son Hommage à O. Panizza (1917/18, ill. 2), il déforme certains visages pour en faire une tête de veau ou un boudin surmontant un col blanc ou un costume de bourgeois.
11Mais l’incongruité atteint son comble dans certains de ses collages. Que dire du personnage vers lequel se retourne Daum9 ? L’automate représenté, c’est en réalité l’homme qu’elle vient d’épouser. Étrange autoportrait aux yeux vides : l’axe du nez n’est qu’une succession de chiffres rappelant ceux de la machine qu’il plaque contre son torse. L’entourage de la bouche évoque la peau d’un lézard. L’homme s’est transformé en robot. L’artiste se sert de lui comme prétexte : il s’amuse en créant de toutes pièces un être sans vie à partir des éléments les plus hétéroclites. On est directement confronté à l’absurde (ill. 3). La tonalité diffère quand Dix rafistole ses mutilés de guerre : les Joueurs de skat (1920, ill. 4) sont contraints à manipuler les cartes avec des prothèses, à faire des acrobaties pour les tenir entre les orteils ou à serrer les dents pour les coincer entre les lèvres. Tout un appareillage les maintient sur leur siège et l'on ne distingue plus leurs cannes ou jambes prothèses des pieds de la table ou des chaises. Bricolage invraisemblable de l’humain rapiécé de toutes parts. La chair rose sur un corps déchu contraste aussi avec les innombrables artifices techniques. Grotesques, ces efforts déployés pour se donner l’illusion d’exister encore. Grotesque, ce semblant de vie sociale malgré la mort patente de tout l’organisme.
12Il s’agit là d’une image repoussoir qui suscite des réactions mitigées. La répulsion instinctive, l’épouvante même, est mêlée d’un sourire10, car les distorsions sont incohérentes et ce côté fantaisiste permet de repousser ce qui fait peur. Daum semble choquée, mais son mari lui apparaît en modèle réduit et ne saurait représenter une menace réelle. Impossible également de prendre au sérieux l’image de ce cul-de-jatte en chapeau melon que Dix fait évoluer dans une Rue de Prague (1920) : muni de deux bâtons comme s’il ramait pour se frayer un passage dans la foule, il circule, le buste directement fixé sur une planche à roulettes. Du coup, la scène évoque aussi l’idée d’un jeu enfantin. En fin de compte, la déformation incite à rire parce qu’elle ne correspond ni au « vrai » corps ni à un événement « plausible ». Parfois l’artiste fait preuve d’un humour, certes un peu grinçant, quand il fait défiler des Mutilés de guerre11, éclopés à béquilles ou en fauteuil roulant, devant… une cordonnerie. Le comique de situation compense l’aspect tragique. On cherche un exutoire. Le grotesque permet donc une mise à distance. Mais il indique aussi une transgression. L’homme a outrepassé sa nature : c’est ce que l’artiste cherche à visualiser dans tous les monstres qu’il produit. Il prend ainsi sa revanche sur une réalité trop repoussante (les visages des joueurs de skat), une bestialité trop affirmée (certains personnages de Grosz), une étrangeté trop inquiétante (l’homme métamorphosé en pantin chez les dadaïstes). Cette revanche se joue sur le mode de la farce sarcastique. Faut-il en rire ou en pleurer ?
13Déroutante, l’image du corps peut l’être également quand l’artiste s’attache à mettre en évidence une pathologie : un défaut d’ordre psychique qui se traduirait par une difformité physique. Ou inversement, une anomalie physique qui révélerait des troubles psychiques :
…une tête exceptionnelle est une tête qui découvre ces défauts humains et une tête géniale est une tête qui, après les avoir trouvés, attire l’attention sur ces défauts découverts et, avec tous les moyens dont elle dispose, désigne ces défauts12.
14Encore faudrait-il ne pas confondre vision esthétique et exigences politiques. La conception nazie subvertit radicalement le regard posé sur le corps peint au début du xxe siècle. Elle applique des termes cliniques à l’art en opposant l’hygiène de vie qui transparaît dans les corps sains des paysans13, l’athlétisme des personnages sculptés d’A. Breker et la dégénérescence des modèles représentés par les « modernes », notamment les expressionnistes. Les déformations physiques sont imputées à des dysfonctionnements comportementaux et moraux (dépendances telles que l’alcool, la drogue ; vie déréglée…) ou à des conceptions anthropologiques influencées par la race (juive) ou les convictions politiques (bolchevisme). Quand Schultze-Naumburg publie en 1928 un ouvrage intitulé Art et Race, il juxtapose tableaux d’artistes et photos d’infirmes14. Les portraits précèdent les photographies, induisant une analogie entre la production des uns et l’état des autres. De la distorsion expressive des visages et des corps représentés, il faudrait conclure à l’état pathologique de leur auteur, voire à la folie. Dans une série de reproductions, l’accent est mis sur le regard (yeux vides ou dissymétriques) comparé implicitement à celui d’un éborgné ou d’un individu au strabisme divergent. Hitler, dans un discours, avait même rapporté ces anomalies à un « trouble de la vue » dont souffriraient les artistes15 ! Plus généralement est rejeté le caractère pathogène de l’art moderne, la moindre transgression des canons académiques étant considérée comme porteuse du « bacille nuisible16 ». Dans Mein Kampf, Hitler parlait des travaux des dadaïstes en termes d’« épidémie ». Cette conception permet de justifier une thérapie par éradication : les œuvres, on le sait, seront détruites, vendues, confisquées… au nom d’une régénération de l’homme et du peuple. Cent dix artistes, dits « dégénérés », seront exposés à Munich en 1937. Car ils ne produisent que « des estropiés tordus et des crétins » (discours du Führer). Sont particulièrement visés des peintres comme Dix, Grosz, Kirchner, Kokoschka, Meidner… Le catalogue officiel de l’exposition indique qu’un idéal tout à fait particulier émergeait, à savoir « l’idiot, le crétin et le paralytique ». Ces déclarations ne dissocient pas déficience physique et psychique. Pour Will Tschech, d’ailleurs, force physique et force mentale vont de pair.17 Et inversement, un art « dégénéré », selon Schultze-Naumburg, engendre une humanité monstrueuse18.
15L’esthétique nazie cherche à occulter le malaise éprouvé par beaucoup. Or les artistes s’efforcent précisément d’exacerber le ressenti. Il ne s’agit donc pas de nier l’aspect symptomatique d’une telle démarche, mais d’essayer au contraire d’en saisir les enjeux. Pourquoi un tel excès dans la mise à nu de l’être ? Le cas de Schiele montre à quel point une particularité physique peut révéler la violence d’une émotion. Le phénomène est manifeste dans une série d’autoportraits exécutés entre 1910 et 1914. Torse exagérément long, maigreur ascétique, membres tronqués, torsion extrême du corps sont autant de signaux pour dire la peur d’un individu qui apparaît souvent comme traqué. Quand il se présente nu, il s’expose parfois outrageusement et semble pourtant sur la défensive. Le paradoxe frappe particulièrement dans une gouache de 1911, Eros, qui traduit la tension entre le désir et l’angoisse de la mort. H.P. Jeudy décrit très bien comment la sexualité, ici, « envahit le corps tout entier en exaltant la vision de sa puissance harcelante (…) L’introspection s’inverse en exhibition de l’intimité19. » Ce que confirme Eric Valentin : « Schiele découvre l’ossature repoussante d’un corps obscène aux organes sexuels proéminents. » Évoquant un autoportrait nu de 1910, il insiste sur la faiblesse et la détresse du corps « électrisé par l’effroi », le comparant à celui d’un « animal défavorisé par la nature, cruellement exposé, hagard, hébété et maladif20 ».
16L’artiste découvre son intimité et donne forme à ce qui l’inquiète. Angoisse pathologique aussi chez Kirchner, dans l’Autoportrait en soldat de 1915 (ill.5). Au premier plan, le moignon de son bras droit : la partie tronquée, vert olive, sort de la manche de la veste. À l’extrémité, le rouge du sang, un morceau de chair meurtrie. Le visage émacié, le regard vide et fermé, le peintre semble absent. Le cadrage renforce le sentiment d’impuissance : le buste occupe toute la hauteur de la toile, mais les coudes et le képi sont coupés par les bords. Serré dans son uniforme bleu foncé et déconnecté du contexte de l’armée, le soldat apparaît comme paralysé, ce qui souligne l’opposition entre la fonction militaire et l’activité créatrice. Le moignon : une blessure imaginaire, une fiction. L’artiste est rentré indemne de la guerre. Mais cette fiction « donne corps à l’inconscient des mots21 ». Elle renvoie à une blessure psychique, au corps amputé de ses possibilités créatrices : Kirchner est obligé d’utiliser sa main gauche pour exécuter sa toile. Il dénonce une menace qui revêt un caractère obsessionnel. Tendances paranoïaques ? Probablement. On pourrait penser aussi à une angoisse de castration ; l’artiste tourne le dos au modèle nu qui s’avance ; il reste insensible à l’érotisme de la femme.
17À travers ces autoportraits emblématiques, on mesure à quel point le corps sert de révélateur à des tensions internes, plus ou moins refoulées. Certains artistes, au contraire, font preuve de recul et posent sur l’autre un regard clinique. Ils perçoivent ce que lui ne voit pas. Dans une série de portraits que l’on pourrait dire « prédictifs », Kokoschka met à nu ce qui est encore caché. Maigreur de La duchesse de Rohan-Montesquieu (1910), traînées de rouge sur sa peau, forte torsion de la main, doigts exagérément longs qui s’agitent comme les pattes d’un insecte. Tout en elle trahit une névrose qui caractérise d’ailleurs plus ou moins l’ensemble de la société viennoise de l’époque. Le Conte Verona (1910) n’est pas plus épargné, avec sa mine de chien battu, ses yeux tristes, très écartés, dans un visage réduit à un triangle. Le raccourci de la main droite pourrait faire croire qu’il est blessé. Le buste s’enfonce dans une zone sombre inconsistante. Chronique d’une mort annoncée ? d’une pathologie future ? Karin Michaelis souscrit à cette interprétation quand elle évoque le portrait d’une jeune fille au visage couvert de « grosses poussières de charbon ». Le modèle, expliqua l’artiste, lui avait semblé si absent et distrait, que son « visage intérieur » lui était apparu ainsi. Michaelis relit a posteriori ce traitement de la figure comme un diagnostic : Kokoschka « avait eu raison en ce sens que la jeune femme sombra ensuite dans la folie, ce dont personne ne s’était alors douté22 ». Plus concrètement encore l’artiste, dans différents portraits à la plume de 1910 (ceux de K. Kraus, H. Walden ou P. Scheerbart par ex.), marque dans l’épiderme ce qui ronge l’individu – comme si ce qui se fissurait à l’intérieur transparaissait à l’extérieur. À propos de sa méthode, Kokoschka aurait employé le terme d’« ouvre-boîte psychologique23 ». De fait, il dépouillait les gens de leur masque en faisant ressortir les contractions musculaires et nerveuses : une énergie se diffuse dans tout le visage qui est comme électrisé.
18C’est à un autre type de réflexion que se livre Klee quand il montre des corps uniquement constitués de fragments. L’état psychique de l’être provoque une dislocation interne rendue visible dans le morcellement du corps. Souvent, les titres renvoient à une situation d’urgence qui explique pour une part les troubles mis en images : Prière dans la détresse, En souvenir d’un crime, N’avoue pas, Quelqu’un me poursuit, Mains de meurtrier24 (ill.6)… Les allusions à un effondrement, une pression psychologique, un sacrifice sous-tendent ces images de corps défaits. Hyper-, hypo- ou paraschématie25 perturbent plus ou moins le schéma corporel. Quand il le peut, le spectateur recompose mentalement les figures : l’artiste l’oblige ainsi à activer son regard. Dans Angstausbruch III (1939), la désintégration de l’être, plus radicale encore, résulte d’un cri, d’une Explosion de peur : ce que l’on voit va au-delà de l’apparence, ne correspond pas à l’aspect extérieur. Les éléments – autonomes, isolés les uns des autres – ressemblent aux pièces d’un puzzle disposées selon un principe de juxtaposition. Seuls trois d’entre eux sont identifiables : un visage, une main, un bras. Les autres s’apparentent plus ou moins à des os ou à des organes, sans qu’il y ait pour autant de réelle correspondance anatomique. L’ambivalence concret/abstrait rend compte du projet : figurer simultanément la part de l’humain et le processus de désintégration en cours, lié à la sensation d’étroitesse, d’oppression26 qui vient de ce que l’individu se sent menacé. Klee visualise une force à laquelle on ne peut résister : ce qui unissait le moi fait désormais défaut.
19Goya nous mettait devant Les surprises du miroir27. Les artistes du monde germanique, au début du xxe siècle, nous confrontent directement à la déformation. Ils font preuve d’une rare violence dans le regard et l’expression. Quel que soit le registre choisi – atroce, grotesque ou pathologique – ils cherchent à provoquer un choc plutôt qu’un effet d’esthétisation. Dans un parti pris de cruauté, ils nous forcent à voir – dans l’urgence et sans aucune concession. À moins qu’ils ne compensent le tragique par un surcroît d’invraisemblance. Parfois ce sont des fissures internes qui transparaissent à l’extérieur. En fin de compte, les déformations infligées au corps sont rarement des difformités congénitales (quand elles le sont, elles ont une portée symbolique ou métaphorique). Elles peuvent en revanche être d’origine accidentelle ou historique ; dans ce cas, le glissement a un sens critique, une fonction dénonciatrice. Si elles sont imaginaires, c’est-à-dire projetées sur le corps par le regard visionnaire de l’artiste, elles correspondent le plus souvent à un malaise d’ordre psychologique.
20Dans les années soixante, les actionnistes viennois tels que Rudolf Schwarzkogler, Otto Mühl et Hermann Nitsch interviendront sur leur propre corps – ou sur celui d’un autre. Ils s’exhiberont dans différents types d’actions en insistant sur l’esthétique particulière de la photographie : les mises en scène créées sont très exactement calculées28. Parti pris de cruauté là encore, mais dans une optique très différente. Une photo de 197029 montre Günter Brus allongé nu sur le ventre : à ses chevilles des ficelles tendues qui lui écartèlent le corps ; on pense à certaines figures peintes de Beckmann, mais Brus malmène un corps réel, le sien. La démarche des actionnistes, qui s’apparente souvent à un rituel, peut donc aller jusqu’à l’automutilation masochiste. En réalité, il s’agit surtout de briser des tabous, d’ordre sexuel ou religieux. La performance évite de fixer une image du corps : elle le met en scène pour l’agresser ou le métamorphoser, selon les cas, et provoquer un questionnement ouvert, par le scandale.
Notes de bas de page
1 Du Retour chez soi (pl. 2 de L’Enfer).
2 En allemand, on retrouve la même étymologie dans Hass (la haine) et hässlich (laid).
3 Hagenbundausstellung.
4 Arthur Roessler, in Arbeiterzeitung [Journal des ouvriers], Vienne.
5 In Écrits (1918), École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, p. 192 (traduction légèrement modifiée).
6 Dix, in La Guerre.
7 Toter im Schlamm et Verschüttete dans La Guerre (Dix).
8 Ce que j’ai trouvé en piquant dans la tranchée (La Guerre, pl. 29).
9 Daum marries her pedantic automaton George in May 1920 (Grosz, 1920, collage).
10 G. Kayser, cité par D. Iehl, in Le grotesque, Que sais-je, PUF, 1997.
11 Dix, 1920.
12 Thomas Bernhard, Maîtres anciens. Trad. G. Lambrichs. Gallimard, 1988, p. 38s.
13 Chez des peintres comme A. Wissel ou F. Eichhorst, par exemple.
14 On peut se reporter à l’article de M. Fréchuret, in L’Art médecine. Musée Picasso, Antibes, R.M.N. Paris, 1999, p. 73ss.
15 Cité par M. Fréchuret (cf. note précédente).
16 F. Aubral, in L’art dégénéré. Ed. J. Bertoin, Paris, 1992, p. 20.
17 Cf. note13, M. Fréchuret, p. 75.
18 Eric Michaud, Un art de l’éternité, Gallimard, 1996, p. 242.
19 In Le corps comme objet d’art, Armand Colin, 1998, p. 52s.
20 Ibid.
21 Formule de Pierre Fédida, in Le corps et ses fictions. Ed. de Minuit, Paris, 1983.
22 In Das Kunstblatt, Berlin, 1918. Cité par W. J. Schweiger, Der junge Kokoschka. Ed. C. Brandstetter, Vienne-Munich, 1983.
23 Richard Calvocoressi, Kokoschka. A. Michel, 1992.
24 Gebet in der Not, Zur Erinnerung an ein Verbrechen, Gesteht nicht, Mich verfolgt wer, Mörder-Hände…, toutes œuvres de 1939 pour lesquelles le climat de peur créé à l’époque est sûrement déterminant.
25 Termes définis par Michel Bernard, in Le corps, Le Seuil Essais, 1985.
26 Angst est dérivé du latin angustia.
27 Femme-serpent, Homme au carcan…
28 Cf. Paul Ardenne, L’image du corps, Ed. du Regard, Paris, 2001.
29 In Hauptwerke des Museums moderner Kunst in Wien, catalogue d’exposition, Francfort 26.8. – 1.10.1989, p. 87.
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