Les visages de la marginalité chez Carson McCullers
p. 205-217
Texte intégral
1Les récits de l’écrivain américain Carson McCullers (1917-1967) sont axés sur des personnages hors normes, réduits par leurs différences à une existence en pointillés, où la dimension corporelle joue un rôle de premier plan, car elle en est la cause essentielle. Le Cœur est un Chasseur Solitaire (1940) évolue autour d’un muet devenant le confident involontaire de quatre habitants d’une ville de Georgie qui lui racontent leur solitude, leurs détresses alors que ses propres préoccupations vont ailleurs. Reflets dans un Œil d’Or (1942) met en scène deux hommes et deux femmes que leurs oppositions et insatisfactions physiques poussent à des comportements paroxystiques et aberrants marqués par le voyeurisme, l’homosexualité larvée, le sado-masochisme et enfin le meurtre. La Ballade du Café triste (1951) représente une étude sur l’isolement affectif et sexuel à travers la rencontre de deux personnages marginalisés par leur apparence, qui tisse entre eux des liens ambigus, jusqu’au jour où la vengeance et la trahison y mettent fin. Ces récits s’inscrivent dans la tradition du ‘Southern Gothic’ où le grotesque, le macabre et le déviant occupent une place de choix. La dimension morbide se mêle ici à la violence larvée et à la perversion des valeurs, sans dériver pour autant vers le fantastique, mais en bouleversant les données de la normalité.
L’inadéquation du corps
2Elle est un facteur crucial d’isolement, de répudiation sociale, notamment dans le Sud ségrégationniste des années trente où se déroule Le Cœur est un Chasseur Solitaire. Le docteur Copeland est un médecin noir marginalisé d’abord par la couleur de sa peau, ensuite par ses études et sa culture. C’est un intellectuel que les difficultés qu’il a rencontrées et la culture qu’il s’est forgée emprisonnent dans un monde purement livresque et théorique. Il travaille avec le plus grand dévouement à soulager la misère de ses compagnons de couleur, mais son projet véritable est d’éduquer la communauté noire, de la faire progresser par le savoir, de manière à ce qu’elle puisse affirmer sa dignité et ses droits politiques. Personne ne l’entend et il doit se limiter à soulager indéfiniment le corps souffrant, à constater que les intelligences demeurent inemployées parce que la ségrégation a enfermé les Noirs dans la passivité. Ils végètent dans les professions subalternes, contents d’assouvir leurs besoins primaires : se nourrir – mal –, s’abriter – misérablement –, se reproduire.
3Après ses journées épuisantes, il se consacre à la lecture de philosophes, notamment Marx et Spinoza qui ont dénoncé l’aliénation et exalté la dignité de l’individu, quelle que soit sa race. L’un de ses fils porte du reste le nom de Karl Marx. Mais il rencontre aussi peu de succès parmi les siens que parmi les autres Noirs, car son idéal l’a rendu dogmatique et l’a coupé progressivement de sa femme et de ses enfants. Le couple s’est séparé et ses trois fils se sont éloignés de lui ; seule sa fille Portia tente de préserver un semblant de cohésion familiale. De plus, son beau-père est demeuré à la campagne, où il mène une existence patriarcale en exploitant une petite ferme. Le docteur est donc marginal parmi ceux-là même dont il devrait être le plus proche, tout en étant méprisé des Blancs. Son zèle missionnaire, son amertume ont fait de lui un misanthrope, à l’instar de Jake Blount, un autre protagoniste du roman. Blount est séparé des autres, à la fois par ses idées et son physique. Sur le plan corporel, c’est un être totalement disharmonieux, dont la laideur laisse songeurs ceux qui croisent son chemin :
L’homme était court sur pattes, avec des épaules massives comme des poutres. Il avait une petite moustache inégale et, sous cette moustache, la lèvre inférieure donnait l’impression d’avoir été piquée par une guêpe. Sa tête était très volumineuse et bien formée, mais son cou mince et délicat comme celui d’un petit garçon. La moustache semblait postiche, comme s’il l’avait mise pour un bal costumé et qu’elle tomberait s’il marchait trop vite. Elle lui donnait presque l’aspect d’un homme d’âge mûr, en dépit de la jeunesse du visage au front haut et lisse, aux grands yeux. Ses mains étaient énormes, tachetées et calleuses, et il était vêtu d’un costume bon marché en toile blanche. Il y avait chez cet homme quelque chose de très drôle, mais qui, en même temps, vous interdisait de rire1.
4Il a beaucoup lu, les mêmes ouvrages que le docteur Copland, ainsi que des auteurs très complexes et spécialisés, comme l’économiste Thorsten Veblen. À l’instar du médecin, il est obsédé par l’injustice qui règne aux Etats-Unis, mais qu’il considère exclusivement sous l’angle économique et social. Son but est moins d’éduquer ses compatriotes que de leur faire prendre conscience de l’exploitation dont ils sont victimes et de les amener à l’action violente. Rétif à tout engagement au sein d’un parti, bien que ses interlocuteurs le croient spontanément communiste, c’est un anarchiste. Blount et Copeland échouent. Le médecin, qui est tuberculeux, voit son mal s’aggraver brutalement après qu’il a été maltraité par la police ; incapable désormais de vivre seul et de travailler, il est contraint d’aller vivre chez son beau-père, dans ce Sud rural, emblème de tout ce qu’il méprise et qu’il a tenté de fuir. La fin de sa vie est un retour au point de départ, une régression. Son zèle missionnaire, pour sincère qu’il fût, n’a engendré que solitude, aliénation, aigreur ; paradoxalement, la ferme où il vivra désormais abrite une famille nombreuse, unie, vivant en autosubsistance autour de son patriarche. Le malheur de la pauvreté et de la promiscuité citadines en est absent, mais c’est une négation du progrès économique, social et politique, l’Eden régressif du Noir qui, se satisfaisant d’une existence végétative, a entériné l’injustice sociale institutionnalisée et s’en trouve bien, par opposition aux déconvenues de celui qui a tenté de s’y opposer.
5Il n’y a pas de retour en arrière pour Blount, mais une continuation de l’errance, de la fuite en avant stérile qui a commencé dès sa prime jeunesse. Comme le docteur Copeland, il estime avoir une mission à remplir, dont la révélation lui est venue de manière quasi religieuse. Il voulait être prédicateur lorsqu’il a subitement compris qu’il se devait à la lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme. Cette vocation a été scellée par un geste automutilant ; il s’est transpercé la main d’un clou afin de reproduire la souffrance du Christ rachetant sur la croix la souffrance humaine. Mais c’est un être déséquilibré intellectuellement et émotionnellement, trouvant son exutoire dans la violence et l’alcool. Ainsi, son unique entrevue avec le docteur Copeland se termine dans l’acrimonie alors que les deux hommes partagent de nombreux buts communs. Mais Blount est incapable de dialoguer. Son séjour dans la ville anonyme où se déroule le roman se termine en catastrophe : employé comme contremaître dans une fête foraine, il ne peut empêcher une rixe entre blancs et noirs qui fait un ou plusieurs morts. Affolé, il s’enfuit ; le restaurateur Biff l’aide financièrement et il part vers d’autres lieux, toujours dans le Sud, où il réitérera ses errements. C’est le type même du ‘drifter’, à la limite de la schizophrénie. Chez le docteur Copeland, la particularité physique engendre un processus de déshumanisation ; chez Blount, elle figure autant le déséquilibre intérieur que la marginalité sociale, l’incapacité à se structurer afin d’œuvrer au progrès des démunis avec lesquels il est incapable d’établir le moindre contact.
La difficile relation à la sexualité
6L’impuissance est, pour l’homme qui la subit, une forme subtile de différence et de marginalisation. Elle se rencontre chez le restaurateur Biff dans Le Cœur est un Chasseur solitaire et le capitaine Penderton (Reflets dans un Œil d’Or). Les deux hommes vivent leur difficile particularité de manière très différente. Biff est poussé à la générosité et à la sympathie envers les marginaux, ce dont Blount profitera largement. Penderton au contraire progresse de l’impuissance et de l’homosexualité larvée à la haine puis au meurtre. Les causes du problème sont également différentes. Biff a été longtemps un homme comme les autres, son impuissance résulte d’un souvenir humiliant. Il garde le souvenir de conquêtes féminines passées, mais son mariage avec Alice ne représente plus rien sur le plan affectif ni émotionnel. La mort de celle-ci le libère, ce qui se traduit par une certaine féminisation qui, tout en préservant les apparences, l’induit à amener des changements subtils dans son existence. Le premier se situe, très concrètement, au niveau de la décoration, lorsqu’il réaménage l’ancienne chambre conjugale avec un dépouillement tout masculin, assorti d’un choix de couleurs et de détails très féminins :
Il remplaça le lit métallique par un divan. Il y eut un épais tapis rouge sur le sol et il avait acheté une belle tenture couleur bleu de chine pour le mur, là où les lézardes étaient les plus apparentes. Il avait dégagé l’âtre et l’avait empli de rondins de pin. […] Dans le coin, une vitrine renfermait sa collection d’objets rares : des papillons, une pointe de flèche très originale, un galet reproduisant étrangement la forme d’une tête humaine. Il y avait des coussins de soie bleue sur le divan et il avait emprunté à Lucile sa machine à coudre pour confectionner les épais rideaux rouges destinés à la fenêtre. Il adorait cette pièce. Elle était à la fois calme et luxueuse. Sur la table, il y avait une petite pagode japonaise ornée de cristaux qui tintaient dans les courants d’air en faisant une musique étrange2.
7De la même manière, il prend de plus en plus de soin à décorer la vitrine du restaurant avec un choix de fleurs et de fruits artistiquement disposés plutôt qu’avec des plats de victuailles.
8Il semble évoluer en une sorte d’hermaphrodite affectif, comme en témoigne le désir de paternité qui se mue progressivement en fantasme. Lorsque Biff rêve aux enfants qu’il aurait aimé avoir, il se voit toujours sous l’image d’un père, mais avec un soin du détail tout maternel, notamment au niveau de l’habillement :
Adopter deux petits enfants. Un garçon et une fille. De trois ou quatre ans environ, pour qu’ils puissent toujours sentir qu’il était leur père. Leur papa. Notre père. La fillette […] joues rouges, yeux gris, cheveux blond pâle. Et les vêtements qu’il lui confectionnerait : des robes en crêpe de chine rose avec des smocks délicats à l’ourlet et aux manches. Des socquettes en soie et des souliers en daim. Et pour l’hiver, un petit manteau de velours rouge avec une toque et un manchon. Le garçon aurait la peau sombre et les cheveux noirs. […] Et ils deviendraient grands et forts tandis que lui vieillirait3.
9Cette prédilection pour l’enfance se mêle à une certaine sensualité, comme le montre le choix de matières concernant les vêtements de la petite fille rêvée, mais l’ambiguïté ne vire jamais au désir pédophile. Il est attiré par Mick, une adolescente de treize ans, issue d’une famille nombreuse, oscillant entre le garçon manqué et la jeune fille qu’elle deviendra durant le cours du roman. Il tente à plusieurs reprises de se rapprocher d’elle, mais elle le trouve antipathique et il n’insiste pas, même si l’auteur prend soin de marquer discrètement le caractère sexuel de l’attirance qu’il éprouve à son égard. Lorsqu’elle sort de son ambivalence et opte définitivement pour la féminité conventionnelle, elle cesse de l’intéresser.
10Chez le capitaine Penderton, la dimension sexuelle est infiniment plus complexe et perverse. C’est un personnage essentiellement cérébral, physiquement lâche et peu attiré par la féminité, bien qu’il ait épousé une femme très désirable, Leonora :
Elle avait été vierge en l’épousant. Elle l’était encore quatre nuits après le mariage, et à la cinquième les changements intervenus dans son état avaient simplement éveillé sa perplexité. Pour le reste, difficile à dire4.
11Depuis, les époux vivent chacun leur vie en continuant d’habiter sous le même toit, dans la base militaire qui est le cadre du roman. Penderton s’intéresse davantage aux amants successifs de son épouse qu’à celle-ci. Le dernier en date, leur voisin, le major Morris Langdon lui procure matière à phantasmer car il offre l’image convenue de la séduction virile.
12Mais cette satisfaction substitutive se trouve bouleversée lorsque Penderton croise un jeune soldat qui fait naître chez lui une émotion dont l’intensité et l’ambivalence relèguent au second plan les fantasmes vagues provoqués par Morris Langdon. Le mélange d’attirance et de haine qu’il ressent se révèle à la conscience du capitaine d’une manière indirecte et très sophistiquée, par le biais du cheval, animal symbolique par excellence. Leonora Penderton, qui est une excellente cavalière, comme son amant Langdon, et à la différence de son mari, possède un cheval de grande valeur, mais difficile, nommé Firebird. Le capitaine le monte occasionnellement, mais fort mal. Peu après avoir remarqué le jeune soldat, il part un jour avec l’animal qu’il bat sauvagement. Celui-ci se lance dans un galop effréné entraînant, à la manière d’une révélation, la dissociation de l’âme et du corps chez son cavalier :
Et, ayant renoncé à préserver sa vie, le capitaine se mit soudain à vivre : une joie immense et délirante le submergea. […] Le monde était un kaléidoscope et chacune des images multiples qu’il voyait se gravait dans son esprit avec une intensité brûlante. […] Le capitaine ignorait désormais la terreur ; il s’était élevé à ce degré de conscience rare où le mystique sent que la terre est lui-même tandis que lui-même est la terre5.
13Firebird finit par le jeter à terre et disparaît. Quelques heures plus tard, c’est le jeune soldat qui le ramène.
14Or ce jeune homme silencieux, apparemment terne et sans histoire, présente lui aussi une personnalité trouble et une perception déformée de la sexualité. Il n’est ni homosexuel ni impuissant, mais de son éducation campagnarde il a retenu une méfiance invincible à l’égard de la femme, dont on lui a inculqué qu’elle est la source d’une terrible maladie. Bien qu’il s’abstienne sur le plan sexuel, il se fait examiner chaque mois pour vérifier qu’il n’a pas été contaminé. Mais il a lui aussi des plaisirs substitutifs, également liés au cheval : sans en parler à personne, il emprunte régulièrement un cheval à l’écurie de la base, qu’il monte avec beaucoup de grâce. Au bout d’un moment, il débarrasse sa monture de son harnachement tandis que lui-même se dénude et s’étend sur un rocher au soleil.
15La course effrénée de Penderton coïncide précisément avec l’un de ces moments, qui, en dépit de sa brièveté, devient le catalyseur de l’obsession du capitaine. Par contre, le soldat est fasciné par Leonora, qu’il a aperçue une fois nue. Depuis, il s’introduit régulièrement dans sa chambre et la regarde dormir jusqu’à l’aube. A l’ambivalence du capitaine répond le voyeurisme du soldat. Les deux hommes désirent et nient simultanément leur désir, le premier par la haine, le second par la contemplation volontairement passive. Le jeune homme n’éprouve qu’indifférence pour Penderton qu’il obsède de plus en plus. Celui-ci triomphera car, le surprenant une nuit près du lit de sa femme, il le tue d’une balle en plein front.
16À l’impuissance masculine correspond l’impossibilité d’assumer sa féminité, telle qu’elle apparaît dans La Ballade du Café Triste, avec le personnage de l’héroïne, la très masculine Miss Amelia, aussi grande et robuste qu’un homme de haute taille, aux cheveux courts et coiffés en brosse, affligée de surcroît d’un léger strabisme. Pourtant, elle a jadis suscité l’amour d’un homme peu ordinaire, beau et méchant, séducteur sans scrupules, qui s’est amendé pour lui plaire. Mais, après la cérémonie de mariage, elle s’est refusée à le traiter en époux en dépit des efforts qu’il a déployés pour la fléchir. Dix jours plus tard il a dû quitter la bourgade après avoir reçu une correction des mains de son épouse. Ayant juré de se venger, il est devenu pilleur de banque. Après plusieurs années de prison, il revient sur le lieu de son humiliation ancienne afin d’accomplir sa vengeance.
17Depuis, Miss Amelia a vécu seule, apparemment très satisfaite de son sort, même si sa manière d’être témoigne d’une frustration qu’elle serait bien incapable d’exprimer par le langage, et qui se traduit par l’âpreté au gain, l’esprit procédurier, la rancune tenace et la dureté en affaires. Détail révélateur : elle fait office de médecin pour les villageois et ses remèdes sont en général excellents, mais elle se refuse à soigner les maladies féminines. Elle mène une existence totalement masculine, partagée entre son commerce, l’administration de ses biens et la distillation clandestine d’un excellent whisky. Toutes ces activités ont fait d’elle la personne la plus fortunée de la bourgade où vivent essentiellement des ouvriers pauvres travaillant dans les usines textiles des environs, et leurs familles. Un samedi de paye, alors qu’Amelia vend son whisky, apparaît un personnage pathétique et grotesque, qui répond au nom de Lymon et déclare être son cousin éloigné :
Il mesurait à peine plus d’un mètre trente et portait un manteau rapiécé de couleur rousse, qui lui arrivait tout juste aux genoux. Ses petites jambes torses semblaient trop minces pour supporter le poids de son ample poitrine déformée et de la bosse qui lui coiffait les épaules. Il avait une très grosse tête, avec des yeux bleus très enfoncés et une petite bouche fine. Son visage était à la fois doux et insolent6.
18Contre toute attente, elle lui offre l’hospitalité ; quelques jours plus tard, les clients de l’épicerie le découvrent vêtu de neuf et visiblement chez lui. Si les mauvaises langues prétendent que le couple disparate ‘vit dans le péché’ ; rien n’est jamais établi. Par contre, le bossu prend un ascendant étrange sur cette femme dure et autoritaire, qui a vécu jusqu’alors en autarcie parfaite. L’aspect positif de cette transformation réside dans le fait qu’Amelia s’humanise, se fait plus sociable. Alors qu’auparavant, elle interdisait à ses clients de consommer leur alcool dans la boutique, elle installe des tables et des sièges, puis se met à vendre d’autres boissons. C’est la naissance du café, qui devient progressivement restaurant et joue un rôle considérable au sein de cette petite communauté défavorisée. Il offre un lieu de rencontre et d’échanges permettant aux relations humaines de s’établir et de se structurer.
19Entre Miss Amelia et Lymon, les relations se sont visiblement inversées et la femme d’âge mûr se conduit à l’égard de son minuscule compagnon comme une mère gâtant son enfant. Par exemple, elle achète une voiture pour le mener au spectacle quand il s’ennuie ; comme une adolescente, elle lui montre les objets saugrenus qui constituent ses menus trésors. Néanmoins il n’y a pas de complicité véritable ni même de réciprocité, mais une forme d’exploitation d’un personnage marginal par un autre, ce dont Amelia ne se rend nullement compte. De plus, à la différence de sa ‘cousine’, qui a toujours vécu dans la bourgade et dont tous les habitants connaissent l’histoire, le bossu garde son mystère et demeure l’objet des conjectures les plus diverses et les plus déraisonnables, notamment au niveau de son âge, que l’on fait osciller entre douze et quarante ans.
20Son influence est également loin d’être totalement positive, car si c’est à sa venue que le village doit son café, il n’en est pas moins un être foncièrement paresseux et méchant, intelligent, prenant un plaisir pervers à semer la discorde parmi les consommateurs. Il est le véritable maître des lieux, ayant très bien saisi qu’Amelia dépendait affectivement de lui, alors qu’il n’a besoin d’elle que sur le plan matériel. Elle serait désormais incapable de se passer de lui, ce qui révèle indirectement l’étendue de sa solitude passée.
21Le drame se noue avec le retour de Macy, en libération conditionnelle. Cette arrivée provoque au sein du couple Amelia-Lymon une translation identique à celle de Reflets dans un Oeil d’Or. Lymon ne cache pas sa fascination pour le truand, qui de son côté ne dissimule guère le mépris et l’aversion qu’il éprouve à son égard. Là encore, les tensions s’exacerbent, mais se montrent au grand jour ; elles ne se jouent plus au sein d’un seul personnage, mais d’un trio : Amelia tente désespérément, mais en vain, de garder Lymon en lui faisant force présents, comme Macy l’avait jadis fait pour elle. Ce dernier commence à saper sa résistance en s’imposant dans le café, d’où elle n’ose le chasser et en y semant le désordre. Les rapports de force s’inversent progressivement au détriment d’Amelia. Durant leur bref mariage, elle avait prouvé qu’elle était la plus robuste physiquement et qu’elle n’avait nullement besoin de son époux. Par contre, elle ne parvient pas à garder Lymon, même en le gâtant outrageusement ; désorientée, elle se met à commettre des erreurs tactiques. Tout se retourne contre elle, elle perd progressivement son apparence d’invulnérabilité et la rancœur haineuse de Macy s’engouffre dans la moindre de ses failles. Il devient progressivement évident que le conflit ne peut se régler que par la force. Les époux se préparent donc à un match de boxe, qui doit se tenir dans le café même et dont l’enjeu est la faveur du bossu Lymon. À l’issue d’un combat acharné, Miss Amelia est, une fois de plus en train de l’emporter, lorsque Lymon, qui observait la scène du haut d’un comptoir, intervient d’une manière quasi démoniaque :
Mais, au moment même où Miss Amelia empoignait Marvin Macy à la gorge, le bossu fit un bond en avant et traversa les airs comme s’il lui avait poussé des ailes de faucon. Il atterrit sur le large dos de Miss Amelia et lui serra la gorge de ses petits doigts crispés en forme de serres7.
22Le lendemain, Lymon et Macy quittent le café ensemble après l’avoir saccagé. Il ne rouvrira jamais.
23La Ballade du Café Triste met en scène des personnages aussi déformés intérieurement que corporellement, entretenant entre eux des rapports aussi ambigus que leurs physiques. Ainsi, Miss Amelia n’est jamais un personnage vraiment positif, elle et Lymon sont deux aberrations de la nature. Le cas de Macy est plus complexe, car l’auteur insiste sur son enfance misérable qu’elle inclut dans un commentaire plus général sur la nature humaine. L’élément étrange réside davantage dans son amour passionné pour la jeune Amelia, mais les raisons du cœur précisément sont inexplicables. Au moment où se situe l’histoire, les deux hommes présentent une gradation dans le mal ; Lymon a toujours été un être parasite et méchant, une créature basse et dominatrice ; Macy a renoncé à s’amender ; Miss Amelia se voit dédaignée comme elle a dédaigné son époux. Sa faute la plus grave tient peut-être au fait qu’elle a rejeté un amour sincère, refusant de reconnaître son mari dans sa dimension humaine. Longtemps plus tard elle s’est trouvé un exutoire avec Lymon dont on ne sait vraiment si elle l’a aimé ou si elle l’a instrumentalisé à la manière d’un animal favori, ne se rendant jamais compte que la domination était en réalité de son fait.
L’infirmité et la maladie : le monde des perceptions paradoxales
24L’infirmité et la maladie sont les deux expressions les plus tangibles de la marginalité. Elles se présentent essentiellement à travers les personnages de Singer, dans Le Cœur est un Chasseur Solitaire et d’Alison, l’épouse malade du major Langdon de Reflets dans un Œil d’Or. La surdité de Singer produit un effet curieux sur ceux qui le côtoient : ils se sentent irrésistiblement attirés par ce personnage soigné, bienveillant et viennent déverser dans sa modeste chambre leurs rêves, leurs espoirs, leur mal de vivre. L’anarchiste Blount tente de mettre de l’ordre dans ses incohérences intimes ; le docteur Copland l’emmène visiter les taudis du quartier noir, où Singer est accepté spontanément. Pour la jeune Mick, passionnée de musique, mais trop pauvre pour prendre des leçons, il représente à la fois un confident et un objet de fantasmes. Biff lui-même, le personnage le plus solide et le plus autonome du roman, vient lui rendre visite, bien qu’il ne s’attarde pas et que la teneur de ses confidences ne soit jamais révélée.
25Singer fascine ceux qui le côtoient car son infirmité fait de lui un être hors normes et cependant intégré au monde quotidien. Graveur chez un bijoutier, c’est un homme de haute taille, au physique agréable, très soigné. Comme il ne parle pas et ne se départit jamais de sa courtoisie, tous ont le sentiment d’être compris sans subir de jugement. C’est aussi un être profondément généreux sur le plan matériel, qui héberge Blount pendant que celui-ci cherche du travail ; il a toujours quelque rafraîchissement ou quelque douceur en réserve pour ses visiteurs. Pour Noël, il leur fait le cadeau splendide d’un poste de radio dont lui-même ne saurait profiter. Le handicap ne fait pas de lui un être composite, disharmonieux à la manière de Blount qui relève pourtant de la normalité corporelle. Singer devient le réceptacle de toutes les nostalgies, désirs, aspirations, de la meilleure part de ses visiteurs, qu’ils ne peuvent réaliser en raison de leurs difficultés ou lacunes personnelles, ainsi que de la dureté de leur existence. Son mutisme, le mystère de ses origines font de ce personnage mutilé et souverainement disponible un être quasi mythique dans la ville où il ne tarde pas à être très connu car, incapable de se faire à l’absence de son ami Antonapoulos, il passe des heures à marcher à travers les différents quartiers. Tous ceux que leur histoire personnelle ou collective a déracinés le prennent spontanément pour l’un des leurs : le petit commerçant turc jure qu’il comprend sa langue ; les Juifs de la ville assurent qu’il appartient à leur confession.
26La vérité est beaucoup plus prosaïque : Singer n’a connu que l’orphelinat où il a appris le langage des signes, ainsi que celui des sons car, contrairement à ce qu’il laisse croire, il n’est pas muet, mais il a vite renoncé au langage articulé en se rendant compte que la bizarrerie de sa prononciation le marginaliserait plus que le mutisme : à la monstruosité et à la curiosité apitoyée, il a préféré l’anonymat. Or tous ses interlocuteurs font preuve à son égard d’un égoïsme naïf, spontané, car, devant son silence, jamais ils ne s’interrogent sur ses propres intérêts ni aspirations. Or Singer n’est pas dépourvu d’affectivité ; il a vécu des années en compagnie d’un autre sourd, un Grec nommé Antonapoulos. Ce dernier s’est mis à donner des signes de démence et a été interné dans un hôpital éloigné. Le départ de celui qu’il aimait par-dessus tout, sans que les raisons de cette étrange affection ne soient jamais révélées, a été pour Singer une perte irréparable. Le Grec est à l’opposé de ce qu’il représente et figure une certaine forme d’animalité ; il ne s’intéresse qu’à la nourriture et à la boisson ; alors que Singer est un passionné d’échecs, il se contente pour unique distraction d’un certain plaisir secret8. Pourtant c’est Singer qui dépend affectivement d’Antonapoulos. Séparé de lui, il lui adresse des lettres qu’il n’envoie jamais, dans lesquelles il lui confie son désarroi. Quasi-illettré, privé de raison et diminué par la maladie, Antonapoulos devient progressivement pour son ami désemparé la figure mythique que celui-ci représente pour ses visiteurs.
27Singer ne saisit pas tout ce que lui demandent ses visiteurs, qui eux-mêmes ignorent qu’il n’est pas un réceptacle passif de leurs vies, mais qu’il fait usage de son entendement pour les juger, sans indulgence excessive parfois :
Tous sont des gens très occupés. […] Je ne veux pas dire qu’ils travaillent jour et nuit, mais qu’ils ont tant de choses en tête qu’ils ne sont jamais en repos. Ils viennent dans ma chambre et me parlent, au point que je ne comprends plus comment une personne peut ouvrir la bouche à ce point sans se fatiguer. […] Cela fait maintenant cinq mois et vingt et un jours. Tout ce temps, j’ai été seul avec toi. La seule chose que j’imagine est le moment où je serai de nouveau avec toi. Si je ne peux pas venir bientôt, alors je ne sais plus9.
28Cette lettre montre les limites de la communication indifférenciée, où la subjectivité s’épanche sans se préoccuper de qualité ni de réciprocité. Lorsque Singer découvre qu’Antonapoulos est mort, il se suicide, sans que personne de son entourage n’en comprenne les raisons.
29La mort et l’isolement sont également le lot d’Alison Langdon (Reflets dans un Œil d’Or) dont la maladie cardiaque fait une quasi invalide, tout en exacerbant sa lucidité. Trompée par son mari, méprisée par Penderton, contrainte de supporter la bêtise de Leonora, elle est le seul membre du quatuor ayant une vision claire des choses :
Morris Langdon, avec son manque de finesse, était aussi stupide qu’un homme pouvait l’être. Leonora n’était rien de plus qu’un animal. Quant à ce voleur de Weldon Penderton, il était au fond de lui-même, irrémédiablement corrompu. Quelle bande ! Elle en venait à se détester elle-même. […] Si elle avait un grain de fierté, Anacleto et elle-même ne se trouveraient pas dans cette maison ce soir10.
30Elle ne l’utilise pas dans un esprit malveillant comme le fait Penderton, mais, décidée à divorcer, tente courageusement d’échafauder des plans d’avenir. Elle est isolée au sein de son entourage, considérée comme excentrique, voire folle parce qu’elle aime la lecture et la musique classique et surtout en raison des anecdotes inventées que Penderton colporte méchamment sur son compte. La maladie, qui la sépare définitivement de l’action, la rapproche, pourtant paradoxalement de celui-ci en exacerbant l’acuité de sa réflexion, tandis que Leonora et le soldat voyeur forment un autre couple antagoniste.
31Dans cet univers très noir où la communication s’avère fallacieuse, où le jeu des obsessions se double de la loi du plus fort pour remplacer les sentiments, il convient de signaler la présence de quelques rares êtres lumineux. Le premier d’entre eux est la jeune Mick dans Le Cœur est un Chasseur Solitaire. C’est un caractère entier, capable d’affections sincères et de générosité, compensant par le rêve la pauvreté matérielle et l’angoisse du lendemain qui consument ses parents. Mais c’est aussi un personnage brutal, tout en aspérités, qui semble défait très tôt par la vie : lorsqu’elle devient vendeuse dans un Woolworth afin d’aider les siens, elle se transforme en jeune fille banale et, si elle rêve encore de musique, la fatigue quotidienne l’empêche de poursuivre son rêve. Le personnage véritablement magique au sein des trois œuvres considérées est Anacleto, le boy philippin d’Alison Langdon, qui lui est passionnément attaché. C’est un être aérien, qui danse plus qu’il ne marche, qui a le sens du beau. Gentiment excentrique, il est le seul à faire rire la malade. Mais surtout il est animé d’une compassion dépassant même celle de Singer. Une nuit, Alison est victime d’une terrible crise d’angoisse à l’idée de mourir. Anacleto vient la rassurer, la ramener dans le monde des vivants :
On frappa doucement à la porte, mais elle ne l’entendit pas. Pendant quelques instants elle ne comprit pas qu’Anacleto était entré dans la chambre et tenait sa main dans la sienne. […] ‘J’ai eu si peur, dit-elle. Est-il arrivé quelque chose ?’
‘Rien. Mais ne faites pas cette tête-là’. […] Je vais descendre chercher mes petites affaires et rester avec vous jusqu’à ce que vous soyez endormie. […]
Il agissait, non pas comme s’il avait quitté son lit au beau milieu de la nuit par pure gentillesse, afin de tenir compagnie à une femme malade, mais comme s’ils avaient librement choisi cette heure particulière de la nuit pour faire une petite fête rien qu’à eux11.
32De manière significative, il disparaît le lendemain de la mort d’Alison.
33La marginalité physique donne lieu, chez Carson McCullers, à une série de variations sur la bizarrerie, l’anomalie, l’infirmité corporelle et mentale, préludant à toute une gamme de perversions. Mais elle possède également un visage plus insidieux, lorsque l’écrivain présente des personnages parfaitement à l’aise avec leur corps et que cette adéquation même au sein du monde physique prive totalement de pensée et de sensibilité, les confinant dans le registre de l’animalité sous des dehors séduisants, voire brillants. Entre ces deux pôles de la marginalité se profile occasionnellement une forme de droiture et de culture, de pureté et d’amour désintéressé, mais qui à aucun moment ne suffit à racheter le sombre tableau offert par ce qui apparaît très souvent comme une galerie de monstres.
Notes de bas de page
1 The Heart is a lonely Hunter, 1940, Penguin Books, p. 18, trad. A-M Baranowski.
2 The Heart…, op. cit. p. 198.
3 The Heart…, p. 207.
4 Reflections in a Golden Eye (1941), Mariner Books, 2000, Boston New-York, 2000, p. 16.
5 Reflections, op. cit., p. 69, trad. A-M. Baranowski.
6 The Ballad of the sad Café, (1951), Penguin, p. 11, trad. A-M Baranowski.
7 The Ballad…, p. 80.
8 The Heart…, p. 8.
9 The Heart…, p. 189-191.
10 Reflections…, p. 78.
11 Reflections…, p. 82-83.
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