Marginalité physique dans Les Fous de Bassan de Anne Hébert
p. 181-191
Texte intégral
1En évoquant la question de la marginalité, nous devons d’abord délimiter le sens même du terme. Un marginal ne s’identifie pas, à notre sens, avec un exclu parce que le verbe ex-clure, du latin excludere, contient l’idée d’un rejet, d’une expulsion de quelqu’un d’un « endroit où il était admis1 » ou bien d’un Centre2 ou d’un cercle communautaire. Or, un marginal est quelqu’un qui se trouve en marge d’un espace ou d’une communauté, et qui, sans être accepté ni banni, manifeste sa présence par sa différence.
2Ceux qui se situent en marge ne sont ni à l’intérieur du cercle communautaire, ni en dehors de lui, mais sur la ligne de démarcation qui sépare le dedans et le dehors, le cosmos et le chaos, le réel et le fantastique. Ils sont ni inclus ni exclus, mais dans une position intermédiaire, dans un no man’s land entre deux espaces, entre deux mondes. Grâce à leur statut incertain, ils participent des deux univers qu’ils délimitent, sans leur appartenir véritablement. Les marginaux sont ceux qui, à la frontière de deux mondes, peuvent ouvrir le passage de l’un vers l’autre et les faire communiquer, mais en même temps, ils sont aussi les plus vulnérables, car, dès qu’un conflit surgit, ils sont les premiers à être mis en accusation.
3La plupart des protagonistes du roman hébertien sont, d’une manière ou d’une autre, des marginaux. Ainsi, le révérend Nicolas Jones se singularise par la couleur rousse de ses cheveux de même que par son penchant incestueux envers sa petite nièce Nora Atkins, alors que Stevens Brown est un marginal social, un criminel, un Caïn chassé de son village à cause du meurtre de son proche. Perceval frôle la marginalité psychique, car c’est à lui qu’incombe le rôle du fou du village, tandis que Nora Atkins est marginalisée, tout comme le révérend, pour sa rousseur, couleur néfaste à laquelle l’imaginaire chrétien attribue des valeurs diaboliques. Pour ce qui est d’Olivia Atkins, celle-ci se différencie des autres par son pied palmé, une petite déformation physique qui la rattache à un autre règne, celui des oiseaux aquatiques : canards, oies, mouettes et surtout fous de Bassan, oiseaux autour desquels se construit toute une isotopie de la « folie » dans le roman. En outre, symboliquement, la marginalité du personnage d’Olivia est due à son appartenance à l’univers mythologique de l’Autre Monde, peuplé par des créatures fantastiques et inquiétantes.
La marginalité physique – le monstrueux
4D’après Eliade, dans les sociétés archaïques et traditionnelles le monde s’organise en un microcosme, tout ce qui se trouve en dehors de ce monde clos étant le « domaine de l’inconnu, du non-formé » : « D’une part il y a l’espace cosmisé, puisque habité et organisé - d’autre part, à l’extérieur de cet espace familier, il y a la région inconnue et redoutable des démons, des larves, des morts, des étrangers ; en un mot, le chaos, la mort, la nuit3 ». La petite communauté anglophone protestante de Griffin Creek constitue un microcosme organisé autour d’un Centre, représenté par l’église du village et symboliquement par le révérend Nicolas Jones. À Griffin Creek, tout le monde se connaît très bien, trop bien même, de telle sorte qu’aucun détail « anormal » qui concerne l’un des membres de cette communauté ne passe inaperçu. L’on se guette, l’on s’épie mutuellement, en attendant de pouvoir montrer du doigt celui que l’on surprend en « flagrant délit » de monstruosité. Pourtant, parmi les quatre familles fondatrices du village, il y en a une qui se distingue des autres par l’étrangeté de ses membres. Il s’agit de la famille Brown, dont les quatre enfants ont chacun quelque chose de monstrueux.
5Il y a d’abord Perceval, le jeune frère de Stevens, que tout le monde connaît comme le « fou » ou l’« idiot » du village. Prisonnier de son autisme, Perceval ne parvient à s’exprimer qu’à travers un discours incohérent, des cris et des pleurs pour signifier aux autres qu’il a assisté aux terribles événements de l’été 1936. À cause de son incapacité d’expression et de son comportement maladroit et parfois brutal, Perceval est placé en marge de la condition humaine, en étant assimilé plutôt à une bête. À plusieurs reprises, les gestes et les agissements de Perceval évoquent ceux d’un chien. Ainsi, quand son frère Stevens est de retour au village, après cinq ans d’absence, Perceval manifeste naïvement sa joie et son affection : « Sa tête laineuse dans ma main, il se frotte contre moi tel un petit chien frisé ». (FB, 71) Ailleurs, incapable de maîtriser ses désirs envers sa cousine Nora, Perceval, se jette sur elle, au sortir de l’eau, comme un « gros chien » : « Le poids de son corps sur le mien, son souffle rauque, sa langue râpeuse sur mes joues pleines de sel. […] Perceval lèche mon nez, mon cou, mes épaules nues ». (FB, 117) Si le corps de Perceval est celui d’un adolescent, son âge mental est celui d’un enfant, et cette démesure entre son physique et son niveau d’intelligence le rend monstrueux, comme l’observe son frère, Stevens :
Des yeux bleus trop ronds dans une face de bébé, une caboche lourde qui penche sur l’épaule. Tout cela n’a pas changé depuis mon départ, sauf que cette tête enfantine est maintenant posée sur un corps exceptionnellement grand et robuste. Une sorte de géant avec une face de chérubin. (FB, 71)
6Perceval n’est pas le seul « monstre » dans le tableau familial des Brown. Les deux filles de la famille, les jumelles Pam et Pat, sont elles aussi marginalisées, d’abord au sein de leur propre famille. Dès leur naissance, on constate que leur gémellité est perçue comme un mauvais signe ; ce sont des enfants non désirés, deux bouches de trop à nourrir dans un foyer déjà pauvre. Leur propre mère les répudie : « Deux d’un coup c’est trop, dit-elle. Elle pleure et elle affirme qu’elle ne veut pas de ces deux enfants. » (FB, 86) Les jumelles sont un fardeau dont les parents souhaitent se débarrasser, aussi les envoient-ils chez le pasteur afin qu’il les prenne à son service. D’ailleurs, les Brown ne veulent pas chasser uniquement les jumelles, mais tous leurs enfants pour se retrouver enfin tous les deux, en tant que mari et femme. Stevens se souvient d’avoir entendu, dans son enfance, au cours d’une conversation entre sa mère et son père, des propos meurtriers qui visaient ses petites sœurs, pas encore nées, ainsi que lui-même et son frère, Perceval : « Il est question d’enfants qui ne doivent pas naître et d’enfants déjà nés qu’il faut perdre en forêt, avant qu’ils ne soient trop grands ». (FB, 85) On reconnaît le clin d’œil au conte des frères Grimm, Hansel et Gretel, où la misère familiale pousse la marâtre à conduire leurs enfants au fin fond de la forêt afin qu’ils ne retrouvent plus le chemin de la maison. En voyant l’attitude de rejet de sa mère par rapport à ses petites sœurs, Stevens s’imagine que ses parents sont des monstres, capables d’aller jusqu’au crime pour faire disparaître leurs enfants : « Je ferme les yeux. Qu’est-ce qu’on va faire des jumelles, les noyer comme des petits chats, les donner aux cochons peut-être, ou les perdre dans les bois ? » (FB, 86)
7Chassées par leurs parents, les jumelles ne sont pas mieux accueillies chez le pasteur qui voit en elles d’étranges créatures, des lunatiques qui ont abîmé sa galerie des ancêtres, en barbouillant les murs de représentations cauchemardesques des trois personnages féminins qui ont trouvé la mort pendant l’été 1936 et dont le pasteur se sent, en quelque sorte, responsable : sa femme, Irène, qui s’était pendue en apprenant que son mari avait tenté de séduire sa petite nièce, ainsi que Nora et Olivia, les deux cousines que Stevens a sauvagement tuées :
Ces filles sont folles. Non complètement idiotes comme leur frère Perceval, ni maléfiques comme leur autre frère Stevens, mais folles tout de même. Niaiseuses de manières. Avec dans la tête toute une imagerie démente qui se dévergonde sur mes murs. (FB, 17)
8L’apparence physique des jumelles est définie par leur identité : elles ont la même taille, elles portent toutes les deux de longues tresses blondes, le seul indice permettant au pasteur de les différencier étant une cicatrice au poignet de Pat. Sans âge et dépourvus de la sensualité féminine, leurs corps légers suggèrent au pasteur l’appartenance à une nature volatile : « Pas une once de graisse, ni seins, ni hanches, fins squelettes d’oiseaux ». (FB, 17) Nicolas Jones, pour qui Pam et Pat sont des créatures insignifiantes et sans personnalité, va jusqu’à nier leur qualité d’êtres vivants, les assimilant à des objets :
Une vieille petite fille. Une herbe, une épingle, une fourmi. Aucune importance. Une quelconque chose – créature – végétale, arrachée au sommeil, parmi des centaines de créatures-choses-végétales, identiques-interchangeables, perdues dans le sommeil. (FB, 33)
9Mais ce n’est pas que chez les membres de la famille Brown que l’on retrouve des particularités monstrueuses. Olivia Atkins a une petite malformation physique qu’elle cache soigneusement mais qui la place en marge de la société. Le « stigmate » du personnage est une membrane qui relie ses orteils, évoquant les pieds palmés des oiseaux marins. L’origine aquatique d’Olivia, ainsi que celle de sa cousine, Nora, est préfigurée dans le roman par une remarque de Stevens Brown au sujet de son frère fou, Perceval :
Perceval prétend que ma grand-mère est un dauphin et qu’elle n’a qu’un seul désir, entraîner ses deux petites-filles vers la haute mer, sur des coursiers d’écume. De là à leur inventer des queues de sardine, des nageoires agiles et des cervelles de la grosseur d’un grain de framboise, il n’y a qu’un pas. (FB, 71)
10Même la maison dans laquelle Olivia vit rappelle étrangement un navire, ce qui renforce l’idée de l’appartenance de la jeune fille à l’univers marin : « La charpente craque dans la maison, pareille à une coque de bateau, en pleine tempête. » (FB, 77)
11Si Olivia fait figure de marginale, ce n’est pas uniquement en raison de sa tare physique, mais aussi, paradoxalement, grâce à sa beauté hors du commun, qui devient insoutenable aux yeux de Stevens, son cousin : « Cette fille est trop belle, il faudrait lui tordre le cou tout de suite, avant que… » (FB, 78) « Avant que… » le non-dit est très révélateur de la pensée du jeune homme, car s’il veut faire disparaître ses cousines, c’est pour éviter qu’elles deviennent « normales », c’est-à-dire comme toutes les autres jeunes filles qui deviennent des femmes à part entière à travers le mariage et l’enfantement. Il voudrait en quelque sorte conserver leur singularité, leur âge d’innocence, les renfermer dans une enfance éternelle, afin de les préserver de la métamorphose physique qu’amène la puberté, et d’empêcher l’avènement de l’âge adulte, perçu comme une époque déchue par rapport à l’espace-temps paradisiaque de l’enfance. Bien évidemment, l’acte meurtrier qu’il commet est atroce et sa volonté de figer le cours de la vie de ses cousines ne peut pas en être la justification.
Olivia de la Haute Mer et le mythe de Mélusine
12Si l’un des personnages des Fous de Bassan évoque le mythe de Mélusine, c’est bien Olivia de la Haute Mer. D’abord, le rapprochement avec le personnage de Mélusine est possible grâce au détail singulier de l’anatomie d’Olivia : les « pieds de canard » de celle-ci laissent deviner qu’en dehors de son existence terrestre, la jeune fille mène une existence aquatique. La mythique Mélusine témoigne également d’une nature ambiguë, à la fois humaine et animale, ophidienne dans son cas, à cause de la métamorphose hebdomadaire du bas de son corps en queue de serpent. Les deux jeunes femmes sont obligées de dissimuler leur « difformité » physique, parce que, tant que cela reste un mystère, elles peuvent paraître « normales » aux yeux de la société.
13L’étrange « défaut » d’Olivia, bien que secrètement gardé, sera révélé à Stevens par Nora qui est jalouse de la beauté de sa cousine. En apprenant la malformation des pieds de la jeune fille, Stevens est d’abord choqué et éprouve du dégoût à l’idée de cette imperfection qui, à ses yeux, rabaisse Olivia au rang de toutes les autres filles, en lui faisant perdre l’unicité que lui avait conféré sa beauté sublime, intouchable, au-delà du désir charnel. Alors qu’il avait idéalisé sa cousine, en faisant d’elle un personnage de conte de fées, à présent, désenchanté, tout ce qu’il souhaite, c’est de l’humilier :
Une si parfaite créature, comment cela est-il possible ? J’aurais dû la faire déchausser, lui examiner le pied, comme on fait pour un cheval. À qui se fier si la Beauté elle-même cache un défaut dans sa chaussure ? Cette fille n’est qu’une hypocrite. Ni plus belle ni plus sage que les autres. Une sainte nitouche. Les démasquer toutes. Leur faire sortir l’unique vérité de leur petit derrière prétentieux. Débarrassées des oripeaux, réduites au seul désir, humides et chaudes, les aligner devant soi, en un seul troupeau bêlant. (FB, 82)
14Mais le pied palmé de la jeune fille intrigue et fascine en même temps Stevens qui a hâte, tout comme le compagnon de Mélusine, de découvrir le défaut physique de celle dont la beauté lui avait semblé jusque-là parfaite : « Je demande à voir les pattes de canard de ma cousine Olivia » (FB, 97).
15Une autre ressemblance avec l’inquiétante femme-serpent se profile ensuite : Olivia et Mélusine ont une nature aquatique, se sentent à l’aise dans l’eau et aiment prendre le bain en toute intimité, loin des voyeurs. Mais les deux héroïnes sont poursuivies par le regard de leurs partenaires tentés de franchir l’interdit qu’elles leurs imposent. Tout comme Raimondin avait surpris Mélusine en train de se baigner, Stevens se glisse furtivement entre les rochers, sur la plage, afin de voir sa cousine, Olivia, au moment où elle nage dans la mer. Il assiste, en intrus, à ce moment de bonheur privilégié, réservé à la compagnie strictement féminine de la grand-mère et de ses deux petites-filles : « - Je t’ai vue, l’autre matin, toute mouillée, au sortir de l’eau, avec des longs cheveux pendants » (FB, 79), lui lance-t-il triomphant, peu de temps après. D’ailleurs, la visite de Stevens chez sa cousine Olivia et sa pénétration dans la maison est perçue par la jeune fille comme une transgression des limites de son univers et comme un mauvais présage : « Toi, mon cousin Stevens, je t’ai reconnu tout de suite, entre dix mille je t’aurais reconnu, mais tu n’es pas bon et il ne fallait pas te laisser entrer ». (FB, 79)
16Enfin, ce qui permet de rapprocher Olivia de la figure de Mélusine est sa transformation en esprit aérien. Après sa mort, Olivia se métamorphose en un « souffle d’eau », se confondant avec le vent. Mélusine, après la découverte de son secret, dit la légende, s’envole dans les airs, sous forme de serpent ailé. Les deux figures féminines deviennent ainsi des marginales et rejoignent la région des « démons, des larves, des morts, des étrangers4 » dont parlait Eliade. Mais, bien que menant une existence périphérique, Olivia et Mélusine ne coupent pas le contact avec le monde « cosmisé ». Olivia, dont l’esprit n’a pas retrouvé la paix, retourne à Griffin Creek à la marée haute pour retrouver ses souvenirs et pour essayer de comprendre ce qui lui est arrivé. Quant à Mélusine, la légende dit qu’elle revient parfois, la nuit, pour revoir ses enfants. Olivia de la Haute Mer, de même que la mythique Mélusine, se retrouvent ainsi dans la position intermédiaire que nous évoquions au sujet des marginaux, dans cette terre de personne d’où elles communiquent, à la fois, avec le monde des vivants et avec celui des morts ou des esprits, voguant entre le réel et le fantastique, entre terre / mer et ciel.
Religion chrétienne et marginalisation de la femme
17Au sujet des figures féminines inquiétantes de son œuvre, Anne Hébert explique lors d’un entretien, en faisant référence à l’ouvrage de Jules Michelet, La Sorcière, que, dans la société traditionnelle, les femmes qui n’accomplissaient pas leur rôle social d’épouses ou de mères et que l’on croyait dotées de pouvoirs extraordinaires étaient marginalisées, voire exclues :
La femme était, il n’y a pas si longtemps, incapable de se manifester autrement que comme épouse et comme mère. Pourtant Michelet dit qu’elle faisait des choses extraordinaires. C’est elle qui ramassait les plantes et qui soignait, de là son statut de sorcière. Si elle avait été un homme on aurait dit qu’elle était médecin5.
18Cette dernière observation est au moins troublante, car elle rend compte des préjugés d’une société imprégnée par le discours chrétien et patriarcal et qui refusait aux femmes le droit d’accéder au savoir. Dans ce contexte où le pouvoir intellectuel, spirituel ou physique féminin était perçu comme une menace pour l’autorité mâle, les femmes se sont vues obligées d’employer des moyens occultes, comme la sorcellerie, pour acquérir de nouvelles connaissances. C’est ainsi que leur pouvoir est devenu « un pouvoir noir », « un pouvoir en dehors de la société telle qu’elle a été construite… Ce pouvoir, elle [la femme] a dû l’usurper, elle a dû faire acte de sorcellerie6 ».
19Stevens se construit une représentation inquiétante de sa cousine, son esprit étant imprégné par les lectures bibliques de son enfance et par la parole de l’Évangile prononcée, lors des messes dominicales, par son oncle, le pasteur. Celui-ci est, d’après Stevens, le seul capable de maîtriser les passions des femmes du village : « Il n’y a que mon oncle Nicolas pour les calmer et leur faire entendre raison. Au nom de Dieu et de la loi de l’Église qui sait remettre les femmes à leur place » (FB, 88) Les propos moralisateurs de Stevens ne sont pas sans rappeler ceux de l’Inquisition médiévale qui, toujours au nom de l’Église, avait déclenché, par la chasse aux sorcières, toute une folie meurtrière. Selon Michelet, les accusations de sorcellerie qu’on infligeait aux femmes étaient le plus souvent arbitraires, les inculpées pouvant être mises à mort pour un oui ou pour un non : « Notez qu’à certaines époques, par ce seul mot Sorcière, la haine tue qui elle veut. Les jalousies de femmes, les cupidités d’hommes, s’emparent d’une arme si commode. Telle est riche ?… Sorcière. – Telle est jolie ?… Sorcière7. »
20La parole de l’Évangile et les préceptes les plus culpabilisants de la religion chrétienne – le mal, le péché, le Jugement Dernier – viennent toujours s’interposer dans les relations entre les hommes et les femmes de Griffin Creek. La crainte de commettre une faute hante les personnages qui, par peur de « brûler en enfer », refoulent leurs désirs, étant par conséquent incapables de concilier amour et sexualité. Ainsi, à l’intérieur du couple, les mots d’ordre sont la violence et la brutalité, aussi bien dans les rapports intimes qu’au quotidien. Cette communauté traditionnelle qui est fondée sur la loi du Père contraint les femmes à se soumettre à leur destinée d’épouses et de mères si elles ne veulent pas être montrées du doigt. La femme du pasteur est stérile et son mari, navré de ne pas avoir de descendance, évoque la loi de Moïse selon laquelle l’infertilité de sa femme aurait justifié son rejet social : « Ma femme Irène, née Macdonald, est stérile. En d’autres lieux, sous d’autres lois, je l’aurais répudiée. » (FB, 23) Si le révérend ne peut pas chasser sa femme, c’est parce que la nouvelle loi, celle du Nouveau Testament, ne le lui permet plus : « Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer » (Mt, XIX, 6).
21La religion chrétienne devient pour les personnages masculins des Fous de Bassan, et particulièrement dans le cas du révérend Nicolas Jones, un instrument de défense de l’autorité patriarcale et de mise en accusation de la femme. Ainsi, quand Perceval surprend Nicolas Jones dans la cabane à bateaux en train de caresser sa nièce Nora Atkins, le révérend se sert de la morale chrétienne pour faire porter la responsabilité à la jeune fille : il prétend qu’elle a une nature mauvaise et qu’elle est coupable non seulement de l’avoir séduit, mais aussi d’avoir fait entrer le péché dans la communauté de Griffin Creek.
22Plusieurs personnages féminins des Fous de Bassan subissent une mise à l’écart de la part des hommes du village qui voient en chaque femme un reflet de l’Eve biblique et un symbole du péché originel. Olivia Atkins est marginalisée dans sa propre maison. Sa mère ayant succombé aux coups violents de son mari, Olivia se retrouve seule dans une maison d’hommes, où son père et ses frères montent la garde autour d’elle pour veiller sur son honneur. En réalité, ses frères, Sidney et Patrick, n’ont que du mépris pour elle, puisqu’ils considèrent la condition féminine comme inférieure, les filles étant capables, d’après eux, seulement de provoquer des ennuis : « Mes frères sont à l’âge où l’on méprise les filles. Evitent de me parler et de me regarder. Se contentent de monter la garde autour de moi afin que je sois prisonnière dans la maison ». (FB, 210)
23Les frères d’Olivia surveillent de près leur sœur parce que sa beauté envoûtante risque d’attirer le malheur et le déshonneur sur la maison. Olivia est une fille belle, trop belle même, au point que cela devient insupportable pour un homme plein de désir comme son cousin Stevens. Il y a quelque chose de magique dans la beauté de la jeune fille, le petit défaut de son pied renforçant l’idée de son appartenance à un monde surnaturel. De là à croire qu’Olivia est une sorcière, une créature diabolique dont il faut se méfier, il n’y a qu’un pas.
24L’attitude des personnages masculins hébertiens à l’égard des femmes est tributaire de la vision judéo-chrétienne qui culpabilise la femme et condamne sa curiosité et son audace. En voyant la femme comme une créature menaçante, la morale chrétienne a voulu la sanctionner en lui faisant porter, au sein de la tradition patriarcale, la responsabilité de la désobéissance aux préceptes divins : c’est Eve qui se laisse tenter la première et qui « corrompt » l’homme. Mais on peut également dire que c’est toujours elle qui, en goûtant le « fruit interdit », est la première à vouloir accéder au savoir et par là, à vouloir transgresser les limites de sa condition. Dans cette nouvelle perspective, la femme est une créature inquiétante non seulement par son apparence séduisante, mais aussi par la force de son esprit et par son intelligence.
25Cependant, malgré l’influence incontestable des enseignements chrétiens sur les consciences des personnages, la représentation angoissante de la femme remonte à quelque chose de bien plus profond qui est la peur subconsciente de l’homme envers la sexualité féminine perçue comme dévorante. Cette crainte de la femme se traduit, selon Gilbert Durand, surtout par l’image négative des menstrues, les « eaux noires » qui sont en rapport avec le cycle lunaire et qui ont, par conséquent, une signification néfaste. Une femme qui a ses règles est considérée comme impure et elle est isolée du reste de la communauté, certaines cultures pouvant aller jusqu’à lui interdire de toucher les aliments qu’elle avale8. Durand rappelle que dans la Bible9 l’on décrit cet événement gynécologique comme une « souillure » physique, en lui attribuant en même temps une connotation morale et symbolique : le sang qui s’écoule du corps de la femme est une punition de la faute primordiale qu’elle a commise et qu’elle doit expier éternellement :
Les menstrues sont en effet souvent considérées comme les suites secondaires de la chute. On aboutit ainsi à une féminisation du péché originel qui vient converger avec la misogynie que laissait transparaître la constellation des eaux sombres et du sang. La femme, d’impure qu’elle était par le sang menstruel, devient responsable de la faute originelle10.
26Dans Les Fous de Bassan l’apparition des menstrues chez les cousines représente pour Stevens et son frère une « souillure » non seulement physique, mais aussi morale, car la puberté correspond aussi à la naissance du désir et de la sexualité. L’enfant fou des Brown, Perceval, va jusqu’à défendre son frère Stevens, le meurtrier des deux cousines, en imaginant que leur mort est une punition pour le fait d’avoir quitté brusquement leurs corps innocents d’enfants pour des corps de femmes :
La senteur verte des petites Atkins est finie. Sont devenues trop grandes tout à coup. Des vraies femmes avec leur sang de femme qui coule entre leurs cuisses tous les mois. C’est Stevens qui me l’a dit. Auraient dû rester petites comme avant. […] Tout ce qui est arrivé c’est la faute à l’enfance révolue. (FB, 180)
27C’est peut-être pour exorciser cette peur du corps de la femme que la morale chrétienne bannit dans une région démoniaque les personnages mythiques comme Lilith ou Mélusine, en proposant, à la place, le modèle féminin de la Vierge Marie qui est une représentation sublimée, entièrement dépourvue de sensualité, de sexualité. D’après Jean Markale : « la culpabilisation médiévale, le rejet de la féminité dans l’ombre, la terreur quasi inconsciente qu’inspire la femme, la croyance qu’elle dispose de pouvoirs magiques (dont la faculté de procréer), tout cela a conduit à noircir le visage de la Femme Primordiale qui se dessine à travers le portrait de Mélusine et des femmes mythiques qui l’ont précédée11 ».
28Nous avons vu que dans Les Fous de Bassan la marginalisation physique ou sexuelle est fortement liée aux préjugés de la religion chrétienne. Dans la communauté de Griffin Creek l’on bannit tous ceux qui ont une difformité physique et que l’on juge comme impurs, et donc indignes de faire partie du groupe social. La doctrine chrétienne joue un rôle principal dans la marginalisation des personnages féminins hébertiens, à travers ses représentations néfastes de la femme, perçue comme une créature inquiétante dont le pouvoir séducteur est fatal pour l’homme.
29Rejetés, chassés, les marginaux hébertiens des Fous de Bassan sont pourtant ceux qui ont la conscience la plus aiguë des événements tragiques qui se passent dans le village et si l’on veut se débarrasser d’eux, c’est précisément pour les empêcher de faire éclater la vérité. Ainsi, quand le révérend découvre à travers les peintures des jumelles les représentations de ses nièces et de sa femme dont la mort pèse sur sa conscience, il s’empresse de dénigrer leur œuvre, en les accusant d’être folles. Perceval, parce qu’il connaît toute la vérité sur le meurtre de ses cousines, est un témoin plutôt incommode qu’il vaut mieux enfermer dans une maison de fous.
30Malgré l’attitude de rejet dont ils sont les victimes, les marginaux sont nécessaires à une société qui, sans eux, perdrait son équilibre et se désintégrerait. Le Cercle communautaire ne pourrait conserver son intégrité sans la marge qui le délimite, tout comme la normalité ne peut s’expliquer que par ce qui n’est pas « normal », par ce qui est différent ou, dans d’autres mots, marginal.
Notes de bas de page
1 Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 853.
2 Cf. Mircea Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980 [1952], voir le chapitre I (« Symbolisme du Centre »).
3 Eliade, op. cit. , p. 47.
4 Eliade, op. cit. , p. 47.
5 André Vanasse, « L’écriture et l’ambivalence », entrevue avec Anne Hébert, in Voix et images, volume VII, n° 3, 1982, p. 441-448, p. 445.
6 Ibid., p. 446.
7 Jules Michelet, La Sorcière, Paris, Calmann-Lévy, 1862, p. 8.
8 Cf. Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, le chapitre « Les visages du temps », sous-chapitre II, « Les symboles nyctomorphes », sur les menstrues, p. 112-120.
9 Notamment dans le Lévitique (XV, 19-33).
10 Gilbert Durand, op. cit., p. 126.
11 Jean Markale, Mélusine, Paris, Albin Michel, 1993, p. 87.
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