Particularités physiques dans la littérature japonaise. De l’Enfant Buveur du Mont Oe à l’Enfant merveilleux d’Oé Kenzaburo
p. 192-203
Texte intégral
1Oé Kenzaburo, prix Nobel de la littérature, a trouvé son vrai chemin lorsqu’il a su qu’il venait d’avoir un enfant malformé. Il raconte cette histoire d’abord dans son Affaire personnelle (1964), puis dans d’autres romans ultérieurs. Dans ce roman, l’enfant est né avec deux têtes, et après une longue et douloureuse réflexion, le père donne son accord pour l’opération. L’opération réussit, mais l’enfant reste gravement handicapé. L’assimilant aux enfants monstres d’Hiroshima, Oé développe le thème dans un cadre mythologique ; l’affaire personnelle devient le noyau d’un nouveau cycle de mythes personnels, puis de mythes universels. Il reconstruit son propre univers dans la géographie imaginaire de Shikoku, dans une vallée profonde qu’il imagine comme la matrice d’un univers à part, habité par des êtres mythiques, des monstres et des marginaux. C’est là que l’enfant monstre doit trouver sa place. Il y a d’abord une grande déesse boulimique, Oshikome qui pèse plus de 500 kilos et un vieux trickster, le Destructeur. A leur côté, il y a un enfant merveilleux qui est né avec une blessure sur le crâne, Meisuke. Cet enfant est une transposition de l’enfant monstre de l’Affaire personnelle. Son image s’enracine à la fois dans les cauchemars du temps nucléaire et dans la vieille tradition populaire du Japon.
2Autrefois, au Japon, l’enfant malformé ou l’enfant trop fort était condamné à mort dès sa naissance ; On l’abandonnait dans la montagne, en disant que c’était l’enfant du diable (onigo), mais ces enfants jetés dans la montagne, survivaient quelquefois pour devenir des chefs de bandits. Tout en les craignant, on les respectait et on espérait qu’ils réformeraient le monde trop dur à supporter. C’est l’attente désespérée du renversement total de toutes les valeurs. Le règne des empereurs (ou des capitalistes) doit être remplacé par celui des « hommes nouveaux1 », qui pourraient être des enfants démoniaques. Les légendes racontent les exploits de ces enfants merveilleux, dont le plus célèbre doit être le moine sauvage, Benkei. Le roman épique du cycle de Genji, Gikeiki (XVe siècle) raconte la fin tragique de ce héros hors du commun.
Benkei, Enfant Buveur, Kintaro, enfants monstres des légendes
3Benkei est le fidèle compagnon du héros tragique, Yoshitsune. C’est un mauvais moine, de stature géante, de grande force. Un soir, il attendait sur le pont Gojo un passant distingué pour enlever de force son sabre. Il avait déjà 999 sabres, mais il en voulait mille pour satisfaire son amour propre. Un jeune gentilhomme arriva en jouant d’une flûte de bambou. Il portait un sabre d’or. Le mauvais moine lui barre le chemin en lui demandant de lui laisser son sabre. Le jeune prince dit qu’il n’avait qu’à essayer de l’enlever de force, et bondissant alors légèrement sur le mur d’à côté, il donna un coup au moine avec le dos du sabre. Après plusieurs échanges de passes, le géant finit par capituler en promettant de devenir un serviteur fidèle. Yoshitsune le joignit à sa suite, et bientôt, il mena la bataille contre le clan Heike qu’il finit par soumettre complètement. Mais calomnié, il fut mis au ban, puis attaqué par l’armée nationale, il mit fin à ses jours avec toute sa suite, y compris le géant Benkei.
4Benkei est né d’une manière extraordinaire ; son père était un sexagénaire, qui avait enlevé une princesse et l’avait mise enceinte. Elle dut porter l’enfant pendant 3 ans (18 mois selon une autre version), et quand il naquit, il avait toutes ses dents ainsi que des cheveux qui descendaient jusqu’aux épaules. On le considéra comme un démon mais au lieu de l’abandonner dans la montagne selon les coutumes, on le donna à une tante de la famille. Cependant l’enfant devint trop sauvage de sorte qu’on fut obligé de l’envoyer dans un temple sur le mont Hiei, d’où il fut à nouveau chassé au bout de 4 ou 5 ans. L’enfant devint alors un mauvais moine solitaire qui tuait les hommes uniquement pour son plaisir. Mais après avoir rencontré le jeune prince Yoshitsune, jusqu’au dernier moment, il lui voua une fidèle amitié qui est illustrée par bien des récits héroïques.
5Mais Yoshitsune lui-même est un héros dont l’enfance le rapproche de Benkei. Après la mort tragique de son père, chef de l’armée révoltée, il est confié au temple du mont Kurama, à côté du mont Hiei. Là il s’exerce plutôt aux arts de combat en suivant secrètement des leçons d’un tengu, monstre ailé2. Cela lui donne l’image de l’enfant du tengu. Un peu plus tard, en s’échappant du temple, il cherche ses soldats, et rencontre Benkei. Et pour préparer la guerre contre le clan Heike, il va demander la protection d’un grand seigneur du pays du Nord, qui avait la même intention que Yoshitsune. C’est avec la protection de celui-ci, qu’il constitue son armée, et il remonte à Kyoto pour combattre le clan Heike.
6Si Benkei n’avait pas rencontré Yoshitsune, il aurait terminé sa vie comme bandit de grand chemin. Ce fut le cas de l’Enfant Buveur du Mont Oé, alias l’Enfant Ibuki3. Lui aussi était né avec toutes ses dents. Considérant le fait comme extrêmement néfaste, ses parents n’hésitèrent pas à l’abandonner dans la montagne d’Oé près de Kyoto. Cependant, dans la montagne, tous les fauves vinrent l’admirer et toutes les femelles l’adoptèrent comme nourrisson. Bientôt l’enfant devint un géant d’une force extraordinaire tout en gardant le visage d’un enfant. Comme il aimait boire, on le nomma l’Enfant Buveur. Adoptant alors tous les enfants sauvages comme lui, il devint le chef des bandits. Finalement, on envoya une expédition pour exterminer ces « ogres ». Ce sont les « quatre mousquetaires » de Minamoto no Raiko, chef de gendarmerie, qui furent désignés. Certains critiques, comme Kondo Naoya, pensent que c’est un combat entre frères car les « quatre mousquetaires », qui exterminèrent les « ogres », étaient eux aussi des enfants démoniaques4.
7L’un des mousquetaires, Fujiwara no Yasumasa, est un enfant abandonné dans la montagne. Et le cadet du groupe, Kintaro est un enfant sauvage trouvé dans la montagne. Un jour, au retour d’une expédition, Raiko et ses trois « mousquetaires » passant près du mont Ashigara, s’arrêtèrent devant une scène étrange : un enfant sauvage arrachait un grand arbre. C’était l’enfant d’une vieille de la montagne qui se retirait là. Alors qu’elle faisait une sieste dans la montagne, le dieu dragon passa dans un nuage noir, l’aperçut et la posséda. Au bout d’un certain temps (là on ne rapporte pas la longueur de la gestation), elle mit au monde un enfant extraordinaire qui était né avec les cheveux hirsutes, c’est Kintaro. Elle ne l’abandonna pas mais le laissa grandir au milieu des animaux sauvages : il s’amusait en luttant avec des ours, et Raiko, admirant la force de cet enfant, le prit dans sa suite.
8Ces légendes montrent que les enfants monstres ne peuvent être vaincus que par les enfants monstres5 ; ou que la force du mal peut être utilisée dans un but social quand on sait la dompter. Les enfants sauvages deviendraient les chefs des bandits, s’ils n'étaient pas morts, ou ils peuvent combattre brillamment sous les ordres d’un héros exemplaire, s’ils en rencontrent un. Ce sont les deux possibilités pour l’enfant monstre qui échappe à la mort. Le jeune père du roman d’Oé Kenzaburo devait examiner ces perspectives. Mais il se sentait plutôt mal à l’aise devant la situation.
Réactions personnelles du père de l’enfant monstre
9Le malaise du narrateur-père commence déjà à la veille de la naissance de son premier enfant. Ce malaise n’est d’abord que l’inquiétude du père à l’attente de son premier enfant. Mais ses réactions n'en demeurent pas là, il y a là quelque chose qui trahit le malaise d’un père de famille. Le narrateur est présenté comme un jeune répétiteur inexpérimenté, déjà bouleversé du fait qu’il va avoir la responsabilité d’un enfant et d’une famille. Jusqu’à ce moment, ce jeune époux n’assumait aucune responsabilité de chef de famille. Il entretenait un rapport ambigu avec son ancienne maîtresse en dehors de la vie conjugale. Il ne s’intéressait pas du tout à ce que pensait sa femme. D’ailleurs, sa femme est presque absente dans son récit : l’Affaire personnelle. Pour tromper son inquiétude, il boit du whisky, et, dans un état d’ivresse, il erre dans la ville de nuit, jusqu’à ce qu’il affronte une bagarre avec une troupe de voyous. Et le lendemain, il reçoit la nouvelle de la naissance de l’enfant handicapé. Sa première réaction est la fuite, il pense à l’abandonner en s’évadant en Afrique. La conscience de sa responsabilité lui revient petit à petit, mais incapable de décider lui-même, il demande la protection ou la consolation de sa petite amie. Il laisse sa femme et son enfant à l’hôpital et passe la nuit en orgie sexuelle. Le lendemain, il se présente à l’école dans un état d’ébriété, il en est chassé par l’ordre du directeur. Enfin, il retourne à l’hôpital et demande timidement au médecin les moyens de sauver la situation : est-il possible de laisser périr l’enfant sans lui apporter aucun soin ? S’il adopte enfin la solution normale, c’est parce qu’il ne lui reste que cette solution.
10Mais en hésitant à assumer ses responsabilités, il a déjà commis l’infanticide dans son cœur. Cela devient une obsession. Dans la même année, Oé compose un récit sur l’obsession d’un homme persécuté par l’image de son enfant supprimé ; l’enfant supprimé poursuit le père en flottant dans l’air, ce monstre flottant s’appelle Agwii6. Même si l’enfant n’est pas supprimé, il suivra partout le père comme monstre difforme, incapable de mener une vie autonome. Le père s’effraie devant ces perspectives, et cherche la fuite. C’est la réaction d’un jeune père inexpérimenté, qui ne peut assumer sa responsabilité sociale. Mais au fond, chez Oé, il y a toujours ce sentiment de malaise de quelqu’un qui est venu au monde, par erreur de destin. Le narrateur de ces romans, présenté de façon sarcastique, ressemble à Gille, Pierrot perdu sur la scène, peint par Watteau.
Chefs des troupes de révolte
11Mais à mesure que le narrateur commence à prendre conscience de sa responsabilité, une autre image surgit pour l’avenir de l’enfant monstre. C’est l’empire des Enfants Buveurs. Si celui-ci et sa compagnie appartiennent de plus ou moins au domaine légendaire, nous avons d’autres enfants monstres dans l’histoire. Un de ces enfants sauvages historiques s’appelle Masakado, qui était un Enfant de Fer7. Son corps était enveloppé de fer sauf à un endroit secret. Il se proclama « empereur », voulut renverser la cour impériale. Souvenons-nous que Benkei était aussi un enfant-fer car sa mère mangeait tous les objets en fer pendant sa grossesse. Ce détail est repris dans l’histoire de Masakado. Et si Benkei devait rencontrer Yoshitsune, son avatar, Masakado, aussi devait rencontrer son double ennemi juré.
12D’abord, le parcours de Masakado croise celui de Benkei. C’est toujours la région la plus reculée du Japon, le Nord, qui voit arriver ces anti-héros. Le seigneur de la région, riche des mines d’or, les accueille. La région constituait un pays à part. Il y avait là depuis toujours un mécontentement contre la politique de Kyoto. Le peuple de la région aspirait à l’indépendance. Yoshitsune exprimait déjà cette aspiration. Masakado la reprit. Mais s’il y avait Benkei à côté de Yoshitsune, Masakado était solitaire. Il fut achevé par un héros également hors de commun, Tawara Tota.
13Tota, était un tireur qui ne manquait jamais sa cible, car il possédait un arc merveilleux donné par le roi dragon au retour de son service effectué au palais sous-marin8. Le roi dragon l’avait invité à combattre son ennemi, et le brave en revint avec le trésor du palais du dragon. Le récit fait partie des traditions racontant la visite du palais du dragon. Le plus ancien, relaté dans le mythe, est le récit du prince Hoori qui alla dans le palais sous-marin pour chercher un hameçon perdu. Il en revint avec la princesse Toyotamahime, qui lui donna un enfant merveilleux, lequel devint plus tard l’ancêtre de la famille impériale. Cet enfant naquit de la mère serpente comme Geoffroi aux grandes dents dans la tradition poitevine.
14Un de ces enfants s’appelait Horrible, et comme il était de nature diabolique, les parents furent obligés de le supprimer9. S’il y a un parallèle entre Mélusine et Toyotamahime comme le pense Laurence Harf-Lancner10, les enfants de Toyotamahime, eux aussi, doivent avoir des tares physiques comme les enfants de Mélusine. Si ce n’est pas la difformité physique, ils peuvent montrer des monstruosités mentales.
15L’enfant né avec ses dents peut devenir un des chefs des révoltés, s’il est incorporé dans un système social. Sera-t-il d’abord entouré ou abandonné ? Le roman d’Oé s’achève par l’espoir de l’insertion de l’enfant handicapé dans le village de la forêt. On ne sait rien de ce qu’il pense11. Son père est un peu optimiste après le voyage avec son enfant dans son village. Il se rappelle même la légende du chef des révoltés. Le thème sera repris dans des romans ultérieurs ; soit le beau-frère du narrateur, soit un gourou essaie de créer une communauté d’hommes nouveaux dans le village ou dans la forêt12. C’est une communauté qui redonne tous les espoirs aux handicapés. Mais, ces tentatives de création d’une petite communauté révolutionnaire échouent dans ses romans. Les gourous sont tués ou chassés avec les enfants handicapés. D’ailleurs, c’est le sort de tous les tricksters. Ils créent une autre valeur sociale en jouant le fou. Cela donne la possibilité de réexaminer la constitution de la collectivité, mais lui-même, le trickster est malmené, et finalement, il est chassé de la collectivité au lieu de la diriger comme le chef13.
M/T, histoire des merveilles de la forêt
16Le thème sera entamé dans le Jeu du siècle, repris par les Jeux des époques parallèles14, simplifié dans le M/T, histoire des merveilles de la forêt15. Là, il raconte l’origine de sa tribu, cachée dans la forêt de Shikoku. Il y avait une révolte contre la seigneurie régionale, mais après son échec, le chef des révoltés, dénommé le Destructeur, est embarqué avec ses camarades dans une nacelle à la dérive. Mais la fille du chef des pirates dirige la barque et ils sont sauvés du naufrage, c’est alors que le Destructeur oriente la barque à l’intérieur de la terre en remontant un fleuve. Ils arrivent au-dessous d’une falaise, et là, en faisant éclater ce grand rocher, ils rendent la terre habitable. Leur installation n’est reconnue par aucune autorité, qui pourtant vient leur imposer le tribut contre lequel les descendants des fondateurs se révoltent. Le chef des révoltés est un adolescent, né avec une blessure à la tête, Meisuke, qui est arrêté par les autorités, mais sa mère le console en disant qu’elle le mettrait encore une fois au monde. C’est ainsi que l’histoire d’un village enfoui dans une forêt, en perpétuelle révolte contre toutes les autorités se déroule ; à chaque tentative de normalisation, les villageois inventent des astuces imaginées par le trickster qui revient toujours sous le nom de Meisuke. Et cela jusqu’au moment de la dernière guerre mondiale, à laquelle le village oppose une résistance passive. L’armée impériale intervient, mais le village supporte les assauts pendant 50 jours. Et maintenant, sous l’apparence de l’état normalisé du village, les villageois continuent à rendre un culte à leur divinité de ténèbres, Meisuke-dieu. Le narrateur lui-même est fils du prêtre du village qui perpétue ce culte clandestin. Lui aussi il a une blessure à la tête, mais il vient d’avoir un enfant monstre, qui serait destiné, selon la légende du village, à faire « une grande chose16 ». L’enfant deviendra-t-il le sauveur ? Ou alors, la société le supprimera-t-elle comme un enfant du diable ? Si l’enfant dirige une révolte, les villageois se lèveront-ils avec lui ? Et à ce moment-là, y aura-t-il quelque espoir de succès miraculeux ?
17Chez Oé il y a l’image obsédante d’une scène grotesque de la fin d’un fou révolutionnaire. (Le jeu du siècle, 1967). Ce révolutionnaire devient fou après un coup de matraque reçu à la tête (blessure prédestinée) pendant l’affrontement avec une troupe d’agents de sécurité lors d’une manifestation violente. Celui-là s’est pendu tout nu, un concombre dans l’anus, le corps maculé de peinture rouge. C’est aussi l’image du narrateur retrouvé dans la forêt quand il était jeune, après « l’enlèvement divin17 ». L’enfant se peignait de peinture rouge. C’était un rite de renaissance initiatique d’un enfant né normal, qui voulait se marquer par un stigmate à la tête. Si l’enfant normal veut devenir un enfant merveilleux en essayant la petite mort et en imitant la naissance monstrueuse, comment le vrai enfant monstre peut-il espérer sa propre renaissance ?
18Oé aime à imaginer le renversement des valeurs dans une fête carnavalesque. Le roi est le fou. Même après la fête, il s’imagine volontiers que la fête continue et que c’est un monde à rebours qui se présente sous un masque. Pour le dévoiler, on n’a qu’à se comporter comme au carnaval. Dans ce monde à rebours, c’est la force des ténèbres qui règne. Si son rêve se réalise, les enfants monstres ne seront plus malheureux. Mais si ce rêve du monde renversé était déjà la réalité, et si la force du mal régnait sous le masque des empereurs pacifistes ? La chose n’est pas tout à fait impossible, car selon la légende, cette famille serait descendue du roi dragon. Et le dragon est ambivalent. Mais alors faut-il le renverser ? Faut-il le fuir ? Ou bien faut-il prétendre que le vrai maître de ce monde est l’homme nouveau ? Oé ne donne pas de réponse.
Quelques figures inquiétantes dans la famille impériale
19Sous la double contrainte de l’impérialisme et de l’américanisme, le Japon d’aujourd’hui sombre dans l’incapacité du renouvellement. Il n’y a aucun espoir de révolution, la famille impériale continuera à dominer le peuple japonais, les capitaux américains continueront à manipuler tout le système économique de la société japonaise. Mais nous savons que la longue histoire de la famille impériale n’est pas épargnée par les vicissitudes, et notre auteur a même voulu contester l’authenticité de l’empereur18. Au moins nous pouvons déceler des éléments hétérodoxes dans cette famille impériale. Le premier incident inquiétant réside dans la légende de la naissance du prince très saint Shotoku (573-621). C’est une légende parallèle à celle de la naissance du sauveur biblique : le prince Shotoku est né dans une étable, il aurait parlé déjà dans le sein de la mère19, et tout de suite après la naissance, il aurait prononcé une parole pour l’établissement de la paix universelle. Ces signes extraordinaires le classent parmi les enfants extraordinaires. Il était porteur de l’espoir dans le salut du monde, mais il est mort jeune avant de monter sur le trône, sort réservé au jeune sauveur sacrifié.
20Un autre enfant surnaturel dans la lignée impériale est l’empereur Antoku. C’est un très jeune empereur de 4 ans qui s’est jeté dans l’eau20, et le Roman de Heike dit que c’était l’incarnation du python aux huit têtes terrassé par Susanoo21. Le python avait, dans sa queue, une épée merveilleuse dont Susanoo s’est emparée et qui est désormais l’un des trésors impériaux22. Au moment de l’intronisation, le nouvel empereur doit recevoir ces trésors comme insignes de l’empire. Le roi dragon a dit que cette épée appartenait à la famille des dragons car elle était gardée par un python. Alors, pour la récupérer, l’enfant dragon fut envoyé à la cour sous la forme d’un jeune empereur et s’il se jeta dans l’eau avec cette épée, c’était pour la rendre au palais du dragon.
21On n’a pas pensé à examiner le corps de cet empereur mais il est possible qu’il ait porté trois écailles aux aisselles comme le signe de la lignée de dragon ou une queue de serpent au derrière. D’ailleurs, comme la famille impériale doit descendre de la dragonne, Toyotamahime, la résurgence du caractère dragonnien ne peut pas surprendre et si on n’a pas prononcé le mot Onigo (enfant du démon) à son sujet, la description d’un autre empereur, Mitsuhawake, retrace exactement celle de l’enfant démon. Cet empereur est né avec les dents bien alignées. Les chroniques officielles n’emploient jamais le mot « enfant du démon », seulement le Kojiki dit que cet empereur avait une grande taille de plus de neuf pieds, et de grandes dents d’une longueur de trois centimètres. La taille de neuf pieds est bien extraordinaire23. Ce sera une des preuves de l’existence des éléments hétérodoxes dans le sang impérial. Dans la plupart des cas, les empereurs ne montrent pas ces éléments inquiétants, ils passent leur temps en composant des poèmes, en jouant des instruments de musique, en laissant toutes les tâches administratives et politiques aux fonctionnaires et aux ministères, et ils se cachent derrière le paravent. Mais il se peut que ce soit le camouflage de l’origine ténébreuse. Nakane Chie pense que c’est le roi dragon qui détenait le vrai pouvoir et qui manipulait la politique en envoyant ses suppôts comme empereur24.
La lumière entrevue dans les ténèbres
22Après la défaite de la dernière guerre, dirigée au nom de l’empereur, les intellectuels ont dénoncé le subterfuge du système impérial, sans toutefois attaquer l’empereur en personne. Ils commencent par dénier la divinité de l’empereur, et c’était sous le signe de l’humanisme de la Renaissance que les intellectuels japonais après la guerre voulaient installer la société humaniste. Un des chefs de cette école de l’humanisme renouvelé était Watanabe Kazuo, traducteur de Rabelais, et Oé était son disciple. Il suit fidèlement l’enseignement du professeur Watanabe, et pour remettre en question le système impérial, il a recours au réalisme grotesque rabelaisien. En composant sa propre mythologie des monstres et des géants, il pense à Gargantua et à Pantagruel. Il fait l’éloge de la culture populaire carnavalesque en citant Bakhtine25. Son ami anthropologue, Yamaguchi Masao lui donne des éléments ethnologiques. Dans M/T, le Destructeur devient un géant, la déesse maternelle, Oshikome est la géante, et l’espoir du salut est toujours porté par un jeune trickster. Ce dernier porte toujours une déformation au crâne. Autrement dit, c’est quelqu’un qui a la tête dérangée. Ce royaume des géants et du trickster constitue une parodie du sacré qu’on nous impose.
23Oé oppose une force sauvage de ténèbres au principe de soleil, dont la famille impériale est censée être dépositaire, étant descendante de la déesse soleil. Mais cette fiction a été sévèrement critiquée après la guerre. Si la cour impériale ne représente pas la vraie lumière, d’où viendrait-elle ? Oé prétend que la vraie lumière doit s’échapper du fond de la forêt obscure. La vraie parole doit être prononcée par un « innocent ». Mais c’est le jeu de parodie et de vraisemblance : le faux s’oppose à un autre faux.
24Chaque révolte du village contre le système impérial a été écrasée par le pouvoir ; tous les tricksters qui la dirigeaient ont été mis à mort, mais la vie éternelle de la forêt ou les merveilles de la forêt engendrait chaque fois les nouveaux tricksters26. Tous ces tricksters révolutionnaires sont nés avec un stigmate à la tête, et à la fin du roman, cet enfant merveilleux entend le message venant du fond de la forêt, qu’il interprète dans sa musique. C’est la lumière vague qu’on entrevoit dans les ténèbres. L’enfant handicapé lui-même retourne au village, et en écoutant les histoires de la grand-mère, il compose une musique (à vrai dire, il improvise sur le piano, et le compositeur professionnel l’arrange et recompose). Cette musique s’intitule Le Destructeur, mais le narrateur pense que ce serait plutôt la musique des merveilles de la forêt. L’enfant s’appelle d’ailleurs la Lumière (Hikari). Si les villageois acceptent la musique, l’enfant monstre trouvera sa vraie place dans la société qui attend la lumière dans la nuit de l’ère nucléaire. Et l’auteur lui-même ne sentira plus le malaise d’être né dans un monde des autres. Bien sûr c’est impossible, cette musique sera incompréhensible aux villageois, et l’enfant sera de nouveau expulsé du village comme tous les tricksters qui le précédaient, mais là, c’est le sort réservé à tous les tricksters. Et le monde dans lequel tous les handicapés jouissent de droits et de liberté n’est pas encore là. Mais justement pour cela, en nous rappelant cette triste histoire des enfants monstres, si Oé Kenzaburo nous montre cette « vague lumière entrevue au fond de la forêt profonde », c’est pour démasquer tout le système de trucage de ceux qui prétendent représenter les vraies lumières.
Notes de bas de page
1 Oé écrit un roman qui s’intitule « Réveille-toi, l’homme nouveau » 1983. Dans ce roman, l’enfant monstre devient un musicien.
2 Les Tengus, monstres ailés étaient considérés comme les démons, ennemis du bouddhisme.
3 Satake Akihiro, Shuten Doji Ibun, Tokyo,Heibonsha. 1977.
4 Kondo Naoya, Onigo ron josetsu, Tokyo, Iwata shoin, 2002.
5 Comme le Jean de l’ours terrasse le dragon, c’est toujours un monstre qui combat un autre monstre.
6 Le monstre du ciel, Agwii, 1964.
7 Shoumon ki, vers 940.
8 Tawara Tota Monogatari xve siècle, l’arc magique se trouve dans plusieurs récits comme dans Huon de Bordeaux. Mais l’histoire de Tawara Tota est une reprise de celle de Chakutegon, ancêtre de la dynastie Kokuryo.
9 Jean D’Arras, Histoire des Lusignan.
10 Les Fées au Moyen-Age, Morgane et Mélusine ou la naissance des fées, Paris, Librairie Honoré Champion, 1984.
11 Comme le remarque Philippe Forest, il n’y a aucune description psychologique. Philippe Forest, Oé Kenzaburo - Légendes d’un romancier japonais, Paris, Editions Pleins Feux, 2001.
12 La saga de sa forêt est reprise dans la Lettres aux années de nostalgie, 1987, et dans la trilogie de l’Arbre vert en flamme, 1993-1995.
13 Oé cite les cas de lièvres dans les traditions des Winnebago, mais dans ces récits amérindiens, les tricksters ne triomphent jamais.
14 Il s’agit du jeu de drames répétés dans des époques différents, mais parallèles.
15 L’auteur lui-même donne l’explication de ce titre : M représenterait la Matriarche, T serait l’initial du trickster. Mais cela peut être une plaisanterie ou une mystification. Le titre s’inspire de S/Z.
16 Au moment de la naissance de Pantagruel, en constatant les monstruosités, on dit qu’il fera une bonne chose.
17 C’était la fugue de quelques jours. Mais on pensait que leur dieu l’enlevait pour le faire son prêtre. Le père du narrateur aussi emprunte le même déguisement pour soulever un mouvement contestataire dans le village. Oé utilise la même image pour plusieurs personnages de ses romans.
18 Cela lui a mérité une menace de la part de l’ultra droite.
19 Oyama Seiichi, Shotoku taishi no tanjo, Yoshikawa Kobunkan, 1999.
20 C’est la fin de la bataille de Dan no Ura, dans laquelle Yoshitsune l’emporte sur Heike.
21 Heike Monogatari, xiie -xiiie siècle.
22 Cela constitue les trois trésors impérieux qui sont transmis de règne en règne, avec une miroir, et une pierre. L’empereur Antoit se jette dans l’eau avec ces trois trésors, et on ne repêche pas au moins un de ces trésors.
23 Moins extraordinaire que Gargantua, mais il s’agit d’un empereur historique, qui est mort en 437.
24 Kane Chie, Les dragons dans la littérature de l’époque Insei, in Mythologie maritime- dieux et monstres, GRMC, 2004.
25 “Bien plus tard, la lecture des oeuvres du théoricien russe Bakhtine ramènerait Oé vers Rabelais et, au cours des années 70, lui révélerait les bases d’une esthétique romanesque nouvelle (carnavalesque et subversive). Ph. Forest, p. 38.
26 Le narrateur lui aussi a une blessure prédestinée à la tête, non à la naissance, mais à la suite d’un accident. Il serait un faux messie qui annonce l’arrivée de l’homme nouveau. Nous entrevoyons un perpétuel malaise que l’auteur éprouve vis à vis du monde actuel. C’est un révolutionnaire attardé, un trickster grotesque qui ne sert à rien ; de toute façon, ce sentiment de malaise dans le monde actuel est le point de départ de toutes ses créations littéraires.
Auteur
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